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La génèse

On devrait s'enfuir loin d'ici !
Non, il faut rentrer chez nous !
Rentrer chez nous ? Pour retomber sur les salauds qui nous ont coincés la première fois ? Non, merci.
J'ai faim.
Grrromp !
Raoul dit qu'il a faim aussi.
Alors, on n'a qu'à se servir ou bon nous chante ! Allons piller une île !
Piller une île ? On n'est pas des pirates !
Et pourquoi pas d'abord ? Tu as trop peur peut-être ?
Redis-ça pour voir !
Trouillard, trouillard na-nana-nan...
Sileeeence ! Ça suffit !

Léa tape si fort du pied que le pont en pleure. Doucement, gamine, notre embarcation est déjà suffisamment amochée en l'état. La petite démonstration fait son effet. Les piailleries s'évanouissent comme par enchantement, chacun ravale sa salive dans le " Glouc " caractéristique de la crainte. Personne n'a envie de remplacer le plancher craquant si prochain coup de semonce il doit y avoir. L'attroupement  agglutiné autour de l'ainée de la bande se tait et lui laisse tout le loisir de reprendre, avec une douceur retrouvée dans la voix.

Écoutez, je ne sais pas encore ce que nous allons devenir. Et ça peut être effrayant, c'est vrai. Nous allons décider, tous ensemble, et dans le calme, de la meilleure solution. Mais pour l'heure, le plus important est de regagner la terre et de trouver un médecin pour Rik.
Et pourquoi on l'aiderait, d'abord ?
Il nous a sauvés, tous autant que nous sommes. C'est lui qui a vaincu nos kidnappeurs. Et si sa jambe n'est pas traitée rapidement, je crois bien que... euh...

Léa se retourne vers moi, qui toise l'océan depuis le bastingage sur le tribord, et retient la fin de sa phrase. Par délicatesse. Il ne faut pas. C'est vrai que l'idée d'abandonner ma jambe ne m'enchante pas. Elle me terrorise à vrai dire, même si j'évite de me focaliser sur les pensées négatives. Mais pour le moment, le ridicule de la blessure m'évite de trop gamberger. Je vais pas me retrouver estropié à vie à cause d'un stupide coup de poignard. Pourtant, les symptômes ne mentent pas. La fièvre qui monte un peu plus chaque minute qui passe, la sensation de froid glaçant, la vue brouillée, la transpiration... Ça sent pas bon. Si on n'aperçoit pas d'ici peu les contours d'une île à l'horizon, il va falloir passer par une bonne amputation à l'ancienne.

Mais on n'en est pas encore là.

Devant le silence de Léa, deux ou trois garnements s'enhardissent au point de s'élever contre sa voix. À leurs yeux, je suis un adulte de plus, et comme tel apparenté à une menace. Je les comprends. Je dois apaiser leurs craintes. Dans un demi-tour reflétant magnifiquement ma faiblesse actuelle, je pivote et leur fais face. J'allume une roulée, me racle la gorge et lève une main mal assurée pour réclamer un silence que j'obtiens sans difficulté.


Jeunes gens, avant de vous décider à m'abandonner à mon triste sort, permettez-moi de vous rappeler ceci : sous peu, il n'y aura plus rien à becqueter sur ce rafiot craquant que vous êtes incapables de manœuvrer seuls et vous serez alors contraints de vous entredévorer si vous refusez d'appareiller au port le plus proche.

Une rumeur inquiète s'élève. Je ménage mon effet en luttant aussi fort que possible contre ce vertige infernal qui m'assaille.

En outre, je vous rappelle que c'est moi qui ai flanqué la raclée qu'ils méritaient aux misérables qui vous ont enlevés. Ce qui fait de moi votre Sauveur. Mais surtout ! Ça fait de moi l'homme capable de flanquer une fessée monumentale à chacun de vos arrières-trains malpropres si vous vous entêtez, petits ingrats !
Rik !
Bah quoi ? Enfin, dernier argument et non des moindres...euh...weoooh... Zzzz.

Pok. Aye. Ca y est, les batteries sont à plats. Adieu, monde cruel.


Dernière édition par Rik Achilia le Ven 13 Avr 2018 - 15:25, édité 3 fois
    Migraine. Frissons. J'entrouvre un oeil groggy. Petite lumière fébrile. Des formes confuses.

    Mgnnh...

    Des bruissements. Non, des chuchotis. De petits pas légers s'éloignent. Je cligne des yeux et récupère une vue à peu près potable. Je vois.... un visage. Tout pâle. Un peu brouillé par la fièvre et la flamme sauvage de la bougie. Elle a des cheveux noirs et des joues dodues.

