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A rude concurrence, solution radicale

- Me voici, M'sieur Bahìa !
- Ah, Dorian Silverbreath... cela fait un certain temps depuis la dernière fois. Que de souvenirs.
- Comme vous dîtes.

   Conduit par l'officier des Condors Enrick, rencontré précédemment sur Rokade, je me retrouve au Royaume de Saint-Uréa, dans les appartements de l'économiste le plus influent de South Blue, un proche de la régente : Victor Bahìa. J'ai déjà travaillé pour lui par le passé, sur le cimetière d'épaves. C'était il y a un certain temps maintenant et la mission s'était plutôt bien déroulée. Nous avions récupéré un stock important de pièces de bois venant d'un galion et avions fait le ménage chez les pirates de bas étage et les révolutionnaires de seconde main du coin.
   Cet homme respire la puissance... Pas au sens physique du terme, non : l'expérience, l'intelligence et la froideur émanent de lui à la manière d'une aura et le font paraître dangereux. Et il l'est.
   Il se penche légèrement en avant, mains jointes sur la table de son bureau, deux yeux perçants par dessus ses lunettes pointant dans ma direction :

- Sais-tu pourquoi tu es ici ?
- Bah... J'espérais qu'Enrick m'en parle. Z'avez un toutou bien fidèle, faut dire c'qui est : aussi discret qu'un mort.

    L'intéressé me jauge d'un air désapprobateur, tandis que l'économiste esquisse un sourire :

- Il a eu raison de ne pas rentrer dans les détails. Le mieux est que ce soit moi qui te l'explique. Tu peux disposer Enrick.
- Comme vous voudrez, Monsieur.
- Bien... Alors, si tu es ici mon cher Dorian, c'est pour me débarrasser d'éléments gênants qui mettent à mal mon commerce. Je pense que tu as déjà eu un aperçu de la situation avec le test que t'as fait passé mon officier sur Rokade, n'est-ce pas ?
- En effet : l'esclavagiste qui bossait pour un réseau de contrebandiers.
- Oui, et il n'était malheureusement qu'un intermédiaire : il ne travaillait pas pour le groupe en tant que... "membre à plein temps". Mais cela nous donne une idée précise de ce qui est en jeu, et cela colle avec ce que je sais déjà. Ce groupe se disperse sur South Blue et étale ses zones d'influence comme une mauvaise herbe en s'adaptant aux demandes de chaque île où ils s'implantent. J'ai déjà pu stopper deux de leurs navires grâce à mon armée privée, mais ici je suis pieds et poings liés.
- Comment ça ? Vous êtes chez vous ici.
- Justement, j'ai une image. En tant qu'économiste et proche de la régente, je ne peux pas me permettre d'être mal vu du peuple : contrairement à ce que l'on pourrait penser d'une monarchie, celui-ci a beaucoup d'influence et une guerre civile serait un véritable scandale économique et diplomatique : je perdrais du temps, de l'argent, des hommes et le soutien de la régente, laquelle sera surveillée par le Gouvernement Mondial. Nous sommes peut-être membres de celui-ci, mais nous tenons à l'indépendance de nos forces.
- J'vous croyais pas capable de patriotisme.
- Je ne le suis pas. Mais cette indépendance est la couverture idéale pour que je fasse ce que bon me semble : voyez-vous, mon cher Dorian, si je veux me débarrasser des contrebandiers, c'est avant tout parce qu'ils jouent sur le même terrain que moi. A savoir les drogues, les bibelots "réquisitionnés"... Et les esclaves.

    Oh ! Ça devient intéressant. Je souris sans m'en rendre compte et me penche également vers Victor Bahìa, l'homme qui monte dans mon estime à mesure que je l'entends. Un homme qui ne recule devant rien pour parvenir à ses fins. Un homme qui sait de quoi je suis capable et qui comprend que pour m’appâter, faire montre de sa puissance sans hésiter est la meilleure solution. Nous pouvons donc nous faire mutuellement confiance. Et je comprends également où il veut en venir :

- Du coup, j'imagine que j'suis là pour déloger ces contrebandiers à vot' place. Vu qu'on vous connaît et qu'vos Condors passent pas inaperçus, c'est plus malin d'envoyer un type que personne n'a jamais vu faire le travail. Et j'imagine aussi qu'vous avez déjà un plan en tête et une idée d'où chercher.
- Perspicace, comme à votre habitude ! Vous me plaisez toujours autant. En effet vous irez seul vous jeter dans le corps de ces parasites et en extirper le cœur. Trouvez-moi leur chef, faîtes tout ce qui est en votre pouvoir pour l'arrêter et ramenez-le moi. Je veux m'occuper de lui personnellement.
- Avec moi, vos secrets seront bien gardés, vous en faîtes pas ! Vous n'serez pas déçu.
- M'avez-vous déjà déçu ?
- Tshéhéhé ! J'espère bien qu'non ! Par contre y a un détail dont j'aimerais parler avant d'commencer.
- Dîtes-moi.
- Qu'est-ce que ça va m'rapporter ?
- J'attendais que vous posiez cette question ! J'ai une mallette qui n'attend que votre retour pour vous accompagner sur le chemin du retour... Remplie de 20M de berrys. Je pense aussi vous présenter quelques uns de mes produits les plus efficaces en matière de main d'oeuvre... Cela me chagrine de vous savoir toujours aussi seul dans votre entreprise malgré votre talent !

   Je ne peux m'empêcher de rire, me relevant d'un geste vif. Je tapote ma cuisse frénétiquement, excité comme une puce... Ou comme un renard prêt à massacrer l'ensemble d'un poulailler. A voir.

- J'en connais qui vont déguster... J'ai combien d'temps ?
- Peu importe. Mais le plus tôt sera le mieux.
- J'ai carte blanche pour faire tout c'que j'veux ?
- Tant que cela ne nuit pas à mon image, oui.
- Considérez que c'est dans la poche.

   Oh oui, ils vont déguster. Tellement qu'ils n'auront plus jamais envie de se montrer gourmand en s'attaquant à mon client le plus intéressant... Si tant est qu'ils survivent après mon passage.
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- Enrick ?
- Oui ?
- J'croyais que j'étais tout seul sur le coup...
- En tant que responsables de la récupération d'informations, mon équipe et moi vous accompagnons.
- Mouais. Pourquoi pas l'avoir fait vous-même du début dans ce cas ?

   Nous sommes dix à vadrouiller en comptant les hommes sous les ordres de l'officier des Condors. Chacun d'entre eux est vêtu à la manière d'un travailleur ou d'un citoyen lambda. Sans l'uniforme, ils se fondent plutôt bien dans la masse... Malgré le regard de tueur figé sur leurs faces de comploteurs.

- Parce que monsieur Bahìa reconnaît votre efficacité. Surtout que même sous couverture, nous pourrions attirer l'attention sur notre maître. Si vous êtes pris à la tête d'un groupe armé, personne n'irait chercher plus loin : vous êtes un étranger. Avec le profil idéal. Pas que le profil d'ailleurs...
- Pardon ?!
- Dans tous les cas, c'est une mesure de prudence : face à une bande organisée, autant jouer sur le nombre. Et les secrets de Monsieur Bahìa resteront bien gardés.

   Ce connard marque un point. Je ne vais pas cracher sur un peu d'aide... Mais s'il y a bien une qualité que je partage avec Victor, c'est le perfectionnisme. L'équipe que je vais devoir me coltiner ne me convient pas. Pas totalement du moins...
   Pour être vraiment crédible, il me faut trouver un gus avec une réputation suffisamment détestable pour qu'un conflit entre fripouilles soit le seul verdict à tirer de toute cette histoire. Le genre à chercher les histoires, même malgré lui. Et le meilleur endroit pour en trouver, c'est...

- Au bistrot tout le monde ! On va préparer le terrain.

   Tous me regardent d'un air ahuri. J'aime bien ce genre de réaction, ça m'amuse. Surtout qu'il y a une part de vérité : si on nous croise dans un endroit bondé, en groupe, il y a plus de chance que si ça tourne mal nos visages soient reconnus. Surtout le mien. Et je vais faire en sorte de bien marquer les esprits.
   C'est bien la première fois que mon travail implique d'être visible. Je m'étonne de plus en plus !

   Nous commençons par un bar proche du premier quai. Une sorte de tord-boyaux au tenancier plus aimable que propre. Un ancien mousse à la moustache épaisse et au crâne lisse, son habit plus proche du torchon à main que du tablier de cantinière. La clientèle est à l'image du patron : vieillotte et lassée de l'hygiène. L'ambiance est... Inexistante. L'odeur est celle du renfermé. Je renifle bruyamment avant de tourner les talons. Les Condors me dévisagent comme si j'étais une sorte de créature étrange avant de hausser les épaules et de me suivre. Il n'y a pas ce que je cherche ici.
   Le deuxième établissement que nous visitons est une taverne bordant l’extrémité Est du port. Là, plus d'activité. La peuplade y est plus hétérogène mais je remarque tout de même une majorité de soldats de la Marine. Ce simple détail suffit à me faire quitter les lieux. Pas question de chercher les histoires ici non plus.

   Le troisième lieu est aussi un échec. Sans parler des prix aberrants. Je rumine tout en marchant, droit devant moi, les sourcils froncés et la main tapotant nerveusement le manche de mon bâton. Enrick et les autres préfèrent garder une certaine distance entre nous, car je perds patience et ma mauvaise humeur leur parvient aisément.
   Je bouscule un couple qui n'a pas songé un instant à s'écarter. L'homme me hèle. J'avance toujours. Il m'agrippe par l'épaule sous les mises en garde de mon équipe et, par réflexe, je fais volte face et lui en colle une droit dans le pif. Il chute et se tient la patate sanguinolente sous le regard médusé de sa chère et tendre.

- Vous étiez vraiment obligé d'en arriver là ?
- T'es jaloux ?
- Pas vraiment...
- Alors tu fermes ta gueule et t'avances !
- Mais qu'est-ce que vous cherchez au juste ? Les contrebandiers ? Ca m'étonnerait qu'on en croise aussi facilement dans des lieux aussi peuplés. Bien que...

   CRISSSCH !

   Un jeune homme jaillit de la fenêtre d'une auberge sur notre droite, tête la première, très vite suivi par un deuxième, lequel en bondit, bras en avant. Le premier s'écrase au sol en étouffant un gémissement de douleur, le second époussète son costard en s'approchant du défenestré.
   Grand, blond, le regard sévère et la mâchoire serrée, l'homme en costume redresse d'une main à la gorge le premier et lui gueule :

- Si jamais j'te reprend à raconter des salades sur ma mère, j'te défonce ! Toi et toute ta famille !

   Puis il le rejette et le laisse déguerpir la queue entre les jambes, aussi rapidement que le lui permet son corps endolori. Le blond crache par terre avant de faire mine de retourner à l'intérieur. Je souris :

- J'crois que j'ai trouvé ce que j'voulais... Hé toi !

