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Un archet pour un violon

Après une petite demi-heure de marche dans les rues animées d'Ohara, j'aperçus enfin l'aboutissement de mon trajet. L'enseigne, qui était un peu bancale, représentait un marteau frappant une enclume, et ne laissait aucun doute quant aux services proposés. Arrivé devant l'échoppe, je restais un moment devant, immobile. J'hésitais à rentrer. La boutique était en meilleure état que ce que ne laissait suggérer l'enseigne. Une large vitrine présentait un vaste éventail d'armes - principalement des épées - mais aussi des ustensiles de cuisines et autres objets du quotidien. À droite de la vitrine, une porte en bois avec la pancarte "Ouvert" m'invitait à rentrer. Je m'essuyais les bottes pleines de poussière et, "Ting", je poussais la porte. Une odeur de travail m'assaillit. Cette odeur si particulière de produits x ou y que l'on retrouve chez les luthiers. Le forgeron, assis derrière le comptoir, n'avait pas levé les yeux vers le nouveau client que j'étais. Pourquoi avait-il installé une clochette alors ? Les murs étaient comme un prolongement de la vitrine. Se succédaient sur les murs couteaux, casseroles, épées et quelques objets que je ne reconnaissait pas. Au fond à droite j'apercevais une petite porte qui devait sûrement mener à l'atelier même. 

Vous désirez ? 

Le forgeron s'était relevé vers moi. Sa moustache occupait presque tout son visage et il me fut impossible d'en détacher mon regard au début. 


Eh bien ça serait pour une commande particulière. Bargrid vous a conseillé. 


... 

Aucune réaction notable, je sortais l'archet de la boîte. 


Il s'agirait en fait de faire en sorte que je puisse me battre avec cet archet. Il faudrait ainsi soit renforcer la baguette soit en faire une neuve pour remplacer l'existante. 

Il tendit la main, j'y déposai l'archer et il se mit à l'examiner. Silence... 

Très bien, revenez dans quelques jours, ça sera prêt. 

Et sans un mot il se tourna et se dirigea vers l'arrière-boutique.

Tout d'un coup, j'entendis un grand fracas, des cris de surprises et par-dessus le vacarme :

Au secours ! Attrapez les ! Aux voleurs !

Je me retournai pour observer par la vitrine. Je vis deux ombres disparaître de mon champ de vision alors que le quinquagénaire qui tenait l'épicerie d'en face -ou tout du moins il semblait en être le gérant avec son tablier blanc- s'agitait frénétiquement au milieu de la foule et des cageots d'orange renversés. Il semblait invectiver les gens qui s'étaient amassés comme un troupeau autour de la boutique. 

Il était clairement trop tard. Le méfait avait été commis et les voleurs avaient réussi à s'enfuir avec leur butin quel qu'il soit. Je ne sortais pas toute de suite, je restais à l'abri derrière la vitrine pour observer. J'attendis que la foule se remette en mouvement pour retrouver la rue pavée. Le vendeur était désormais à genoux au milieu de la voie. On m'avait expliqué qu'à la Nouvelle Ohara, la révolution occupait une place importante. Si je n'avais pas vraiment compris sur le moment à quel point étaient rares les îles qui nous accueillaient, je savais à ce moment que j'avais le devoir d'aider ce pauvre hère. En effet personne ne semblait agir pour aider ce petit vieux que l'on abandonnait tranquillement à son malheur. Je ne vis nulle part aucun signe de la milice de l'île. Mais peut-être qu'un meurtre s'était produit ailleurs, ne les blâmons pas si vite. Au moins moi j'étais là et je pouvais sans doute faire quelque chose pour améliorer la vie du malheureux. Enfin c’était ce que je me racontais, au fond de moi j’essayais simplement de m’expliquer la nécessité de ma participation dans ce qui allait advenir. Je voulais ajouter mon grain de sel. Je mis ma main sur son épaule et lui dis :

Pourriez vous me les décrire ? 

Il se retourna vers moi et je crus être ébloui.  C’était comme si une aura se dégageait de lui. Bien sûr ce n’était pas le cas mais c’étaient ses yeux qui donnaient cette impression. Tout son corps s'était tourné vers moi et ses yeux, quels yeux, me fixaient intensément et d'un éclat, comme si il avait mis toute son espoir dans ce regard. L'être devant moi me faisait penser à un homme à son lit de mort qui dans un dernier regain de vie s'agrippe à son fils pour lui glisser à l'oreille ses dernières paroles. Il me sortit de ma rêverie par un flot de remerciements et de paroles de reconnaissance. Je ne m'étais pas rendu compte qu'il s'était levé et la situation me paraissait alors assez comique. Un vieux vendeur décharné qui semblait si sûr que le violoniste vaguement maigrichon qu'il avait devant lui allait réussir à retrouver son bien et lui ramener le bonheur chez lui.

