Voilà des années qu’il n’avait pas mis les pieds ici. Depuis les évènements sordides de Grand Line ou Goa. Il avait joint la flotte d’Aeden jusqu’à Luvneel et profité de soins nécessaires. Puis, il avait cheminé jusqu’à Shell Town pour une mission bien particulière. Il posa pied dans une crique dissimulée, bien connue des services révolutionnaires. Quelques fraternisants vinrent l’accueillir. Serrer des mains, le voir. C’était son lot, après tout. Le lot des Atouts, et autres leaders de la révolution. Ses faits d’armes étaient connus de tous, et il devrait composer avec. L’assassin, jadis de l’ombre, compris toute la mesure des angoisses sociales d’Ombre. Il lisait l’espoir dans leurs yeux, alors qu’il n’avait jamais apporté que la mort à ses ennemis.
« C’est un honneur de te rencontrer, Rafaelo. »
C’était un homme d’âge moyen, au visage marqué par le temps et les coups. Un nez cassé, quelques dents en moins. Mais de la ferveur au fond de ses yeux auburn. Si ce n’était pas un peu de fièvre. Les révolutionnaires échangèrent la traditionnelle poignée de main.
« Nous ne sommes pas très nombreux dans le coin, mais c’est un plaisir de te recevoir. Il paraît que c’est toi qui attaqué le Léviathan sur Drum ? »
Au cœur du sujet, directement. Le chantier du Léviathan avait été un sujet épineux du temps de sa construction. Supervisé par Alheïri, il avait pris la mer voilà trois ans. Rafaelo l’avait infiltré et avait tenté de le couler, lors de l’attaque révolutionnaire sur Drum. Mais Salem l’en avait empêché … et l’avait incarcéré. Suite à quoi Ombre était venu, en personne, le libérer. C’était aussi sur le Léviathan qu’il avait appris la sédition d’Uther. Et qu’il avait retrouvé Céline, celle qui deviendrait la mère de ses enfants.
Quoi qu’il en fut, à Shell Town, l’économie avait flanché suite au départ de Salem et la fin des chantiers. Le niveau de vie avait drastiquement baissé et la marine ne faisait rien pour y contrevenir. Le lot des ouvriers. Il était difficile d’admettre pour Rafaelo que Salem avait fait du bon travail, autrefois, mais c’était la réalité.
« En effet, Alfonse. En effet. J’y ai aussi été capturé et torturé. » trancha l’assassin, droit dans l’œil de son camarade qui se sentit soudain bien bête.
Cesare lui aurait soufflé dans les bronches pour ce simple trait d’esprit. Mais Rafaelo n’était pas un type sympa, et ça commençait à se savoir. Il n’était pas doué dans le domaine des compliments et des jolis sourires. Il était doué dans le domaine de la peur et des meurtres. Même s’il tentait de changer. Même s’il voulait devenir une figure exemplaire de la révolution : on ne brillait que par ses actes.
« Mais … c’est un plaisir de rencontrer la cellule révolutionnaire de Shell Town. J’ai entendu dire que vous aviez bien administré les fonds pour la population. Du bon travail. » fit-il, récitant peu ou prou le rapport qu’il avait lu avant de poser pied à terre.
Cela sembla avoir l’effet escompté car le dénommé Alfonse sembla se rengorger. La suite ne fut qu’une démonstration en bonne et due forme des efforts révolutionnaires du coin, durant laquelle Rafaelo se fit l’effet d’un inspecteur. On lui montra les quartiers, on lui montra les troupes. Il adressa quelques mots sur leur aspect miteux puis s’en retourna aux quartiers, si on pouvait appeler cela ainsi, de leur chef. Une gnôle bien du coin les y attendait, mettant fin à la revue des troupes. C’était le lot quotidien de Rafaelo depuis sa montée en grade. Un autre cap dans sa vie, le menant sur les chemins des leaders révolutionnaires. Lui rappelant que cette dernière était constituée d’hommes et de femmes aux aspirations diverses, partageant tout de même une cause unique.
