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Miser haut, viser juste.

Les secrets et les rumeurs forment le pavé de toute cité, c’est bien connu. Dans les rues de Marie-Joie, c’est on ne peut plus vrai. Tellement que certains accordent même un caractère véritable à ce vieil adage ; qui sait quelles vilaines oreilles se cachent dans les ruelles de la capitale du monde, quels remueurs de fange espionnent depuis les bouches d’égout, quelles âmes corrompues s’évertuent à se salir l’esprit de sombres secrets ? Qui a vécu suffisamment longtemps à l’ombre des hautes tours qui surplombent Grand Line sait très bien qu’ici toute parole vaut son lot de berries.

Toute vérité vaut son lot de vies.

À résider dans l’opulence céleste du manoir Caddenhead durant la dernière année, Morneplume s’est évertué à les comprendre, ces rouages mesquins qui cliquètent dans l’ombre. Il a d’abord surpris quelques domestiques jacasser des habitudes de sa maîtresse, puis a trouvé vilaines langues en les personnes de deux agents du CP responsables de la surveillance du bâtiment.

Sur North Blue, il l’avait appris avec les traques et les années : le secret est l’arme des syndicats du crime et de la vermine révolutionnaire. C’est ainsi qu’il avait toujours conçu le jeu d’influence auquel se livrait les forces des ténèbres. Ici, l’envers de la médaille lui apprenait que la Justice, immense et impérieuse, projetait une ombre longue et opaque dans laquelle se complaisaient cafards et grenouilleurs. Soit. Si Justice devait être faite entre les murs de Marie-Joie, il serait le rat habile et discret capable de détecter les langues de serpent et les larmes de crocodiles. Sous les voûtes immenses du manoir Caddenhead, le traqueur devenait inquisiteur, si bien qu’à chaque mois le personnel de la maison connaissait des changements drastiques. Un roulement radical dans la distribution de tâches suivait des mises à pied monstres. Quelques majordomes indignés par l’attitude de la maîtresse ? À la porte sans aucune explication. Un esclave mangeant les restes de cuisine ? Qu’on fasse sauter sa tête ! Un agent de surveillance du Cipher Pol tenant des propos salaces sur la jeune protégée de la Poigne de Fer ? Qu’on le réassigne avec un rapport au cul. Telle était la volonté de Morneplume : punir en silence ceux qui se prélassaient dans les magouilles les plus insidieuses.

On en était venu à dire que les murs du manoir avaient des oreilles, que Miss Annarosa était paranoïaque à un point tel où elle s’était résolue à faire installer des escargophones d’écoute dans tous les coins (inutile de préciser que ceux qui avaient tenu de tels propos avaient tous quitté le manoir Caddenhead depuis). Pourtant, impossible d’en apercevoir un seul.

Les murs avaient des oreilles, c’était on ne peut plus vrai ; Morneplume y veillait au grain comme un prédateur guette sa proie depuis sa tanière.

- Laquelle me fait mieux ? lance Annarosa Caddenhead, dubitative, une robe dans chaque main.
- Vous êtes resplendissante peu importe votre accoutrement, mademoiselle. tonne la voix profonde d’Edwin Morneplume partout dans l’immense chambre de la Dragonne Céleste.
- Je sais, mais je veux votre avis, Morneplume.
- Mes considérations sont rivées vers votre protection, mademoiselle.
- Alors quelle robe favorise le plus ma protection ?
- Le pastel est moins voyant que les paillettes.
- Ah ! Voilà !

Dans l’ombre de l’immense rotonde qui accueille la chambre de la nouvelle maîtresse de la famille Caddenhead, le mur de pierre se tend et se liquéfie en une visqueuse substance pour laisser apparaître le corps long et osseux de Morneplume. Comme si c’était tout naturel, le lieutenant d’Élite s’extirpe de la paroi pour s’avancer avec nonchalance vers un des fauteuils face au foyer. Au passage, il ramasse un escargogramme qui traîne sur le lit à baldaquins de sa protégée.

Sur le papier, quelques lettres tapées à la machine dans une syntaxe des plus arides. La froide arithmétique de la bureaucratie.

- Le café ? Mon déjeuner ?
- Évidemment, mademoiselle.

La porte de la chambre s’ouvre. Une table de roc y entre en glissant silencieusement sur le parquet. Sur la table, des tartines, de la gelée de baies, un café fumant, de la chantilly, des fruits confits, quelques viennoiseries et, caprice de la maîtresse, un plat débordant de caviar.

Annarosa Ventura Caddenhead ne mange jamais le caviar. Elle aime seulement se délecter de sa présence et des moyens exorbitants déployés pour lui en fournir. Ça lui donne vie. Ça lui apporte sens.

Elle laisse tomber sa robe hors de prix au sol, sans plus de considération. Son visage s’est illuminé devant le festin qui accapare désormais son attention. La robe ? Relégué aux oubliettes, comme tant d’autres artefacts, bijoux, toilettes et cosmétiques qui sont chaque jour repêchés aux quatre coins du manoir par les domestiques, laissés ça et là par la Dragonne à l’attention factice.