Il se trouve qu’il connaissait très bien l’un des voleurs. Alors pourquoi n’ allait-il pas voir la milice au lieu de s’en remettre à moi ? Bref le bandit en question était un de ses anciens employés qu’il avait du mettre à la porte car ce dernier piochait régulièrement dans la caisse. Uniquement des petits montants mais quand même, ça ne se fait pas. Le fameux Martin de La Vallée Poussin avait d’après Philip, le vendeur, un physique d’un gars robuste avec une mâchoire carrée et les épaules d’une armoire à glace. Cela dit presque tout le monde pouvait avoir les épaules larges par rapport au vieillard qui me faisait face. Toujours d’après Philip, Martin habitait une vieille maison près du port et avait ses habitudes à un bar nommé « Le Cygne cocasse ». Tiens ? Je reconnaissais le lieu, preuve que je commençais à connaître Ohara. L’établissement en question se situait à la lisière de la zone portuaire et c’était un des premiers bars que l’on pouvait rencontrer hors de ce quartier. Il avait changer de propriétaire il y avait de cela quelques mois et le nouveau avait tout refait et avait acquis sa nouvelle clientèle. 
Je quittais Philip le plus vite possible ou tout du moins j’essayais de me détacher de son flot ininterrompu de paroles. Sa volubilité semblait sans limites. Je réussis finalement à l’interrompre en lui rappelant que les voleurs pourraient fuir par la mer, il me laissa partir immédiatement. 

Je me rendis rapidement au fameux volatile. Passé les doubles portes mon nez fut immédiatement assailli et j’eus un léger mouvement de recul. L’endroit était imprégné d’une odeur très particulière, un subtil mélange de bière, de sueur et de testostérone. A ma droite je voyais un équipage de marins qui visiblement faisaient halte à Ohara. Ils avaient formé un cercle bruyant au centre du quel deux gros bras se défiaient à travers un bras de fer. D’autres groupes un peu plus petits étaient disséminés à travers la salle. Je me dirigeai directement vers le comptoir derrière lequel un homme corpulent se mouvait avec une étonnante agilité. Dos à moi je ne voyais que ça calvitie déjà bien avancée mais quand je le héla, je vis son tablier constellé de taches jaunâtres et surtout son deuxième menton proéminent. Après qu’il ait servi un client, il posa ses mains grasses à plat devant moi et me demanda ce que je désirais. Après m’avoir servi une pinte, je commençais à lui poser des questions sur Martin. Ces yeux presque cachés par ses pommettes saillantes étincelèrent quand il s’enquit pourquoi je le cherchais. Je lui expliquais que naturellement je cherchais à l’employer le sachant sans boulot et que je cherchais à le joindre. La malice dans ses yeux se transforma en sympathie et il m’indiqua l’adresse de Martin, 7 rue Hadamard. Martin semblait être apprécié dans le coin, le tenancier semblait vraiment ravi de l’idée que je puisse améliorer la vie de ce-dernier. 