   L'autre se retourne et me dévisage d'un air mauvais. Je peux presque voir ses narines s'élargir à la manière d'un taureau en colère. Il pose ses mains sur ses hanches :

- Qu'est-ce que tu m'veux ?
- Rien d'mal, t'inquiète pas. J'ai juste envie de t'poser une question.
- Bah pose-là ! J'ai une bière qui m'attend à l'intérieur et j'aimerais bien la r'trouver entière.
- Ca t'dirait d'bosser avec moi sur une affaire rentable ?

   Tous restent figés. Je suis fixé de toute part par des mines incrédules. Mes dix compagnons du moment et le blond restent bouches bées. Finalement, Enrick reprend ses esprits :

- Mais... On ne peut pas mettre des inconnus sur le coup !
- Techniquement, j'suis un étranger aussi sur cette île.
- Mais Monsieur Bahìa vous connaît !
- On a besoin d'types avec son profil pour être crédibles.
- Alors c'était ça votre idée ?
- En partie oui.
- Comment ça en partie ?!
- WOW ! J'sais pas trop c'qui s'passe mais faut m'expliquer et vite ! Sinon j'cogne !

   Je me tourne vers le blond en costard. Je remarque qu'il a les sourcils bruns. Il s'est coloré les cheveux... Un cliché du caïd. Par contre l'habit... Plutôt chic pour quelqu'un avec son caractère. Mais on ne juge pas à l'apparence, surtout quand on fait mon "métier". Il enchaîne :

- Toi. T'as dit "une affaire rentable"... D'quoi tu parles ?
- Ohoh... Monsieur est intéressé ?
- Répond juste !
- Disons qu'on doit s'occuper de quelques enflures et que j'ai besoin de mains neuves pour frapper là où ça fait mal. Ils ont un business conséquent, c'qui veut dire qu'en plus de régler des comptes, on est récompensé pour nos efforts. A tout travail son salaire, et plus il est dangereux, plus la paie est conséquente. Tu saisis l'idée ?
- C'est vague comme explication... J'marche pas.
- T'es sûr ? Pourtant t'es parfait pour le job.
- Nan, j'ai d'jà assez d'emmerdes. T'façon c'est pas ma journée là. Dégagez et laissez-moi tranquille.
- Bah... ça m'embête. C'est pas vraiment possible.
- Quoi ?
- Maintenant que tu sais qu'on veut jouer des mains dans les parages, y a des chances pour que tu préviennes les autorités.
- Alors là : aucun risque ! Ils me croiraient pas, et puis en plus j'les aime pas t...
- Rah que faire ? Ca va pas aller... Va falloir que je t'oblige à v'nir.
- Ah ouais ?! Essaie seul'ment pour voir !

   C'est allé très vite. En l'espace d'une seconde, le blond se retrouve plaqué contre le mur de l'auberge, ma main sur sa gorge et Solution, mon pistolet doré, collé contre son front. Le sourire carnassier ne quitte pas mon visage et mes yeux grands ouverts luisent d'un éclat fou. L'autre est tétanisé : l'envie de tuer qui émane de moi l'empêche de bouger. Les autres me regardent, ne sachant comment réagir. Les rares passants préfèrent s'écarter pour ne pas être impliqués.

- J'crois que t'as pas bien saisi : dès l'instant où j'me suis adressé à toi, t'étais déjà engagé. Tu bosses pour moi. Et j'aime pas les gens qui s'débinent... Alors tu choisis quoi ?
- ... Putain. J'savais que c'était une journée d'merde.
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Grâce aux indications d'Enrick, nous nous trouvons enfin dans l'une des zones susceptibles d'accueillir le groupe des contrebandiers. Du moins l'un des lieux de leur trafic. Une portion du port de la zone extérieure.
   Je me suis très vite rendu compte de la différence entre les habitants des faubourgs et ceux de la bordure intérieure. D'après mon employeur, l'écart de conditions de vie est encore plus vertigineux avec la Haute Ville, cachée derrière le troisième rempart de Saint-Uréa. C'est là une vision qui me plaît bien : séparer les herbivores des prédateurs, les faibles des dominants, la populace de la noblesse... Cependant, il y a une faille dans ce système : le monde souffre depuis d'un mal dangereux depuis plusieurs années maintenant. Le mouvement révolutionnaire. Une plaie qui menace de détruire cet équilibre en disséminant des messages de liberté et d'égalité à qui veut bien l'entendre. Une maladie capable de s'adapter à tous les remèdes connus jusqu'à aujourd'hui.

   Je ne suis pas en très en accord avec les idées du Gouvernement Mondial, mais je dois reconnaître qu'il y a pire. Surtout sur une île qui cherche à conserver un semblant d'indépendance... Faudrait peut-être que je pense à rencontrer le dirigeant un de ces jours, on pourrait avoir des choses à se dire quand je serai roi. Mais je m'égare.
   Pour l'heure, nous avons des emmerdeurs à dénicher.

- Là. Deux hommes qui sortent de c'vieil entrepôt.
- Bien vu, Bastien !

   C'est le nom du blond-châtain que j'ai embarqué précédemment. Après quelques heures passées ensemble à taper la causette, on a fini par se découvrir des plaisirs communs, des habitudes communes et, entre autre, des passions communes. Frapper suffisamment fort pour que le message rentre en fait partie. Tuer pour passer ses nerfs aussi. Mais pas n'importe qui. Et pas n'importe où. Nous ne sommes pas des bêtes.
   Je lui ai d'ailleurs parlé de mon business sur Rokade et il a trouvé l'idée intéressante. Il songe d'ailleurs à quitter le Royaume depuis quelques temps, ne sentant pas être à sa place dans le coin. J'ai proposé de l'engager une fois tout ça terminé. Il y réfléchit.
   Mais revenons à nos deux gus :

- Suivons-les avant qu'on les perde de vue. Enrick : tu fouilles l'entrepôt avec tes hommes. Au moindre problème...
- On vous fait signe ?
- J'pense qu'y aura suffisamment d'bruit pour que ça serve de signal. Si ça tourne mal, on rapplique aussitôt et vous vous barrez. On est déjà suffisamment peu nombreux pour retourner les abords de l'île alors j'ai pas envie d'réduire nos effectifs.
- Compris.
- T'es vach'ment plus sage qu'il y paraît !
- Ça t'étonne ?! T'veux la sentir dans ta face, ma sagesse ?
- J'ai rien dit ! D'ailleurs j'retire...

   Je laisse les Condors s'approcher de l'entrepôt tandis que Bastien et moi suivons les deux hommes, lesquels regardent autour d'eux d'un air suspect. Ils s'embarquent dans des virages compliqués, évitant le bain de foule de la fameuse place de l'obélisque, visible plus en avant. Ayant tout ce qu'il me faut pour les croire douteux, et ma patience étant limitée, je cesse la filature et leur fonce littéralement dessus. Mon pas de course les alerte, mais la surprise les cloue sur place pendant une seconde. Une seconde de trop : je saute sur le premier et lui colle une gifle magistrale en criant :

- C'EST TOI L'CHAT !

   Et l'impact, en diagonale, l'envoie percuter les dalles du sol tête en avant. Voyant son compagnon assommé, le deuxième tente de me frapper en retour mais mon nouveau camarade arrive alors pour lui décocher son poing dans la tempe.
   J'agrippe le lascar par le col, le cogne une seconde fois dans le ventre, puis une troisième dans la mâchoire, et lui dis :

- Bon, tu m'dis tout c'que j'veux savoir et j'vous laisse filer, toi et ton pote d'accord ?
- D-d'accord ! Mais me frappez plus s'il vous plaît !
- Bien ! Alors : qu'est-ce que vous foutiez dans c'vieux machin là-bas ?
- Là-bas ? R-rien... C'est juste un endroit où on va pour se détendre mon pote et m...

   PAF !

   La gifle tombe et les larmes dans les yeux de mon type louche apparaissent :

- M'prend pas pour un con ! J'sais qu'il s'passe un truc pas net par ici. D'la contrebande pour être précis... Dis-moi c'que tu sais. T'es l'un d'eux ?
- Non... N-non ! Pas du tout ! Je... Juste un client. On est des clients : on est v-venu chercher des produits récupérés par leur groupe ailleurs sur South Blue.
- T'as bien dit un "groupe" ?
- Je... Merde.
- Tséhéhéhé... Qu'est-ce qu'ils vendent ?
- Des babioles. D-de la drogue aussi. Des parfums, des meubles... Des femmes. Des esclaves aussi je crois... Enfin pas eux directement ! D-des associés... J-je sais rien de plus je vous le jure !
- Mmh... D'accord. D'accord. J'te crois.
- Vraiment ?
- Bah oui : ils vont pas révéler leur planque au premier abruti venu ! Surtout s'il s'fait choper aussi facilement qu'toi. Bref, ça m'emmerde : Bastien, j'te les laisse.
- Pas d'témoin, c'est ça ?
- Pas d'témoin. Et surtout, pas d'problèmes supplémentaires. J'sais pas pour qui ils bossent ceux-là, alors j'ai pas envie qu'on r'monte jusqu'à nous.
- Que... Quoi ?!

  Aussitôt, Bastien sort un couteau de sa veste et égorge l'homme que je tiens. Il fait de même avec celui au sol. Il a à peine hésiter... Il me plaît.
   Nous nous retournons pour rejoindre l'entrepôt quand...

   PAN ! PAN !

- ... Ça vient d'l'entrepôt !

   Et nous voilà à courir en direction des coups de feu. J'en compte une dizaine avant d'arriver devant la porte grande ouverte du bâtiment. Nous pénétrons à l'intérieur à toute allure et tombons nez à nez avec Enrick et ses hommes. Je regarde autour : de la poussière, des étagères renversés, d'autres pleines de bric-à-brac rouillé et de pièces détachées, des morceaux de charpente métallique tordus, mais pas d'ennemi.
  Je me tourne vers le Condor et lui demande :

- Il s'est passé quoi ici ?!
- Je suis désolé : les contrebandiers étaient toujours là. Nous sommes rentrés et n'avons vu personne, jusqu'à ce qu'un d'entre eux fasse du bruit et nous révèle leur position. Il y en avait trois. Ils sont sortis par là !

  Enrick me montre un trou tout au fond de la vieille bâtisse. Suffisamment grand pour s'y engouffrer. Sans perdre plus de temps,je cours dans sa direction et me penche pour sortir. C'est à ce moment-là que je vois quelque chose par terre qui suscite mon intérêt. Quelques gouttes de sang. Je souris :

- Semblerait qu'vous en ayez eu un... Ça va nous aider.

   Effectivement, d'autres gouttes étaient visibles plus en avant. Tous ensemble, nous suivons les traces. Avec un blessé, ils ne pourront pas aller bien loin.

[...]