Mais en tant que meneur de l’Ourobouros, il avait une mission tout autre … et ces inspections cachaient un but bien précis. Détecter et neutraliser les éléments nocifs de la révolution. Infiltrés, criminels ou, tout simplement, ceux qui n’avaient rien à faire dans le mouvement. Ceux dont la cause était faillible et la vision du monde trop centrée sur eux-mêmes. Ainsi, sous le scellé du secret, ses mots avaient un poids bien plus important. Et, évidemment, cela nécessitait une étude approfondie des renforts révolutionnaires du monde entier. Cela inquiétait tout autant les cellules un peu tangentes. Celles qui ne cadraient pas vraiment avec les idéaux révolutionnaires de Freeman.
La porte se ferma derrière eux. Alfonse lui fit signe de s’asseoir en face de lui, leur servit à tous deux un verre de gnôle. Ils trinquèrent, burent. Ne tournèrent pas autour du pot.
« C’est un plaisir, de voir un frère aussi méritant de la révolution. Mais que me vaut réellement le plaisir de ta visite, Rafaelo ? Tu n’as jamais pris la peine de venir ici, lors de tes précédents passages. »
Cela sonnait comme un reproche, et c’en était peut-être un. La Confrérie avait été souvent en décalage par rapport au mouvement de Freeman. Ainsi, de nombreuses opérations s’étaient soldées sans leur participation. Et heureusement car les hommes d’Alfonse n’étaient pas de ceux qui se salissaient les mains. Des idéalistes. Fort heureusement, l’assassin ne faisait jamais rien au hasard. Ou très peu.
« Des marchandises à venir collecter pour mon usage personnel, j’ai des choses à terminer sur les blues. Notamment ici. Un certain Ed, ou peut-être un Walter, a dû prendre contact avec vous la semaine dernière. Je me trompe ? »
« Heu … possible. »
Alfonse pensait pouvoir glaner des informations, apprendre des choses nouvelles sur la Révolution et les circonvolutions internes. Mais il n’était pas difficile de le cerner. Il aspirait à plus, s’enfermait dans le peu d’utilité de sa cellule. Ils étaient d’un bord plus pacifique, plus mesuré. De ceux qui posaient des tracts en ville. De ceux qui faisaient la dorure de la révolution. Ils se pensaient tous frères, tous égaux. Et il jugeait Rafaelo d’un bien mauvais œil. Qui pourrait le lui reprocher ?
« Hm. Oui, on a reçu un message, mais je ne sais pas ce qu’il voulait dire. » lui fit-il, avant d’aller chercher une cassette non verrouillée.
L’assassin sourit, ouvrit l’objet et s’empara d’un morceau de parchemin étrangement codé.
14.23.2.23.1.8.11., / 10.11.17.15 / 23.18.11.10.15 / 1.17 / 26.1.15 / 15.11.17.25.5.15., / 17.10.1 / 26.1.15.25.1.10.16.1 / 26.1 / 8.23 / 9.23.14.5.10.1 / 23 / 18.17 / 8.1 / 9.23.16.1.14.5.1.8 / 13.17.1 / 16.17 / 23.15 / 26.1.9.23.10.26.1 / 15.1 / 2.23.5.14.1 / 25.11.10.2.5.15.13.17.1.14 / 23.17 / 12.11.14.16.. / 12.23.15 / 26.'.5.10.13.17.5.1.16.17.26.1 / 12.11.17.14 / 10.11.17.15., / 9.23.5.15 / 16.17 / 2.1.14.23.5.15 / 9.5.1.17.20 / 26.'.23.8.8.1.14 / 26.5.14.1.25.16.1.9.1.10.16 / 18.11.5.14 / 23.17.20 / 4.23.10.3.23.14.15..
« C’est un code cassette. Attends un peu. » fit-il, goutant, amusé, l’humour du tenancier de la bonne branche.
C’était dans leurs habitudes de communiquer assez discrètement. Ce code était plutôt facile à craquer. Alphanumérique, décalage basique.