De son pas léger, fin et gracile, la menue petite fille passe devant Morneplume, sa longue chevelure auburn flottant derrière elle comme un millier d’épines diaphanes. Faute de robe, elle est restée complètement nue. Sa silhouette blanche passe dans la périphérie du Lieutenant sans qu’il n’en fasse cas. Il n’a rien à faire de l’épuisante exubérance de sa protégée. Il connait ses jeux de confiance maladifs et ses lubies de sociopathe. Il sait très bien que s’il ne la regardait qu’un instant, un seul, juste assez pour qu’elle sente sa dignité tout d’un coup violée, elle le ferait tuer.

C’est ainsi qu’elle s’est toujours assurée de sa droiture et de sa confiance : en tentant chaque jour d’émousser l’infaillible rigueur de Morneplume.

De nombreuses fois elle l’a menacé de l’exécuter. De l’obliger à se tuer devant elle, parce qu’elle l’avait ordonné. Edwin, impassible, répondait toujours avec la même déférence.

- Mais qui vous protégerais alors, Mademoiselle ? Je ne pourrais imaginer personne sur les mers d’aussi dévoué que moi.

Et sans doute avait-il raison, chaque fois.

Annarosa s’était entichée de lui, avec le temps. À un point où, à l’abri des regards de ses homologues de la famille Caddenhead, elle osait désormais respirer en sa présence sans bulle ni scaphandre.

- Qu’est-ce qui est écrit ? Je ne l’ai pas lu, trop ennuyant.
- Pourtant cet escargogramme risque de vous exciter au plus haut point, Maîtresse. C’est un rapport des Paris Mondiaux Ouverts.
- Oh !

D’un saut léger, un croissant à la main, elle se lève du fauteuil où elle s’était lovée comme un félin. Gracile, elle traverse sa chambre immense et vide, ses pieds claquant sur le carrelage. Comme une gamine, elle s’assoit sur les genoux de Morneplume. Il ne bronche pas, mais comme un père pointe plutôt quelques résultats affichés sur la feuille.

- Il semblerait que le pari que vous suivez depuis quelques mois déjà commence à perdre de l’intérêt aux yeux de d’autres investisseurs.

Ses grands yeux sombres suivent attentivement le long doigt ligneux du Lieutenant. En silence, elle écoute le vieil homme de pierre lui expliquer. Aucune enquête avance, qu’il lui explique. Plus personne ne veut parier sur une légende, lui raconte-t-il. Peut-être est-il mort pour de bon, avance-t-il. Le sujet du pari, écrit en une seule question, marque le bas du papier. La simple vue du fait frémir les épaules nues de sa protégée.

« Tahar Tahgel est-il véritablement mort ? »

Il n’y a rien au monde qui puisse obnubiler davantage Annarosa que cette question. L’image de St-Glinglin cloué au mur et sa descendance égorgée a hanté les médias plusieurs jours durant. Assez pour que même les rapports publics de la Marine soient insuffisants pour calmer l’esprit tourmenté et paranoïaque de sa protégée. Le Chien Fou pouvait bien avoir chuté sur plus d’une centaine de mètres directement dans les profondeurs de Grand Line, rien là n’était suffisant pour apaiser Miss Caddenhead.

Elle ne lui dirait jamais, autant que lui-même n’aurait cure d’approcher un tel sujet, mais il savait très bien qu’elle vivait chaque nuit des terreurs nocturnes horribles qui la réveillaient en sueur dans son lit. Bien qu’il veille toujours au grain, Morneplume n’a aucun pouvoir pour vaincre les démons de l’esprit. Sa présence pouvait bien rasséréner Annarosa, mais les méandres des rêves étaient inaccessibles à la poigne de la justice.

- Si le pari perd en intérêt, c’est qu’il n’y a pas moyen d’y répondre…
- Certes.

Sur le chevet du fauteuil, l’escargophone sonne.

Morneplume répond.

Silence. Il raccroche.

Il y a comme un grognement satisfait qui s’extirpe de sa gorge. Annarosa Caddenhead se tourne vers son gardien, capte son regard mort dans lequel brille une infime étincelle. Un sourire mauvais déchire son visage.

Elle se lève et va se rhabiller.
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Les puissants pouvoirs d’Edwin Morneplume non seulement lui avaient permis d’espionner les nombreux domestiques et esclaves au service de la famille Caddenhead avec un zèle sans repos, mais aussi d’établir une tyrannie secrète et expéditive sur l’ensemble du personnel. Chaque jour, aucun murmure, aucune parole, aucune rencontre n’échappait à ses oreilles. En errant dans les murs de la demeure, il en avait fait son royaume secret, assurant une pleine sécurité à celle qui l’avait élu comme son plus fidèle serviteur. N’ayant plus à rendre de compte à aucun supérieur militaire, Morneplume pouvait paisiblement faire régner la justice sur son arrière-monde marijoan.

Aussi bien l’avouer, Morneplume était en vacances.

L’affaire Théolinus derrière lui, les sanctions avaient été graves. L’Assemblée des Nations s’était entre-déchirée sur son cas. Plusieurs représentants de royaumes indépendants s’étaient rendus jusqu’à la capitale du monde pour fustiger sur le cas du Lieutenant d’Élite qui représentait, comme l’avait cité le lendemain le Journal du Monde, « une menace pour l’entièreté de North Blue ». Sauvé par l’influence des pontes de l’Élite, capables de tirer quelques ficelles en coulisse pour éviter le pire à un élément  ayant mainte fois prouvé sa valeur, Edwin ne s’en était pas trop mal tiré.

