Rokade, automne 1627.
Sous le matin naissant, le cri des mouettes s'éveillait des parois dentelées du pic rocheux. Découpées par le biseau mal-assuré d'un titan des temps anciens, des coins et recoins en parcouraient la surface noircie. Autant de niches douillettes offertes au peuple ailé, à l’abri des convoitises des prédateurs simiesques cohabitant en ce point de l'immensité bleue. Le soleil levé, les larcins ne tarderaient plus. Croutons de pain ou poissons délaissés, rien ne résistait à la voracité des escadrons emplumés. S'ils ne retardaient pas leur envole, s'offrirait à la vision des plus malchanceux les pas mal-assurés d'un vautour prisonnier du sol. Longeant les murs comme pour en assurer la stabilité, le déplumé trainait sa carcasse dans les ruelles montantes du port pirate.
Le pavé se montrait traitre en cette heure matinale, la vue rapiécée par les privations le dirigeait sous la bonne conduite d’une mémoire flanchante vers un phare au milieu des taudis troglodytes. Le souvenir des chants et des victuailles en abondance le maintenait sur ses jambes à contrario des prises fantômes acquises depuis son retour sous le soleil tapant. La faim le tiraillait et grondait depuis des mois sans qu’il ne le montra, mais l’approche de la caverne d’opulence changeait la donne. Prise d’humeur elle rugissait, se tortillait dans son ventre toutes griffes dehors, prête à sortir. Quand il parvint enfin à la bicoque convoitée, une devanture de bois décapée par l’âge et l’air salin s’affalait contre la paroi rocheuse. La proue d'un petit navire ainsi fixée ne manquait pas de charme et attirait le regard. Une enseigne couinante dépassait de l’épave en-dessus de fenêtres noircies à la crasse. Sitôt l’entrée de l'Ancre Noire passée les senteurs l’embaumèrent, le tabac froid de la veille, le vomi de fin de nuit et l’alcool du petit matin se mélangeaient en le renouveau de souvenirs lointains. Un bon vieux bistrot de matelots déjà habité des habitués dont beaucoup découchaient de la veille. Pour la première fois depuis l’accostage, le sentiment du retour chez soi l'assaillit. Une joyeuse vision qui l’avait poussé sur les mers il y a quarante ans maintenant.
Une seule pièce composait la zone de vie de la taverne, où tables et chaises se croisaient pour accueillir au mieux les fripouilles en tout genre échouant dans l'établissement. Pas des plus sûrs, loin sans faut, ni des plus chaleureux, mais une bonne adresse pour de bonnes rencontres et des alcôves creusées à même la roche offraient toutes discrétions souhaitées. Pied après pied, le vieillard affamé se trainait peu soucieux en cet instant des rencontres qui ne finiraient pas dans son gosier. Au moment où il s’apprêtait à s'écrouler sur un trois pieds de libre, entre deux gros gaillards d'un tout autre avis, une grosse voix tonna à travers la pièce par-dessus les dizaines de tables endormies.
- Cavalier ?! Dis moi t’y que c’est pas vrai !
Aveuglé par l’anémie, les lampes flamboyantes et la fumée planante, le pirate tarda à situer l’appel quand sur le même ton une nouvelle gueulante balaya les grognements des couches-tard réveillés par le raffut.
- Hé le macabé, dirige tes trous par là !!
Dirigeant son museau vers le beuglard, le regard vide remarqua campé sur une chaise un vieil ours à la barbe fournie. Le forban tarda à le reconnaitre car dans son souvenir la couleur du poil était d’un noir dru, maintenant elle avait laissé place à une blancheur cendrée. La lumière faite, le déterré ne tourna pas le dos à l’accueil enthousiaste et traina encore quelque peu sa carcasse. Destination atteinte, il laissa sa lourde hotte s'écraser au sol et se laissa choir en face de son nouvel ami. Une chaise lui avait été glissée sous le derrière, une petite troupe de vilaines bouilles aux petits soins veillait.
- Bah ça alors, bien cru que tu me reconnaitrais pas MOUOH OH OH !
- Tu es devenu gras et blanc, j’ai du deviner, lâcha son nouveau compagnon de tablée d'un sourire plein de malice.
- Mouoh oh oh ! Qu'veux tu, le temps qui passe et les affaires qui marchent. Je vois que pour toi y a que le temps qui passe Oh oh ! Tiens prends moi cette pinte et cette tranche de lard tu fais peine à voir.
Le vieillard à la soutane fanée ne se fit pas davantage prier. S'attaquant sans tarder à sa fringale sous les acclamations amusées de son hôte et de sa clique, il se saisit des mets proposés et de tous ceux à porter de ses bras faméliques. Ne parlant plus qu'entre deux bouchées. Peu soucieux du protocole, son amphitryon ne prit pas ombrage de l'absence de manière et continua ses piques.
- Plus blanc qu'un cul de bonne sœur ma parole, de quel trou tu sors pour luire ainsi dans le noir ?
- La Flaque, m’y suis promené quelques temps. Le soleil m'y a pas suivi faut croire hé hé.. J'ai du y rentrer l'année 1626, ce qui nous amène en quelle année maintenant ?