« Et vous n’avez pas réussi à le craquer … » constata Rafaelo, avec dépit.
Colleurs d’affiches …
« Bien. J’ai à faire ailleurs. Merci de ton accueil Alfonse. » trancha l’assassin, avant de se relever.
- Et toi, as-tu réussi à craquer le code ?:
un indice, c'est dans le nom du code ... RAFAELO, NOUS AVONS EU DES SOUCIS, UNE DESCENTE DE LA MARINE A VU LE MATERIEL QUE TU AS DEMANDE SE FAIRE CONFISQUER AU PORT. PAS D'INQUIETUDE POUR NOUS, MAIS TU FERAIS MIEUX D'ALLER DIRECTEMENT VOIR AUX HANGARS.
Bienvenue chez les scouts [solo]
La Lune perçait péniblement les nuages. Ces hangars, l’assassin les connaissait. Des années auparavant, il avait déjà œuvré à coincer quelques salopards dans le coin. Aujourd’hui, ils n’étaient qu’une zone usée par le temps et les embruns. Quelques lanternes, portées par des soldats, donnaient à la place un aspect lugubre. Des rondes organisées, destinées à surveiller les stocks de la marine. L’endroit où les fournitures officielles … et saisies – pour ne pas dire officieuses – transitaient. Chasse gardée du gouvernement, zone de haute sécurité. Et on en passait. Le révolutionnaire revit comme un fantôme de sa personne, vêtu de blanc et bleu, caché parmi la plèbe. Jouant avec de faux papiers pour obtenir un passage. S’amusant de sourires et de charmes pour gagner du temps. Ouvrir des caisses saisies, trouver des preuves. Agir. Quant à aujourd’hui …
Un mince filet de fumée se glissa entre les imperfections du bois. Rafaelo reprit substance de l’autre côté, rajustant nonchalamment sa tunique noire. Il avança sans prendre la peine de se cacher, passant entre les allées sous forme de filaments grisâtres. Il sautait d’un point à un autre sans plus de bruit qu’un coup de vent. Il ferma les yeux, compta mentalement les voix qu’il percevait dans le hangar. D’un geste de la main, il étendit sa fumée. Les lanternes furent soufflées. Les voix se turent.
« Pfou … nous voilà tranquilles jusqu’à la prochaine garde. »
Asphyxiés par la fumée, les soldats ne se réveilleraient pas avant le matin. La fange intangible enroba alors les caisses une à une, sondant l’intérieur. Les clous se soulevèrent, le bois sauta. Rafaelo n’avait pas le temps de toutes les fouiller. Alors il ne fit pas dans la finesse. Une fois toutes les caisses ouvertes, il rompit sa concentration et rappela la fumée à lui. Il s’avança jusqu’à l’un des pauvres marines assommés et s’empara de sa lanterne. Il claqua le silex qu’il portait à sa ceinture et ralluma la mèche. Même avec ses dons, fouiller tout le stock pour trouver ce qu’il cherchait … allait prendre du temps.
Dernière édition par Rafaelo le Lun 24 Juil 2017 - 0:07, édité 1 fois
« Qu’est-ce que cela, Lieutenant Jeffords ? »
C’était un gars musclé comme un bœuf. Tous les pans de son uniforme menaçaient de céder sous la pression. Mais devant son supérieur, il bafouilla. S’excusa.
« Heu .. Pardon Capitaine. C’est juste que … »
« Aux faits, Lieutenant, aux faits. »
« Oui, Capitaine. Pardon, Capitaine. Le première classe Perralta m’a transmis un dossier qui a éveillé mon intérêt. Nous avons récemment fait une descente et trouvé dans la cale une grande cargaison de thé. »
« De thé ? »
« Oui, mais pas n’importe lequel, Capitaine. Du thé noir du Qijong de Kanokuni. »
Le Capitaine haussa un sourcil. Signe indéniable d’intérêt.