    Tu es réveillé ? Demande le visage.
    Ou mort, peut-être.
    Hm, non, je ne crois pas.

    Je louche et examine de plus près la petite créature. Une fillette aux traits doux, au regard sage. Je ne l'avais pas encore remarquée parmi les mouflets. Faut dire qu'elle est pas grande.

    T'es qui toi ?
    Anny.
    Anny... Tu as quel âge, Anny ?
    Cinq ans et demi.

    Je ferme les yeux. Regarder me coûte un trop gros effort. Je souffle et essaye de détendre mes muscles perclus de courbatures.

    Cinq ans et demi... C'est pas beaucoup, ça.
    Et toi, tu as quel âge ?
    Hoof... Jusqu'à combien tu sais compter, Anny ?

    Je la devine en train de réfléchir.

    Trente-neuf.
    He bah, voilà, j'ai trente-neuf ans, Anny.
    Ça, c'est beaucoup.
    C'est trop, même.
    Tu es vieux.
    Je sais.

    Nouvelles salves de pas. Plus lourds, plus adultes. Je rouvre les yeux et identifie Léa.

    Très inspiré, votre petit discours.
    Merci.
    Alors... comment vous vous sentez ?
    C'est le bonheur.

    Elle ne dit rien. Mon bluff ne passe pas. J'ai pourtant joué finement le coup.

    Alors, vous avez décidé ce que vous allez faire de ma carcasse ?
    Bien sûr, on va vous trouver un médecin et vous allez guérir.
    Quelle belle histoire.
    C'est trop demander, un peu d'optimisme ?
    Hm...

    Elle n'a pas tort. C'est pas le moment de déposer les armes. Péniblement je me redresse, de dix centimètres au moins. Quel crève-cœur de se sentir si faible.

    Ménagez-vous, ordonne presque Léa.
    Je fais qu'ça. Bon, et si tu m'expliquais comment tu as réussi à convaincre ces petits marlous ?
    Facile, j'ai menacé de les balancer par dessus-bord s'ils protestaient.
    Hin, maintenant, ils vont m'adorer, j'en suis sûr...
    Il faut les comprendre.
    Je sais.

    Nouveau blanc. Les vertiges reviennent de plus belle. Je me concentre et lutte pour rester éveillé une question de plus.

    Et à l'horizon ?
    Rien... nous... nous naviguons un peu à la sauvette.
    Si, passé minuit, tu ne vois toujours rien, il faudra couper cette vilaine jambe, je grommelle en glissant de nouveau dans un désagréable sommeil.
    Ne perdez pas espoir ! Et puis... je ne saurais jamais faire... ça.
    Tu as toute ma confiance, petite...

    Le trou noir m'engloutit. Encore. Quel merdier.
      Ce n'est pas du sommeil. C'est de la torture. Des micro-rêves qui jaillissent des nimbes, m'agressent et s'évanouissent. Mon corps flotte, à l'horizontale. Avance dans les ténèbres, ère, fragile et chancelant, sans but ni logique. Des images du passé fusent, entre les flashes de lumière incandescente, les voix déformées et pernicieuses qui percent l'orage. Je suis au royaume du néant. Pourtant, le calme plat ne dure pas. Soudain, la tornade. Des bourrasques, cette sensation de glacé, puis de brûlant. Tempête de cendres, pluie de grêlons en alternance. Avec, en toile de fond, un tableau de souffrance immuable. C'est comme être prisonnier d'une antre infernale. Tout s'accélère. Le cerveau en éveil, prisonnier d'une réalité étrangère. Si crédible, mais tellement fausse qu'on refuse de l'accepter. Je veux m'enfuir. M'évanouir. Je voudrais crever même; mais je n'en ai pas la force. Ou le pouvoir.

      Et soudain, la chute libre. J'ai la nausée mais rien à déglutir. La tension s'envole vers un nouveau paroxysme. Le sol me percute. Mille aiguilles acérées se plantent dans mon dos, mes mollets, ma nuque. Et déjà, je sens qu'on m'enserre la jambe. C'est atroce. Je laisse échapper un long cri qui reste muet dans cette bulle intemporelle. Un visage énorme me surplombe. Difforme. Chauve et barbu. Sur le sommet de son nez crochu, des pustules énormes. Un sourire mauvais se love sous les rides empilés sans grâce. Il Il a l'air vieux comme l'éternité. Je suis tétanisé. Ça va aller, qu'il dit régulièrement d'une voix d'outre-tombe, inquiétante. Avant de partir dans un rire profond, caverneux. Infernal. Au loin, déjà, un tambour guttural bat la mesure.

      Soudain, les cymbales. Un tonnerre, un fracas, une explosion.


