Et voilà. On a éclusé notre gallon de rhum à deux et le gamin va me péter une quille parce que sa chance a décidé de lui coller un rateau. Fallait s'y attendre mon bon. Quand tu touches deux rivers de rang, faut pas se fier au dicton qui veut que la troisième tombe dans l'escarcelle. Alors quand t'en touches sept...
Je taquine le goulot du pouce en admirant les cartes et leur verdict. Mouvement mécanique. Un tour, un autre. Et on change de sens. Zip, zip, que ça siffle à cadence régulière. Et puis j'prends une lampée pour achever la besogne et cette scène qui prend en longueur. Glou, glou; c'est vide. Ça goûte la contrebande. Je reluque l'étiquette. Elle respire l'honnêteté et le travail propre. Pour une fausse, c'est du bel ouvrage. Et je viens de toucher mon full.
Mon pauvre Joey en face commence à être pris de tics nerveux. Le sept de Pique lui a coupé les pattes. Il ressemble à un clébard qui sait qu'il vient de faire une connerie et va se ramasser une banjolée. Merde, mon grand, pourquoi tu t'agites autant ? Ce sont les trois fifrelins même pas reluisants avachis entre nos verres qui te démangent ? Mais ça, c'est quoi, c'est de l'argent de poche. De la connerie. Y'a pas de quoi se payer une nuit dans un hôtel décent avec ça. Tu veux qu'on se fâche pour si peu ? Un peu de sérieux. C'est tout ton pognon ? Et alors ? Tu l'as volé au lourdeau étalé au comptoir en début de soirée, tu peux pas regretter ce qui n'a jamais été tien. Allez, sois gentil, calme toi.
Brrrrom
Mais Joey il se calme pas. Au lieu de ça, il repousse sa chaise bien derrière lui et abat violemment ses deux pognes juvéniles contre le bois humide et griffé de la table. Il tremble. Les verres chancèlent, la bouteille roule jusqu'en bord du précipice. Et le môme, tout fâché, tout convaincu de vivre un des moments fondateurs de la grande destinée qu'il ne manquera pas d'embrasser au prochain carrefour dès sa sortie du bar, me toise, torve. Agressif. C'est sa scène, c'est son quart d'heure de gloire; brouillon, confus et d'un pathétique inouï. T'as joué, t'as perdu. C'est pourtant simple.
Espèce de... !
De quoi, Joey ? Hein ? Espèce de quoi ? T'as pas encore traversé deux décennies que tu te crois déjà un homme, un dur ? Arrête tes bêtises et assieds-toi, le prochain verre est pour moi.
Tu me dis quoi faire, vieux con ?
Bordel, les jeunes... Tous les mêmes. Regarde-toi. Crevé saoul, incapable de garder ton sang-froid devant trois cacahuètes de monnaie. T'es convaincu d'avoir déjà tout compris du grand orchestre de la vie ? Fils, tu ne sais même pas lire la partition. C'est tellement vu et revu... Allez assieds-toi je te dis, on trinque.
Mais Joey il s'assied pas. Au lieu de ça, il serre bien fort son poing tendre et m'envoie recta un pastisson dans la barbe de trois jours. L'impact fait "Chtonk " et je concède que ça me châtouille joliment les maxilaires quand ça arrive, il a quand même autre chose que de la guimauve dans les biceps le merdeux. Pour autant, le corps a pas bougé d'un pouce. Bordel, j'ai pas encore mes cinquante balais, une demie cuite et un tiers de crochet suffisent pas à me faire chanceler.
L'ambiance autour de nous s'évanouit. D'accord on était pas douzes pelés minables à tenir les murs du rade et nos tabourets moisis m'enfin jusque là, on était tous plutôt pacifistes. Y'a même deux-trois bougies qui vacillent, comme conscientes que l'air perd en châleur d'un coup. On dira ce qu'on veut mais je tends pas l'autre joue à celui qui me redécore la première et Alfie, le patron, sait bien ça.