« Oui, Capitaine. Le tueur au sachet de thé est de retour. Le tea-bag killer … »
L’assassin fit jouer de sa fumée pour refermer la caisse, le bois flottant comme en apesanteur dans la pénombre, les clous vinrent se glisser dans leurs encoches. Comme s’il n’était jamais venu. Bien qu’il fut venu pour rien. La cargaison qu’il recherchait n’était pas là. Il avait perdu son temps, et détestait cela. Pourtant, ses contacts ne se trompaient que rarement. Alors si ce qu’il cherchait n’était pas là, c’était parce que les caisses avaient été emmenées ailleurs. Il serra les dents. Le temps pressait. Les soldats n’allaient pas tarder à reprendre leurs esprits. Le révolutionnaire prit soin d’éteindre sa lanterne et de la rendre à son propriétaire. Il se dématérialisa et gagna les hauteurs du bâtiment, attendant que les premières voix étonnées ne se fassent entendre. Il fut, comme souvent, satisfait de lui-même, lorsque les premiers gémissements se firent entendre. Il avait calculé son coup à la perfection, et il aimait quand les choses se déroulaient à la perfection. Ce qui était rarement le cas.
Il n’avait plus rien à faire ici. Il ne trouverait pas ce qu’il cherchait dans ce hangar, ni dans les trois autres qu’il avait déjà visité. Les choses avaient certes changées depuis la dernière fois, mais il retrouvait avec un certain dépit le même chemin. D’abord la fouille des hangars, ensuite le retour vers le poste central. Shell Town était une ville tranquille, avec très peu de débordements. Une ville où la moindre chose sortant de l’ordinaire suffisait à créer l’émoi. Enfin … pas mal de choses d’extraordinaires s’étaient déjà produites ici, c’est vrai. Mais récupérer une cargaison secrète n’aurait jamais dû présenter autant de difficulté.
Rafaelo reprit forme dans une ruelle à quelques dizaines de mètres de là. Aucune crainte de se faire voir avec un temps pareil. Le vent soufflait assez pour qu’on le confonde avec. Il redressa le col de sa tunique, fouilla dans ses poches et en tira un cigarillo – la marque des vrais révolutionnaires – et l’alluma à l’aide de son silex et de son amorce. Il souffla le mélange de caramel et de vanille.
« Et bien. Jo. Et Jo. »
Deux silhouettes sombres émergèrent de derrière la poubelle où ils étaient cachés. Des individus aux facies détestables, bardés de grimaces de gros durs.
« Hey, l’inconnu … tu sais à qui tu causes …. Oooooh … Salut patron, ça va ? »
« Poltrons, comme toujours, hein ? Dites-moi, Ed’ a perdu quelque chose qui m’appartenait, ça ne vous dirait rien, par hasard ? »
Les deux étranges assassins se regardèrent, nimbés de la fumée amère recrachée par Rafaelo. L’un des deux tiqua, puis soupira. C’était certes les affaires de Ed, mais lui comme eux étaient les gérants de la propriété de l’assassin. Et ils connaissaient son grade. Son humeur massacrante aussi.
« Heu … cette histoire de saisie, hein ? »
Son comparse lui donna un coup de coude en jurant tout bas.
« Oh. Je vois que vous aussi vous êtes au courant. »
Il insista particulièrement sur les vous aussi. Il n’aimait pas que ses affaires s’ébruitent. Il n’aimait pas qu’Ed ait pu leur parler de cela.
« Non mais … c’est surtout que … C’est pas la faute d’Ed patron, il sait pas qu’on sait … pitié lui dites pas ! Mais … » minauda Jo en ravalant sa salive.
L’assassin leur fit signe de continuer.
« Mais on peut peut-être vous aider sur ce coup … On sait où ils ont mis les caisses, ah ah ! »
« Imbéciles. Et vous n’avez rien fait pour les récupérer ? »
« C’est que … on sait qui les a prises … et vers où ils allaient … Mais pas plus ...»
