Assis bien confortablement sur un siège de sa cabine, Alcibiade Felton regarde à travers la petite fenêtre, seule source de lumière naturelle présente dans le local. Peu à peu, au-delà de la proue du navire, il voit s’approcher l’immense amas rocheux connu sous le nom de Reverse Mountain. Un sourire apparaît sur son visage ; l’événement qu’il a mis tant de temps à planifier est sur le point de démarrer, c’est le début d’une grande carrière. Sortant de sa douce rêverie, l’homme se lève, énergiquement, attrape un pardessus gris clair qu’il jette sur son épaule et sort prendre l’air.
Au dehors, s’agitent plusieurs dizaines de marins, le navire est bientôt en place, plus que quelques dizaines de mètres et l’on pourra larguer les amarres. L’excitation monte et Alcibiade sent son cœur battre à tout rompre. D’ici quelques minutes, l’Ultimate Game, bijou de sa collection navale sera solidement attaché au fond de l’eau et servira de base de lancement pour sa nouvelle attraction ; la grande course des Blues.
L’Ultimate est un navire un peu particulier. Il consiste en l’assemblage de quatre bateaux classiques, rassemblés en un seul par un énorme pont faisant la liaison entre chaque plateforme. Un navire à l’avant, un à l’arrière et un sur chaque côté. Il avance doucement mais sûrement, aiguillé d’une main de maître par ses quatre navigateurs, eux-mêmes gérés par le capitaine-chef de l’Ultimate. Un tel navire n’a pas son pareil sur les quatre mers et Alcibiade se félicite d’être à l’origine de l’engin.
« Capitaine ? Demande-t-il au vieux loup de mer à la barbe grisonnante qui tient la barre du bateau de devant.
-Oui, m’sieur Felton ?
-Vous estimez que nous serons en place dans combien de temps ?
-À vue de nez, trois quarts d’heure. Peut-être un peu plus, dépend de la direction du vent. S’il change pas on risque d’affronter un sérieux contre. Avec un plus petit engin, ça aurait pas posé de problème mais là…
-Merci Capitaine, j’ai saisi le principe. »
Le Marin rougit. Il sait qu’il ne peut répliquer et qu’il perdrait son travail et sa réputation à traiter de malotru un ponte pareil. L’argent que possède Alcibiade Felton lui suffit à ramener ses sous-fifres au silence d’un simple regard. Bon… Tout semble se dérouler à merveille pour l’homme d’affaires. Il enfile son pardessus et s’engage dans les escaliers qui mènent au pont central. Avoir un point de vue sur son domaine le rassure, il va pouvoir observer le déroulement des opérations minute par minute.
***
Ah, l’air de la mer, qu’il est bon de retrouver cette surface plane et bleue à perte de vue. J’comprends les types qui vivent essentiellement sur l’eau en revenant le moins possible à terre. Mais ma petite femme me manquerait à force. J’sais pas pourquoi on m’envoie vers Reverse. J’ai pas bien compris. Une course à faire qu’on m’a dit. Un certain Alcibiade Felton -j’connais pas- demande un renfort de plusieurs types pour son nouvel événement extraordinaire. Extraordinaire mon cul, le jour où on me laissera tranquillement lire mon canard au chiottes, ce sera extraordinaire.
Quoiqu’il en soit, j’ai mes instructions pas très claires en poche et mon p’tit bateau file vers le lieu de rendez-vous. Un tout p’tit bateau rapide, le genre furtif, qui s’faufile partout. Quinze hommes pour le manœuvrer et j’fais office de figure de proue.
« Lieutenant Kosma ? »
Ouh, que j’aime ce genre de voix féminine qui me caresse le dos. J’espère que c’est une bonne nouvelle. J’ose pas vraiment me retourner de peur d’être déçu. Mais la politesse reste quand même dans mes attributions. Alors j’tourne légèrement la tête pour voir apparaître un minois des plus singuliers.
« J’me présente, Cannelle Garnier, capitaine du Maroufle. Je suis désolée de ne pas être venue vous accueillir plus tôt, j’étais en réunion avec mon état-major. Si on peut appeler ça comme ça.