Je soupire. Allume une sèche. Joey en revient pas lui-même de m'avoir avoiné le mufflet comme ça sans l'once d'un préavis. Mais il a de la suite dans les idées, il est prêt à enchainer. Il a du cran. Seulement, comme guidé par un tellement désuet esprit de chevalerie, totalement en inadéquation avec le cadre de notre brouille, il semble attendre que je sois levé pour envoyer la petite soeur. Il a une âme.
Je me redresse. Fais craquer mes pognes, fronce les sourcils dans un rictus plissé qui pourrait se prétendre sourire. On va faire le boulot. J'enlève mon blazzer. Toujours le même depuis que je taille ma route au gré des courants marins. Il lui reste que trois boutons, manchettes incluses. Mon vieux partenaire, toi aussi tu commences à être rouillé. Le temps nous a rattrapés. On était tellement forts dans le temps. On pensait que rien ne nous arrêterait. Et quelque part, on s'est ramassés. À force de se croire éternel, on en est devenus ridicules.
L'alcool m'offre un éclair de lucidité. Ma droite frétille mais les méninges me triturent. Regarde-toi. Y'a ce blanc-bec dont tu t'es tapé la mère encore joliment entretenue pour son âge face à toi, prêt à en découdre pour l'instant de vérité. Celui qui fera de lui un homme. Et puis y'a ces paires d'yeux qui t'épient et attendent que tu sois leur journée. Et y'a toi qui te crois toujours si fort, si intéressant aux yeux des autres. T'es qu'un con. Et un vieux. Avec une opinion sur tout et un impact sur rien, t'as juste une fausse prestance qui trompera la populace des ignares. Tu t'es perdu dans ton personnage. T'es tombé bien bas...
L'éclair agonise. Je le chasse dans une sombre toux. Vilaine conscience. T'as failli m'interrompre. Pourquoi faut-il toujours qu'un soubresaut de l'âme s'incruste dans des moments pareils ? Hmmf... En face de moi; Joey. Le digne et preux Joey. Qui campe sur ses positions, incertain sur la démarche à suivre. En quête d'une notice ou d'un signal de ma part. Ne te tracasse donc pas minot, dans huit secondes, c'est fini.
Je repousse ma chaise, fais deux pas de côté. Ce flash d'alerte interne m'a donné envie de cogner encore plus fort dans le seul but de le réduire à néant. Je me mets en garde et Joey m'imite, bravard. On se toise. Lui, si expressif, moi si fermé. Déjà, il commence à flairer le traquenard. Mais il ne se défile pas. Bravo gamin. T'en as une paire. Mais t'aurais mieux fait de naître ailleurs. Je vais pour lui allonger le coup de grâce quand...
Assez. Pas de chahut dans mon bar !
La voix fatiguée par les ans d'Alfie perce la nuit. Dissipe le charme d'un duel à la lueur des chandelles, épargnant le jeune Joey. Il a mis de la violence dans sa parole, même si l'âge oblige, elle s'est doucement transformé en requête. Déjà, je désarme ma droite. Alfie enchaîne, sans embages.
Santa, je t'ai vu. Tu as triché. Le gamin te battait.
Ces yeux de fouines auxquels rien n'échappe...
Ah ? Bon..., je fais.
Je ne m'en souvenais déjà presque plus. L'autohypnose est le plus puissant des pouvoirs de l'homme. S'il n'y avait eu l'ancêtre, j'aurais pu convertir cette soirée en une fable sur la fois où j'ai appris la vie à un jeune blanc-bec en y mettant l'intonation de la vérité. Et j'aurais été convaincant. J'aurais été parfait. Joey semble lui désorienté par la nouvelle. Je sens comme une pointe de déception dans son regard. Comme si, quelque part, il espérait apprendre la vie par mes phalanges ce soir. Après avoir appris le poker par ma science du jeu. Joey bravant le grand Rik Santa. Sornettes. Les gens sont incorrigibles...
Je pose une main fatigué sur l'épaule du jeune.
Gamin, quoi qu'on t'ait raconté à mon sujet... la réalité en est loin. Bye Alfie.
Je fourre mon paquet de cartes dans ma poche. Chope simplement une pièce du tapis pour payer ma tournée. Et traverse le bar.