La silhouette de l’assassin se détacha dans la nuit, perché sur le toit des bâtisses. Il observait d’un œil expert les allées et venues des marines, des hommes qui avaient pu avoir accès à cet endroit. Les caisses de thé étaient censées contenir des biens plus précieux, nécessaires au fonctionnement de l’herboristerie. Oh, pas le fonctionnement traditionnel. Non. Plutôt ce qui se passait en sous main et là où naviguaient les ombres. Il y avait des herbes qui ne pouvaient pas tomber entre toutes les mains. L’assassin en savait quelque chose. Il s’y connaissait en substances illicites, et ce n’était pas qu’à cause de son activité révolutionnaire. Il savait comment faire flancher un homme, il savait quelle dose instiller dans le breuvage d’un homme-poisson pour le tuer en quelques jours. Il n’avait jamais renié cet aspect de sa profession, bien qu’il ne fut jamais un maître préparateur. Mais le fait que les onguents du Lotus noir aient disparu était inquiétant. Cela signifiait que quelqu’un était venu là, sachant précisément quoi trouver. Cela signifiait que quelqu’un avait colporté quelques informations à la marine. Ou bien que le gouvernement était, une fois de plus, dans le coup.
« Ah. Les voilà … » murmura-t-il, laissant son mantra aiguiser isoler les voix.
Il perçu comme un murmure aux abords de sa conscience. Il vit le monde des ombres prendre substance dans son esprit. Passant de fumée à une vision détaillée de la rue. Comme si son ouïe suffisait à percevoir chacun des battements de cœur dans la cité. Il inspira, bloqua sa respiration. Rafaelo ouvrit les yeux. C’étaient comme des pas qui raisonnaient dans son esprit. Depuis son entraînement à Skypeia, il avait tissé le fluide de l’empathie à une maîtrise inespérée. Il n’aurait jamais cru qu’apprendre cet art auprès des êtres mêmes qui en percevaient l’essence lui aurait permis d’atteindre ce sommet. Ainsi bondit-il de toits en toits, avec la souplesse féline propre à sa profession. Son écharpe volant dans son dos, son gantelet d’arme cliquetant à chaque pas. Voilà des lustres qu’il n’avait usé de ses pouvoirs en public, bien trop aisément identifiables. Le sel s’était mêlé à sa chevelure et sa barbe, témoin d’expériences extrêmes dans sa jeune vie. L’assassin approchait seulement de la trentaine, mais il avait failli mourir bien des fois. L’espérance de vie des révolutionnaires était chose limitée.
Il atterrit dans une rue annexe, les mains sur le crâne de deux soldats. Il les enfonça dans le sol et, avant que l’homme qu’ils escortaient ne se retourne, il en expédia deux autres dans le décor. Les quatre hommes furent sonnés sur le coup. Le Lieutenant musculeux voulu se défendre mais l’assassin lui bloqua sa main sur son épée, l’empêchant de dégainer. Il frappa de deux doigts dans la carotide et sa cible s’effondra, endormie pour quelques minutes. Il s’empara de l’homme par la tunique et le hissa sur ses épaules. Il était risible, minuscule être sous la masse imposante du militaire. Mais la taille ne prétextait pas d’une force herculéenne dans ce monde. Rafaelo avait combattu à armes égales avec des géants, de sa taille humaine. Oh, certes, il avait causé des ravages bien plus grands. Il demeurait cependant un homme de l’ombre.
L’assassin disparut dans une ruelle sombre, sa proie sur les épaules. Cet homme s’était maintes fois rendus dans l’entrepôt alors que ce n’était pas son affectation. Ainsi l’avait-il suspecté d’avoir un lien avec son affaire : pour quelle autre raison serait-il allé là-bas ? Il ne voulait en aucun cas que ses herbes passent entre les mains de la pègre. Pour qui savait les préparer, elles étaient potentiellement fatales. Il s’engouffra donc dans un passage révolutionnaire, laissa tomber sa capture par terre et entreprit de dégager une table de ses affiches et autres quolibets. Les frères de la cause présents çà et là sursautèrent, et se mirent à reculer de peur en apercevant le Lieutenant de la marine affalé dans leur planque. Ils avisèrent Rafaelo et leur crainte se mua en une curiosité malsaine. L’homme était arrivé il y avait peu de temps, et se comportait déjà comme si cet endroit lui appartenait. Certes, il était un As de la Révolution, pressenti pour devenir Atout certains disaient. Mais il était chez eux, dans leur monde.
