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Jeté dans l'arène

« Monsieur, monsieur, je peux avoir un autographe ? »

La petite fille aux yeux brillants me regarde bizarrement. On la dirait passionnée par quelque chose qui vient de moi et impossible de comprendre. J’suis pas connu pourtant. J’ai pas la carrière d’un ponte de la Marine et j’en veux absolument pas. Je plante pendant quelques secondes avant d’ouvrir la bouche bêtement face à cette gamine qui ne semble plus voir que moi. Elle me tend une photo d’un magnifique taureau au pelage luisant. À côté, un torero agite son foulard rouge sang dans un geste superbement exécuté. J’comprends pas.

« Tu veux un autographe ?
-Oui, m’sieur, c’est ce que j’ai dit. C’est la première fois que je vous vois en vrai. Vous êtes beaaaauuuu.
-Je…
-Alleeeeez ! »

Je rêve ou elle est sur le point de chialer ? J’attrape sa photo, agrippe un stylo dans la poche intérieure de mon manteau et j’lui demande son nom avant de griffonner un petit mot sympa. Je lui tend la photo qu’elle s’empresse de serrer contre son cœur. Je savais pas que j’avais des fans, je suis encore plus inquiet d’en avoir de cet âge là. La petite tourne les talons pour s’en aller en courant, je la sens sur le point de hurler de joie. Tout en se précipitant dans la direction d’une femme qui me regarde avec des grands yeux, je la vois se retourner deux trois fois pour me regarder encore. Merde, j’ai du faire une connerie, ça va me retomber dessus, c’est sûr.

J’attrape la tasse de café qui trône sur la table de bar devant moi, et je la vide d’une traite. Maintenant bien à l’écart, la gamine et sa mère me dévorent des yeux. C’est marrant, mais j’aurais préféré ne jamais être  pris pour une bête de foire. Non pas que j’déteste que les femmes me regardent, mais de cette façon là… J’ai l’impression d’être une friandise dégoulinante de sucre. Bah, j’fais comme si je les voyais plus et j’attaque le croissant chaud qu’on vient de me servir. J’aime bien prendre mon petit déjeuner en terrasse. Sauf que là, autour des deux personnes apparemment fan de moi, y a un petit groupe qui se crée, et tous regardent dans ma direction. Bordel.

« Mademoiselle ? Que j’fais à la serveuse qui passe débarrasser ma tasse.
-Oui monsieur ?
-Vous savez ce qu’ils font tous ces gens là-bas ?
-Euh… On dirait qu’ils regardent par ici. Vous êtes quelqu’un de connu ?
-Non, pas particulièrement, c’est bien ça qui m’intrigue.
-C’est marrant, on dirait qu’ils se sont rapprochés.
-Vous avez une porte à l’arrière ?
-Bien sûr, pourquoi ?
-J’vais vous régler et filer par derrière, ça m’dit rien qui vaille tout ça.
-Vous seriez pas un petit peu parano sur les bords ?
-Même si c’est le cas, j’préfère me savoir loin de ces gens, ça m’fait un peu flipper. Ils ont déjà parcouru la moitié du chemin.
-D’accord. Effectivement, si c’est vous qu’ils visent… Venez. »

Je suis la jeune demoiselle, mon angoisse m’empêche de la trouver jolie. J’suis sûr que son minois pourrait me plaire, mais j’ai pas la tête à ça. Après avoir réglé mon addition, je laisse un bon pourliche et j’jette un dernier coup d’oeil dehors, le groupe a profité que j’aie le dos tourné pour grignoter encore plus de terrain. Merde. J’avise la porte de derrière, je remercie la serveuse et j’me tire à l’anglaise.

Me voilà dans une petite ruelle, pas très passante, je fonce dans une direction au hasard, en essayant de me camoufler le visage au maximum. Il s’agirait pas qu’on me retrouve, j’ai pas envie de me faire embarquer par les habitants fous d’un village étrange. On m’y reprendra à prendre un café en terrasse sans faire attention à l’ennemi. J’deviens parano, non ? Ces gens  là voulaient peut-être me remercier de les avoir un jour sauvés d’une menace quelconque. Ça n’a absolument aucun sens. Plus j’cogite et plus je me mets machinalement à courir. C’est dingue ce que ça me fout les boules cette histoire. J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure. Mauvais ça. Fais attention mon p’tit Kosma, ça pourrait te jouer des tours.

J’suis toujours en pleine course quand j’vois un gamin devant moi. J’ai qu’une solution, je freine pour éviter de le renverser. Il a eu un peu peur, j’essaie de le rassurer. Et j’vois ses grands yeux se lever sur moi. Puis son doigt me pointe. Et merde.