Je sors. Dehors, la nuit noire. Des contrées où je suis inconnu. De nouvelles adresses où enjoliver l'histoire. Je m'allume une nouvelle roulée. Allons inventer la légende.
Je taquine le goulot du pouce en admirant les cartes et leur verdict. Mouvement mécanique. Un tour, un autre. Et on change de sens. Zip, zip, que ça siffle à cadence régulière. Et puis j'prends une lampée pour achever la besogne et cette scène qui prend en longueur. Glou, glou; c'est vide. Ça goûte la contrebande. Je reluque l'étiquette. Elle respire l'honnêteté et le travail propre. Pour une fausse, c'est du bel ouvrage. Et je viens de toucher mon full.
Mon pauvre Joey en face commence à être pris de tics nerveux. Le sept de Pique lui a coupé les pattes. Il ressemble à un clébard qui sait qu'il vient de faire une connerie et va se ramasser une banjolée. Merde, mon grand, pourquoi tu t'agites autant ? Ce sont les trois fifrelins même pas reluisants avachis entre nos verres qui te démangent ? Mais ça, c'est quoi, c'est de l'argent de poche. De la connerie. Y'a pas de quoi se payer une nuit dans un hôtel décent avec ça. Tu veux qu'on se fâche pour si peu ? Un peu de sérieux. C'est tout ton pognon ? Et alors ? Tu l'as volé au lourdeau étalé au comptoir en début de soirée, tu peux pas regretter ce qui n'a jamais été tien. Allez, sois gentil, calme toi.
Brrrrom
Mais Joey il se calme pas. Au lieu de ça, il repousse sa chaise bien derrière lui et abat violemment ses deux pognes juvéniles contre le bois humide et griffé de la table. Il tremble. Les verres chancèlent, la bouteille roule jusqu'en bord du précipice. Et le môme, tout fâché, tout convaincu de vivre un des moments fondateurs de la grande destinée qu'il ne manquera pas d'embrasser au prochain carrefour dès sa sortie du bar, me toise, torve. Agressif. C'est sa scène, c'est son quart d'heure de gloire; brouillon, confus et d'un pathétique inouï. T'as joué, t'as perdu. C'est pourtant simple.
Espèce de... !
De quoi, Joey ? Hein ? Espèce de quoi ? T'as pas encore traversé deux décennies que tu te crois déjà un homme, un dur ? Arrête tes bêtises et assieds-toi, le prochain verre est pour moi.
Tu me dis quoi faire, vieux con ?
Bordel, les jeunes... Tous les mêmes. Regarde-toi. Crevé saoul, incapable de garder ton sang-froid devant trois cacahuètes de monnaie. T'es convaincu d'avoir déjà tout compris du grand orchestre de la vie ? Fils, tu ne sais même pas lire la partition. C'est tellement vu et revu... Allez assieds-toi je te dis, on trinque.
Mais Joey il s'assied pas. Au lieu de ça, il serre bien fort son poing tendre et m'envoie recta un pastisson dans la barbe de trois jours. L'impact fait "Chtonk " et je concède que ça me châtouille joliment les maxilaires quand ça arrive, il a quand même autre chose que de la guimauve dans les biceps le merdeux. Pour autant, le corps a pas bougé d'un pouce. Bordel, j'ai pas encore mes cinquante balais, une demie cuite et un tiers de crochet suffisent pas à me faire chanceler.
L'ambiance autour de nous s'évanouit. D'accord on était pas douzes pelés minables à tenir les murs du rade et nos tabourets moisis m'enfin jusque là, on était tous plutôt pacifistes. Y'a même deux-trois bougies qui vacillent, comme conscientes que l'air perd en châleur d'un coup. On dira ce qu'on veut mais je tends pas l'autre joue à celui qui me redécore la première et Alfie, le patron, sait bien ça.
Je soupire. Allume une sèche. Joey en revient pas lui-même de m'avoir avoiné le mufflet comme ça sans l'once d'un préavis. Mais il a de la suite dans les idées, il est prêt à enchainer. Il a du cran. Seulement, comme guidé par un tellement désuet esprit de chevalerie, totalement en inadéquation avec le cadre de notre brouille, il semble attendre que je sois levé pour envoyer la petite soeur. Il a une âme.