- Oh oh ! Automne 1627, une année à se la couler douce mon salaud ! Une sacré saloperie que ce coin là, mais le meilleur moyen de rejoindre Grand Line j’en conviens.
- Me mets pas dans le même sac que les petites pointures de ton genre hé hé..
- Me dis pas que tu fais encore une fixette sur Reverse Moutain OH OH ! Qu’est ce que t’as bien pu foutre dans les tunnels alors ?
- Me suis promené je te dis. Et le Destin nous a réuni, un signe riche en promesses... clôtura t'il d'un rottement disgracieux.
- Oh dis moi pas que c’est de toi le navire fantôme ?
- Celui avec des pendus ?
- Oui !?
- Hé hé j’ai débarqué il y a à peine une heure..
- Les nouvelles vont toujours aussi vite par 'ci. Mouoh oh oh !
Entre les rires et les bouchées croustillantes de lard grillé, le Cavalier ne manquait pas de constater l’aisance du dénommé John le Ripailleur à exprimer si bruyamment sa bonne humeur dans un établissement de coupe-jarrets. Personne ne mouchait.. Le nez dans le verre ou les cartes, toute l'attention prenait soin d'éviter cette table. Sans nul doute le signe d'une réussite sociale reconnue. Du chemin avait été fait depuis la dernière fois où il l'avait vu embarquer pour Grand Line. La petite troupe qui l'entourait accompagnait aussi les rires, mais dès qu'un mouvement sortait de l'ordinaire leurs regards suspicieux en sondaient la source. Si jusqu'à présent, ils avaient laissé les deux hommes aux retrouvailles le plus jeune de la bande exprima sa curiosité.
- Et donc vous vous z'êtes connus d'où ?
- De la mer mon petit gars, de la belle et de la houleuse, clarifia l'inconnu d'un ton songeur.
- Ah de quand le Boss voguait encore, le même équipage je devine ?
- Pas vraiment Hé Hé !
- Mouoh Oh Oh ! Tu vois ces deux doigts Jazper, tout en parlant il montrait sa main droite débarrassée de l'annulaire et de l'auriculaire, y se trouve qu'il y est pas étranger Oh oh !
- ...
- A notre dernière entrevue d'ailleurs. De sacrés souvenirs tu me diras ! Un peu brouillon tout de même, vu comment il m'avait fracassé le crâne...
- Je te l'ai laissé en place..
- Hé hé c'est bien vrai ! Une sacré bonne idée que tu as eu là. Mais de vieilles histoires que tout ça, de l'époque où on se rencontrait en mer sous différents drapeaux. Le bon vieux temps.
Autour les hommes de main s'étaient quelque peu crispés, se demandant si des comptes devaient être soldés. Toujours le même air jovial d'affiché, mais les armes semblaient prêtent à sortir. La tension naissante se reflétait par le regard, il s'attardait plus longuement... Le même sourire amical habitait les lèvres du petit monde, chacun tachant de masquer ses pensées meurtrières. L'ancien capitaine dédramatisa la situation d'un grand éclat de rire.
- Oh Oh ! Connerie ! Les cercueils flottants rongés d'humidité ou la bouffe avariée, j'en ai que bien trop soupés. Et encore tu as pas connu Grand Line... Je laisse la corvée à d'autres rêveurs dans ton genre maintenant. Navire, avitaillement, armement, informations de premier ordre.. Tout est fourni s'ont plus qu'à embarquer. Et une fois revenus, j'écoule ce qu'il y a à écouler sans oublier de prendre ma part ! Se redressant de son siège, il singea sous les acclamations une courbette : Armateur pour vous servir.
- Sacré reconversion que voila, le puant des tavernes a remplacé l'air marin. Je comprends mieux d'où vient ce gras hé hé...
- Prends exemple vieille carne, prends exemple. Pendant que certains se la coulent douce à l'ombre, d'autres triment. Je n'avais que ma prime comme carte de visite quand j'ai débarqué ici. J'ai du en casser des gueules pour monter où j'en suis. Encore maintenant, je dois garder l’œil ouvert et me montrer imaginatif quand on essaye de me gruger. La seule façon de pas se faire supplanter...
Le Cavalier avança son visage pour être mieux entendu à demi-mots, le Ripailleur fit de même.
- Doit bien y avoir un bon coup à proposer quand on a le bras si long.. chuchota t'il.
- Tu me sembles faiblard... rétorqua l'haleine alcoolisée d'un ours.
- Pas moins que la dernière fois où je t'ai botté le cul hé hé..
- Oh oh ! Restes donc avec moi alors, tu vas voir à midi passé ce que c'est que des hommes qui bossent. Du beau monde en perspective.
- Ça laisse du temps..
Tirant de son panier le butin amassé par le défunt Capitaine Hornicorne et recueilli par ses bons soins à son départ du navire le matin même, l'homme à la soutane répandit monnaies et pierres sur la table. S'exclamant assez fortement pour éveiller les derniers dormeurs et se faire entendre du service :
- Apportez tout ce que vous avez à apporter ! Que la table ne se vide pas.
- MOuoh oh oh ! Voila qui est prometteur !
- Racontes moi donc ce que devient le monde en attendant.
Dernière édition par Le Cavalier le Lun 08 Avr 2019, 18:54, édité 2 fois