   Nous nous sommes arrêtés derrière un empilement de tonneaux, près d'une sorte de cabane de pêcheur où l'on peut voir les trois contrebandiers, dont le blessé qui se tient l'épaule en grimaçant. L'un d'eux frappe à la porte du cabanon. Aussitôt une femme en sort.
   Une belle femme, dans la fleur de l'âge, avec des yeux clairs et des cheveux... Bleus ? Bah peu importe. Vêtue à la garçonne, elle donne l'air d'être importante : elle se tient droit et a le regard de ces personnes qui endossent pas mal de responsabilités. Elle voit le blessé et fronce les sourcils avant de s'offusquer :

- Non... Ne me dîtes pas que le contrat avec les Breyniard a échoué ! Ils contrôlent tout le flanc ouest de l'île, et ont suffisamment d'argent pour acheter tous nos stocks de produits utilitaires !
- Rien à voir, madame. On a été repéré pendant l'accord et des types nous sont tombés dessus sans crier gare... Il y a eu échange de tirs. On a rien pu faire à part fuir.
- Qui ? Des miliciens ? Des hommes de Bahìa ?
- J'en sais rien... Ils étaient habillés en civils.
- Merde... Il faut qu'on parte. Et vite. Ils vous ont certainement suivi. On ne peut pas se permettre de les attendre. Et si le bruit a attiré la milice... Prévenez les autres, on quitte les lieux !
- Bien, cheffe !

   L'un d'eux a dit "cheffe". Je suis certain d'avoir bien entendu.
  Aussitôt les trois hommes s'exécutent et la femme retourne à l'intérieur de l'abri de pêcheur. Une voix s'élève de l'intérieur, plus aigüe :

- Maman ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
- Ce n'est rien trésor... on retourne seulement à la maison quelques temps, d'accord ?
- Mais Boris a dit qu'il m'apprendrait à pécher demain.
- Ca devra attendre une prochaine fois. Je suis désolée. Prépare tes affaires et allons-y, tu veux bien ?
- Bon... D'accord.
- Tu es vraiment un bon garçon, Tuléo. Ne change jamais.

   Une voix d'enfant. Un enfant. Un gosse. Un gamin. Un miracle. Un plan. Toutes dents dehors, mon sourire est si large et mes yeux si fous que même Bastien à ma gauche prend peur. Je ris intérieurement en observant la mère et son fils quitter les lieux : je viens de trouver la solution parfaite pour mettre un terme aux activités des contrebandiers en fournissant le moins d'effort possible. Une véritable aubaine.
   Ma langue effectue un passage sur ma lèvre inférieure avant de dire aux autres de suivre le mouvement et de continuer la filature.
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Nous venons d'arriver dans une zone rurale de l'extérieur de la ville. Ce qui est étonnant quand on sait que celle-ci s'étend du centre jusqu'aux différents ports de l'île. Le royaume de Bliss est un immense enchevêtrement de briques et de tuiles.
   Ici en l'occurrence, il s'agit d'une crique aménagée par d'anciens pêcheurs. Pourquoi "anciens" ? Parce qu'il n'y a plus l'ombre d'un plouc ou d'une canne, ni même d'une barque. Par contre il y a un gros bateau. Suffisamment gros pour transporter cent personnes au bas mot. D'ailleurs il est davantage fait pour le transport que pour le combat en mer.

   Un baraquement constitue l'entrée d'une grotte. La roche et le bois se mélangent de telle façon que l'on peine à discerner le début des consolidations et de l'aménagement artificiel. Un travail de professionnel pour sûr. Je me demande quand même comment le tout fait pour ne pas pourrir sachant que l'eau s'y infiltre à hauteur de cheville !
   Plus à l'écart du rivage, quelques abris de fortune et de cabanons rafistolés forment l'essentiel du campement des contrebandiers. Ces fameux contrebandiers qui mettent à mal les affaires de Victor Bahìa. Depuis notre cachette, derrière un amoncellement de roches humides, je me surprend à respecter la modeste condition de ces hors-la-loi, lesquels ne manquent pourtant de rien ! Une preuve de courage, ou de bêtise. Dans les deux cas, ils méritent que je me penche sur leur sort. Et j'espère bientôt sur leur dépouille.

- J'compte sur vous pour attirer l'attention des hommes à l'extérieur. J'vais rentrer.
- Seul ?
- Oui. Leur cheffe est rentrée dans la maison là-haut, au-dessus d'la grotte. Mais j'peux pas passer si tous les clampins qui surveillent d'vant me reluquent le derche !
- Et qu'est-ce que t'comptes faire une fois là-haut ?
- Oh t'verras bien à mon r'tour. Ça va être génial t'vas voir...

   Et sans plus attendre je me mets en route, faisant attention de contourner les bâtiments. Derrière moi, Bastien, Enrick et ses hommes se redressent et commencent à marcher en direction de la crique. Plusieurs types les remarquent et commencent à s'interroger.
   Certains reconnaissent Bastien et le pointent du doigt en chuchotant des insanités - du moins c'est ce que je déduis de leurs regards accusateurs - tandis que les Condors, habillés en civils, roulent des épaules tandis qu'Enrick tente de modérer leur ardeur d'un geste du bras. Très classe ce bonhomme.

   Pendant que la discussion commence entre les deux partis, je continue d'avancer à tâtons jusqu'à atteindre enfin les parois rocheuses de la grotte. Un dernier regard en coin vers mes pions du moment avant d'entamer l'escalade, à moitié caché par l'irrégularité des pierres. Je manque même de me casser la figure en ratant un appui. Mieux vaut rester concentré sur ma tâche et... Faire confiance aux autres.
   Chose difficile quand on a jamais fait confiance à qui que ce soit de toute sa putain de vie.
   Enfin bref, je finis par arriver tout en haut. Et comme le hasard fait bien les choses, c'est à ce moment que la discussion prend des allures de bataille en contrebas. Mais je m'en contrefiche. Seule m'importe la maison perchée sur le haut de la crique, seul habitat du bord de la falaise creuse à au moins trois cent mètres à la ronde. La porte est peinte en rouge et les fenêtres closes ne laissent rien entrevoir de l'intérieur à cause des rideaux.

   Les premiers coups de feu retentissent sous mes pieds et je m'approche de l'entrée. Celle-ci me résiste lorsque je tourne la poignée. J'entends alors des bruits de pas, des mouvements vifs, presque paniqués, entremêlés de voix de femme et d'enfant. L'une est autoritaire, l'autre est soucieuse. Finalement l'une l'emporte sur l'autre et les bruits de pas se rapprochent.
   Je m'écarte juste à temps pour voir la porte s'ouvrir et laisser passer celle que les contrebandiers appelaient cheffe. J'aurais préféré la rejoindre de manière plus discrète : les femmes adorent qu'on les surprenne paraît-il. Mais puisqu'il en est ainsi :

- Ça m'évitera de frapper.
- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous faîtes chez moi ?
- Quelqu'un qui a eu vent de vos combines et qui aim'rait y mettre un terme dans les plus brefs délais.
- Ah oui ? Et pour quelle raison ?!
- Pour la meilleure qui soit : l'argent.
- Je vous conseille de faire demi-tour maintenant sinon...

   La belle et froide contrebandière met en avant le fleuret qu'elle porte à la ceinture, la main prête à dégainer. Je place la mienne sur mon bâton, par sécurité, avant d'enchaîner :

- Vous voudriez pas protéger l'innocence d'votre enfant plutôt ?
- ... Comment savez-vous que...
- Ce s'rait dommage qu'il lui arrive quelque chose, n'est-ce pas ?
- Espèce de pourriture !

   Nous nous jetons l'un sur l'autre au même moment.
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Ses cheveux bleus virevoltent alors que son épée rencontre mon bâton. Le choc est rude ; elle ne manque pas de force ! Son regard exprime autant de haine que de confiance. Elle sait manier son arme et elle va me le faire comprendre. Je ne vais pas pouvoir baisser ma garde, même un instant.
   Nous échangeons coup sur coup. L'un attaque, l'autre se défend et inversement. Luttant pour la victoire seulement, nous n'hésitons pas à faire usage de coups de pute.

   Alors qu'elle tente de m'embrocher d'un coup en avant, j'esquive au dernier moment et lui agrippe la tignasse, ce qui lui fait échapper un hoquet de surprise. Je la tire vers moi et la repousse d'un coup de pied. Contractant de justesse, elle s'en sort avec un moindre mal. Aussitôt elle réplique : elle s'approche fleuret droit devant et me balance de la terre avec le pied au dernier moment. Je jure à voix haute et ferme les yeux, ma main droite moulinant avec Argument en main et la main gauche devant le torse pour me protéger. Je ne parviens pas à esquiver l'attaque : je ressens une vive douleur au niveau de la hanche droite.
  Blessé surtout dans mon amour propre, je sors mon pistolet doré et tente de tirer devant moi. Elle me désarme juste avant que mon doigt n'appuie sur la détente. Y en a marre de son jeu de jambes ! Avant que son pied ne touche par terre, je le cogne. Un éclair argenté vient percuter son tibia et l'oblige à reculer, engourdie par le choc.

   Mon pistolet se trouve à quelques centimètres du bord de la falaise. De là où je suis, je ne pourrais pas le récupérer sans passer par la donzelle et son coupe-choux. Sa chevelure s'éparpille sur son visage, lui donnant des airs de sauvageonne. Nous venons à peine de commencer et loin déjà se trouve la belle courtisane en habits d'aventurier, capable de grâce comme de prestance. Mais cela n'enlève rien à son charme naturel, bien au contraire.
   Je les préfère avec du caractère :

- C'est quoi ton p'tit nom, chérie ?
- Pourquoi me donner cette peine ? Tu mourras avant de t'en rappeler.
- Façon d'penser comme une autre. Moi j'préfère savoir qui j'tue, histoire d'pas r'gretter. On sait jamais sur qui on peut tomber d'intéressant. Dorian Silverbreath pour ma part. Auto-entrepreneur rokadien.
- ... Lara Costadiez, maîtresse du Marché Anti-Royaliste.
- Le Marché Anti... Sérieusement ?
- Parle moins et agis plus !
- C'est c'que dirait ma femme.

  Nouvel entrechoc. Le deuxième round n'a rien à envier au premier ! Je souris de plus en plus, au fur et à mesure que l'excitation grandit en moi. Et mon adversaire a le mérite d'être une belle femme, toujours pimpante malgré son état de mère. Sa poitrine étouffée par le corset danse sous mes yeux au rythme de ses assauts et je devine la forme de son postérieur à chacun de ses pas de côté. Depuis le temps que je n'ai pas pu consommer, il faut avouer que la vue ne me laisse pas indifférent.
   Oui, parce que je n'ai pas de femme en fait. Jamais eu besoin de m'encombrer de ça jusqu'à présent.