Je me redresse. Fais craquer mes pognes, fronce les sourcils dans un rictus plissé qui pourrait se prétendre sourire. On va faire le boulot. J'enlève mon blazzer. Toujours le même depuis que je taille ma route au gré des courants marins. Il lui reste que trois boutons, manchettes incluses. Mon vieux partenaire, toi aussi tu commences à être rouillé. Le temps nous a rattrapés. On était tellement forts dans le temps. On pensait que rien ne nous arrêterait. Et quelque part, on s'est ramassés. À force de se croire éternel, on en est devenus ridicules.
L'alcool m'offre un éclair de lucidité. Ma droite frétille mais les méninges me triturent. Regarde-toi. Y'a ce blanc-bec dont tu t'es tapé la mère encore joliment entretenue pour son âge face à toi, prêt à en découdre pour l'instant de vérité. Celui qui fera de lui un homme. Et puis y'a ces paires d'yeux qui t'épient et attendent que tu sois leur journée. Et y'a toi qui te crois toujours si fort, si intéressant aux yeux des autres. T'es qu'un con. Et un vieux. Avec une opinion sur tout et un impact sur rien, t'as juste une fausse prestance qui trompera la populace des ignares. Tu t'es perdu dans ton personnage. T'es tombé bien bas...
L'éclair agonise. Je le chasse dans une sombre toux. Vilaine conscience. T'as failli m'interrompre. Pourquoi faut-il toujours qu'un soubresaut de l'âme s'incruste dans des moments pareils ? Hmmf... En face de moi; Joey. Le digne et preux Joey. Qui campe sur ses positions, incertain sur la démarche à suivre. En quête d'une notice ou d'un signal de ma part. Ne te tracasse donc pas minot, dans huit secondes, c'est fini.
Je repousse ma chaise, fais deux pas de côté. Ce flash d'alerte interne m'a donné envie de cogner encore plus fort dans le seul but de le réduire à néant. Je me mets en garde et Joey m'imite, bravard. On se toise. Lui, si expressif, moi si fermé. Déjà, il commence à flairer le traquenard. Mais il ne se défile pas. Bravo gamin. T'en as une paire. Mais t'aurais mieux fait de naître ailleurs. Je vais pour lui allonger le coup de grâce quand...
Assez. Pas de chahut dans mon bar !
La voix fatiguée par les ans d'Alfie perce la nuit. Dissipe le charme d'un duel à la lueur des chandelles, épargnant le jeune Joey. Il a mis de la violence dans sa parole, même si l'âge oblige, elle s'est doucement transformé en requête. Déjà, je désarme ma droite. Alfie enchaîne, sans embages.
Santa, je t'ai vu. Tu as triché. Le gamin te battait.
Ces yeux de fouines auxquels rien n'échappe...
Ah ? Bon..., je fais.
Je ne m'en souvenais déjà presque plus. L'autohypnose est le plus puissant des pouvoirs de l'homme. S'il n'y avait eu l'ancêtre, j'aurais pu convertir cette soirée en une fable sur la fois où j'ai appris la vie à un jeune blanc-bec en y mettant l'intonation de la vérité. Et j'aurais été convaincant. J'aurais été parfait. Joey semble lui désorienté par la nouvelle. Je sens comme une pointe de déception dans son regard. Comme si, quelque part, il espérait apprendre la vie par mes phalanges ce soir. Après avoir appris le poker par ma science du jeu. Joey bravant le grand Rik Santa. Sornettes. Les gens sont incorrigibles...
Je pose une main fatigué sur l'épaule du jeune.
Gamin, quoi qu'on t'ait raconté à mon sujet... la réalité en est loin. Bye Alfie.
Je fourre mon paquet de cartes dans ma poche. Chope simplement une pièce du tapis pour payer ma tournée. Et traverse le bar.
Je sors. Dehors, la nuit noire. Des contrées où je suis inconnu. De nouvelles adresses où enjoliver l'histoire. Je m'allume une nouvelle roulée. Allons inventer la légende.