      Scalpel ! lance joyeusement le visage en bondissant. Extatique. Habité par une soif de douleur à assouvir.
      Bien, grand maîîître !

      De vilains diablotins repoussants apparaissent dans un nuage de souffre et commencent à virevolter autour de moi dans une danse sordide. Ils ont des chapeaux à grelots ridicules et des corps malingres et courbés. Mon corps se raidit encore un peu plus. Au large, démons ! Partez ! Je  sens ma carcasse proche de se déchirer, de partir en lambeaux. Je gesticule. Lutte, Rik, lutte.

      Tenez-le, bon sang ! s'énerve le grand bourreau contrarié.

      Je me débats. Furieusement. Inutile. Les chaînes éternelles s'écrasent sur mes chevilles dans un étau inébranlable. Je suis vaincu. Et le lame saillante, affamée, plonge, tournoie et tranche sans répit. C'est le début du rituel démonique. Me voilà sacrifié sur l'autel du Mal. Je suis foutu.

      C'en est trop. Trop de douleur. Fuis, Rik. Échappe à la souffrance.


      [...]

      Merde. Pourquoi j'y suis retourné ? J'avais réussi à m'évader. De ce bain de sang. L'océan du supplice. Me voilà désormais sur un radeau bouffé par des mites mutantes qui s'attaquent même à ma jambe. Par quel ensorcèlement ? J'ai mal. Ne reste pas là. Pourquoi se l'imposer ? Repars avant que l'horrible tête ne se penche plus avant sur ton cas. Il n'y a qu'à suivre ce cours d'eau pure, là, au milieu du carmin. Elle te trace un chemin scintillant vers la liberté, derrière l'horizon. Je commence à brasser l'eau de mes mains. C'est difficile. Regarde, une pagaie. Ce sera plus facile. Mais quand je l'attrape enfin, au milieu de cet enfer déchainé, l'océan s'évapore dans une vapeur furieuse. Une voix m'interpelle.

      Tenez bon ! Ne lâchez pas !

      Avant de partir dans une incantation méphistophélique que je ne saisis, la faute à ces geysers. Je ne cherche plus à comprendre. Qui ? Pourquoi ? Je n'en saurai jamais rien. Je n'ai aucun contrôle. Aucun libre-arbitre. Je suis un misérable réceptacle de douleur; et peut-être ne suis-je déjà plus rien. À part un rameur solitaire qui n'a plus d'eau à brasser.

      Est-ce donc ça, l'enfer ? Le châtiment pour ces années d'égoïsme, ces ardoises jamais réglées, ces cigarettes brûlées sans but ? J'aurais dû voter plus souvent.

      Il se met à pleuvoir. De grosses gouttes d'acide qui s'écrasent sur moi. Pourtant, au contact de mon front, je les ressens comme une douce fraîcheur. Pourquoi est-ce presque agréable ? Les diablotins bourdonnent, butinent mon pauvre corps défait. Est-ce le bout de la piste ? Le gros visage surgit, m'observe de ses deux billes rondes. Un regard à vous transpercer les tripes. Tu en veux encore ? Ce coup-ci, ce ne sera pas sans combattre. J'ai une rame et je n'hésiterai pas à m'en servir. Non, il n'est pas belliqueux. Il toise le néant bien au dessus de sa tête, la mine grave, les traits fatigués. Comme fourbu de cette cérémonie. Il annonce, sentencieux :


      C'est à lui de jouer maintenant.

      Je lève les yeux dans cet infini de ténèbres à mon tour. Je n'y aperçois rien. À moins que... Là-haut. Serait-ce... ? Oui. Un point de lumière. Minuscule mais distinct. Je dois l'attraper. Mais comment ?

      Et soudain, je m'envole, léger comme l'air. Sans effort. Sans crainte. Les mites redeviennent poussière, mon bâteau redevient poussière. Une volupté nouvelle me berce. Je n'ai nul besoin de me demander ce qui m'arrive, je sais seulement que je vais bien. Je brasse les ondulations de nuit, régulier, serein. Et je souque, et je souque. Le regard rivé sur cette bille éclatante, si proche, si loin.

      Suis la lumière, Rik. Suis la lumière !


      Dernière édition par Rik Achilia le Ven 13 Avr 2018 - 15:32, édité 2 fois
        Comme par enchantement, quelque part dans les songes tourmentées, la douleur se dissipe au profit d'un véritable sommeil réparateur. La fatigue me libère et cet état de semi-conscience torturée qui m'assaillait s'efface. C'est le repos, enfin. Calme et plat. Dans cet état méditatif, la crainte de la mort disparait. Un futur neuf t'attend. Courage, Rik, dans quelques heures, tes yeux s'ouvriront, ta nouvelle existence pourra enfin commencer. Tu vas vivre. Maintenant, dors.