« Trouvez-moi des liens solides, ce type ne devrait pas tarder à se réveiller. Trouvez-moi aussi de quoi lui bander les yeux. Exécution. » ordonna-t-il.
Ils mirent quelques secondes à réagir, mais se plièrent au ton autoritaire de l’assassin. Il avait l’habitude de se faire obéir au doigt et à l’œil, et ça se sentait. De chef d’une obscure cellule de meurtriers, il était devenu figure révolutionnaire. Il avait commandé des bataillons, fait face à l’amirauté. Avait vaincu Alheïri Fenyang au su et à la vue de tous, signant par là son grand retour. Puis il avait voyagé dans la clandestinité. Son affiche toujours à l’effigie de son ancienne tenue. Celle qu’il revêtait lors des jours officiels. Mais avec sa cicatrice et sa barbe, bien peu étaient encore en mesure de le reconnaître. Il attacha donc solidement le gaillard, sue la table qui geignit sous son poids. Il s’assura que le bandeau soit bien en place avant de le réveiller d’un revers de la main, qui aurait pu coucher un bœuf.
« Debout, Lieutenant Jeffords. Il est temps de passer à table. »
Trait d’humour noir, habituel. Le marine refit surface, tira sur ses liens, commença à paniquer. L’assassin perçut son cour battre à tout rompre, la panique gagner le soldat à mesure qu’il comprenait dans quel traquenard il était.
« Le Tea-bag killer ! J’en étais sûr ! » grogna-t-il en tirant de plus belle.
« Pardon ? »
« Heu … vous n’êtes pas le tea-bag killer ? »
« A l’évidence non … c’est qui, le tea-bag killer ? » questionna Rafaelo, tapant du doigt sur la table.
Le Lieutenant serra les dents et inspira profondément. Le révolutionnaire soupira. Cela se terminait toujours ainsi. Il n’avait pas la patience, il n’avait pas le temps. Il fronça les sourcils et adressa un regard aux hommes derrière lui. Il soutint leurs interrogations, leur faisant bien comprendre que ce qui allait suivre n’allait pas être du goût de tout le monde.
« On va faire simple, je n’ai pas de temps à perdre. Je n’ai pas l’envie d’en perdre non plus. Alors soit tu déballes ce que je veux savoir, soit je trouve un moyen de te le faire déballer. » menaça l’assassin en dégainant une dague et la plantant bruyamment dans le bois de la table.
Le Lieutenant avala bruyamment sa salive. Taillé comme un roc, sa peau d’ébène frémit. Il était si grand, si puissant, qu’il dépassait de la table. Une de ces forces de la nature taillées pour la force et l’endurance, un …
« Pi … pitié, je ne supporte pas la douleur … je … je vous dirais tout ce que vous voulez savoir ! »
Ainsi donc, un tueur en série qui marquait ses meurtres en faisant infuser un sachet de thé dans la bouche de ses victimes encore vivantes avait élu domicile à Shell Town. C’était bien la veine de Rafaelo. Autrefois, il se serait rué à la poursuite d’un tel mécréant et aurait tout fait pour mettre fin à ses jours en lui faisant avaler sa propre médecine. C’était ce genre de comportement impulsif qui lui avait valu tant de soucis par le passé. Qui avait fait de lui l’homme unanimement craint au travers du monde. Ce qu’il avait fait à Goa … il le regrettait encore. Il avait encore des choses à tirer là-bas. Uther mort, les autres devaient se douter qu’il n’allait pas tarder à venir pour eux. Le père Fenyang aussi, son fils ayant failli y passer de ses mains. Un message des plus compréhensibles.