La protection diplomatique d’Annarosa Caddenhead, nouvellement sacrée devant les quatorze familles des Tenryuubito comme l’héritière légitime du trône de St-Ginglin, avait jouée pour beaucoup aussi. Si de nombreux gouverneurs et fonctionnaires du Gouvernement avaient martelé qu’il était préférable de démettre Edwin Morneplume de ses fonctions sans faire plus de vagues, les dévots des mesures de guerres de la Capitale, voire quelques noms du conseil des Cinq Étoiles avaient ont murmuré, avaient préféré taire les actions du Lieutenant d’Élite et laisser son nom et ses hauts-faits prendre la poussière quelques temps dans la Capitale.

Trop de temps.

Compréhensif des raisons de sa mise à l’écart, Morneplume rongeait néanmoins son frein. Les nouvelles arrivant quotidiennement de North Blue, son terrain de chasse, n’étaient pas pour calmer ses ardeurs. Les Sept Familles, qu’il connaissait bien pour les avoir servies dans une autre vie, s’entredéchiraient dans un spasme d’agonie de plus en plus long, le chaos éclaboussaient des havres libérés comme Boréa ou Sunderr, la Révolution étendait à nouveau ses noirs tentacules dans les ombres…

Au moins, Morneplume pouvait toujours se conforter en sachant que c’était sans doute l’absence de ses sanctions qui permettait un tel foisonnement dans le monde du crime. Les barons détrônés par la populace, la Marine débordée par les fuites et les coups d’éclat.

Et pourtant aucun appel de son supérieur direct sur North Blue, le Commandant d’Élite Méphis Toffel. Aussi bien dire que l’Élite était perdue d’avance si le commandant prenait véritablement rennes de l’Élite au lieu de les déléguer, comme à l’habitude, à ses officiers les plus capables. Coupé de tous, maître de son microcosme, Edwin trouvait de jour en jour moins de saveur, moins de sens dans l’application de la Justice au sein du manoir Caddenhead. Il lui fallait à nouveau frapper dans les points névralgiques du mal. Sa mise à l’écart par les pontes du Gouvernement avait duré suffisamment longtemps. Il devait retourner sur North Blue, quitte à ne plus jamais remettre les pieds sur Luvneel du reste de sa longue existence.

Non, décidément les vacances ne plaisaient pas à Morneplume.

Si bien que lorsqu’un coup de fil lui vint depuis Manshon, alors-même qu’il ressassait les résultats des paris mondiaux avec Annarosa Caddenhead, Morneplume sentit son cœur de pierre se réchauffer d’une infime flamme. Un tison de passion dans la toundra de son âme.

Sa protégée gagnerait son pari. Tahar Tahgel était bien mort et il allait pouvoir le prouver.



Dernière édition par Edwin Morneplume le Jeu 9 Nov 2017 - 15:38, édité 1 fois
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- Un message de l’Agence Morneplume. Les récents remous qui agitent les Sept Familles m’avaient contraint à augmenter les enquêtes de l’Agence. Mon associé, Antoine Ilkovitch, a décelé dans le jeux des familles un secret qui vous plaira, mademoiselle.
- Parle moins, dis en plus.
- Le fruit du sang. Il est entre les mains des gangsters de North Blue.


***


Miser haut, viser juste. Gloust10


- Quelles-sont vos sources.
- Je ne vois pas de quoi vous parlez, Monsieur. J’aimerais cependant souligner qu’il me semble tout à fait impoli de surveiller les transactions de mademoiselle Caddenhead. Même de la part du Cipher Pol.
- Certes, mais les derniers soixante millions investis dans le pari ne venaient pas des coffres de la noblesse, mais bien des revenus de la Pulu Pulu Korp et d’une prime militaire.
- On ne peut rien vous cacher, Monsieur.
- Alors, quelles-sont vos sources ? Que savez-vous sur Tahar Tahgel ?
- Pas de faux raccourcis, voyons.

Café désert. Les images de sa conversation avec Annarosa s’effacent alors que devant lui il n’y a plus que cet homme aigri. Lunettes fumées, la bouche dans une moue perpétuelle, les sourcils inquisiteurs, les cheveux cirés et épais malgré une calvitie naissante. Drahez Gloust. Brigade des affaires internes.

Le Cipher Pol 0 n’existe pas pour bien de gens. Beaucoup soupçonnent que pour baigner dans le secret des dieux il faille des molosses capables de garder le jardin où ils cultivent leurs mystères. Si certains CP ont l’honorable mission de veiller sur les reliques de la Justice, nobles mondiaux et grands décideurs du Gouvernement, le CP0, lui, a la salissante mission de s’assurer que les portes du CP restent toujours closes aux trop curieux. C’est sans oublier que nombreux sont ceux qui écument les bureaux afin de s’assurer de la plus grande rectitude des agents du Cipher Pol. Connus des leurs qui les exècrent au plus haut degré, les agents du CP0 sont la crème de la crème des limiers, des désinformateurs, des traîtres et des manipulateurs du Bureau. Ça, Edwin le sait. Ce dont il n'a rien su jusqu'alors, c’est qu’une brochette de ces glaneurs s’évertuait chaque jour à remuer les paris mondiaux ouverts pour y dénicher et y colliger tous les jeux d’argents des grands de ce monde. Apparemment, Annarosa n’échappait pas à cet espionnage en règle, comme quoi même les gardiens de l’intégrité de la Justice se permettaient les écarts les plus culottés.