   Pas le temps de penser à autre chose : une autre éraflure apparait sur ma joue et je n'ai pas eu le temps de sentir le coup venir. Ses attaques sont plus précises à mesure que nous échangeons des coups. Son regard se refroidit, devient plus concentré, tandis que ses lèvres pincées n'attendent plus qu'une chose : crier victoire dès que la sensation de chair fendue sera présente. Un instant de relâchement me fait comprendre qu'elle s'y croit déjà... Elle baisse sa garde !
  Je sors mon couteau d'un geste vif et l'entaille au bras. Surprise, elle tente de reculer mais je parviens à l'empoigner et à lui envoyer à nouveau mon pied dans l'estomac. Cette fois, l'attaque porte ses fruits car la belle est repoussée par la puissance de l'impact et se retrouve presque pliée en deux. Les larmes lui montent aux yeux. J'en profite pour m'approcher et la frapper. Elle part tant bien que mal une fois, deux fois, esquive de justesse mon deuxième coup de couteau et bloque une autre attaque avant de se figer en voyant mon visage souriant à dix centimètres du sien.
  Du revers, je la gifle et la fait reculer contre le mur de la maison. Tête baissée, elle semble étourdie. Je me délecte de cette vue juste le temps de rouler des épaules et de l'obliger à me regarder à nouveau. Son regard effrayé tressaute tandis que je la reluque de haut en bas. Je ressers la main sur mon bâton avant de le lever, puis de l'abaisser pour lui infliger le coup de grâce.

  TCHINK !

   Je hausse un sourcil : la belle a de nouveau ce regard froid, empli de force et de concentration. Je remarque même le sourire en coin qu'elle affiche, provocateur. Elle a paré le coup sans la moindre difficulté :

- Bon, assez joué mon grand. J'ai des choses à protéger ici.

  L'épée tourne et vient se ficher dans mon épaule, et la douleur me fait lâcher prise. Je m'écarte par réflexe mais cette Lara ne l'entend pas de cette oreille : elle jouait la comédie et attendait son moment pour me mettre dans la pire situation possible. Elle ne compte pas me laisser respirer.
   Au sens littéral non plus d'ailleurs.
   Elle me bondit carrément dessus et la lame vient percuter mes deux armes, croisées au dessus de ma tête, tandis que sa jambe se lève pour m'atteindre au menton. Je manque de me mordre la langue et me retrouve déséquilibré. Elle en profite pour attaquer de nouveau et une nouvelle entaille apparaît au niveau de ma cuisse, puis de ma hanche, puis de mon avant-bras...

   Très vite je me retrouve incapable de reprendre le dessus, son rythme ne cessant de surclasser le mien, et mon corps se recouvre d'estafilades. La sueur et le sang rendent mes vêtements collants et cela commence à me gêner. Haletant, je remarque qu'elle commence à fatiguer à son tour. Je tente une ultime contre-attaque en propulsant de la terre sur son sillage, comme elle le fit quelques temps plus tôt, et cherche à la planter. Elle parvient à esquiver et j'enchaîne d'emblée avec le bâton. Elle bloque. Je recommence. Elle esquive, elle bloque, elle bloque, elle esquive, elle contre, elle esquive, elle tournoie, elle bloque, elle me tire la langue, elle fait des claquettes... Elle m'énerve.
   Mais bon sang ce que je m'amuse !

- Tséhéhé...

   Ça c'est un combat. Rien à voir avec toutes les lopettes que j'ai eu à défoncer jusqu'à présent. Elle en a plus dans le pantalon que tous les hommes que j'ai tués jusqu'à présent. Et réunis s'il vous plaît ! Le sexe faible ? Oui et alors ? Elle fait partie des meilleures gonzesses. C'est de la qualité supérieure ! Ça ne se trouve pas n'importe où.
   Dopé à l'adrénaline et au plaisir de me battre, douleur et odeur d'hémoglobine incluses, je respire fort et mes pupilles sont dilatées. Je ne pense plus qu'à une chose : montrer à cette mère-poule qui est le dominant ici.

   Après un instant de répit, je lui fonce dessus, bras écartés. C'est la seule solution que j'ai trouvé pour en finir. Étonnée, elle n'oublie cependant pas de me lacérer au passage au niveau du torse. Faisant fi de la douleur, obnubilé par ce que j'ai prévu de lui faire subir, je continue sans ralentir et la percute de tout mon poids. Je ressers alors mon étreinte et l'empêche de se dégager avant de l'écraser contre le sol. Le souffle coupé, sa tête cogne par terre et stoppe net son gémissement. Avant qu'elle ne se ressaisisse, je lui envoie un Argument dans la tempe.
  Sonnée, ses mouvements sont ralentis, affaiblis... Je peux alors la contempler, à genou sur son ventre, tout mon poids servant à l'immobiliser. Du revers du doigt, je caresse sa joue, écartant les quelques mèches de cheveux cachant sa peau sublime. Je passe entre ses yeux, sur l'arrête du nez et m'amuse même à dessiner le contour de ses lèvres... Un plaisir court mais ô combien délectable.
   Je me lèche les babines.

   Ses yeux se rouvrent et s'imprègnent de mon image, d'abord stupéfaits, puis suppliants.

- Relâchez-moi...

  Oh ? On me vouvoie maintenant ?

- Cesse donc de jouer la comédie.
- Je ne joue pas... Je veux juste... Protéger mon fils.

   De vraies larmes commencent à perler le long de ses joues. Leur vue me fait frissonner. Mon sourire s'intensifie.

- T'peux t'en prendre qu'à toi-même : faut pas commercer de manière illégale. C'est mal et en plus ça n'attire que des ennuis. La preuve.
- Je le fais pour le bien de tous...
- Tu l'fais parce que c'est tout c'que tu sais faire. Pas la peine de t'trouver des excuses. T'auras beau dire "untel est un sale con, untel a fait ça pour son profit personnel, donc j'les vole et j'revend l'tout moins cher", ça reste pour ta pomme. Dis pas qu'c'est la faute des autres si tu cherches à t'enrichir. Quand on est suffisamment influent pour bosser dans tout South Blue, on peut plus s'permettre de jouer la modestie. Personne n'y croit. On est tous des putains d'égoïstes.
- Mais qu'est-ce que je vous ai fait ?!
- A moi ? Rien. Mais j'aime l'argent. Et j'viens d'te l'dire...

  Je place mon couteau entre deux côtes et la courbe de son sein.

- J'suis un putain d'égoïste.

   J'enfonce très légèrement et commence à basculer, le long de sa côte, tout doucement... Aussitôt la contrebandière crie de douleur. Son visage grimaçant n'a plus rien de beau et ses larmes abondent tandis que ses jambes secouent dans tous les sens. Elle tente de se libérer, comme prise de spasmes. Je cherche à la maintenir, risquant à tout moment d'enfoncer plus loin la lame et de la blesser mortellement. J'ai encore envie de jouer !
   Mais elle continue et, trouvant des forces d'on-ne-sait-où, elle parvient à libérer l'un de ses bras et à me serrer le paquet. Tellement fort que je pouvais sentir ses ongles directement sur la zone sensible.

  Comme n'importe quel homme censé, je me lève d'un seul coup et m'éloigne au plus vite. Lara se redresse, fleuret en main, à la fois soulagée d'être en vie et enragée après moi. Elle s'approche d'un pas furieux et je m'écarte encore plus, me rapprochant dangereusement du bord de la crique.
   C'est là que je le vois, juste à côté.
   La belle aux cheveux bleus s'apprête à me découper. Je me penche et...

  PAN !

   La balle de Solution, mon pistolet doré, se loge dans l'épaule de l'épéiste. Lâchant son arme, elle se tient le bras, lequel pend misérablement. Elle tombe à genoux et je me redresse alors.
  Je me mets derrière elle, range mes armes, lui attrape les cheveux et l'oblige à me regarder :

- J'aurais préféré n'pas en arriver là. M'enfin bon... T'auras été sacrément tenace. J'ai mal partout !
- Sale monstre...
- Tséhéhéhé ! Merci du compliment. Maintenant écoute-moi bien : tout c'que t'as connu jusqu'à présent va disparaître. Tout. Sauf peut-être... Ton fils ?
- Qu'est-ce que vous allez lui faire ?!
- Oh rien ! Rassure-toi. Quoi que cela dépendra de ton état d'esprit. Et de ta volonté.
- Ma volonté ?
- Oui. Je vais chercher ton enfant. Nous allons avoir une longue discussion tous les deux. Pour venir le reprendre il faudra deux choses : que tes amis se rendent et que tu viennes le réclamer. Enfin, si tu en as toujours la force d'ici l'accident.
- Un acc... Quel accident ?
- Celui-là.

   Et du dessous de ma bottine, je la pousse du haut de la falaise.

   Je préfère ne pas regarder en bas, histoire de conserver la surprise jusqu'à la fin, et avance vers la maison.
  Je regarde l'intérieur, plutôt bien aménagé dans l'ensemble, le plancher grinçant à peine sous mes pas fatigués. Je saigne de partout et mes vêtements sont en guenille. Elle m'aura lessivé, cette maman-là ! Mais ce qui m'intéresse désormais est le garçon. Sauf qu'il n'est nul part.
   Je finis par entendre du bruit au dessus de moi, et un "Maman ?" timide. Je trouve l'escalier et monte à l'étage. Je suis les bruits et finit par arriver devant une armoire dans la chambre à coucher. J'ouvre et tombe sur un gamin aux cheveux bleus, tout autant que les yeux, recroquevillé et la bouche mi-ouverte. Il parait si fragile, si faible, si innocent... On dirait presque qu'il joue à cache-cache. Mais en me voyant, il déglutit, peut-être se doute-t-il de quelque chose :

- Vous... Vous travaillez pour maman ? Elle est où ?

   Ou peut-être pas.
   Je me penche et prend l'air aussi sympathique que le permet mon état... Et ma personnalité, et je lui réponds avec un faible sourire :

- Elle va revenir avec les autres un peu plus tard. Elle m'a d'mandé de veiller sur toi en attendant. Tu veux bien m'suivre ? On discutera un peu le temps qu'elle arrive.
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Une heure plus tard, dans une taverne proche de la seconde enceinte


- Vous arrêtez ? Qu'est-ce que cela signifie ?

   Au centre de la salle, les pieds posés sur la table et tout une bande autour de lui, lesquels représentent la seule clientèle de l'établissement, un homme vêtu d'une longue veste rouge, un tricorne sur ses cheveux blonds et doté d'un unique œil perçant qui fixe attentivement le contrebandier du Marché Anti-Royaliste venu lui parler. Ce dernier déglutit avant de reprendre :

- N-notre cheffe a décidé de dissoudre le groupe. Les différentes annexes seront avertis dans les jours à venir... Toutes les transactions vont être stoppées. J'ai été... Désigné pour vous annoncer la fin de notre contrat. Je suis désolé.
- Oh là, oh là, oh là. C'est moi qui suis désolé l'ami.