La nuit commençait à tomber quand je ressortis. La fraîcheur de l’air me surpris et pendant un court moment je profitais de cette légère impression de pureté, de cet air qui chassait les odeurs nauséabondes des rues. Je me ressaisi et d’un pas vif je pris la direction du port. L’air se réchauffait à l’approche des bars d’où des cris de joie venaient casser le silence presque tangible de la nuit déjà bien avancée. Arrivée dans la rue d’Hadamard je ralentis le pas et tranquillement je passais devant le numéro 7. C’était une petite maison en pierre grise avec un toit en chaume. La porte, en bois, avait déjà fait son temps mais les propriétaires successifs avaient tenté de le cacher par des couches de peintures successives. Désormais la dernière couche, rouge terre, commençait à s’effriter et on devinait derrière ce rouge sang un vert plus sombre. A droite de la porte il y avait un numéro 7 rouillé qui pendouillait, vaguement accroché à l’aide d’un clou. A droite encore, une petite fenêtre qui présentait au passant un bien triste spectacle : une pièce noire, presque vide avec comme seuls meubles une armoire en bois et un canapé élimé. Le velux ouvert taillé dans la chaume trahissait cependant la présence d’au moins deux occupants. Une lumière vacillante était la signature d’une bougie et les éclats de voix indiquaient clairement qu’une vive discussion avait lieu dans ce qui devait être le grenier. 
Je dépassais la maisonnée et en faisant un petit tour du quartier je vérifiais bien qu’il n’existait pas d’autre sortie que la porte rouge verte que j’avais déjà aperçue. Je revenais devant la porte du numéro 7, il me fallait trouver un moyen de récupérer l’argent du vieillard. Je regardais derrière moi au numéro 12 : une maison presque identique avec seulement quelques fleurs fanées suspendues devant la fenêtre qui un jour devaient donner un petit regain de vie au bâtiment. Il avait l’air silencieux et les pierres grises offraient de quoi grimper. Ça avait l’air faisable. Mais il me fallait me dépêcher car si ils éteignaient la bougie je perdais toute vision sur eux. Je ramassai deux pierres que je fourrai dans ma poche avant de commencer l’ascension. 
J’agrippai les pierres une par une, essayant précautionneusement la solidité de mes appuis. Après quelques minutes de silencieuse escalade je sentis enfin la chaume sous mes doigts. Je plaçai ma deuxième main et d’un jet je me surélevai au dessus de la toiture et je me hissais dessus. A tâtons, je me plaçai en face du velux du numéro 7. Je pus enfin mettre un visage sur les deux voix. A la lumière d’une bougie à moitié consommée je vis un lit, enfin une paillasse sur laquelle était assis le premier homme. Il était mince et élancé, un peu comme moi, une tignasse rousse et un visage constellé de tâches rousses. Quant à l’autre, il était assis dos à moi, le dos voûte, les épaules larges, ça devait être Martin. 

Je sortis les pierres de ma poche, un crayon, et deux bouts de partitions de morceaux que je connaissais déjà. Il me fallait être efficace, effrayant, assez en tout cas pour qu’ils me livrent ce que je voulais recouvrer. Appliqué, j’écrivis le premier message : « Jetez votre butin par la fenêtre ou vous mourrez » et un deuxième : « Maintenant ». Je roulais chaque message autour d’un caillou et je les posai à côté de moi. Je rangeai le crayon et j’ouvris la boîte de violon. Avec soin, je sortis le violon et le faux font, découvrant les deux parties de mon fusil et sa lunette. Je déposai presque avec tendresse mon violon à la droite des deux cailloux et doucement je sortis les parties de mon fusil. Tel un automate, trop habitué à cette tâche je montais ce qui faisait déjà à l’égard de mon violon presque parti de moi. 

Armé, je mis en joue le dos de Martin et je vérifiais le vent : une petite brise du nord, l’haleine de l’hideuse dame en noir. Si tout se passait comme prévu, elle resterait sur sa faim. J’embrassai une dernière fois la nuit à la fin des préliminaires. Imprégné de ce silence, je calmais mon souffle… 1.…2….1….2…. C’était comme une prière à la nuit pour qu’elle me pardonne le vacarme que je m’apprêtais à apporter. Je me saisis de la première pierre, la soupesa, je visais et la lançai… Schtok. Elle avait volé d’une belle parabole droit dans la chambre du numéro 7. Les deux hommes sursautèrent et moi qui  avait déjà chargé mon fusil, j’observais à travers la lunette le dos large de Martin se pencher et ramasser la pierre. Il lut le message et se tourna aussitôt vers la nuit. A ce moment le temps se figea un instant. Lui, ses yeux ronds que je voyais pour la première fois, fixaient un point dans la nuit comme pour y trouver ce dont il avait peur ; moi, le souffle coupé, je me concentrai sur cet instant précis, je sentis la pression que m’opposa la gâchette, l’étincelle alluma la poudre à canon qui dans un flash sonore propulsa la cartouche au dessus de l’épaule de Martin droit entre les jambes du rouquin. Il resta paralysé mais rapidement son instinct de survie l’éloigna de la fenêtre. Puis pendant le cours instant où la détonation était encore suspendue dans l’air je me rendis compte que je n’ avais pas vraiment confirmé que j’avais effectivement affaire aux voleurs. J’eus un court moment de panique mais vu que j’en étais déjà là je devais achever ce que j’avais entrepris. À la manière de la première, la seconde pierre fit atterrit sur leur plancher avec un « Schtok ». 