C’est donc quelques heures après qu’il ait reçu son coup de fil de Manshon qu’on a convoqué Morneplume dans un café marijoan. L’attendait sur place un tenancier rasé de près avec une démarche féline et fluide typique des maîtres du Rokushiki. Après avoir tiré tous les stores, l’agent patibulaire le guidait jusqu’à la seule table occupée du café. Posée sur la table, une chemise avec quelques papiers bien classés. Le zèle acharné des bureaucrates, Edwin sait le reconnaître et l’apprécier. Drahez Gloust, après s’être présenté sobrement, lui inspirait déjà les froides méthodes qui font la force du Gouvernement.

- De faux raccourcis ? Nous parlons ici de sécurité d’état. Vous êtes toujours officier d’élite, il est de votre devoir d’informer le Gouvernement de vos actions.

Sa voix est feutrée. Drahez Gloust, avec le temps passé dans des bureaux poussiéreux à classer des documents innombrables, en est venu à prendre les caractéristiques de la matière principal de son travail : le papier. Ton sec, mains lisses, mouvements légers, vaporeux, peau parcheminée ; il est un vieux grimoire fermé à clé. Un code de loi rigide et inviolable.

Morneplume commence déjà à l’apprécier. Il le pense franchement, puis s’allume une cigarette.
Il souffle une bouffée avant de répondre. Il a appris à négocier avec des supérieurs peu réceptifs, Morneplume. Son autonomie acquise sur les Blues l’avait été au prix de froids échanges de bureau avec des hauts officiers contraints à leurs derniers retranchements. Il regarde la fumée s’envoler, goûte son interlocuteur qu’il laisse mijoter dans l’attente. Les stores filtrent quelques rayons de fin d’après-midi. Ils découpent les volutes comme tant de lames de lumière. Il y en a un, de ces rais, qui éclabousse de biais le visage de Gloust. Les yeux froids de Morneplume y décèlent une tension, infime. Un tic. Une brèche.
Il est de nouveau à la chasse.

- Je peux vous informer de mes actions, certes, mais mademoiselle Caddenhead n’a aucun compte à rendre au CP0.
- Tout le monde sait très bien qu’Edwin Morneplume n’investirait pas bêtement toute sa fortune dans un pari futile sans raison.

Droit sur sa chaise, les jambes croisées, Morneplume avance son visage impénétrable.

- Et ne serait-ce pas simplement une stratégie financière pour pousser mes opposants à relancer le pari ?
- Soyons sérieux, vous n’y gagneriez rien, Morneplume. Que savez-vous sur le Chien Fou et quels sont vos sources ?

Il soutient ses pupilles glaciales, Gloust. Il n’a que le reflet de ses lunettes pour lui rendre son regard. Un habile bouclier. Les longues mains lisses de l’agent ouvrent la chemise pour en sortir quelques papiers.

- Je sais que Tahar Tahgel est mort. Mes sources, elles, sont fiables.

Drahez souffle du nez. Un imperceptible soupire qui lui fait éviter le pire, il semblerait. Personne ne voudrait revoir le capitaine des Saigneurs des Mers fouler à nouveau les océans, pas même un bureaucrate libidineux comme Gloust. Il tire un stylo et écrit d’ailleurs quelques notes sténographiées dans le code du Cipher Pol sur l’un des documents qu’il a entre les mains. Rien que Morneplume ne puisse lire. La curiosité, de toute façon, est un défaut qu’il laisse à d’autres. Morneplume connait les choses qu’il doit savoir et sait ce qu’il doit connaître. L’instinct. Voilà à quoi il se tient.

De sous son smoking, il tire une affiche pliée. Ramassée en hâte au QG de la Marine en allant vers le café.
Il la déplie puis la pose sur la table.

- Les familles Martico et Venici se sont liguées contre les Tempiestas, sur North Blue. Elles ont dérobé un trésor de guerre à cette malheureuse famille en déroute : le fruit du sang. Celui-là même qui devrait toujours être dans le ventre de Tahar Tahgel…
- …s’il était vivant.

Drahez Gloust acquiesce lentement et rédige quelques notes supplémentaires. Un demi-sourire éclaire son visage sous la lumière filtrée par les stores. Mielleux.

- Vous êtes en train de me dire qu’il y a deux ans, l’amiral Shiro n’a pas failli en laissant chuter le Chien Fou depuis le haut de Red Line jusque dans les récifs de la Flaque…? Que Tahar Tahgel, celui qui a détruit Impel Down, en serait mort ?
- Considérant qu’il s’agit de mon dossier militaire que vous avez entre les mains, vous êtes à-même de savoir que je ne m’amuse que très rarement à émettre des hypothèses et que ce que je dis fait toujours office de vérité.