L’assassin s’arrêta devant un pâté de maison. Il avait profité des informations du Lieutenant pour réduire son périmètre d’action à quelques demeures. Les victimes avaient été identifiées comme étant toutes issues d’un certain type social, il ne les choisissait pas au hasard. Le tueur s’était tenu silencieux pendant plusieurs mois, jusqu’à l’arrivée d’une forte cargaison de thé noir qui avait éveillé les soupçons : certains soldats faisaient du zèle pour tout et n’importe quoi. Il y avait des coïncidences qui n’en étaient pas, certes, mais le fait que Rafaelo ait vu ses biens confisqués et pillés en disait long. Il ferma donc les yeux, laissant les voix venir à lui une fois de plus. Il leva une main en l’air, ouvrit chacun de ses pores à la compréhension de ces voix. Amour, lubricité. Joie, horreur. Il percevait des sentiments diffus sans arriver à identifier leurs auteurs. C’étaient des émotions trop vivaces pour les percevoir. Mais ce qu’il cherchait, il savait à quoi cela ressemblait. Une pulsion sourde qui animait son propre être. Un chien qu’il avait appris à dresser et tolérer. Quelque chose qui n’avait cessé d’agiter sa main depuis qu’il était revenu. S’il désirait devenir un être meilleur … des années de mauvais sévices en avaient décidé autrement.
« Là. Je reconnaitrais ces pulsions entre milles … » murmura-t-il, sortant de la ruelle où il était caché.
La marine ne disposait pas de ses facultés, dans ces endroits du monde. Le mantra était son don le plus précieux. Il isola une voix parmi les autres. Puissante, coléreuse. Une sorte de sentiment qui surnageait parmi les autres, qu’il pouvait identifier et traquer. Il y avait peu de tueurs qui arrivaient à calmer leur chien, à masquer leur rancœur et à dominer leurs instincts. Il leva un doigt, suivit le fil en fermant les yeux. Il esquiva quelques passants sans les voir, bien caché sous sa capuche de fortune. La nuit était nuageuse, et il y avait peu de lumière dans ces quartiers. Ainsi finit-il par arriver devant une masure timide, à la porte bien solide. Il était dans des quartiers modestes, mais pas pauvres pour autant. Il sentait les pulsions émaner de la voix avec une force redoublée. Quelqu’un s’apprêtait à commettre un meurtre, à tuer. Pas dans l’instant immédiat, mais la préméditation sourdait au travers de tous les pores de cet être.
Rafaelo inspira profondément. Il posa sa main contre le bois de la porte. Puis il imprima une rotation du bassin et claqua sa paume contre elle. Les gonds s’arrachèrent et l’imposante planche tomba à terre, une profonde trace de doigts en son centre. Un homme, dans le fond, sursauta. Il recula, en faisant tomber des feuilles de thé d’une table où elles séchaient. Bingo. C’était le troisième essai. Trois fois, c’était toujours cela qu’il fallait. Les autres avaient passé un mauvais quart d’heure, mais ce ne serait rien en comparaison avec lui.
« C’est toi, le tueur au sachet de thé ? » demanda l’assassin, glissant ses pouces à sa ceinture.
« Jamais vous ne m’aurez vivants ! Vous paierez pour les affres des chantiers du Léviathan, vous paierez pour avoir tué mes parents à la tâche !! » hurla-t-il, avant de s’emparer d’une dague et de se ruer à l’assaut.
Le révolutionnaire claqua de la langue, agacé. Il tira une dague de sa ceinture et, dans le même mouvement, l’envoya se planter dans l’œil du tueur. Il n’avait pas le temps pour ces enfantillages. La lame perfora l’orbite et alla se loger dans le mur derrière, lancée avec trop de force. La cervelle de l’homme décora son plan de travail, maculant les herbes de sang. Rafaelo grogna de contrariété puis enjamba le cadavre pour fouiller la zone. Il retira son arme du mur, tout en prenant soin de l’essuyer contre la tunique de sa victime. Tuer ne lui faisait plus rien. Cela avait été comme écraser un cafard du bout de sa botte. Il aurait dû en être effrayé, d’être devenu insensible à ce point, mais il y avait longtemps qu’il avait arrêté de se chercher des excuses. Il était un assassin, c’était une part de son métier. Une part qui le hantait au petit matin, mais il savait faire la part des choses pendant qu’il oeuvrait à ses missions. Un assassin qui hésitait était un assassin mort.