        [...]

        Les paupières frémissent. Le corps s'extirpe de la nuit. Encore ankylosé par toute cette souffrance accumulée. Mais la respiration est régulière, apaisée. J'embrasse sereinement mon éveil. Sans hâte. Je profite. Pourtant, bien vite, le cerveau sort du coltard et déjà, une question me taraude. Au point de bousculer mon doux et paresseux retour au monde des vivants. Suis-je toujours entier ?

        J'ouvre brusquement les yeux. La chambre entière berce dans une tranquille obscurité. Je devine qu'il fait jour, la lumière s'infiltre délicatement depuis les rideaux, sur ma droite. Mes yeux s'adaptent. Je m'agite en même temps que j'observe. Une sévère douleur me rattrape et je l'accueille avec une joie toute masochiste. Si ça souffre, c'est vivant. Oui, mes deux guiboles sont là, sous le drap blanc. Soupir de soulagement. Tu l'as fait. Tu n'y es pour rien, mais parfois, il faut savoir prendre le crédit des victoires remportées par d'autres pour soi. Plaisir. Je me redresse et dévisage la pièce.

        Personne. C'est presque dommage, j'ai des remerciements à distribuer par grappes entières. Grappe. Soif. Sensation de manque. Besoin d'ivresse et de tabac des îles. Hm, certains vices s'en sont sortis indemnes, eux aussi. Bien joué, les gars, content de vous retrouver.

        La solitude m'offre le temps de me remettre de mes émotions. J'écoute les signaux du corps, attentif. Derrière l'essor du réveil, je devine l'organisme fourbu. C'est comme récupérer d'un virus tenace. Une fatigue lourde demeure encore, lovée au plus profond de mes tripes. Il me faudra encore respecter une période de repos intensif avant d'espérer recouvrer toutes mes capacités. Mais je suis vivant, je suis complet et pour le moment, je n'ai qu'un seul désir, puissant, terrible. Marcher.

        Je tire vivement la couverture et admire la tenue de patient dont on m'a affublé. Hm, c'est que je suis diablement sexy dans cette blouse pastel. Allez, élève-toi, Rik Achilia, nouvel homme. Tu as des couloirs aseptisés à l'ammoniac à arpenter.

        Pof.


        Gnnnh' !!

        Je me vautre joliment et ma tête part valdinguer contre la base du lit. Bordel, ça fait mal. Put... de bor... de merde. Et je parle pas de la pigne sur le crâne. Rien à voir, non. C'est la jambe. Comme s'y je m'étais refait planter un schlass dans la cuisse à l'instant où j'ai pris appui. Je soulève le sarrau d'un mouvement vif, en pestant contre la douleur. Je croyais en avoir fini avec ces conneries. Et là, je vois.

        Ma jambe nappée d'un bandage serré. Pourtant, je devine maigrelette sous cet attirail. Impression confirmée quand je la compare à sa voisine de droite. Bordel, mais qu'est-ce qu'ils ont foutu ?

        Ronchon, je me redresse et viens m'asseoir en fond de lit. Je reste là une bonne minute à fixer ce bout de viande frêle. Parfois, je tâte, pour vérifier comment l'organisme répond. Une caresse équivaut à une pression, une pression à un coup de poing. C'est pas brillant. Je commencerais volontiers à maudire le charlatan qui m'a charcuté comme une coppa mais à cet instant, la porte s'ouvre. C'est Léa. Quand elle me voit, son regard s'illumine.


        Vous êtes réveillé !
        Est-ce vraiment une surprise ?
        C'est que... ce n'était pas gagné. Au début, le médecin pensait même que vous ne survivriez pas à l'opération. Et puis, il disait que votre réveil n'interviendrait pas si tôt.
        Que veux-tu ? Je suis un roc. Alors, combien de temps j'ai dormi ? Deux heures, trois ? Un nuit entière ?
        Trois jours complets.
        Trois jours complets !?

        Ma surprise me donne un air ahuri. Je ne m'y attendais pas, à celle-là La gamine ne relève même pas. Je dois vraiment revenir de loin. Elle reprend, le visage perdu dans des souvenirs visiblement difficiles.

        Vous auriez dû voir la chirurgie. Tout ce sang...
        Parlant de ça, on m'aurait pas fauché un morceau de lard dans l'opération ? Je me sens un peu léger à babord.
        C'était le seul moyen ! La chair était si profondément suppurante, il a fallu en ôter énormément pour éviter tout risque de rechute.
        Vous m'avez refilé à un boucher, en fait.
        Détrompez-vous, le médecin est parfaitement brillant. Il a tout fait pour vous éviter l'amputation.
        Oh bah, ça aurait pas fait grande différence, hein. Il s'est juste gardé un bout d'mollet pour son frichti, le loustic.
        Vous avez tort de dire ça.