L’agent d’élite arque un sourcil et glousse un peu. Les premières barrières de ce jeu d’influence tombées, il semble s’amuser beaucoup avec Morneplume. C’est peut-être l’intraitable tempérament du lieutenant qui lui fait cet effet. Court silence, Edwin tire sur sa cigarette.

- Et même s’il était vivant, ce dont je doute, le fruit du sang reste en vadrouille. Personne ici ne voudrait laisser voir le jour à un prochain saigneur sans avoir pu faire quelque chose.

Drahez Gloust pose ses dossiers. Un petit gloussement s’échappe de sa gorge flasque. Il appuie ses coudes sur la table du café et croise les mains. Ses lunettes glissent sur son nez. Derrière, il y a des yeux mesquins, inquisiteurs, injectés de sang, d’un marron pâle et maladif – trop de temps passé à lire des atrocités, sûrement.

- Et vous comptez ramenez le fruit du sang à Marie-Joie ?
- Mademoiselle Caddenhead n’en voudrait pour rien au monde. Il est toutefois nécessaire pour mettre fin à ce pari.

Morneplume pointe l’affiche qu’il a déplié sur la table.

- C’est Dimas le Transporteur, un génie de la contrebande. Avec la prime qu’il a et au nombre de choses illicites qu’il a fait traverser d’un océan à l’autre, laissez-moi vous dire que c’est un bon.
- C’est lui qui a le colis ?
- Et il pourrait très bien ne plus l’avoir dans trois jours.
- J’ai des agents qui peuvent se saisir de lui en un coup d’escargophone.

Morneplume écrase sa cigarette sur le visage de Dimas. Un homme comme n’importe qui, sans histoire ou sans trait distinctif. L’atout des meilleurs bandits. Les yeux morts du Lieutenant crèvent ceux de Gloust.

- Mademoiselle Caddenhead ne serait pas très heureuse de savoir qu’on lui a refusé de mettre à jour son pari. Des sanctions très graves pourraient vous être imposées, Monsieur.
- À quoi vous jouez Morneplume ? Vous savez très bien qu’il s’agit de sécurité d’état.
- J’en suis fort conscient, Monsieur. Et personne ne serait mieux qualifié que moi pour ramener le fruit du sang à Marie-Joie, sauf le respect que j’ai pour vos agents.

Il a une grimace malsaine. Comme si les propos du Lieutenant nourrissent en lui une sorte de jouissance. Sans doute le plaisir de savoir le destin de quelqu’un sur la sellette, la plus grande responsabilité de ce genre de bureaucrate. Dieu sait combien de fois par jour il peut expérimenter une telle sensation, Drahez Gloust.

- Vous avez été bien trop longtemps en vacances, Morneplume…
- Je trouve aussi. Une mission sur North Blue et on ne pourra écarter mon dossier plus longtemps. Il est temps que je retourne faire le ménage dans les affaires des familles et de la Révolution.

Ordonnez à vos agents de délayer les départs de navires marchands de Manshon pendant une semaine. Trouvez une bonne excuse : grève des armateurs, augmentation des contrôles portuaires, meurtre d’un officiel, la peste dans les cales… Je veux un croiseur qui fait la navette de Manshon jusqu’à Marie-Joie, un escargophone blanc, un escargophone noir, un mandat me réhabilitant dans mes fonctions pour toute la durée de l’enquête et votre plein soutien durant tout le processus.


- Ne me dites pas comment faire mon travail, Morneplume.
- Je pars demain.
- Marché conclu. Mais je veux le fruit entre mes mains dès votre retour.

Morneplume s’est déjà levé. Le tenancier, dans l’ombre, s’éclipse devant la silhouette massive du Lieutenant.

- Et si vous échouez, Morneplume, on oubliera très vite votre dossier dans le fond d’un classeur !


Dernière édition par Edwin Morneplume le Mer 8 Nov 2017 - 15:20, édité 1 fois
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La nuit, même dans les villas les mieux gardées, peuvent s’immiscer des monstres terribles. Le jardin, pour eux, est un territoire conquis depuis longtemps. C’est là, parmi les branchages et les buissons, qu’ils prennent forme. Les silhouettes des arbres leur offrent des longs bras tordus qui viennent gratter contre les fenêtres. Les ombres des buissons, léchées par la lumière des lampadaires, s’étirent et révèlent des silhouettes biscornues et frémissantes. Les monstres guettent par les fenêtres, rampent dans les ténèbres et se faufilent dans les demeures des bonnes gens pour hanter leurs songes. Elle le sait depuis longtemps et s’évertue, la nuit, à les tenir loin. Chaque soir des domestiques cerclent sa couchette de lampes et de chandelles, une barrière de feu pour tenir en respect les pires créatures.

Malgré cela, rien ne les empêche de rôder dans les couloirs, d’investir les sous-sols et le grenier ou de s’embusquer dans les placards. Ils sont partout et ils se pourlèchent à l’avance en s’imaginant se repaître de sa chair tendre. Sa chair délicieuse.

Ils s’avancent lorsqu’elle ferme l’œil.

Ils grognent lorsqu’elle tend l’oreille.

Ils complotent et ricanent dès que le sommeil la gagne.