Je jetais un dernier coup d’œil dans vers la fenêtre. Les deux hommes avaient disparu de mon champ de vision. Mais on pouvait sentir les mouvements des masses qui s’affairaient dans les pénombre du grenier. Puis je vis une main fines aux longs doigts, sûrement celle du roux, tenir une petite sacoche et la lancer contre le pavage inégale de la rue « schting ». Rapidement je démontais mon fusil, le rangeais, remettais le faux font, et enfin mon violon retrouva sa place. Boîtier sur l’épaule, j’entrepris une descente rapide. Un peu trop rapide mais je m’en sortis qu’avec quelques éraflures sur les paumes et les avant-bras. Je ramassais la sacoche et repartis d’un pas assuré. 
Lorsque je fus déjà plus proche du centre ville, je sortis la sacoche de ma poche et l’examinais. Vue de près, elle était en fait de taille tout à fait risible et que le vieux semblait vraiment trop attaché à son argent. Tant pis le travail était fait et puis au vu du physique de Martin il devrait trouver aisément un travail au port. Et puis ça ne m’intéressait pas, lui avait volé alors qu’il aurait pu essayer de se construire au lieu de détruire autrui, sans doute sans vraiment le vouloir. Bref au moins on s’en était sorti par l’usage de la peur et non pas par la violence. Je me serai senti sans doute bien bête si j’avais cause du trouble alors que la milice avait toujours été une bien meilleure solution. Mais j’avais eu cette impression, ce léger mouvement qui me poussait à agir, peut-être était-ce le regard du vieux ? Qui sait ? 

Sur ces pensées assis sur le pavage en face de l’épicerie, j’attendais l’aube. Finalement les premières lueurs de l’aube transpercèrent l’épais manteau de la nuit et avec elles je sentais l’air se réchauffer. Lorsque les premiers rayons m’atteignirent je me levai et commençai à désengourdir mes membres. La rue autour de moi s’éveillait, les volets s’ouvraient, les pas commençaient timidement à résonner sur les pavés quand j’entendis derrière moi : 

C’est prêt. 

Derrière moi, le forgeron avait lui aussi ouvert sa boutique. Je fus surpris de ne pas l’avoir remarqué mais il était là, debout affichant sa moustache sans fin. Il me tendait entre ses mains un objet éblouissant. Il semblait fin mais les rayons de soleil réfléchis m’empêchaient de saisir totalement sa nature. Une fois rapproché je reconnus enfin la baguette que j’avais commandé. Fine, elle avait l’air entièrement faite dans de l’acier. Son contour n’était pas circulaire comme à l’usuel mais ici il était octaédrique. Enfin il avait taillé la pointe pour qu’elle soit réellement une pointe qui promettait des coups d’estoc efficaces. Je ne pus cacher mon ravissement quand, impatient, je lui demandais :

Puis-je ? 

Il me présenta la hanse de la baguette que, cérémonieusement, je pris. Après l’avoir quelques instants tenue à hauteur de mon visage mon la contempler, je fis quelques mouvements dans le vent avec. D’un coup tout s’effondra, Philip brisa ma rêverie en m’interpellant bruyamment :

Eh, ça va ça va ? Alors ? C’est bon ? Vous allez récupérer l’argent ? 

Je rendis la baguette au forgeron qui étais resté imperturbable. 


Merci infiniment, C’est une pure merveille. Je vous retrouverai dès que j’aurai réglé quelques affaires que j’ai avec ce monsieur. 

Toujours aussi silencieux, il récupéra larme avec un soin infini et rentra alors dans son échoppe. Je me tournai alors vers Philip qui ne cessait de réclamer mon attention. Il agitait ses deux bras chétifs dans tous les sens, un peu comme s’il essayait d’invoquer une force du mal. Je sortais la bourse, saisis sa main droite sans trop de violence et lui mis la bourse dedans. 


Tenez Monsieur. Martin ne vous gênera plus je l’espère. Essayez de ne pas reperdre ces pièces dans l’avenir et je vous prie, je ne veux point de remerciements. Votre bonheur fais le mien. Mais je crains que je ne doive vous laisser, en vous souhaitant un futur radieux, au revoir. 

Suffisamment poli, un chouïa pompeux peut-être, trop sec dans tous les cas. Mais je n’avais aucune envie de rester empêtré dans un échange de remerciements et de politesses. Je ne lui avais pas laissé le temps de dire un mot mais il semblait ravi. Je ne lui laissais d’ailleurs pas plus le temps de répliquer car je me retournai rapidement et rentrai chez le forgeron : « Ting ». Je notais dans ma tête de ne plus passer par cette rue.
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