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Aussi sec que du bois

- L'est pas mal charpenté, ton pinard. Pas dégueu !

   Assis autour d'une table dans l'une des cabines du navire marchand à destination d'Endaur, le chef de projet personnel du Responsable des finances, Franck Blummer, et moi-même goûtions un vin qu'il avait acheté à un proche du Responsable des vivres, Bob Runo. Malgré ses airs de bureaucrate maniéré, j'ai très vite appris à apprécier Franck, avec lequel je partage quelques points communs, dont un certain penchant pour la manipulation et les actes crapuleux.
    Plutôt fin, les doigts semblables à des pattes d'araignée, le nez pointu et le regard malicieux, ce gars-là porte en permanence un pantalon de costume et une chemise fermée jusqu'au dernier bouton. Seul fantaisie apparente : un nœud papillon coloré en fonction de son humeur du jour. Aujourd'hui, il est jaune et vert.

    Pourquoi sommes-nous ensemble ? Parce que nous nous rendons sur Endaur, afin d'y officialiser un contrat entre le Consortium Ramba et le Centre d'Acheminement des Ressources de Rokade. Pourquoi suis-je là, moi qui ne travaille pas directement pour les Cinq de Rokade ? Parce que Franck a eu vent de mes activités et m'a engagé comme "employé polyvalent temporaire". Autrement dit, je lui sers de main d’œuvre, de mercenaire, de moyen de pression, de secrétaire et de fouineur : la vérité est que la réputation de Rokade risque de déplaire aux bûcherons de cette île, plutôt enclins à travailler pour les chantiers navals du Royaume de Bliss et de Water Seven, aussi faudra-t-il ruser et faire pression sur l'une des scieries les plus populaires pour parvenir à nos fins.

- Tu vois, je t'avais dit que tu l'aimerais ! Ça m'étonnerait que t'aies droit à ça tous les jours.
- Oh mais c'est bien de s'y habituer maintenant. Plus tard, ce sera mon quotidien...
- Comment ça ?
- T'occupe, j'rêve éveillé.

    Franck me regarde sans trop comprendre puis finit par hausser les épaules :

- On devrait plus tarder à arriver. Tu te rappelles ce que tu dois faire ?
- Ouais ouais : faire "bonne" impression, montrer qu'on est sérieux et, si ça marche pas, recueillir des infos susceptibles de jouer en défaveur d'leur patron et d'son commerce.
- Exactement. Tout est bon, tant que nous pouvons obtenir le bois du Consortium.
- Pourquoi le Consortium ? Y a des tas d'scierie susceptibles d'être des... partenaires commerciaux.
- Parce qu'il est populaire ! Il est l'un des fournisseurs les plus influents de l'île, et c'est la qualité des bûcherons qui y prédomine. Si monsieur Ramba accepte de nous fournir, personne n'osera s'interposer... Oh bien sûr il devra faire attention à ce que ses autres clients ne s'en rendent pas compte mais ça c'est son problème.

    Et le chef de projet se met à rire, tout seul. Aussitôt on frappe à la porte. Il invite à entrer et un homme ouvre. C'est l'un des marins qui nous informe que nous sommes arrivés. Le reste de l'équipage exécute les manœuvres d'accostage.
   Nous sortons de la cabine pour nous rendre sur le pont et admirer la vue qui s'offre à nous : Endaur, l'île boisée, dont le haut des arbres forme un champignon immense et feuillu recouvrant tout. Plus en avant, face au navire, un village fait de chalets et de maisons à colombages complexes. Ça et là, des entrepôts plus gros les uns que les autres et des ateliers éparpillés fourmillant d'autochtones affairés et colossaux. La première pensée que j'ai devant pareil spectacle est la suivante : comment diable pourrais-je intimider qui que ce soit ici ? Ils sont tous au moins aussi costaux que moi ! Et si ce que je crois être des femmes au loin le sont, elles n'ont rien à envier à leurs conjoints !