        Je vois que la môme réprouve mais c'est comme ça, je l'ai un peu mauvaise d'avoir abandonné mon quadriceps au premier aficionado du bistouri du coin. À tous les coups, c'est encore un de ces rugueux médecins militaires qui pensent avec leur hachoir. Quand il va débarquer, il va être bien accueilli, c'est une promesse.

        Et là, la porte s'ouvre en grand. Un vieux monsieur en blouse blanche, la mine affable, la barbe fournie et taillée avec soin. Des besicles rondes sur son nez proéminent. Mais surtout, un crâne, chauve, tout chauve et lisse. Je tremble d'effroi. Bon sang, mais je reconnais cette tronche !


        Alors, comment se porte mon miraculé ?
        Aaah ! C'est lui ! C'est le visage !
          J'alpague courageusement Léa et la flanque devant moi comme ultime bouclier humain entre moi et une nouvelle séance de torture vaudou. Gare, vieux débris, tu m'as peut-être picoré la cuisse, mais il me reste encore quelques ficelles en réserve si tu viens finir ta vile besogne. Je le toise, embusqué derrière l'épaule de la jeune qui n'a pas l'air bien à l'aise dans son nouveau rôle. Je la comprends, elle sait par quoi j'ai dû passer.

          Le docteur sourit, jovial.


          Mais c'est qu'il est en pleine forme on dirait.
          Tout à fait, je suis frais comme au premier jour et si vous tentez quoi que ce soit, je hurle !
          De l'humour ! Excellent ! C'est un signe de bonne santé.
          Physique, uniquement physique docteur... marmonne la gosse.

          Le toubib arpente calmement la pièce, ausculte ce que j'imagine être mon dossier et prend le temps de faire mentalement le point. Chaque fois qu'il se déplace, j'oriente la môme de sorte à la garder constamment comme rempart entre le vieux démon et moi. Elle soupire, lassée par une attitude qui ne l'amusait déjà que peu jusqu'ici.


          Dites...
          Beh, quoi ?
          Vous allez me lâcher, oui ?
          Jamais. Toi et moi, c'est pour la vie.

          Pof, je me ramasse un délicat taquet du coude dans les côtes et hop, ma merlette s'envole. C'est un coup bas. Je me retrouve seul face à mon bourreau. Je l'épie, vigilant. Minutieux. Après réflexion, il n'a pas l'air si maléfique que ça. Peut-être un peu pervers, à la rigueur. Une chance que la seule douleur qui m'étreigne provienne de ma jambe.

          Monsieur... tiens, d'ailleurs, je ne connais pas votre nom.
          Hm... Santa, que je maugréé, méfiant.
          Monsieur Santa, je suis le Docteur Pitud. Vous revenez de loin. Votre jambe est hors de danger pour l'heure, mais il va vous falloir suivre un traitement régulier, et regarder de près à l'évolution de votre plaie pour éviter tout risque d'infection secondaire.
          Sinon... ?
          Sinon je vous retrouverai ici, sur ce même lit d'hôpital dans dix jours, un mois ou un an et cette fois-ci, ce sera pour vous enlever cette pauvre jambe dont vous n'aurez pas pris soin.

          Glouc. Il est convainquant. Son petit exposé provoque chez moi une petite redescente que j'associe généralement à la prise de certains euphorisants. Je n'avais pas encore pris conscience de mon état second. Est-ce que j'étais sous antidouleurs ? Non, ça voudrait dire que sans eux, cette guibole qui me donne déjà du fil à retordre me clouerait littéralement de douleur sur mon plumard dans ce cas.

          Je ne peux pas en faire plus pour vous, Monsieur Santa. Il y a malheureusement beaucoup trop de patients qui nécessitent mon aide dans ce dispensaire. Un infirmier viendra à heures régulières changer votre bandage et vous apporter vos repas. Un interne suivra lui l'évolution de votre guérison et se chargera de faire le point avec vous. Quant à nous, nous nous reverrons avant votre départ. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser.

          Ohlà, ohlà...Tout s'enchaine un peu trop vite. Trop d'informations à analyser et classifier en même temps. Mais je comprends tout de même deux trucs essentiels. D'une, je suis vivant mais pas tiré d'affaire et je vais devoir pour la première fois de ma vie peut-être me découvrir un vrai sens des responsabilités. De deux, moi et mes singeries, on fait tout un foin de l'état de ma jambe mais pour le Doc' qui semble finalement en être un compétent, je ne suis qu'un patient parmi tant d'autres à traiter, soigner, opérer. À bien scruter sa bobine, je reconnais tous les symptômes de la fatigue sur ses traits, et je ne suis pas médecin, c'est dire.