Et parmi eux, lui, il est là. Elle peut sentir son aura de mort. Goûter le sang de son aïeul sur ses mains. Elle le craint et sait qu’il peut l’entendre grelotter dans le noir, qu’il s’abreuve à chacune de ses larmes et que chaque pensée dirigée vers lui est une meule sur laquelle il aiguise le tranchant de sa lame. Rien ne la ronge davantage que de la savoir là, tout près.

Son spectre fait pourrir la vie aux alentours. Chaque matin elle se lève avec les exhalaisons putrides de la décomposition collées au nez. Chaque soir elle se couche et tâte la moiteur de ses draps souillés par le Mal. Chaque nuit où sa surveillance s’épuise il rampe un peu plus près de son lit. C’est son unique bras qui le tracte. Son moignon toujours sanguinolent laisse derrière lui une traînée morbide qui disparait au petit matin.

Mais elle sait son plancher salit par le roi des monstres. Elle devine dans les interstices de la pierre les marques rouges du sang incrusté. Elle entend chaque nuit son souffle rauque et moribond, son rire sec et aigri, son cœur battant au rythme d’une rancœur éternelle. Ses frusques usées par la mer frottent contre le sol. Sa main traverse le feu et s’agrippe à ses draps. Sa peau se calcine et ses tissus s’embrasent, mais il ramène le lit à lui et arrache les baldaquins. Elle l’entend humer les draps, se moquer de sa peur. Son souffle fétide caresse son cou. Il est sur lui.

Le spectre du Chien Fou.

- MORNEPLUME !

Elle s’est réveillée en sueur, en pleurs, Annarosa. Ses draps sont trempés. Son visage baigné de larmes. Elle peine à reprendre son souffle.

Autour d’elle, toutes les chandelles se sont éteintes.

Elle peut encore sentir sur elle la poigne glaciale du spectre.

- Tout va bien Mademoiselle. Je suis là.

Dans l’ombre, une allumette craque. Elle éclaire le visage immobile de Morneplume. Lentement, il s’avance vers la couche de sa maîtresse et entreprend de rallumer chacune des chandelles. Sous le regard terrifié de la jeune Caddenhead, il avance jusqu’à une extrémité de l’immense chambre circulaire pour y fermer une fenêtre à carreaux ouverte.

- Tu ne peux pas partir.
- Mais votre pari, Mademoiselle.
- Je sais…

Il veille comme ça sur elle à chaque nuit, Morneplume. Il s’est acclimaté avec le temps à ces heures de sommeil fugaces et morcelées, toujours à demi-réveillé. Dans la pierre, le temps passe plus lentement. Tout y est immobile, si bien qu’il s’y permet parfois le luxe d’une sieste.

- Si tu reviens bredouille, je te fais exécuter.
- Cela va de soi.

Il répond ça avec sa voix calme et caverneuse. C’est bien la deuxième fois aujourd’hui qu’on le menace de la sorte. Personne à Marie-Joie ne rigole avec un marché. Dans cette ville, il n’y aucune parole qui se perd. C’est un recyclage immense de fausses promesses, de mensonges, de marchés, d’alibis, de magouilles et de charmes qui s’emmêlent et s’entrecroisent dans le pouls grouillant de la capitale. Annarosa entend des monstres tapis dans l’ombre. Morneplume, lui, entend murmures et ragots parasiter le silence de la nuit. Chaque marché est une promesse qu’on ne tient qu’une fois, ici. Ceux qui échouent sont oubliés ou laissés aux corbeaux. Soit, c’est ainsi que Morneplume a toujours conçu sa rédemption. Comme une lutte acharnée avec la mort. Combien de fois encore serait-il capable de la braver, d’ignorer son souffle glacial, avant qu’elle ne l’étreigne pour de bon ? Il a une réponse préparée depuis longtemps à un tel questionnement, Edwin.

Tant que Justice ne sera point faite, il ne pourra quitter ce monde.

- Je serai toujours là, à vos côtés, peu importe la distance Mademoiselle.

Il dit ça, sans appel, sans compassion, puis disparait dans l’ombre.

Annarosa, dans la nuit, reste cramponnée à ses draps.
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Les docks de Marie-Joie, riches en marchandages et en escroqueries. Tout le monde s’en doute mais peu sévissent. Après tout, nombreux sont les Dragons Célestes ou les agents du gouvernement à abuser d’odieux commerces afin de satisfaire des desseins plus grands, plus purs. Edwin est de ceux-là. Longtemps sur North Blue avait-il plongé dans la fange la plus crasse afin de mettre la main sur les plus ignobles malfrats.

Tout justicier l’apprend à ses dépens :  on se souille à la mesure de ceux qu’on veut occire. Ceux qui montent vite en grade l’ont appris et ont le plus de sang sur les mains, les autres sont des grands naïfs ou des laxistes. Il tient pour meilleur exemple ce colonel parti sur Grand Line il y a plus de trois ans et devenu Vice-Amiral après tant de péripéties, Edwin. Le fils d’un Fenyang bien plus honorable. Lui est chanceux parmi beaucoup d’autres qui ont péri pour des sottises moins graves. Morneplume, lui, ne laisse jamais place à la chance. Elle est pour lui un ennemi retors et imprévisible. Ne rien laisser au hasard est plus pratique, plus expéditif.