   Nous finissons par accoster au premier quai. Franck Blummer et moi descendons, suivis des trente hommes sous ses ordres. La plupart sont des marins d'expérience, tous sont des fripouilles triées sur le volet sur le Rocher. Des gaillards habitués à vivre à la dure. Mais en face, l'accueil n'est pas moins impressionnant : des types au menton carré, au torse velu et aux bras épais comme des massues, le regard aussi dur que l'acier des haches qu'ils manient et le sourire perdu pour la majorité sous de larges barbes hirsutes. Et comme je le pensais, les femmes leur sont comparables. Sauf pour la barbe. Peut-être.

- Bien l'bonjour !

   Un type haut de plus de deux mètres dépasse ses congénères pour nous rejoindre, je devine à ses pommettes un large sourire sous sa touffe broussailleuse. A peine s'arrête-t-il d'avancer qu'il tend son énorme main vers Franck qui lui offre la sienne. L'autre l'empoigne et secoue mon employeur aussi aisément que s'il était fait de carton. Si son apparition ne m'avait pas autant mis mal à l'aise, je me serai fendu la gueule... Malheureusement, avec un gars pareil, difficile de m'imaginer un seul instant pouvoir jouer les gros bras. Et j'étais certainement le mieux bâti de notre petit groupe.

- Je m'appelle Chirp et je suis le Maire de cette île.
- Cette île ? Pas juste d'ce village ?
- Eh non ! Sur Endaur, il n'y a qu'un Maire pour représenter les quatre villages.
- Pourquoi ça ?
- Parce que d'une : les quatre villages agissent dans un but commun, l'activité étant la même partout, et de deux : parce que je suis officiellement le plus fort ici.

   "Pourquoi ça ne m'étonne pas ?" songé-je. A ma droite, Franck reprend contenance et réajuste son nœud papillon.

- Que me vaut le plaisir de votre venue, messieurs ?
- Nous venons pour affaire. Je viens de la part de Tomi Pika, Responsable des finances de Rokade, pour traiter avec le Consortium Ramba. Nous souhaitons établir un nouveau partenariat commercial.

    Aussitôt, je ressens comme une tension dans l'air. L'imposant Chirp ne semble plus aussi ravi de nous voir et je suis certain d'entendre son poing craquer. A moins que ce ne soit sa mâchoire qui grince ?

- J'ai entendu parler de Rokade... De là à penser que ce "Rocher" existe... Pour affaires dîtes-vous ?

   Les bûcherons se rapprochent de nous et les hommes de Franck se serrent les uns les autres par sécurité. J'en entends certains déglutir tandis que le Maire nous domine de toute sa taille. Et c'est là qu'il pose la question qui risque de décider l'avenir de notre groupe et, par extension, de nos relations avec l'île :

- Qu'est-ce qui me prouve que vous n'êtes pas juste venus foutre la merde sur Endaur, comme toutes les autres crapules de votre espèce ?


Dernière édition par Dorian Silverbreath le Mar 21 Nov 2017 - 0:42, édité 1 fois
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- Eh bien... Disons que je ne serai pas venu avec seulement une trentaine d'hommes si c'était pour "foutre la merde", comme vous dites.
- Sans compter le fait qu'on aurait évité d'accoster en pleine journée, au port, et qu'on se s'rait contenté d'aller voir monsieur Ramba au lieu d'causer avec vous. Quoi qu'vous pensiez, on est vraiment là pour parler affaire avec lui.

   Chirp se passe la main dans la barbe tout en nous dévisageant à tour de rôle. Le silence qu'il laisse planer est pesant, mais j'en ai vu d'autres et Franck aussi apparemment, car il ose mettre les mains sur les hanches. De profil, je peux voir la perle de sueur couler le long de sa tempe, signe évident qu'il n'est pas du tout serein. Il continue d'afficher une mine décontractée. Très professionnel !
   Finalement le Maire soupire et fait signe aux autres de retourner à leurs occupations.

- Suivez-moi : la scierie des Ramba est aux abords de la forêt, juste à la sortie du village... Mais je vous préviens, s'il y a le moindre problème, j'accours et je vous jette dans le fendoir avant de vous poncer la face ! Vu ?
- Compris.