          Déjà, il atteint la porte pour replonger dans sa grande partie pour déjouer la Mort. Drôle de vie. Surtout qu'au final, il ne gagne jamais vraiment. Tout ce qu'il fait, c'est gagner du temps.

          Dites, Doc'...
          Oui Monsieur Santa ?
          Merci, hein.
          Je vous en prie.

          Et il s'en va pour de bon.

          Je retourne m'affaler dans mon lit. À bien y réfléchir, il est bien plus douillet que nombre de ceux que j'ai connus jusqu'ici. La vie de blessé a du bon. Léa qui s'était faite curieusement discrète jusqu'ici me recommande de me reposer un maximum.


          Oui m'dame.
          Je vais y aller aussi, Je reviendrai vous voir demain.

          Et elle s'en va à son tour.

          Attends.
          Oui ?
          Les gamins... ça va, eux ?

          Ma question semble lui faire plaisir. Elle affiche un franc sourire déterminé et répond avec aplomb :

          Ne vous inquiétez pas, je leur ai ordonné d'aller bien. Et puis, je ne laisserais rien leur arriver.
          Hin.
          Reposez-vous, elle répète encore avant de quitter la chambre.

          Se reposer, oui... C'est la seule chose à faire on dirait.
            Matinée, vingt-cinq minutes après le service des repas. Quelqu'un entre dans la chambre, furtif. Si Rik a éventuellement pu le voir, beaucoup de patients ne l'ont pas remarqué. Il n'a pas frappé. Ses pas sont silencieux, fluides, comme s'il portait des chaussons d'oreillers mous. Et surtout, il dépasse à peine le sommier du lit des nombreux pensionnaires. Sur sa blouse de médecin, démesurément trop grande pour lui, boursouflée aux poches, un post-it jaune, soigneusement déchiré, et pincé à sa poitrine, renseigne sur le nom de ce médecin. Le Docteur Tesla.

            Bonjour! bonjour!

            C'est sa ruse, quand le patient l'a repéré, ou qu'il est encore assis. Un bonjour doublé et chantonnant. Tesla est un enfant, mais un enfant-poisson. Personne ne sait comment c'est fichu c'est choses là. Aussi parvient-il à se substituer aux vrais adultes de la profession. Il suffit de quelques artifices. Un stéthoscope, deux bics, un bleu et un rouge, bien plantés dans la poche poitrine, un nom crédible et un air sérieux. Ce point tombe bien, Nicholas a toujours l'air sérieux. Ses arcades boursoufflées par une morphologie atypique lui donnent même l'air d'un dur, dun renfrogné. De ces médecins compétents, mais austères, tant habitués aux blessures et maladies qu'ils en oublient ceux qui les portent. La plupart des patients n'osent pas lui adresser la parole, au Dr Tesla. Au vu de son horrible petit visage fermé, certains pensent même qu'il vient leur annoncer une terrible nouvelle. Mais Nicholas n'annonce pas les morts. Il vient offrir un suivi médical.

            Avez-vous bien mangé ? Je vais ouvrir les tentures, il fait grand jour.

            Le petit homme saisit un à un les pans de rideaux et les emporte d'un coin à l'autre de la grande fenêtre. Cette journée s'est parée de son plus beau soleil. La pièce ravive ses couleurs, y compris celles, relatives de, Rik. Ce dernier a toujours une sale mine, l'odeur du rescapé. Depuis des jours sa barbe pousse, ses cheveux se coiffent aux agitations nocturnes. S'il avait l'allure d'un antihéros aux au look faussement négligé, il est désormais un simple quarantenaire, blessé et sans gloire, abandonné sans conscience par l'aventure. Le petit Tesla est loin de se douter de ce qu'a vécu cet homme. Toute sa vie se résume à présent au dossier de convalescent qu'il parcourt, où règne un nom que personne ne connait.

            Vos lymphocytes ont fait bobo à l'infection, Monsieur Santa. Vous devez vous sentir mieux. Une infirmière passera dans dix minutes pour répondre à vos questions.


            Ne jamais laisser de temps entre chaque phrase, ne jamais regarder le patient droit dans les yeux. C'est le secret d'une visite sans complications. Mais un obstacle se dresse. Sur le plateau de Rik, un petit pot sucré. Beaucoup de patients ont déjà mangé leur petit pot ce matin, mais pas lui. Il a dû commencer par le salé. Est-ce qu'il n'aime pas ? Nicholas ne connait pas assez son patient pour se prononcer sur son suivi gastronomique, mais l'aubaine est bien trop grande. Il ne peut pas la laisser passer.

