Les carottes de ce bon vieux René Gourambert

-Et maintenant ?
-Pour la vingt-troisième fois, nop.
-...
-...
-Et maintenant ?
-Pour la vingt-quatrième fois, nop.
-...
-...
-Et maintenant ?
-Pour la vingt-cinquième fois, nop.
-...
-...
-Et...
-Bon écoute mon gars, j't'ai dit qu'tu pourrais embarquer dans l'bateau qu'emmène mes carottes à Poiscaille, mais faut qu'tu comprennes que d'toute façon l'bateau l'est point là encore, et qu'mes carottes, elles sont point ramassées non plus. Alors qu'est-ce tu dirais d'me lâcher les noisettes juste cinq minutes l'temps que j'finisse d'arroser ?


Le bon vieux René Gourambert, comme tout le monde l'appelait, s'en voulu presque aussitôt d'avoir haussé la voix. Il avait basé toute sa stratégie commerciale sur le principe des carottes qui rendent aimables, aussi mettait-il un point d'honneur à toujours se montrer gentil avec tout le monde, ce qui lui avait valu ce qualificatif de ''bon''. Mais c'est vrai que des fois, il aimerait bien mettre deux trois tartes à ces putains de gosses qui se moquaient de sa moustache rousse disséminée. Les poils de carotte. Ahahah. Cons de chiards.

-Et le bateau il arrive quand ? Et les carottes elles seront ramassées quand ?

Le BON vieux Gourambert pivota vers le mur, tournant le dos à son étrange interlocuteur, faisant mine de réfléchir alors qu'il se mordait le poing jusqu'à ce que la douleur lui tire les larmes aux yeux. Surtout, ne pas saisir la bêche posée devant lui, surtout ne pas le faire. Des années de communication. Il souffla un bon coup et se retourna en affichant un large sourire coloré.

-L'bateau arrive ce soir et part d'main à huit heures précises mon gars. Maint'nant tu m'laisse, c'est qu'j'ai du taf moi et faut pas qu'j'sois en r'tard sinon point d'bateau ahahah... Donc tu m'fous la paix hein ?

-Il y en a donc pour soixante-cinq mille neuf cent cinquante-deux secondes alors. Je ne sais pas quoi faire pendant ce temps. Je peux peut-être vous aider à ramasser vos carottes ?

-NON ! Euh... Non, ahahah. C'mon taf tu comprends, c'ma passion, c'mon rêve, mon droit d'y croire. C'un moment d'recueillement et d'contemplation pour moi, l'prends pas mal, mais j'préfère rester seul.

Hody poussa un soupir. Cela faisait longtemps maintenant qu'il était parti de chez lui. Il savait, de par son métier, qu'il était impossible d'accélérer les choses mais ça ne l'empêchait pas de désespérer quelque peu. Après tout, se dit-il en regardant ses montres, il était déjà en retard à son mariage de deux ans, deux cent vingt-huit jours et treize heures. Et des poussières. Huit minutes quarante et une secondes de poussières en fait. Quarante-deux. Quarante-trois... Et il commençait à avoir un peu peur que les invités s'impatientent.

Alors qu'il se demandait ce qu'il allait bien pouvoir faire du temps jusqu'au lendemain, et qu'il allait prendre congé de l'agriculteur, le sol se mit à trembler violemment.


-Y'a SoUvEnT dEs TrEmBlEmEnTs De TeRrE dAnS lA rÉgIoN ?
-Ça ArRiVe MaIs Ça Y r'SeMbLe PaS ! On DiRaIt PlUs CoMmE... Un TrOuPeAu De TaUrEaUx QuI cHaRgEnT !


SoUdAiNeMent... Hum. Soudainement, le jardin devant eux sembla voler en éclat. Des monticules de terres et de carottes s'envolèrent dans les airs alors que des créatures poilues sortaient du sol et y plongeaient comme s'il était fait d'eau, en attrapant les légumes en plein vol. La scène ne dura que quelques secondes (huit en fait, et sept cent deux millièmes). Avant que la horde d'on-ne-savait quoi disparaisse définitivement et file vers le nord en laissant derrière lui un chemin de terre retournée.

-Mes carottes ! C'EST QUOI CES FILS DE PUTE QU'ONT EMBARQUÉ MES CAROTTES ? Ces mystérieux animaux j'veux dire. Oh et puis merde, j'm'en branle.

Le vieil homme était complètement abattu. La récolte d'une année, disparue en un instant. Le monde disparu devant ses yeux. Du moins il l'aurait souhaité, pour pouvoir se lamenter légitimement, mais il y avait toujours l'autre avec son horloge qui le regardait fixement, semblant attendre un mot pour lui.