-Vous êtes pardonnée.
-Cigarette ?
-Pas d’refus. »
Alors qu’elle me tend une tige que j’attrape fébrilement, je surprends une lueur féroce dans son regard. Pas si heureuse que je sois là. Ça arrive. Avec toute l’expérience que j’ai dans le squattage de bateau, j’ai l’habitude de ne pas être le bienvenu. Elle s’accoude au bastingage. Mon regard passe furtivement pour la détailler de pied en cap. Une chemise délavée, sans doute d’un bleu plus profond à l’origine et un pantalon de toile grossière brun, usé lui aussi. Soit elle se donne un genre, soit elle est du type à naviguer souvent. Puis j’jette de nouveau mes pensées vers l’océan. Très loin devant, des formes sombres commencent à apparaître et j’suppose que ce sont les montagnes.
« Vous êtes là pour surveiller la course ? Que m’demande Cannelle, rompant le silence un peu pesant qui s’était instauré.
-La course ?
-Oui, la course. Si nous nous rendons à Reverse Mountain c’est pour participer à une course nautique. Vous n’êtes pas au courant ?
-Ah, c’était ça ! J’avais pas compris le message. Du coup, oui, sans doute. Une mission de routine, devrait pas trop y avoir de problèmes, si ?
-Je ne sais pas. J’espère que non. Si jamais, nous saurons nous défendre. »
La ton employé est plus grave que ce à quoi je m’attendais. Bizarre. Ça cache quelque chose de louche. Cette femme me plaît. Le mystère, ça a toujours été mon dada. J’continue de fumer le bout de ma clope. J’suis heureux d’avoir été convoyé par c’bateau en particulier. C’est assez rare que mon hôte me soit aussi sympathique.
***
La huitième et dernière amarre de l’Ultimate percute l’eau dans un claquement sonore. La plate-forme est ancrée, le jeu va pouvoir commencer. De son perchoir situé sur le pont central, Alcibiade laisse son regard passer sur les différentes phases des opérations. Les voiles des quatre grands mâts ont été repliées et déjà apparaissent à l’horizon plusieurs navires. Les participants ont répondu à l’appel. Selon ses estimations, ils devraient être une dizaine de bateaux à concourir, tous attirés par l’appât du gain. Felton rayonne et sa joie ne fait qu’augmenter.
« Toi ! Aboie-t-il à l’attention d’un marin qui passe, un paquet de cordages dans les bras.
-Oui ?
-Je veux que le bureau des inscriptions soit en place dès que les premiers concurrents seront là.
-Bien monsieur. Je vais faire passer le mot. Nous sommes en train d’installer la cabine du commentateur.
-Ma cabine, très bien. Ne perdez pas de temps. Tout doit être absolument parfait. »
En effet, autour de chacun des mâts, une poignée d’homme commence à attacher cordes et chaînes. La cabine qu’Alcibiade a rêvé pour commenter sa course sera montée entre les quatre mâts, solidement attachée en l’air et pourvue de jumelles. Bientôt il sera connu sur toutes les Blues et tout le monde lui demandera d’organiser des événements d’une telle ampleur. Toutefois, si le maître des lieux bouillonne intérieurement, il n’en laisse paraître que ce sourire cynique, seule preuve extérieure du contentement qu’il ressent.
Tout semble se dérouler à merveille, Alcibiade jette un dernier regard sur son empire et s’empresse de regagner sa cabine. D’ici quelques heures, il devra réapparaître en messie et il veut pour cela être dans les meilleures conditions physiques. Un petit somme ne lui fera pas de mal.
***
« Reverse Mountain en approche ! »
Au dessus de ma tête, la vigie annonce ce que tout le monde voit clairement d’en bas. Il s’agit sans doute de prévenir la capitaine qui est retournée dans sa cabine de commandement, me laissant seul à l’avant du bateau. Cependant, ce que je n’avais pas encore remarqué jusqu’à présent, c’est une espèce d’immense navire qui flotte non loin de l’entrée de la montagne. Enfin navire… À ce que je vois il s’agirait plutôt d’un assemblage de bateaux. Le gars qui possède ce machin doit vraiment avoir quelque chose à compenser.