   En un éclair, l'homme au tricorne se retrouve debout, une main autour du cou de son interlocuteur et une flamme infernale en guise de pupille. D'un ton sec, il annonce :

- On ne rompt pas un contrat avec moi. Pas avec Léonard Mady. J'ai donné beaucoup de ma personne pour que nous puissions jouir d'une entente à la fois profitable et décisive pour chacun de nos deux partis. Comment crois-tu que j'en sois arrivé là ? Je suis l'un des pirates les plus connus de tout South Blue ! J'ai échappé plus de fois à la Marine en l'espace de deux ans que beaucoup d'autres en toute une vie ! Est-ce seulement dû à mon talent ? Bien sûr que non, il faudrait être stupide pour le penser : j'ai de l'influence. Et l'influence joue sur de très nombreux facteurs. Toi et ta bande de contrebandiers faîtes partie de cette influence, de mes connaissances en somme ! C'est parce que j'ai votre soutien, et vous le mien, que nous en sommes là ! Il est hors de question que nous cessions nos échanges de biens et services parce que cette idiote de Costadiez a décidé de laisser tomber.
- Mais... Elle y a été forcée. Et sans elle nous ne pouvons...
- Quoi ? Vous êtes donc incapables de décider par vous-mêmes ? N'êtes-vous que des bons à rien ? Des femmelettes ? Des sous-merdes ?!
- Je... Nous... C'est que...
- Ne répond même pas. Tu m'énerves.

   PAN !

   Le corps du contrebandier s'effondre alors, un trou au niveau de l'abdomen. Léonard Mady, le jeune capitaine connu sous le nom de "Ricochet", reste debout sans bouger. Ses hommes le regardent sans oser émettre le moindre son. Leur respect à son égard est exemplaire : il a prouvé maintes fois ses capacités à diriger et à se sortir des pires situations. Celle-ci est inédite, car il ne s'agit pas d'une bataille ou d'une course-poursuite sur les mers. Non. Il s'agit d'un désistement, et pas des moindres. Son principal fournisseur de marchandises a décidé de cesser ses activités pour des raisons qu'il ne connait pas. Et là est tout le problème. Le savoir est une arme absolue contre laquelle on ne peut rien, à moins d'en être doté soi-même.
   Le pirate lève la tête et se passe les mains sur le visage, caressant ses tempes d'un mouvement continu et méthodique. Tous savent qu'il ne faut pas le déranger lorsqu'il se détend de la sorte. Et cela arrive régulièrement, tant l'esprit du jeune Mady est actif.
   Il finit par s'arrêter :

- Finissez vos verres, nous allons avoir une petite discussion avec cette chère Lara Costadiez.


[...]

Trois heures plus tard, dans la résidence de Victor Bahìa


- Madame ! Je ne vous attendais pas si tôt.
- Refuseriez-vous de me recevoir ?
- Bien sûr que non : c'est toujours un honneur de vous recevoir, c'est pourquoi je m'engage à être prêt pour pareille circonstance à chaque instant.

   L'économiste claque des doigts et aussitôt l'un de ses serviteurs apparaît de derrière une porte de service, un plateau sur la main. Deux verres et une bouteille d'un vin hors de prix sont posés sur la table entre monsieur Bahìa et la Dame de Pierre, dirigeante du Royaume de Saint-Uréa.
   Anne Stanhope prend la coupe qu'on lui a remplie et la porte à hauteur d'yeux afin d'en admirer la robe avant d'en humer le parfum. Un sourire satisfait se dessine sur ses lèvres.

- Comme toujours, vous savez me faire plaisir... Mais dîtes-moi une chose.
- Oui, Madame ?
- Quand vous déciderez-vous donc à déclarer officiellement posséder des esclaves ? Tout le monde est au courant. Omettre est mentir ici, et le bas peuple supporte mal qu'on lui mente. J'en sais quelque chose.
- Comme je vous comprend... Mais je tiens à garder cela pour moi.
- Et pour quelles raisons ?
- Aucune en particulier. Disons que nous avons tous droit à une vie privée, et j'estime que cela en fait partie. Pourquoi devrais-je faire étalage de mes possessions quand tout le monde se fiche de savoir de quoi est faite la vaisselle de son voisin ? Si j'en suis arrivé là, c'est avant tout grâce à votre soutien, mais également grâce à ma façon de faire.
- Il est vrai que changer ses habitudes peut être un frein soudain aux talents que nous possédons. Vous êtes mon grand économiste, Bahìa, et j'ai confiance en vos capacités. Faîtes comme bon vous semble.
- Je vous en remercie.
- Pourquoi vouliez-vous me voir aujourd'hui ?

   Anne Stanhope observe attentivement Victor, lequel hésite à bouger sur sa chaise, sachant pertinemment que chacun de ses gestes sera immédiatement analyser par la Dame de Pierre. Le buste droit malgré l'âge, un châle de soie écarlate sur les épaules et des bijoux aussi discrets que luxueux autour du cou et aux doigts, elle attend sa réponse. C'est tout son art : lancer une conversation cordiale avec tact et amabilité pour enchaîner sur le vif du sujet, sans transition et sans préparation pour son interlocuteur.
   Ce dernier ne se démonte pas face au charisme de la régente. Il s'y est habitué :

- Je voulais vous faire part d'un problème qui m'ennuie depuis quelques temps, Madame.
- Un problème dîtes-vous ?
- Oui. Mais rassurez-vous : celui-ci ne sera bientôt plus qu'un souvenir. Une vieille tâche qu'il aura suffit d'épousseter à l'aide d'un chiffon neuf.
- Voilà une image que je connais.
- Elle vient de vous, évidemment.
- Je m'en doutais.
- C'est surtout de ce chiffon dont je souhaitais parler. Un homme qui pourrait vous intéresser.
- Un homme ? Quel genre ?
- Un travailleur fidèle à ses engagements. Un langage grossier, mais un professionnalisme sans égal quand il est alimenté par l'argent.
- Un mercenaire en somme.
- Plus que cela.
- D'où vient-il ?
- De Rokade.

   La Dame de Pierre fronce les sourcils :

- Je connais les hommes du Rocher. Ce sont des criminels. Des pirates et des bandits de la pire espèce.
- Pour la plupart seulement. Il s'agit ici d'un entrepreneur expérimenté. Il ne m'a jusqu'à maintenant jamais déçu. C'est lui qui s'occupe actuellement d'un problème survenu dans la zone extérieure et ailleurs sur South Blue, principalement dans les ports.
- De quoi s'agît-il ?
- De contrebandiers.
- Comment se fait-il que je n'ai pas été mise au courant de cela ?
- Je ne tenais pas à vous importuner avec mes ennuis, Madame. Après tout : leurs activités n’entachent pas votre pouvoir. C'est mon image qui est remise en cause, car ce sont mes commerces qui en pâtissent principalement.
- Des commerces que j'approuve et qui sont sous ma protection, comme l'ensemble de ce Royaume !
- Certes... Mais je vous prie de voir cela comme une preuve de ma fidélité et de mon désir de vous plaire : en défendant moi-même ces richesses et en mettant un terme à leurs activités, je vous prouve ainsi que ma dévotion envers vous est sans faille.
- Je connais ta dévotion, Bahìa. Inutile d'aller jusque là.
- J'insiste Madame ! Et cela me permet de vous présenter quelqu'un qui pourrait vous être utile à l'avenir.
- Fort bien... Comment se nomme-t-il ?
- Dorian Silverbreath.
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- Quand est-ce que je vais revoir ma maman ?

   Cela fait plusieurs heures que je me traîne le gosse de la contrebandière. J'espère sincèrement qu'elle a survécu et qu'elle va vite venir le chercher car il commence à me pomper l'air avec ses questions débiles ! Je lui donne encore jusqu'à l'aube avant de commencer à en faire une poupée en kit ! Et puis ses "J'ai faim..." ou ses "C'est où les toilettes ?" me facilitent également le transit intestinal. Il ne peut pas se débrouiller comme tout le monde ? Moi petit, je ne m'embêtais pas avec ses demandes stupides : je faisais ce que j'avais à faire, puisque c'est ce que faisaient mes parents.
   Mais on s'en fiche. De toute façon ils sont morts et c'est bien mieux comme ça. Je n'ai pas besoin de boulets supplémentaires.

   En parlant de ça, Bastien est en pleine discussion avec Enrick dans la pièce d'à côté : nous nous sommes réunis dans une demeure supposée abandonnée appartenant à Bahìa et ses Condors. La maison ne manque de rien et notre petit groupe a pu se sustenter et récupérer de ses blessures. La moitié du lot est en piteux état suite à leur discussion musclée avec les hommes de Costadiez. Moi-même je ne suis pas au top de ma forme et ne peut répondre à la question du gamin, étant occupé à serrer un bandage autour de mon bras droit à l'aide de ma main gauche et de mes dents.
   Je grimace et inspire bruyamment, attirant l'attention du mioche :

- Ça fait mal ?
- Gnh... Penses-tu ! Évidemment qu'ça fait mal ! T'veux essayer ?
- Vous êtes fâché après moi ? J'ai fait une bêtise ? Maman m'a dit que c'était mal d'embêter les adultes...
- Et elle a bien raison !

   Bon sang qu'il m'énerve. Je me retiens de lui coller des gifles à chaque instant. Mais le risque qu'il le répète à sa mère - si tant est que je le laisse en vie à terme - me retient. Mon corps aussi d'ailleurs : il est recouvert de blessures et tous mes membres me font souffrir dès lors que j'en remue un.
   Je finis pas souffler et m'installe plus confortablement au fond de mon siège dans le salon. Il y a peu de Condors ici, les derniers restants étant les blessés. Reprenant petit à petit mon calme, je vois le gamin qui me fixe de ses deux yeux ronds, la bouche à moitié entrouverte, lui donnant l'air à la fois inoffensif et bête. Je sens qu'il s'apprête à dire une connerie, alors je prend les devants :

- Si t'as faim, doit y avoir des trucs dans l'placard à la cuisine. Bastien va t'montrer.
- Non c'est bon. L'autre monsieur m'a donné du pain tout à l'heure.
- Tant mieux, maintenant t'peux...
- Et de la confiture.
- Te cass... Quoi ?
- Aux fruits rouges.
- Ah ouais ?
- Elle était pas bonne.
- Oh.
- Mais j'avais faim.
- Ah.
- Mais elle était pas bonne...
- J'crois qu'j'ai compris, merci.

   A noter : frapper Enrick avant la faim de la mission. Je n'ai pas eu de confiture avec mon pain.

- Dis monsieur, les gens de tout à l'heure. Ils voulaient nous faire du mal ?
- Ouep. Et pas qu'un peu.

   Même si au final, nous sommes les méchants de l'histoire.

- Pourquoi ?

   Et voilà ! Il recommence ! Petit con.