Derrière Morneplume, sur les docks, Annarosa le fixe par la fenêtre de sa diligence. Après avoir distribué quelques ordres à des matelots qui s’empressent de grimper sur le croiseur, le lieutenant se retourne vers sa maîtresse.

Il y a comme quelque chose de solennel, presque dramatique. Même lui peut le sentir. La première fois qu’ils se quittent depuis près d’un an. Il l’a accompagné jusqu’alors dans chacune de ses sorties, pour chacun de ses caprices. Les pupilles sombres de la cheffe des Caddenhead croisent les perles glacées d’Edwin. Échange. Promesse.

Elle détourne la tête avec une air revêche.

Elle déteste se laisser aller à de telles écarts.

Edwin, lui, n’a cure de ce qu’elle peut penser. Ses pensées sont fixées sur son objectif. Sa vie et la pérennité du gouvernement en dépendent désormais.

- Lieutenant Morneplume ?
- Qui êtes vous ?
- Curieux. Je suis curieux.
- C’est un vilain défaut.
- Ou une grande qualité. Ça dépend de qui me paye.



Morneplume tire sur sa cigarette. L’homme apparu à ses côtés fait de même. Les deux admirent les grandes falaises rouges qui les surplombent. Un ange passe.

- Pourtant ça vaut la peine.
- D’être curieux ?
- Oui. Pour la vérité.
- Hm.

Il a ce cache-œil qui lui enlève toute fiabilité. Ces cheveux en bataille de clochard. Son accoutrement usé lui donne des airs de petite racaille. Sur ses jointures, dans son visage, les marques de quelques bagarres. De sales cicatrices pour des enjeux sûrement insignifiants. Dans la poche de son jeans, Morneplume devine un carnet de notes.

- Je n’aime les journalistes.
- Pourquoi ?
- Ils me font mauvaise presse.
- C’est sans doute justifié.
- C’est simplement que mes fins leurs échappent. Il n’y a pour eux que les moyens.
- Ah, si ce n’est que ça…

Edwin se prend une seconde cigarette. L’inconnu tire un briquet de sa poche et lui allume. Bien.

Edwin aime les gens serviables.

- Vous reprenez du service, Lieutenant ?
- Ça vous regarde ?
- C’est un mandat de l’État Major ou d’un autre bureau ?
- C’est un mandat confidentiel.
- Vous bossez pour le CP désormais ?  
- Je n'ai pas dit ça.
- Vous l’avez insinué. Un mandat suffisant pour que votre départ figure pas sur le roulement normal des croiseurs de la Marine dans les rapports des docks.
- Comment avez-vous mis la main sur de tels papiers ?
- Vous avez négocié avec le CP pour qu’ils vous refilent du boulot. Vrai que ça fait longtemps qu’on ne vous voit plus sur North Blue. Qui manipule qui dans cette affaire ?

Il pose ses questions avec une arrogance insupportable. Malgré ses traits usés de vieux routier, le journaliste est tranchant et précis. Il pose ses questions comme des affirmations. Frustrant. On a envie de lui répondre pour le contredire. Morneplume, lui, a plutôt l’envie, mince et subtile, de l’écraser. Il ne sait d’où vient ce limier au flair implacable, mais il y a quelque chose, dans l’intonation qu’il a utilisé en usant du mot « vérité ». Comme une froide promesse. Quelque chose qui terrorise et fascine Morneplume à la fois.

- Alors ? On ne répond plus ?
- Trop de questions.
- Allez, vous êtes plus coriaces.

Les deux tirent sur leurs cigarettes.

Le journaliste tourne la tête vers Morneplume. Son œil unique, opaque et sombre, croise les pupilles glaciales du Lieutenant. De quoi figer n’importe quel homme sur place. De quoi fusiller les plus faibles.

- C’est peut-être que c’est une affaire de Dragon Céleste ? C’est elle qui vous fait revenir dans l’arène en forçant le Cipher Pol à vous refiler un mandat. Je vais trop loin ?
- Rien qui ne vous regarde.
- Pourtant ce sont des fonds publics et des intérêts publics qui motivent les agissements de la Marine, comme ceux du Mondial. Je croyais que quelqu’un qui martèle aussi souvent « la justice » dans ses communiqués de presse faisait un peu mieux son boulot. Ou bien vous n’êtes qu’un pantin entre les mains de la Mar…
- Silence.

Sa main s’est refermée sur le coup du clochard. Il le soulève légèrement dans les airs, suffisamment pour lui couper le souffle. De son autre main, il lui arrache sa cigarette. Son ton est posé, son propos meurtrier.

- Je n’apprécie pas que l’on se mêle de mes affaires, Monsieur. J’aime encore moins qu’on les commente ou qu’on les critique.
- Vous devriez faire plus attention à comment vous bossez alors.

Morneplume va pour répliquer, puis s’arrête. Une tension au niveau de son coup le retient de parler. Il baisse les yeux. Les deux mains du journaliste sont cramponnées au col de son veston. Il tire vers lui le tissu fripé jusqu’à presque le déchirer.  

Edwin a presque un sourire. Un battant. Prêt à tout pour avoir ce qu’il veut. Il les comprend et les tolère, ceux-là. Uniquement lorsqu’ils sont de son côté.

- Votre nom ?

Sa poigne se relâche un peu.

