Hasard et aléas printaniers

Perchée sur une branche de chêne, Sélésia observait avec ennui les habitants d’Orange vaquer à leurs occupations. Quelques enfants se chamaillaient, un couple batifolait, des vieillards discutaient ; en somme des activités ordinaires de personnes ordinaires dans un village ordinaire. La naine se laissa doucement glisser sur le bout de bois en soupirant, pour se retrouver dans une position allongée. Un doux vent printanier s’infiltrait entre les feuilles verdoyantes, rafraichissant son visage  moite et rougi par le soleil.

Un rouge-gorge se posa avec délicatesse sur une branche adjacente, une baie charnue fermement maintenue dans son bec. Elle détailla avec attention le volatile au plumage safrané, qui, croquant le fruit, l’éclaboussa de son jus. L’adolescente grommela en passant sa main dans sa chevelure maintenant poisseuse, avant de s’adresser à l’animal.

« -Hey ! Franchement, c’est quoi ces manières ? »

L’oiseau répondit par sifflement aigu.

« -Mouais, si tu veux réparer tes torts en chantonnant, fais le bien au moins. »

Gonflant fièrement son plumage, le rouge-gorge entonna un chant mélodieux qui rappela à la rousse l’air joué par une flûtiste qu’elle avait rencontré quelques semaines plus tôt.

« -Pas mal... »

Tout en écoutant le concerto joyeusement exécuté par le volatile dodu, Sélésia se remémora le voyage qu’elle avait mené pour arriver jusqu’à Orange. Elle avait débarqué trois heures plus tôt sur l’île, dissimulée dans un bateau de la  marine. Accoutumée aux navires de civils, elle avait été impressionnée par la vigilance et la discipline des soldats. La jeune fille avait néanmoins trouvé son séjour particulièrement long et fastidieux, étant forcée de redoubler de prudence pour ne pas être remarquée.

Elle avait pu se réconforter en songeant aux perspectives qui l’attendaient. Pour la première fois, elle se rendait sur East Blue. Certes, les courants de cette mer étaient semblables à ceux qu’elle avait parcouru jusqu’à présent, mais elle ne pouvait s’empêcher d’être excitée à l’idée d’entrevoir un autre recoin du globe.

Un cliquettement interpella la naine, suivit de quelques craquements et bruissements de feuille. Intriguée, elle se pencha pour identifier la source du bruit. Son regard scrutateur croisa celui affamé d’un chat amaigri. Avant qu’elle n’ait pu esquisser le moindre geste, ce dernier se jeta sur son compagnon à plumes qui interrompit son œuvre dans un sifflement plaintif. Le félin toisa d’un air hautain l’adolescente, tout en enfonçant profondément ses crocs dans la chair du petit virtuose.

« -Démon ! » s’exclama la rousse en tentant de frapper l’égorgeur avec sa hache.

Oreilles plaquées sur le crâne, celui-ci s’éloigna d’un bond agile.  Nullement inquiétée par les villageois qui pouvaient l’entendre, Sélésia poussa un cri de guerre. Elle poursuivit l’animal, qui descendait déjà de son perchoir pour se diriger vers le village.

Déterminée à ne pas se laisser distancer, la jeune fille s’engouffra à toute vitesse dans les ruelles d’Orange. Esquivant habilement les quelques passants qui se trouvaient sur sa route, la naine parvint presque à rattraper le chat malingre. Celui-ci eut cependant l’intelligence de bifurquer brusquement vers la place du marché, où les habitants pullulaient. Il  bondit sur un étal fragile, qui s’affaissa sous le choc. Emportée par son élan, l’adolescente ne put éviter les débris de bois qui s’effondrèrent sur elle.

Le souffle coupé, Sélésia émit une plainte rauque. Ses membres lancinants rendaient chacun de ses mouvements effroyablement douloureux. Fournissant un effort intense, elle parvint lentement à dégager la partie supérieure de son corps de l’amas ébène. Elle constata avec soulagement que le marchand, trop occupé à fulminer contre le chat qui avait renversé ses précieux légumes, avait fait fi de sa présence. Captant l’attention de la foule, il permit à la blessée de s’éloigner en serpentant péniblement entre les décombres sans attirer les regards des passants. Ou du moins, la plupart d’entre eux. Quelques mètres plus loin, trois malfrats étudiaient en effet la scène avec intérêt.