« JE L’AI TROUVÉ ! IL EST LA ! Le gamin s’égosille, il appelle du renfort. VENEZ VITE !
-Chut, chut, pourquoi tu fais ça ? Toi aussi tu veux un autographe ? Si c’est que ça donne ton papelard que je le signe et foutez-moi la… »

Une horde de civils arrive derrière le gamin. On dirait un troupeau de buffles en train de charger. Plus qu’une solution, se retourner et courir très vite. Mais déjà, j’entends le martellement des pas qui vient de derrière moi, j’suis encerclé par une horde de gens et j’ai l’impression qu’ils vont me bouffer tout crus. Je m’arrête. Eux aussi, tous en cercle autour de moi. J’pourrais bien en fracasser quelques uns, mais c’est pas vraiment mon genre. J’opte pour ma solution habituelle. Je souris.

« M’sieur, m’sieur. Vous pouvez nous faire une démonstration ?
-Je… Euh… Quoi ?
-Une démonstration ! S’il vous plait ! On a une chouette arène, elle est un peu petite, mais pour un gars comme vous…
-Allez, faites donc plaisir à ces enfants, demande un homme dans l’assistance, ils ne jurent que par vous.
-Euh… ok. »

À peine j’ai prononcé ce mot que je regrette déjà. La foule autour de moi m’embarque sans que j’ai besoin d’activer mes jambes pour marcher. Non loin, je reconnais la serveuse qui m’a servi mon café et qui me regarde, elle aussi avec de grands yeux ébahis. Bah merde, ils ont été hypnotisés ou quoi. J’essaie de garder mon calme. On déambule dans les rues jusqu’à ce qu’ils m’amènent devant une petite arène au sol recouvert de sable. On m’pousse à l’intérieur. Pour faire bonne mesure, je me casse la gueule et tout le monde rit derrière moi. J’crois qu’ils pensent que je l’ai fait exprès. Au sol un drap rouge et une pique. Je crains le pire.

« Manolete ! Manolete ! Scande la foule qui s’est peu à peu placée en cercle tout autour de l’arène. »

Manolete ? Ce nom me dit quelque chose. Pas moyen de retrouver à quoi ça me fait penser. Jusqu’à ce qu’une porte sur le côté de l’arène s’ouvre et qu’un petit taureau fasse irruption à côté de moi. Oh bordel, ils veulent que j’combatte ce truc ? Mais j’ai jamais fait ça de ma vie, moi. J’regarde la bête qui m’semble enragée, et déjà je la vois qui fonce dans ma direction. Merde. Merde. MERDE. J’agite bêtement le fanal rouge que j’ai attrapé. C’est idiot à quel point je me sens con. Impact dans moins de dix secondes. Je vais mourir écorné par un stupide taureau.

Et puis merde à la fin, ils veulent voir un torero, j’vais leur filer du spectacle. J’fais un roulé-boulé pas très orthodoxe sur le côté qui m’évite de justesse une corne dans la poitrine. Y a eu un moment de tension dans le public, mais déjà j’entends les hourras retentir. Galvanisé par les cris de la foule, j’attrape la lance restée à terre et j’avise un peu le taureau qui a arrêté son élan avant de s’enfoncer tête baissée dans la barrière. Il n’est pas dit qu’Alexandre Kosma mourra sans résister. J’agite fièrement mon panache rouge, ça a l’air d’énerver la bestiole. La pique dans la main, je sais très bien comment je vais m’en servir. Une nouvelle fois, j’attends la charge de l’implacable bête cornue. Sauf que je lance en l’air l’étoffe de couleur quelques secondes avant impact, et j’me sers de la perche pour bondir par dessus le taureau. Je ré-atterris dans la poussière. Une fois de plus, je sens un temps d’adaptation du public à ces nouvelles techniques d’esquive. Ils n’ont pas l’air de m’en vouloir.

Troisième charge, je sais désormais ce que je vais faire. Je fonce moi aussi dans la direction du taureau. Et quand je sens que je suis à l’extrême limite, je reprends appui sur ma perche pour effectuer un second saut par-dessus la bête. Et j’atterris cette fois-ci sur le dos du bovin. Qui s’excite, qui rue, qui s’agite dans tous les sens pour tenter de me faire tomber. Trop tard, l’étau de mes bras se resserre doucement autour de son cou. Je vais tenir bon. Je me sens meilleur au rodéo qu’en corrida. Déjà, je sens les muscles de mes bras gonfler. Je ferme les yeux un instant. Faudrait faire attention ami Kosma, tu risques de crever plus tôt que prévu si tu joues trop avec tes muscles. J’continue de serrer l’encolure du bestiau en priant pour que l’hypertrophie n’ait pas trop de conséquences. Il doit me rester une ou deux seringues pour faire diminuer tout ça.

Je sens l’animal faiblir sous moi pour finalement s’écrouler. Et j’entends que le public hurle de joie face à ce spectacle. J’aime pas faire souffrir les bêtes. Mais au moins je l’ai pas tuée. Je me relève, essuie la sueur qui perle sur mon front, et regarde, les yeux remplis de buée la foule autour de moi. J’avance pantelant en direction de la sortie. Je crois que j’ai mérité une bonne sieste. Cela dit, j’vais probablement avoir droit à une séance de dédicaces avant.
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