            Avec la désinvolture d'un expert en biologie médicale, il retrousse quatre fois sa manche et saisit le pot dont il lit l'étiquette, l'air encore plus sévère que d'habitude.

            Saperlipopette! je vois que le personnel vous a encore donné des produits contenant de la manascorubine. Il ne vous en faut pas à vous, ça ralentit le traitement. Je vais de ce pas en référer au Monsieur le Directeur de cet hôpital. Reposez-vous Monsieur Santa, je reviens dans quelques instants.

            Il tient le pot au centre de sa main, comme si le pencher allait le faire exploser, puis se dirige à vives enjambées vers la sortie. La manascorubine est un colorant alimentaire, mais personne ne le sait. La plupart des gens sont impressionnés par un terme qu'ils n'ont jamais entendu. Le docteur Tesla ne se rend pas à la chambre à côté, mais trois chambres plus loin. Il faut toujours mettre une distance entre ses forfaits. Toujours.
              La vie de malade est un plein bonheur. Tout est mis en œuvre pour vous faire profiter d'un agréable séjour. Bien sûr, les repas sont somme toute mauvais, comme peuvent l'être ceux de la Translinéenne, mais au moins, j'ai droit à mes rations de purée, compotes, soupes et autres flancs trois fois par jour, ce qui constitue en soi une réelle amélioration de mon hygiène de vie. La picole me manque, mais exceptées mes crises de tremblotements, de colère, de paranoïa et de transpiration treize fois par jour, je ne ressens aucun manque vis à vis de l'alcool et je suis heureux de ce premier constat. Mon organisme profite de cette cure de bonne conduite pour se refaire une jeunesse. En outre, ces insipides rations journalières me sont apportées ponctuellement par de délicieuses infirmières – Eunice, Rebecca et autres charmantes créatures - qui mériteraient toutes de figurer dans le calendrier paramédical de l'année et gloussent de plaisir à chaque fois que je leur sers mon sourire enjôleur. Autant dire que je ne suis pas pressé qu'un médecin effronté vienne me déclarer totalement remis, ce qui sonnerait le glas de mon doux séjour.

              Même si je vis dans la crainte de cette annonce fatidique, mes journées s'écoulent paisiblement. Mon lit est moelleux, ma blouse propre et ma douche chaude. On n'attend qu'une seule chose de moi, que j'aille mieux. Et comme mes petites cellules s'activent très bien toutes seules pour atteindre cet objectif – pas trop vite, je l'espère – je suis libre de vadrouiller clopin-clopant dans les couloirs autant qu'il me plait, de couler de longues et paresseuses siestes dès que l'envie m'en prend, ou même de me fumer en douce une roulée chaque fois que Hans, mon voisin amnésique, consent à me passer un peu de son tabac. Hans est dockeur. Il est atteint d'un trouble de la mémoire à court terme qui l'empêche de se souvenir de tout ce qui a pu lui arriver depuis un grave accident de chantier survenu la semaine avant mon arrivée ici sur plus de deux heures de temps. Aussi ai-je régulièrement l'occasion de lui demander avec la gêne appropriée s'il me permet de piocher dans sa blague en jurant que cela ne se reproduira pas. Merci mon bon seigneur.

              Chaque jour, peu après le repas de midi généralement, Léa passe prendre de mes nouvelles et m'en donner des fraîches. Elle ne me semble pas baigner dans le même béat et confortable quotidien que moi. Son air soucieux et ses traits fatigués parlent d'eux-même. Dehors, elle doit constamment veiller sur la flopée de marmots dont elle s'est entichée et visiblement, l'exercice est ardu. La pauvre est débordée et ces visites se résument à un récapitulatif des mésaventures qu'elle rencontre. Là, par exemple, elle m'explique depuis une demi-heure que Josh, Leonard ou peut-être bien Priscella, s'est encore fait pincer pour vol à l'étalage et que la marine s'intéresse de plus en plus à leur petite bande de malotrus. Son discours m'ennuie. Elle ne vient donc ici que pour gâcher mes journées au paradis sur terre ? Heureusement, j'ai une méthode infaillible pour couper court à ses apitoiements :


              Ouaah... Excuse-moi, je tombe de sommeil.