   Pour montrer sa satisfaction, l'énorme bûcheron crache par terre et nous le suivons, laissant là l'équipage. Au passage, nous admirons la rue principale du village, laquelle donne sur une petite place où se tient un chalet plus imposant que les autres : la mairie. Celle-ci est en bois sombre avec de véritables bûches en guise de poutres apparentes. Bâtie sur deux étages, la structure possède six fenêtres rien que sur le devant, un parvis en roche lisse et un petit conifère de chaque côté de la double porte à l'entrée.
   Les maisons alentours sont tout aussi stylisées, preuves du talent des autochtones, habitués au travail du bois sous tous ses aspects.

   Nous arrivons devant la scierie des Ramba où se trouve le chef de famille, Arnold Ramba. L'homme est légèrement différent du reste de la population, dans le sens où il a le menton aussi lisse qu'une peau de bébé. Par contre, il l'a rectangulaire. Pas carré, pas ovale, mais rectangulaire. Ses cheveux mi-longs sont sales, plein d'écorces et de poussière.
   Le Maire nous présente et finit par s'en aller, avec un dernier regard noir dans notre direction. Arnold nous propose de nous asseoir près de l'atelier, sur des rondins servant à la fois de table et de tabourets.

- Bon. Paraît qu'vous voulez causer affaire ?
- Oui, nous sommes venus spécialement pour vous. Nous souhaiterions établir un traité commercial avec le Consortium.
- Et vous êtes ?
- Comme l'a dit le Maire, nous sommes des envoyés des Cinq de Rokade, ici pour négocier avec vous. Vous faites partie des groupes les plus influents de l'île, aussi espérons-nous faire de vous nos principaux fournisseurs en bois pour notre chantier naval.
- Mmh... Au moins vous y allez pas par quatre chemins ! J'apprécie.

   C'est maintenant que le jeu commence : Franck et moi sommes semblables. Puisque le patron pense que nous préférons jouer franc-jeu d'emblée, nous pouvons dès à présent dire ce que nous souhaitons et faire passer cela pour vérité. Mais les gens d'ici ont beau être taillés pour agir et non réfléchir, ils n'en sont pas moins pourvus d'un certain sens logique et d'une suspicion propre aux ruraux.
   Arnold a la bouche légèrement entrouverte, et je distingue l'espace d'un instant le fossé séparant ses deux incisives. J'en perds mes mots tellement c'est laid.

- Mais vous comprenez qu'c'est compliqué pour moi... J'vend déjà pas mal de bois à la Marine pour ses bateaux. Alors copiner avec des gars du Rocher... C'est pas génial comme plan.
- Oh mais en tant que boîte privée, vos comptes ne regardent que vous. Si jamais, vous pouvez imposer le secret professionnel et l'affaire est close.
- Surtout qu'la Marine se fiche de savoir d'où provient l'bois d'un bateau qu'ils vont couler.
- Mouais... Mais qu'est-ce que j'y gagnerai, moi ?
- L'argent des transactions, un accord de non-agression de la part de l'ensemble des habitants de Rokade ainsi que des propositions d'échanges favorables à votre compagnie et aux gens du coin si le coeur vous en dit.
- Ça m'a l'air réglo...
- Evidemment !
- Naturellement.
- Que faire ?
- Pourquoi ne pas...
- Simplement accepter ?
- Vous ne le regretterez pas !
- Oui j'pourrais... Mais... Non. Je n'peux pas accepter navré.

   Nous dévisageons le bûcheron, bouche bée. Lui nous regarde avec un air sincèrement désolé. Ce qui me donne envie de le baffer. La présence de quatre autres coupeurs de bois et de leur outil de travail en retrait me retient d'agir.
  Franck est contrarié et la goutte de sueur sur sa tempe est plus grosse que tout à l'heure, face à ce Chirp.