-Désolé mon gars. Pas la peine d'rester là. Point d'carotte, point d'bateau. J'peux pu t'aider.
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"Salut René !"
"C-Camille ?"
"Non, c'est Télesphore. Longue histoire. Je te raconte ça vite fait, ça f'ra 20 minutes, à 30 secondes près."
"Soit entre mille-cent-soixante-dix secondes et cent-vingt-trois-mille centièmes !"
"Q-Que... ?"



Le bon vieux René Gourambert n'avait pas vu Télesphore Brocolis depuis presque un an maintenant. Il avait rencontré son vieil ami quelques soixante années plus tôt quand, sur un vilain malentendu, le commodore avait passé une semaine à ses côtés, persuadé d'escorter son cher et bon cousin Roi homonyme qui, de son côté et faute de protection pour le lui signaler, avait eu la mauvaise idée de mettre ses bas à l'envers, s'attirant là les foudres de son peuple qui le renversait quelques heures plus tard. Si le gradé de la Marine entretenait là l'un des rares points noirs de sa carrière, il avait apporté en contre-partie à notre agriculteur une philosophie singulière que ce dernier épousa sur le champ auquel il s'accroche encore aujourd'hui avec fidélité, consistant globalement à prendre les gens pour des ratés, des femmes et des faibles, dont il est facile de profiter en échange d'un travail assidu et appliqué. Reconnaissant envers celui qui était rapidement devenu son ami, Gourambert avait mis un point d'honneur a entretenir avec le vice-amiral d'honneur une relation plus ou moins réciproque, dont le seul témoignage résidait dans la visite annuelle de ce dernier pour récupérer sa part de la récolte généralement fructueuse de ces tubercules oranges dont l'agriculteur se faisait une fierté.

Aussi, quand il vit débarquer l'arrière petite-nièce de son vieux copain qui accompagnait ce dernier à chacune de leurs rencontres depuis une demi-douzaine d'années, le bon vieux René avait d'abord cru que ce filou de Brocolis s'était contenté de feindre leur bonne entente pendant 60 ans pour profiter de ses carottes, amer, persuadé que la blondinette venait tel un percepteur récupérer le dû de son parent. Quant au fur et à mesure du récit de l'individu à couettes blondes s'éclaircissait -en toute relativité- la situation, l'éleveur de carottes se trouva heureux d'infirmer ses doutes et soupçons quant à son escorte d'antan, sans toutefois se demander si, finalement, il était bon de s'estimer heureux d'être apprécié par un quidam aussi détestable que l'était le commodore. A peine perturbé par la jupette en dentelle et les collants excentriques que portait désormais le vice-amiral d'honneur, le bon vieux René Gourambert s'en retourna vers sa grange pour aller remplir comme à chaque occurrence de leurs rendez-vous annuels un ou deux paniers de son légume préféré pour le moustachu imberbe. Avant de se souvenir que-

"CES CONNARDS DE LAPINS ONT RAVAGÉ MON PUTAIN DE CHAMP !"
"... évidemment."
"Quelle saleté ces bestioles ! J'm'en vais t'les chasser moi, J'VAIS LES RÉCUPÉRER MES CAROTTES JE TE LE GARANT-AAARGH... aaaah, bats, bats pour mes légumes, cher petit cœur je ne peux p-"
"T'inquiète pas René ! J'vais te les récupérer tes carottes, je te le dis ! Repose toi, t'es trop vieux pour ces conneries ! CE SONT PAS TROIS LAPINS QUI VONT VENIR A BOUT DU GRAND TÉLESPHORE BROCOL-AAARGH... nooon, pas maintenant, mon petit cœur, pas sans profiter une dernière fois des carottes de René, ne me f-"
"T-Tout va bien ?"
"..."
"..."
"Je vais... je vais sûrement prendre congé, moi, dans quelques dix-sept secondes et vingt-trois centièmes, je ne veux pas... empiéter sur vos... retrouvailles ?"
"... hé le jeune ! Tu le veux ton bateau ?"
"Ah, y a de nouveau un bateau ? Il est arrivé ?"
"Mais non !"
"Oooooh..."
"Par contre, si tu m'aides à récu-"
"Et maintenant ?"
"MAIS !"


Télesphore Brocolis, au contraire de son ami de toujours, ne s'encombra pas des mêmes formules pour mettre à l'heure l'individu. Non, le gradé de la Marine se contenta d'attraper l'une des nombreuses montres qu'Hody Ceus arborait fièrement à son bras pour courir du haut de son mètre trente droit dans la direction où fuyait les traces de course des lapins.

Le temps des carottes est arrivé.