« Kosma ? Je t’ai regardé lorgner l’cul d’la gonzesse tout à l’heure. T’es vraiment qu’un obsédé de tes couilles, saligaud. J’comprends toujours pas pourquoi t’as pas embarqué Elie à ton bord plutôt que moi. J’en ai absolument rien à foutre de tes emmerdes à la con. »
Pas besoin de me retourner pour reconnaître le doux phrasé du nabot. Kalem mesure un mètre vingt mais prononce plus d’injures à la minute que la plus grossière des putains de Las Camp ; en plus, il est d’une humeur massacrante à chaque minute de la journée. En effet, j’me demande pourquoi je l’ai embarqué lui plutôt qu’elle. Ça m’aurait évité les migraines de fin de journée à cause du babillage incessant du maître nain.
« P’tit gars, c’était certainement pas pour la douceur de ta langue que je t’ai emmené. Mais de toute façon, tant que j’serai surveillé, tu resteras avec moi.
-Tous des putains de gouvernementaux de merde. T’as de la chance de m’avoir sauvé la mise, sinon, j’aurais sauté du bateau direct. Malheureusement, j’suis doté d’un enfoiré de sens de l’honneur. Le monde m’emmerde. J’aurais tellement aimé ne jamais naître. En plus, tu m’aurais fais voir des coins réjouissants que ça m’aurait pas posé problème, mais une course au pied d’une montagne à la con, je m’en détruis l’entrejambe à coups de burin…
-Grand bien te fasse. Moi non plus ça m’enchante pas des masses cette petite mission, mais on fait pas toujours ce qu’on veut.
-Mythomane. La présence de la p’tite meuf te fait bander comme un poney. Et encore, t’as pas vu les trois autres, que des trucs qui plairaient à ton instinct de mâle alpha. Tu m’dégoûtes.
-Les trois autres ? »
***
À l’intérieur de la cabine, Cannelle Garnier discute avec ses trois acolytes. La présence d’un lieutenant d’élite de la Marine et de son nain de compagnie fait débat. Que fait-il là ? Est-ce qu’il compte les emmerder longtemps ? Comment peut-on le chasser sans trop se faire remarquer ? Voilà quelques questions que se posent les quatre femmes, bien décidées à ne pas supporter le gêneur trop longtemps.
Déjà, l’annonce de la vigie concernant leur arrivée imminente rassure les quatre demoiselles. Faire en sorte que la mouette se trouve un autre perchoir pour faire la course va sans doute être plus facile avec du monde autour. Marie Callony, un peu plus silencieuse que ses comparses regarde le Marine à travers la lucarne présente à sa gauche. D’un geste compulsif elle se gratte le sourcil gauche, se mord la lèvre inférieure en tambourinant du pied. Elle pense que le confronter directement à son statut de gêneur sera la méthode la plus efficace. En face d’elle, Sarah Mathis prend la parole pour suggérer d’user de ses charmes. C’est une proie facile, semble-t-il, et il est rare qu’un homme lui résiste. En se raclant la gorge, la dernière de ces demoiselles, Olga Davos remonte doucement ses lunettes le long de son nez. Selon elle, le plus à craindre est sans aucun doute le nabot.
« Bon, écoutez les filles, intervient Cannelle, j’crois qu’on n’arrivera à rien sans connaître un peu plus le bonhomme. Avec un peu de chances il partira de lui-même. Sinon, l’improvisation me paraît la meilleure des solutions. »
On toque soudain à la porte et l’un des hommes d’équipage entrouvre la porte pour y glisser sa tête. Les quatre visages se tournent à l’unisson dans sa direction et un hochement de tête de la capitaine lui fait signe qu’il est autorisé à délivrer son message.
« Nous arrivons sur l’Ultimate, Capitaine. »
Dernière édition par Alexandre Kosma le Mar 07 Mai 2019, 12:43, édité 1 fois