- C-comment ça vous refusez ?
- Bah j'refuse quoi. J'veux pas avoir d'problème. Pi c'est pas tant l'fait que la Marine soit au courant : c'est surtout qu'les gars du coin ont un certain sens de l'honneur. On bûche pas pour n'importe qui et la morale nous dit d'pas encourager la piraterie et le crime en général. C'est comme ça.
- Mais on vous f'ra rien !
- A nous peut-être pas, mais à ceux qui croiseront les navires faits avec notre bois, si.
- Mais on s'en branle de ça ! On parle de commercer, pas d'envoyer des pauvres bougres par l'fond ! C'qui arrive à votre foutu bois une fois l'achat fait, c'est plus votre problème !
- Bah un peu quand même ! C'est du bois qui vient d'ici, travaillé par des gars d'ici et vendu par les gens d'ici. C'est notre labeur, notre vie ! On peut pas s'permettre de l'confier à n'importe qui.
- A n'importe qui... Espèce de...
- Dorian, laisse.

   Je suis tellement en rogne que je n'ai même pas vu que je m'étais levé. Les quatre employés de monsieur Ramba sont sur le qui-vive, prêts à intervenir au moindre pépin. Franck me tient l'épaule et me fait signe de me calmer. Il se lève pourtant à son tour en soupirant.

- J'ai l'impression que nous ne vous ferons pas changer d'avis.
- Non, en effet.
- Dommage... Nous n'avons qu'à essayer ailleurs.
- J'pense pas qu'vous aurez plus de chance : personne a envie d'servir la fripouille. Encore moins d'être mal vu par l'reste de la communauté.
- Nous verrons.

   Et nous nous éloignons après un bref signe de tête. Les cinq hommes ne nous quitte pas des yeux jusqu'à ce que nous disparaissions au détour d'une habitation. Nous marchons d'un pas traînant vers notre bateau pour rejoindre les trente membres de l'équipe en attente. Mon employeur réfléchit, marmonnant des propos incompréhensibles.
   Je fulmine dans mon coin, les dents serrés et la veine apparente. J'ai envie de frapper sur quelqu'un. Plusieurs fois de suite.

- Je crois bien que tu vas devoir t'en charger, Dorian.

   Ces simples mots parviennent à m'apaiser. Je tourne la tête vers le chef de projet de Tomi Pika et me passe la langue sur la lèvre inférieure :

- Faudra faire attention à ce que mon salaire en vaille la peine.
- Oh rassure-toi, je regrette déjà de me séparer de tout cet argent !

   Arnold risque d'avoir de la visite cette nuit.
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La lune est haute, à demi cachée par un nuage quand je me décide à quitter le navire. Nous avions décidé de dormir dans nos cabines respectives, beaucoup moins chers que l'auberge du coin. J'emmène avec moi deux des hommes de Franck, lequel est parti se coucher il y a déjà un moment, l'esprit tranquille.

   C'est beau la confiance. Mais c'est aussi l'un des rares points sur lesquels je ne m'accorde pas avec lui.

   Nous avançons discrètement, tête baissée. Des quais jusqu'aux premières habitations du village, il n'y a pas âme qui vive. Rien non plus pour se cacher... Notre seule chance réside dans le fait que les rideaux à la fenêtre du chalet - que nous devions contourner pour atteindre le bourg - restent clos.
   Une fois dépassé, nous continuons notre route en évitant au maximum la place centrale. Les quelques arbres et arbustes décoratifs, ou simplement laissés là, nous offre la meilleure des cachettes. Comme si cela ne suffisait pas à notre félicité, les nuages recouvraient maintenant la totalité de l'astre lunaire, plongeant notre trio dans la pénombre.

   Nous atteignons très vite le logis d'Arnold Ramba, annexé à son lieu de travail. Je dis aux deux autres de rester faire le guet pendant que je pénètre dans la scierie, laquelle doit abriter son bureau.
   Je n'attends pas qu'ils s'exécutent pour tourner le dos et partir en direction du bâtiment. Dans le noir, il rend plus grand... Du moins c'est l'impression que j'en ai. Je me dis que plus tard, j'aurais droit à ce genre de commerce, suffisamment grand pour attirer l'attention de toutes les blues et rendre verts de jalousie mes concurrent potentiels. Seulement l'heure n'est pas à la rêverie, et j'aimerai bien aller dormir rapidement : je contourne la scierie dans l'espoir de trouver un point d'accès. Le préau sous lequel nous avions discuté dans l'après-midi amène à la porte principale, mais je doute que le chef du Consortium l'ait laissée ouverte.
   Finalement je ne trouve rien et commence à grincer des dents. Soit j'ouvre cette foutue porte en l'esquintant et en réveillant Arnold au passage, soit je pénètre directement chez le propriétaire et je l'assomme suffisamment fort pour qu'il croie à un mauvais rêve... Et je ne suis pas certain de l'efficacité de ce deuxième choix.