- Parce que... Parce que.
- Parce que quoi ?
- Parce que c'est comme ça.
- Je comprend pas...
- Y a plein d'choses qu'on comprend pas dans la vie. Y a des types biens, des types pas biens. C'est tout. Y en a qui veulent l'argent... T'sais c'que c'est l'argent ?
- Oui, on achète à manger avec.
- T'es p'tet pas une cause perdue final'ment ! Bref. Y en a qui veulent le pouvoir, pour être au dessus des autres et commander. Comme ta maman.
- Ma maman est pas comme ça.
- Oh que si : t'en es la preuve vivante. T'es son môme, donc elle te donne des ordres. C'qui veut dire qu'elle a du pouvoir sur toi. Et elle a du pouvoir sur les autres. Ceux qui travaillent pour elle.
- Mais toi tu travailles pour elle, non ?
- Hem... Oui ! Oui, bien sûr ! Mais c'est pas pareil.
- Comment ça ?
- On s'en fiche ! Y a aussi des gens qui font ça parce qu'ils aiment faire mal aux autres.
- C'est vrai ?
- Ouep.
- Mais c'est pas bien !
- Ils s'en fichent.
- Maman m'a dit que les gens méchants ils vont en enfer.
- Tu sais c'que sait l'enfer ?
- Ben... Là où vont les gens méchants ?
- Et pour quoi faire ?
- Pour être punis ?
- Exact. C'pour ça que l'enfer n'existe pas.
- Mais maman m'a dit que...
- Écoute gamin : ta mère n'a pas tout l'temps raison. Faut arrêter d'la mettre sur un piédestal comme tu l'fais ! Elle peut s'tromper. Comme n'importe qui. Elle est humaine. Elle est fragile. En plus c'est une femme.
- Comment ça ?
- T'occupes. Tout ce que tu dois retenir, c'est que l'enfer est juste là. Sous tes pieds.

   Et voilà que le gosse regarde par terre en fronçant les sourcils, toujours avec sa bouche entrouverte. Un vrai demeuré. Je me demande par la faute de quel père miss Costadiez a pu pondre un truc aussi inutile et sans cervelle ! Je l'attrape par les épaules et me penche vers lui, l'air on ne peut plus sérieux :

- En fait, nous sommes déjà en enfer. La vie est un enfer. Les hommes sont des démons et ceux qui sont "gentils" sont juste des êtres faibles qui vont finir par s'faire avoir, tôt ou tard. C'est comme ça. Y a pas de fin heureuse ou malheureuse : à la fin d'l'histoire, on meurt et puis c'est tout. Mais y a quand même une façon d'avoir droit au bonheur. Il suffit d'le prendre. Se servir par la force, sans demander aux autres, parce que de toute façon, y en a pas assez pour tout l'monde. C'est ça la vraie vie, p'tit. Alors toutes les belles choses que ta maman t'a raconté jusque là, t'peux les oublier.

   Et qui tire une tronche de vingt mètres de long ? Tuléo Costadiez dont les mèches bleues tombent sur son front et recouvrent en partie ses yeux écarquillés. Il a les mains posées sur l'accoudoir de mon siège et nos regards sont à quelques centimètres l'un de l'autre. Aucun des deux ne lâche prise. Il ne cligne pas des yeux, ou s'il l'a fait, c'était en même temps que moi. Je peux presque entendre son coeur battre la chamade dans sa poitrine. Le mien est gonflé d'excitation : c'est enivrant de pouvoir ainsi lâcher ses quatre vérités, surtout sur un môme qui courrait encore dans les jupes de sa mère il y a à peine quelques heures.
   Au début je ne pensais à rien en disant tout ça, mais au final, le simple plaisir de le savoir brisé, que son enfance ne serait plus jamais la même ou, mieux, que sa mère soit elle aussi brisée en ne reconnaissant plus son enfant me procure un immense plaisir.
   Je le vois remuer. Il réfléchit. Puis ses lèvres bougent à leur tour. Qu'a-t-il à dire ?

- Mais du coup s'il n'y a pas d'enfer, il n'y a pas de paradis ?
- Non.
- Si la terre est déjà l'enfer... Ça veut dire que le paradis aussi ?
- C'est... Hein ?
- Bah, tu as dit que nous sommes en enfer. Donc on est aussi au paradis alors. Enfin je crois.
- Mmh... C'est un raisonnement qui s'tient mais...
- Donc y a des anges !
- Faut pas trop y compter non plus !
- Tu crois pas au paradis, monsieur ?
- Non.
- Pourquoi ?
- Rhaa tu m'énerves avec tes "pourquoi" !

   Le gosse se tait aussitôt, un peu effrayé par mon coup de gueule. Je maugrée avant de penser à un truc. Si je mets fin à la conversation, je reconnais avoir perdu le dialogue... Il faut que je continue jusqu'à le convaincre qu'il n'y a pas de bien. Du moins pas comme il l'entend. Je soupire :

- J'y crois pas parce que j'ai jamais vu d'ange. Enfin personne pour m'aider quand j'en avais besoin. T'sais j'ai eu ton âge un jour. J'étais un enfant moi aussi. Mais j'ai jamais eu b'soin d'mes parents. Pas pour les choses importantes en tout cas. Manger, dormir... Ça c'est juste utile. Mais c'est pas c'qui compte. C'qui compte c'est d'réussir. D'savoir ce qu'on va faire dans la vie. Et vu comme la vie est pourrie, il faut s'adapter. J'suis pas né comme les autres. J'le sais. J'suis déjà pourri. J'devais être noir et fripé à l'accouchement.
- C'est quoi l'accouch...
- T'occupes. J'suis né différent. Les autres enfants s'amusaient en se courant après et en sautant par dessus les barrières, ou en s'racontant des blagues.
- Tu connais des blagues ?
- Oui mais je n't'en racont'rais pas.
- Oh...
- Moi j'trainais tout seul dans mon coin. Parce que j'les trouvais bêtes. J'comprenais pas c'qu'y avait d'amusant. Du coup j'ai passé mon temps à r'garder un peu partout pour comprendre. Puis à voyager.
- C'est trop bien ! Moi j'aimerais bien voyager aussi...
- Tséhéhé. D'mande à ta mère si elle en a toujours la force après c'que j'lui ai fait subir.
- Quoi ?
- Rien. J'continue : j'ai donc voyagé et j'ai fini par m'rendre compte que j'étais différent pour une bonne raison. Fallait que je m'impose comme quelqu'un d'unique ! Un mec... Incroyable ! Comme personne !
- Tu veux devenir un héros ?
- Oh que non. Un roi.
- Waouh... Nous on a déjà une reine. Tu veux la remplacer ?
- Moi ?
- Oui, je trouve que ça t'irait bien, une couronne.
- Sérieux ?!
- Oui !
- Eh... T'es pas si pénible que t'en as l'air, t'sais ?
- Ça te donnerait l'air plus rigolo. Parce que je trouve que tu souris pas beaucoup.
- ... J'retire, t'es clairement le mioche le plus détestable que je connaisse.
- Détes... Quoi ?
- Tais-toi dont ! Tout c'que tu dois retenir : c'est que pour être celui que tu veux, il faut le prendre toi-même ! Personne ne le fera à ta place ! Est-ce que ta maman t'essuie l'derrière quand tu chies ?
- Bah c'est arrivé que...
- OUBLIE ! Mauvais exemple... Est-ce que tu marches tout seul ?
- Bah oui.
- Est-ce que tu réfléchis tout seul ?
- Oui.
- Dans ce cas : fais c'que tu veux. Personne peut penser à ta place. Personne peut dire c'que tu dois faire puisque tu peux l'faire toi-même. Si t'en es capable, te r'tiens pas ! C'est ça la plus grande leçon qui existe. Et c'est pour ça que la vie est un enfer.
- Pourquoi ?
- Parce que nous pensons tous à nous avant d'penser aux autres. Personne n'aurait l'idée d'sauver quelqu'un d'autre ou de s'occuper d'quelqu'un d'autre sans raison.
- ... Mais du coup...
- Ouais quoi ? T'comprend c'que j'veux dire ?
- Oui mais ça veut dire que... Euh... Ma maman...
- Quoi ta maman ?
- Elle pense pas à moi ?

   Je reste un temps bloqué par sa question. Au moment où j'ouvre la bouche pour répondre, des explosions se font entendre non loin et Enrick arrive alors dans le salon en me regardant, le regard sombre :

- C'est prêt des entrepôts de monsieur Bahìa. On doit aller voir et vite !

   J'acquiesce et me lève. Je confie l'enfant à Bastien et le regarde une dernière fois avant de quitter la maison avec tous les hommes valides.
   Je n'ai finalement pas pu lui dire ce que je voulais à la fin. Pourquoi ? Parce que ça sonnait faux. Lui dire que sa mère ne pense pas à lui est un mensonge. Je n'ai aucun mal à mentir mais si elle revient le chercher, cela remettra en cause tout ce que j'ai dit dans tous les cas. Sa conclusion est la seule valable et c'est ce qui me gêne le plus. Parce que, l'espace d'un instant, il a réussi à me faire douter de mes propres convictions. Ce sale gosse m'a eu.
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- Manquait plus qu'ça : des putains d'pirates.

   D'habitude, ça ne me dérange pas de faire ami-ami avec les forbans. Mais quand c'est tout un équipage qui tente de me trouer le bide en usant toutes ses balles, c'est une autre histoire !
   Les coups de feu ont commencé depuis quelques temps lorsque j'arrive et dégaine Solution pour éliminer l'un des trouble-paix. Nous ne sommes plus qu'une dizaine à nous battre à l'abri des maisons et des charrettes abandonnées par les civils en panique, face à plus d'une cinquantaine d'individus.
   Enrick me dit qu'il reconnait certains comme étant des contrebandiers rencontrés plus tôt. Autrement dit, leur bande s'est alliée à ces pillards pour se venger... La bonne nouvelle est qu'il a aussi penser à envoyer un des siens prévenir Victor. Des renforts ne seraient pas de trop !
   J'ai beau être exceptionnel, je ne suis pas indestructible.

   Je parviens à aligner trois autres hommes avant de me remettre à l'abri derrière un mur de bâtisse. Grand bien m'en prit : une balle fuse à l'endroit exact où se trouvait ma tête et le sifflement me chatouille l'oreille d'une façon très désagréable. Derrière nos adversaires, l'un des entrepôts de mon employeur est à moitié démoli. Une odeur de poudre parfume l'air ambiant. Je devine ce qu'il s'est passé... Et le type que j'aperçois près de l'entrée béante confirme mes suppositions : un sapeur se tient là, un pistolet dans une main, un explosif dans l'autre. A sa ceinture, d'autres pétards mortels en attente d'utilisation. Le gars a un regard malicieux et balaye l'endroit des yeux pour savoir où jeter sa bombe.
   Il finit par s'arrêter sur ma position.

- Ah l'connard...

   Je quitte ma planque avant que le projectile n'y chute et saute en avant tandis qu'une explosion retentit juste dans mon dos, le souffle me donne de l'élan et je me retrouve à manger la terre aux pieds d'Enrick, l'officier des Condors. Il prend à peine le temps de me regarder :

- Celui-ci, j'en fais mon affaire.