Il écarta de la main les divers documents, ciblant les principaux chefs de chantier et contremaîtres du temps du Léviathan, et finit par débusquer ce qu’il cherchait. Il y avait là une dizaine de boîtes entassées, portant discrètement le symbole des assassins en filigrane. Chose que lui seul pouvait sentir en faisant courir les doigts dessus. L’une d’entre elles était ouverte, son contenu éparpillé sur le plan de travail. Une substance grumeleuse, qui ressemblait à du tabac à chicha. Il approcha son nez, huma. C’était bien ça. Le Lotus noir, l’un des poisons les plus mortels au monde. Un simple contact suffisait à s’empoisonner, et la morte survenait dans les jours suivants. Il darda un regard sur le cadavre. Avisa ses doigts noirs de la substance. Cet homme était déjà condamné, triste ironie du sort que les caisses de thé aient servi à cacher les poisons. Il avait dû bien fouiller pour les trouver, et avait fini par s’en mordre les doigts. On aurait pu y voir là une sorte de châtiment divin, mais Rafaelo n’était pas homme de foi.
L’assassin fourra les boîtes dans sa besace, referma celle qui était ouverte en prenant garde à ne pas toucher ce qu’il y avait dedans. Il en aurait besoin pour la suite des événements. Ainsi enjamba-t-il le corps sans vie du tueur en série, au milieu des feuilles de thé, maculées par son sang. Il avait trouvé ce qu’il était venu chercher, il n’y avait aucune raison de s’attarder là plus longtemps.
On ne retrouva le corps qu’au petit matin, déjà à moitié dévoré par les rats. Une voisine, curieuse de voir la porte ainsi défoncée, était entrée et son cri avait réveillé le voisinage. Rapidement, la marine était venue sécuriser les lieux et on fit le rapprochement entre le tueur, le thé et les multiples documents disposés çà et là. Face aux paroles alarmistes de certains de ses agents, la marine attribua le mérite de la découverte et de la mort de ce tueur au première classe Perralta et au Lieutenant Jeffords qui n’y étaient presque pour rien. Le Lieutenant, s’était réveillé chez lui au petit matin, le crâne lui faisant atrocement mal. Il pensait avoir rêvé cette confrontation, jusqu’à ce qu’on le convoque pour cette prise.
Ainsi fut-il interrogé, devant la masure du tueur, et sur ce qui avait bien pu se passer à son avis. Il n’osa dire ce qu’il avait vécu, de peur d’être mis à pieds pour avoir révélé des informations sensibles. Cependant, un terrible doute s’instilla en lui. Ce qu’il avait dévoilé avait mené à la mort du tueur, une sanction implacable et arbitraire, visiblement administrée avec précision et violence. Œil pour œil. Il ne connaissait pas beaucoup de justiciers capables de tels exploits, ou ayant la main aussi lourde concernant les châtiments. Il avait cependant entendu parler d’une sorte de secte révolutionnaire, qui se faisait appeler la Confrérie, des assassins qui oeuvraient pour le bien commun. Dans les ombres, aux méthodes sanglantes et efficaces. Il avait entendu parler d’une cellule révolutionnaire à Shell Town, et son esprit s’était mis à divaguer de déraisons en rêves éveillés, avant d’écarter cette hypothèse. On murmurait le chef de cette Confrérie revenu d’entre les morts, qu’il avait vaincu un membre de l’amirauté en combat singulier récemment. Voilà pourquoi cela lui était venu à l’esprit. Rien de plus.
« Pourtant … il y avait une étrange odeur de fumée ... »