   Je tente tout de même d'ouvrir via la poignée, sans succès. Je réfléchis un temps, observant mon entourage. Finalement mes yeux se posent sur une hache, fixée à une bûche rendue noire par l'absence de lumière. Je tente de la retirer, mais celle-ci est particulièrement bien enfoncée et je préfère abandonner, de peur de faire un mouvement brusque et de cogner dans quelque chose en l'extirpant.
   Je réfléchis encore, mais cette fois en observant la serrure. Pris d'une idée soudaine, je tente d'y introduire la lame de mon couteau pour crocheter. Mais elle est trop large. Je regarde ailleurs, je fouille dans mes poches, je cherche...
   Finalement je trouve mon bonheur sur un établi, proche d'une des colonnes soutenant le préau : du fil de fer. Je m'en approche, tord un bout, commence à tirer dessus puis l'entaille avec mon couteau. Je termine en moulinant jusqu'à ce qu'il cède, puis forme un crochet avec l'un des deux bouts de mon nouvel outil.

   Si on oublie les quelques trois minutes qu'il m'a fallu pour faire bouger le loquet, j'ai fini par entrer à l'intérieur, sous le regard moqueur de mes deux veilleurs, lesquels n'ont pas pu s'empêcher d'observer mon manège... Bande de sales cons.

   La première chose que je peux dire en entrant, c'est que je ne suis pas fan de la décoration : des étagères rustiques sur lesquelles s'amoncellent divers outils, pièces de bois, pièces de métal, projets de meubles et autres essais artisanaux ; des râteliers remplis de haches de toutes les tailles, rangées par ordre et en respectant leurs différentes utilisations ; des vieilles photos de famille à la tendresse aussi écœurante que la beauté des femmes reconnaissables sur la moitié d'entre elles ; une paire de bottes de randonnée boueuses et renversées près d'une porte semi-transparente.
    Je me dirige vers celle-ci, flairant la bonne piste. Il faut dire que c'est flagrant, pas besoin d'être un prix Bonel pour s'en rendre compte. J'ouvre et tombe sur le bureau. Maintenant il me faut récupérer tous les documents susceptibles de m'aider à faire changer Arnold Ramba d'avis. Des demandes de partenariat, des feuilles de revenus, des gestionnaires de ressources, des plans, des maquettes, des papiers frauduleux, des impôts impayés... N'importe quoi qui puisse faire pression. Même si pour ça il me faut en voler puis menacer de les falsifier et de les envoyer à des clients comme la Marine.

   Seulement, après près de dix minutes de fouille intensive, je ne trouve rien.
   Enfin pas rien dans le sens "rien du tout", mais rien dans le sens où tout ce qui est là n'est pas suffisant pour faire chanter le patron du Consortium ! J'ai jamais vu un type aussi droit dans ses bottes, bien que dégueulasses. A moins qu'il soit juste prudent et qu'il conserve dans sa maison, avec lui, tout ce qui a une quelconque importance stratégique... Mais je doute que l'intelligence du bonhomme aille jusque là.
   De colère, je renverse une armoire et regrette aussitôt mon geste, alors que celle-ci tombe sur le coin de la table puis sur le sol dans un bruit sourd. Des feuilles glissent de leurs cahiers et s'éparpillent. Dans la panique, je commence à en ramasser, comme si le fait de les entasser sur le bureau allait arranger quoi que ce soit. Je finis par m'arrêter et m'apprête à quitter les lieux quand un croquis retient mon attention sur la dernière feuille que je ramasse. Le croquis en question est en fait une sorte de carte, avec un schéma au dessus et une flèche pointant vers une zone cerclée... Je reconnais l'île, puis une croix indiquant l'emplacement de la scierie. La zone entourée semble être le centre d'Endaur. Le schéma représente un rondin, ou une bûche sombre. A côté, je lis "Bouleau noir d'Endaur".