   Et il se redresse pour l'allumer. Mais l'autre s'en rend compte et se met à l'abri. Il riposte et Enrick se met à couvert de nouveau. Je décide de les laisser à leur échange et retourne dans le feu de l'action.
  A force de tirs, je finis à sec et décide de ranger mon flingue pour passer à mon activité favorite : le dégommage de mâchoires.

   Je fonce dans le tas, littéralement : quatre pirates m'attendent, sabre en main. D'un geste rapide et brutal, je fais fais un arc de cercle avec Argument et frappe deux visages du même coup. Sonnés, les deux hommes ne peuvent m'empêcher de parer l'attaque du troisième et de donner un coup de tête dans les dents du quatrième. Un coup de pied dans l'entrejambe de l'un, un coup de bâton sur le crâne de l'autre, ils finissent à terre et je n'ai plus qu'à encastrer la tempe du premier dans celle du deuxième. Par précaution, et surtout pour le plaisir de l'instant, je remets une savate dans l'estomac de l'un deux et finis par repartir à la chasse aux masochistes.
   J'en trouve un qui tente de me barrer la route mais mon regard fou le fait hésiter juste le temps qu'il faut pour que je lui brise l'occiput. Plus tard, je m'en voudrais d'avoir autant sali mon beau bâton d'argent mais le nettoyage attendra la fin de la mission.

- Ils arrivent !

   J'entends Enrick au loin et tourne la tête pour voir plus d'une trentaine d'hommes arriver de la propriété de Bahìa pour nous aider. Je souris d'autant plus en pensant que nous avons d'ores et déjà gagné.
   C'est sans compter sur l'apparition, de l'autre côté de deux figures importantes : Lara Costadiez, mal en point et le teint pâle, ainsi qu'un jeune homme muni d'un tricorne et d'un cache-oeil. Son habit rouge lui donne fière allure et le démarque clairement du reste de l'équipage. Le capitaine est là et je vois dans son regard qu'il a envie de jouer. Ses yeux croisent les miens et ses lèvres s'étirent au point d'en toucher ses oreilles... Enfin c'est l'image que j'en ai. Mais c'est dire à quel point il a la gueule large. Tout de suite le message passe entre nous. Lara lui dit un mot en me pointant du doigt et il acquiesce, marchant d'un pas tranquille dans ma direction. J'en fais de même.

   Tout à coup, le combat s'intensifie : des dizaines de personnes se canardent de chaque côté et seul l'intérêt que je porte au jeune capitaine m'empêche de courir me mettre à l'abri : nous avançons tout droit et c'est comme si le monde autour de nous respectait notre démarche. Dès qu'ils l'ont vu, les autres pirates ont cessé de nous jeter des regards crispés. Leurs mâchoires se sont desserrées et ils ont cessé de me cibler. De l'autre côté les Condors, sans doute sous l'impulsion d'Enrick, ont jugé bon de nettoyer les rues des gredins alentours.
   Aujourd'hui, je ne suis pas le gredin mais l'agent officiel. Ce simple état de fait m'amuse.

- Alors comme ça c'est toi le vieux bouc qui a causé du tord à Lara ? Fuahaha... Quelle aubaine de te trouver aussi vite.
- J'te l'fais pas dire, petit : ça m'aurait ennuyé d'avoir à fouiller l'île une deuxième fois pour attraper tous les fouteurs de merde.

   Nous nous retrouvons finalement à trois mètres l'un de l'autre. Une distance suffisante pour que chacun puisse tenter une attaque à bout portant, à la fois rapide et potentiellement mortelle. Celui qui prendra l'initiative aura l'avantage. Dans nos mains droites : un bâton et un sabre prêt à l'action.

- Par contre, m'traiter d'vieux d'la sorte... C'est vexant.

   Je lève le bras et l'abaisse presque aussitôt, un pas en avant. Nos armes s'entrechoquent. Le pirate ne semble pas avoir fait le moindre effort pour parer l'attaque. C'est avec ça que je peux évaluer sa force : suffisamment vif et costaud pour stopper un coup sans broncher là où d'autres y auraient laissé une grimace ou un tremblement... Il est au moins du niveau de lady Costadiez, en retrait derrière ses hommes. Il me sourit, l’œil critique :

- Et c'est vexant de me tester de la sorte. Si tu n'y mets pas du tien d'emblée, tu tiendras pas longtemps contre moi. Vieux bouc.
- ... Cesse tes enfantillages. J'ai même pas l'âge d'être ton père. On t'a pas appris à respecter tes aînés ?
- Mes aînés, je les ai tués.
- Comme ça on est deux...

   Nouvel entrechoc, et cette fois je suis celui sur la défensive. La pointe de son sabre est à quelques millimètres de mon menton.

- Tséhéhéhé... J'vois qu'j'suis pas l'seul à sous-estimer l'autre.
- Peut-être. En attendant, je confirme ce que j'ai dis : t'es bien un vieux bouc.
- Pardon ?
- Tu pues de la gueule.

   Une veine grossit sur mon front. Ma paupière tressaute.

- Oh là, tu veux mourir maintenant gamin ?
- Évite de trop parler. Ou alors de loin.
- Attention, ma patience a des limites.

   Mes poings se resserrent tandis que le muscle de mon bras gauche se contracte.

- T'as rien pour toi mon pauvre vieux : un look de sagouin, une haleine de chacal et des yeux de poisson mort... J'ai honte pour Lara. Perdre face à "ça". Je commence à remettre en question notre accord. Surtout si c'est pour nettoyer la merde juste après.

   PAF !

  Alors que mes veines palpitent, je décoche une gauche monumentale dans le ventre du prétentieux qui en perd son tricorne et se retrouve propulsé contre le mur de l'entrepôt. L'impact brise la roche et en expulse les composants. De la poussière s'élève de la zone d'atterrissage des débris et je regarde mon œuvre, le bras tendu et le regard haineux.
   Je me suis laissé emporté et ais utilisé ce coup* sans réfléchir. Je baisse les yeux vers ma main que je desserre. J'aurais fait mieux en frappant de la droite. Mais le résultat est le même.

   C'est au moment où je pense avoir fait suffisamment forte impression et que je me retourne que j'entends quelqu'un marchant sur les décombres.
    Le pirate est debout, une main sur le ventre, l'autre tenant un sabre tordu... Il me sourit encore. C'est énervant au possible.
   Je soupire, conscient que la colère ne me servirait à rien :

- Tu pourrais au moins faire semblant d'avoir mal.

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Le combat continue et nous nous jetons l'un sur l'autre. Nos armes s'entrechoquent à nouveau et le tintement des métaux résonne dans l'air, mélangé aux bruits de déflagrations et aux cris de rage et d'agonie. Une musique dont je ne me lasserait jamais, telle une drogue à laquelle je deviens de plus en plus dépendant.
Ce n'est rien d'autre qu'une bataille entre groupuscules, mais le son, l'odeur et la vue de ce conflit m'inspirent et me confortent dans mon idée. C'est ça que je désire, au plus profond de moi. Cela même qui donne un sens à mon existence, dévorant l'ennui d'une vie bien rangée : le chaos.
   "Plus... Il m'en faut plus." pensé-je tout en bloquant le pirate. J'en oublie presque mon envie de devenir roi. J'en oublie presque que mon adversaire essaie de me tuer. Une entaille à la joue vient me le rappeler et je pare une autre attaque avant de me faire repousser d'un coup de pied dans les côtes.

   Il enchaîne en faisant un bond rapide vers l'avant, pointant le bout de son sabre vers mon estomac. J'esquive de justesse et contre-attaque avec Arguement. Mais l'autre bloque en pivotant sur lui-même. Dans la foulée, il me choppe à la ceinture et m'envoie dans le décor.
   Y a pas à dire, il est plus costaud qu'il n'y parait au premier abord.

- Fuahahahah... Ridicule. Intéressant, mais ridicule !

   Et avec ce sourire permanent sur ces lèvres, il fonce à nouveau dans ma direction en agitant sa lame. Je crois d'abord à une attaque maladroite, digne du dément qu'il pense être, mais ses yeux ne me trompent pas : il sait exactement ce qu'il fait. Chaque fois que le sabre fend l'air, il devient plus rapide. Il joue avec les faibles courants autour de lui pour accompagner ses mouvements et gagner en puissance.
   J'esquive un premier assaut, bloque non sans mal le deuxième et recule à chacun des suivants, plaçant mon arme entre moi et capitaine "Le blond". Il ne vise aucun de mes points vitaux, il cherche seulement à me blesser, de n'importe quelle manière. Il n'a pas prévu de me tuer de suite...

- Tséhéhé...

   C'est à son tour de froncer les sourcils en me voyant rire. Hésitant un bref instant, il m'offre une ouverture et je lui envoie mon pied dans le genou, l'obligeant à se pencher, avant de le frapper au visage. Durant ce laps de temps, j'avais rouvert une blessure provoquée par Lara précédemment et en obtenais une nouvelle au niveau du pectoral gauche.
   Il se redresse, ouvrant et fermant la mâchoire pour vérifier que rien n'était cassé et me regarde d'un œil curieux :

- C'était quoi ça ?
- Oh rien de spectaculaire. J'ai juste pensé qu'tu valais la peine que j'me donne à fond.
   Nous nous observons, toujours avec le sourire, l'un sondant les intentions de l'autre. Je respire à pleins poumons l'air chargé en poudre autour de moi et y retrouve l'odeur du sang. Bestial, l'excitation grandit de plus en plus en moi alors que la sensation de douleur s'estompe, reléguée aux zones inutiles à faire tourner du cerveau. Surtout en ce moment.
   Il aura beau frapper, s'il ne tente pas de me tuer du premier coup, je foncerai dans le tas sans esquiver.

   Et c'est ce qui se produit l'instant suivant : je bondis sur mon adversaire, le regard fou et l'arme au dessus de ma tête. Le pirate, décidé à me cueillir en plein vol, comprend au dernier moment mes intentions et esquive de justesse tandis que mon bâton défonce le sol, là où il se trouvait une fraction de seconde plus tôt.
    Sans réfléchir, j'enchaîne en battant des deux ailes tout en avançant vers lui. Je n'esquiverai pas et il l'a compris. Mais pour l'instant, mes assauts sont violents et suffisamment vifs pour l'empêcher de déceler une faille. Il tente pourtant de me piquer à la cuisse, mais rien n'y fait : j'ai décidé de l'éclater et je ne m'arrêterai pas tant que je pourrais encore boug...

   Poc.

   L'espace d'un instant, je suis perdu. Pourquoi ais-je l'impression d'avoir rapetissé ? Puis je baisse la tête... Pourquoi suis-je à genoux ? Je regarde mieux et constate : j'ai plusieurs trous et entailles au niveau des jambes. Pas suffisamment grandes pour me faire pisser le sang, mais juste assez pour me faire faiblir et m'empêcher de tenir debout.
   Je commence à comprendre la situation. Je fulmine. Je rumine. Je gronde. Je jure. Je ne souris plus.
   L'autre si.