- Thierry.
- Ça c’est un prénom.
- J’ai pas mieux.
- Que voulez-vous ?
- La vérité.
- Vraiment ?
- Vraiment.
- Alors voici mon numéro d’escargophone.
- Vous êtes pas si terrible finalement. Vous collaborez vite.
- C’est parce que j’aime les gens de votre trempe. Vous finirez bien par vous entendre avec moi.
- Ça peut pas être le contraire ?
- Non. Je ne m’entends avec personne. Et d’ailleurs, personne ne m’appelle. C’est moi qui donne les coups de fil.
- Noté.
- Vous voulez votre scoop ? Soyez docile.
- J’ai dit que j’avais noté.

Les pieds de Thierry retournent au sol. Il rajuste sa blouse, regarde aux alentours, puis s’en va lentement. Satisfait. Edwin, lui, fait de même. Il a donné sa pitance au chien de chasse.

Finalement, peut-être qu’il les aime bien, les journalistes.
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Alors qu’il laisse derrière lui le journaliste et qu’il grimpe sur le croiseur dont on largue les amarres, Morneplume est rejoint par le sergent de bord, un rouquin avec une gueule carrée et un air craintif et servile.

- Lieutenant Morneplume ! Un appel vous attend depuis que vous êtes à quai.
- Hm ?
- Un certain Monsieur Gloust, il n’a pas décliné de titre ou de rang…

Le supérieur du CP0, l’homme de l’ombre, le vicieux fonctionnaire qui lâcherait le couperet sur Morneplume s’il s’avisait d’avoir fait déplacé autant de ressources de la Marine pour une hypothèse infondée. Sans plus attendre, voyant le sergent tirer de sa poche un escargophone à la mine pincée, Morneplume décroche le combiné.

- Supérieur Gloust.
- Les ports de Manshon sont bloqués Morneplume. Normalement, aucun navire ne devrait en sortir pour les cinq prochains jours… aucun navire que l’on puisse intercepter en tout cas… Sachez que c’est une manœuvre osée qui m’a coûtée très très cher lieutenant.
- Et elle vous rapportera encore plus gros, Gloust, soyez rassuré. D’ailleurs…
- Quoi ?
- Le sergent.
- Quoi le sergent ?
- C’est un homme à vous.

L’escargophone a un rictus qui pourrait s’apparenter à un sourire. Une sorte de grimace sardonique effrayante.

- Sachez que je m’investis toujours un peu quand les enjeux sont importants. Vous êtes surveillés Morneplume, et ce ne sera pas uniquement par les mafias du charmant ramassis de ruelles et de bouges crasseux que vous appelez « maison ».
- Je n’ai pas de maison, Gloust. Partout où Justice est faite, je suis chez moi.
- Eh bien espérons que ce soit le cas à Manshon !
- Je vous souhaite plutôt que je me sente toujours chez moi lorsque je reviendrai à Marie-Joie.
- Morneplume… C’est une menace ?
- Non, simplement un rappel qu’à partir de maintenant, vous avez bien plus à perdre que moi.

Edwin raccroche, remet l’escargophone au sergent qui a écouté toute la conversation. Une mine ébahie a fait place à sa mimique servile d’un peu plus tôt. Il se sait découvert après tout.

- Comment vous saviez ?
- Que vous êtes du CP3 ? Une évidence. Gloust me ferait sûrement pister, pour m’abattre si j’échoue, sans doute.
- Hm.
- Et puis personne ne décroche à mon escargophone sans avoir une terriblement bonne raison, sergent. Je suis du genre rigoureux, mais pas du tout tolérant, et ça se sait dans les rangs de la Marine. C’est une bévue compréhensible pour un agent qu’on a assigné à ma filature le jour-même et qui savait pertinemment qui était au bout du fil lorsqu’il a répondu pour me passer l’appel.
- Hm…
- Et changez-vous. Votre uniforme n’est pas de la même division que les autres matelots.

L’homme s’éclipse en silence alors que Morneplume se tourne vers la côte de Red Line qui rapetisse de plus en plus. Il devine bien la mine de l’agent qui, tête basse, doit désormais s’en vouloir d’avoir sous-estimé le traqueur en chasse.

Edwin est en alerte. Dans un état d’extase qu’il n’avait plus connu depuis un an et qui ne connaîtrait de repos qu’au moment où il serait de retour à Marie-Joie. Dans quelques jours, il serait de retour sur North Blue et plus rien ne pourrait l’empêcher d’appliquer la justice comme il le faisait auparavant. Ses sens de limier, son intraitable flegme, nul ne pourrait prédire s’il dormirait les nuits prochaines, plutôt préoccupé à préparer son enquête d’un bout à l’autre.

Le fruit du sang se cachait quelque part à Manshon, entre les mains d’un des contrebandiers les plus expérimenté des quatre océans. Morneplume devrait le retrouver le plus rapidement possible dès son arrivée. Il en allait de sa carrière, sinon de sa vie. Et ni lui, ni Drahez Gloust, ne souhaitaient sombrer dans l’oubli ou le déshonneur pour un triste pari. Pour Morneplume, mieux valait encore jouer le tout pour le tout plutôt que de simplement croupir encore une année dans les palais des aristocrates marijoans.

Il va reprendre du service, et ce pour de bon.
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