- Qu'est-ce que...

   BAM !

   Je me retourne et vois arriver d'un pas furieux monsieur Ramba, en pyjama, une hache à la main et l'un de mes veilleurs tenu par l'oreille. Il me repère, s'approche à grandes enjambées et s'apprête à m'en coller une quand il voit ce que je tiens à la main. Les dents serrées, les joues se creusant et se gonflant au rythme de son souffle de taureau, il articule :

- Lâchez ça immédiatement et rentrez chez vous ! C'est bien pour ça que j'voulais pas traiter avec de sales voleurs !
- J'aimerai d'abord en savoir plus sur c'bouleau là... Qu'a-t-il de spécial ?
- Rien qui puisse vous intéresser ! Du balai !

   Pour appuyer ses propos, il lève sa hache et me menace de l'abaisser sur moi. Je recule d'un pas et le coup tranche l'air devant moi, soulevant quelques fiches au passage. J'en attrape deux par réflexe.

- Si vous y t'nez... Mais pourquoi personne vit au centre de l'île ?
- Parce que c'est interdit ! Fichez l'camp et ne revenez pas ! Je vais prévenir le Maire...
- Hé là ! C'est bon, on s'en va... J'voulais vous faire une p'tite peur, histoire d'vous faire changer d'avis, mais puisqu'y a rien d'intéressant, je m'en vais. Not' bateau sera déjà loin quand vous vous réveillerez au p'tit matin.
- J'espère bien.

   Et Arnold crache juste à mes pieds, la hache prête à me décapiter au moindre mouvement brusque. Je me contente de le contourner :

- Et lâchez cette feuille.
- Vous lâcherez mon collègue ?

   Il me jette le gus dans les bras et je lâche la feuille que je tiens dans la main droite.

- Voilà, comme ça c'est bon. Allez, portez-vous bien !
- SORTEZ D'CHEZ MOI BORDEL !

   Nous nous empressons de le faire. Le sbire de Franck semble s'être pris une sacrée beigne, car il a l’œil rouge et la paupière enflée, son nez saigne et sa joue est éraflée. L'autre veilleur, couché dehors, a lui aussi eu droit à sa correction et se tient le menton en grimaçant. Le tout a dû aller très vite si Arnold a pu se les farcir sans bruit et sans résistance. Il a dû être alerté par l'armoire.
   Contrairement à eux, je souris :

- Y a rien de drôle ! On va se faire défoncer par le boss...
- Ça c'est vous qui l'dîtes ! N'empêche que j'en connais un qui va pas être très content quand il va voir que je l'ai baisé.

   Devant leur mine ahurie, je dévoile alors une fiche depuis l'intérieur du gilet du premier des gars : celle avec la carte et le fameux bois du centre d'Endaur.

- Mais... Tu lui avais pas rendue ?!
- Nan, une autre. Maintenant on s'dépêche de quitter les lieux.

   Sur les trois feuilles que je tenais en main à ce moment-là, j'ai profité du fait que mon collègue me tombe dans les bras pour lui glisser la carte dans le vêtement, j'ai alors jeté les deux autres en faisant croire qu'elles étaient les seules en ma possession.
   Avec ça, nous n'avions plus besoin de ce Arnold : il nous suffisait de lancer une expédition dans le centre de l'île, de dénicher le bois en question et d'en ramener à Rokade. Avec ça, rajoutons le fait que les habitants de l'île s'interdisent d'y vivre et nous pourrons lancer le projet de construction de notre propre scierie au cœur de la forêt d'Endaur. Un projet qui pourrait fonctionner, vu le peu de moyens que cela nécessiterait aux fripouilles du Rocher.
   Mais avant tout, il faut mettre le navire à l'abri ailleurs : les bûcherons auront tôt fait de vérifier que nous sommes partis dans les instants à venir.
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