- Je retire ce que j'ai dit : t'es juste un bouc. Mais un bouc qui en a dans le ventre faut l'avouer ! Tu me plais... Ça te dit pas de me rejoindre, plutôt que de jouer les gros bras et de bousiller les petits commerçants ?
- Des "petits commerçants" hein ?
- Par rapport à ce que je vise oui : ce n'est qu'un petit commerce.
- Et qu'est-ce qu'tu vises ?
- La même chose que tout pirate qui se respecte : la fortune, la célébrité, le pouvoir... Le One Piece.

   Pendant un moment j'ai l'impression que le monde s'arrête autour de nous. Le son semble s'être coupé. Lui me prend de haut, droit et fier, une main sur la hanche, l'autre tenant son sabre pointé sur ma gorge.

- ... Pffrt.

    J'étouffe un rire.
    Bizarrement la situation me parait grotesque. Sauf que ça n'amuse pas le blond :

- On peut savoir ce qui est drôle ?
- Rien rien... Toi... Le One Piece... Tshéhéhéhé ! C'est stupide.
- Oh... Stupide dis-tu ?

   Une éraflure apparait au niveau de ma tempe. Mais je m'en moque :

- Courir après un trésor et prétendre que cela mènera au titre de Roi... Quelle bêtise ! Tous les hommes rêvent de trouver des trésors. Même moi je rêve d'être roi. Mais il y a des façons tellement plus simples pour y parvenir.
- Comme ?
- Comme imposer ses règles et sa suprématie en exterminant tous ceux qui s'y opposent. Ni plus ni moins.

   Nous nous toisons pendant quelques secondes. La tension est palpable. Je sais très bien que si je lève le bras, il me le tranchera net, j'attends donc sa réaction. Il finit par soupirer :

- C'est dommage. Je commençais à te trouver intéressant. Mais puisqu'il le faut...

   Son poing s'enfonce dans ma mâchoire et ma tête rebondit contre le sol. Sonné, j'ouvre un oeil à moitié avant de le voir lever son sabre. Il s'apprête à m'achever et mes nombreuses blessures m'empêchent de me défendre. J'enrage intérieurement, plus furieux contre sa suffisance que contre mon incapacité à lui faire mordre la poussière. Je refuse de mourir...

  TCHLAC !

   J'ai du sang partout sur le visage. Au dessus de moi, le capitaine des pirates affiche une mine à la fois surprise et douloureuse. Il se tient l'épaule, alors qu'un couteau en ressort avec au bout la main d'une femme aux cheveux noirs et au regard inexpressif.
    Je commence à me laisser aller, mais j'arrive à entendre quelques mots :

- Toi... Tu es la Veuve Noire...
- Enchantée de vous rencontrer, monsieur Mady. Maintenant veuillez mourir s'il vous plaît.

   Et le noir me gagne alors que le borgne aux cheveux clairs se retournent pour en découdre avec sa nouvelle ennemie.
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Je me réveille dans un lit aux draps blancs. La pièce autour de moi est du même éclat, une couverture au bout du matelas, quelques pansements par terre, les meubles et les tableaux alentours offrent un peu de couleurs à l'endroit. Surtout du rouge.

- Enfin réveillé, monsieur Silverbreath.

   Je tourne la tête et vois à côté de moi, debout, un homme muni de lunettes et d'un chapeau. Sa barbe fine et grisonnante m'aident à situer le personnage, le regard encore un peu flou :

- Bien l'bonjour, monsieur Bahìa.
- Je suppose que vous savez déjà pourquoi vous êtes là ?
- Mmh... J'suppose que j'ai survécu. C'qui veut dire que nous avons gagné.
- En effet.

   Le ton est clairement froid. Détaché. Je fronce les sourcils et observe plus en détail la mine assombrie de mon employeur.

- J'ai pas l'impression que ça vous fasse plaisir...
- Oh détrompez-vous. Je suis satisfait de la situation. Ce qui m'embarrasse, c'est que vous ne soyez qu'en partie responsable.
- "En partie" ? Qu'est-ce que vous m'chantez... J'ai stoppé les activités des contrebandiers comme demandé...
- Oui, et cela a causé des dommages à la ville et à mes hommes. Ces pirates apparus d'on ne sait où ont constitué un nouveau problème. Un problème que vous auriez dû résoudre.
-Mais... Comment j'pouvais prévoir qu'ils allaient débarquer ?! Vous m'avez seulement dit d'arrêter les contrebandiers, et je l'ai fait ! Dès que ces connards sont apparus, j'ai foncé pour les massacrer !
- Résultat des courses ? Vous êtes couché là, à attendre d'être rétabli, tandis que de l'autre côté de la porte, la régente de Saint-Uréa m'attend pour que je félicite son assassin.

   Le nom de "Veuve Noire" me revient alors en mémoire. "C'était donc ça hein...". L'homme d'affaires soupire :

- Et dire que je comptais vous présenter à elle suite à votre réussite... J'étais bien décidé à vous accorder ma confiance, au point de faire de vous un missionnaire de sa majesté. Mais vu la tournure des événements...
- Oh là attendez : j'croyais qu'vous vous en fichiez d'la populace ? Qu'est-ce que ça fait qu'une bande de pirates fassent du grabuge à cause d'un règlement de comptes ?
- J'ai parlé de mon image, monsieur Silverbreath. Quelle figure dois-je aborder si l'on s'attaque de la sorte à MES entrepôts, avec des civils pris entre deux feux ? Que dire au peuple ? Même avec la protection de la régente, je ne peux pas m'en sortir sans histoire.
- Mais vous allez bien trouver quelque chose !
- En effet. D'ailleurs tout une histoire a déjà été trouvée pendant votre convalescence. Et vous y jouez un rôle prépondérant, en tant qu'inconnu du royaume.
- ... J'ai dormi longtemps ?
- Près de vingt-six heures.
- Merde.
- Comme vous dites.

    Et il me laisse là, prétextant ne pas vouloir faire attendre la Dame de Pierre. Depuis l'entrebâillement de la porte, j'aperçois son visage : celui d'une vieille femme au regard perçant et brillant d'intelligence. Il a fallu quelques instants seulement pour que je vois l'importance qu'elle a dans ce royaume : l'âge, la ruse, l'expérience, la volonté... Tout transparait à travers ses yeux, sans filtre ni artifice. Et je me sens tout à coup petit.
   Et je me sens humilié.

- J'ai perdu putain.

   Je finis par me lever deux heures plus tard, furieux contre moi-même. Enrick, l'officier des Condors, m'attend dans le couloir et s'empresse de me suivre alors que je lui passe devant, décidé à rejoindre le bureau de mon employeur au plus vite.
   Sur la route, je trouve Bastien, lequel m'explique qu'il allait justement à ma rencontre. Mais je l'écoute à peine : je veux juste vérifier quelque chose.

   J'ai peut-être foiré la fin de ma mission, il n'empêche que je ne reviens jamais sur un accord. Et j'ai répondu à toutes les exigences de Victor. Il a intérêt à être un homme de parole.
   Il a intérêt à me donner mon dû.

   A peine ouvré-je les portes de son bureau qu'il lève la tête et affiche un demi-sourire :

- Ah, vous voilà debout. Bien.

   Il pose sa plume et trie les documents devant lui avant de sortir un coffret du compartiment sous sa table. Il me fixe alors, les mains jointes.

- Votre... Nouvel ami ici présent m'a fait peur de vos actions. Malgré la tournure des événements, ça n'en reste pas moins du bon travail.
- Vous reconnaissez donc que je n'y suis pour rien si...
- Ne me faîtes pas dire ce que je n'ai pas dit. La suite de tout ça est un hasard fâcheux, certes. Mais je déteste le hasard, et il m'a semblé que vous aussi. En tant que professionnel, vous ne devriez rien laisser au hasard. N'ais-je pas raison ?
- ...
- Bien. Ceci mis à part, vous avez joué intelligemment. Vous m'avez même offert un petit cadeau que je saurais exploité au mieux : deux nouveaux esclaves !
- Les Costadiez ?
- Eux-mêmes ! L'enfant en lui-même ne sert à rien, mais il empêchera sa mère de faire des vagues... Pour cela, j'ai décidé de vous remercier.

    Il approche le coffret vers moi :

- Voici tout d'abord le versement pour ce travail. Dix millions, au berry près. Ensuite... Vous comprendrez que je ne peux pas vous présenter convenablement à la régente, vu la tournure des choses. Si vous n'êtes pas d'accord, allez donc en discuter avec son assassin.
- Une autre fois peut-être.

   Lui l'a compris comme un désistement. Moi j'étais sérieux : j'arracherai les pattes de cette femelle une autre fois, si l'occasion se présente, et si cela me permet de rattraper cet affront.

- Pour m'avoir rapporté la cheffe des nuisibles, je vous fait cadeau de trente esclaves.
- ... Pardon ?
- Trente esclaves. Vous m'avez entendu.
- C'est plutôt généreux.
- Ne vous y trompez pas : je sais me montrer honnête... Vous m'avez peut-être déçu sur la fin, mais j'ai appris à vous connaître, Dorian. Je sais de quoi vous êtes capables. Et vous travaillerez sans doute plus efficacement encore avec des hommes de main.

   Je comprend à son regard où il veut en venir :

- Je suppose qu'il y a une mise en garde avec le cadeau...
- Évidemment : c'était votre seule erreur. Ne me décevez plus jamais à l'avenir. Je ferai sans doute encore appel à vos services dans le futur. Restez disponible, sait-on jamais.
- Au revoir, Monsieur Bahìa.
- Au revoir, Dorian Silverbreath.

[...]


  Nous nous dirigeons vers notre navire en direction de Rokade, Bastien, mes trente nouveaux hommes et moi-même. En sortant de la résidence, nous croisons les Condors et, entre eux, les deux nouvelles acquisitions de l'économiste : l'enfant et la mère aux cheveux bleus.
   Le petit se tient à sa mère, l’œil larmoyant et la goutte au nez. Il ne semble pas comprendre tout ce qu'il se passe et cela ne le rassure pas. La femme quant à elle, tente de le rassurer en paraissant forte. C'est au moment où nos yeux se croisent que toute sa prestance s'échappe et laisse place à... Quelque chose. Quelque chose entre le désespoir et la haine. Ça me fait presque frissonner tant l'animosité qu'elle a à mon égard est intense. J'en souris d'excitation.
   Le gosse me remarque alors et son regard m'appelle à l'aide. Je me penche vers lui et déverse sur lui, avec un visage sympathique, toute la frustration et toutes les peines qui m'accablent, afin d'en faire son fardeau pour les années à venir :

- Tu vois gamin : faut pas croire à toutes les conneries que ta mère raconte sur la gentillesse. Y a pas d'paradis, y a pas d'ange. Y a que l'enfer et les démons qui l'habitent. Bienvenue dans notre monde.

   Riant de bon cœur, je m'en vais sous les cris et les insultes toujours plus aigües de Lara Costadiez, tandis que son fils continue de me regarder, telle une poupée de cire brisée.
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