              Je feins la faiblesse, et un air contrit qui pourrait s'exprimer par : " Dire que je ne peux même pas la soutenir alors qu'elle a besoin de moi, je te maudis, fatigue ! ". Et aussitôt, Léa traduit dans sa petite tête par : " Il est souffrant, n'ai-je donc pas honte de reporter sur Rik tous mes malheurs quand il doit lui-même braver la mort, la gangrène et les oreillons continuellement dans cette enceinte morbide remplie de malades ? ". À ce moment, la môme ravale alors toutes ses doléances, se relève vivement de la chaise où elle était assise et, habitée d'une ardeur nouvelle, me laisse en découdre avec mon rétablissement.

              Je repasse vous voir demain !

              Et elle disparait, dans une espèce de révérence du disciple à son maître. Et moi, je reprends ma petite vie sans vagues, entre mes piètres repas, mes œillades aux infirmières et mes cigarettes secrètes. C'est vraiment le pied, d'être ici.

              Il y a cinq minutes cependant, un léger accroc est venu perturber mon monotone rituel. Je venais de gober, par faim plus que par goût, ma gelée rhubarbe-cardamome- épinards et les deux croûtons rances qu'on ose appeler cracotte qui l'accompagnaient. Tellement c'était bon, j'avais décidé d'accorder à mes papilles le temps de se remettre de l'expérience avant de donner une chance au dessert, un flan caramel – myrtille - yuzu aux couleurs un peu trop éclatantes pour être digestes. J'étais en pleine récupération quand un drôle de petit bazar est entré dans ma piaule.

              Il était vraiment pas bien haut, le merlou, peut-être le mètre trente à la cime des ventouses. Avec ces croisements d'espèces de la mer, on ne sait jamais trop à quoi s'attendre m'enfin, là, si c'était un adulte, la nature s'est bien payé ses tentacules. Moi, allongé sur mon plumard, j'étais plus grand. Et puis sa tronche. Mes aïeux, c'était pas un enfant de l'amour celui-là. Le truc portait sur la figure plus de tares, défauts et imperfections qu'un article entier de La Gazette. J'ai cru à une nouvelle crise hallucinatoire, mais, malheureusement, les doses de morphines qui me sont prescrites déclinent dramatiquement toutes les huit heures à chaque nouvel examen que je passe.

              Sa présence m'a laissé à penser qu'il y avait quelque chose qui clochait. Ça y est, je suis foutu, j'ai pensé. Ta cicatrice s'est infectée, une bactérie mangeuse de chair va te dévorer dans la nuit, un virus mortel et extraterrestre t'a été inoculé par erreur... Je ne savais pas quoi exactement, toujours est-il que j'en menais pas large. J'ai pas moufté un mot de sa visite en attendant la sentence. Mais il n'a rien dit. Il a juste pris possession du territoire. Et vlan que j't'ouvre en grand les rideaux alors qu'il y en a qui aimerait bien se taper un petit roupillon sitôt la nausée annihilée, et vas-y que j'te fauche le flamby. Encore que ça, c'était peut-être me rendre service. M'enfin, en voilà des façons d'annoncer un décès imminent, j'ai pensé. Mais le couperet n'est pas tombé. L'étrange artiste a fait son petit numéro, sans m'adresser la parole ni m'observer, pour repartir aussi sec avec son trophée.

              C'était il y a cinq minutes trente. Il m'en a fallu quatre pour me remettre de cette étrange apparition et m persuader que je n'allais pas mourir. Qu'on n'allait pas m'arracher à mon nouveau chez-moi. Quatre minutes, soit à peu près le temps qu'il a fallu à Mathilda pour apparaître et venir récupérer mon plateau repas. Le teint bronzé, le sourire flashy, les courbes élégantes. J'aime Mathilda. Je crois même que j'suis amoureux. Je lui ai demandé :


              Dis donc, mon coeur, ce petit médecin rose bonbon qui vient de passer... c'est qui au juste ?

              Elle a cru à une nouvelle blague. Elle a ri, charmée, a changé mes oreillers, refermé sur ma demande les rideaux puis s'en est allée dans un regard complice. Ah, exquise petite mésange. Faudra que je l'invite quand je sortirai d'ici. Mais ça ne m'a pas rassuré. Elle n'a pas eu l'air de comprendre à qui je faisais référence. Et s'il y a un intrus dans mon paradis, je me dois de l'en déloger. Le Rik nouveau est un homme d'action, et c'est une mission taillée pour moi.

              Furtif et boiteux – belle combinaison – je me suis glissé hors de ma chambre. Échappant aux regards, j'ai scruté les couloirs, sans apercevoir mon mystérieux gêneur. Il me faut son nom. Il a dit s'appeler... Tesla. Le docteur Tesla. Vite, une fiche des effectifs. Toujours plus hardi, je me suis glissé dans la salle de mon étage réservée au personnel. Sans me faire démasquer. Quoi que, avant même d'avoir pu trouver le moindre document intéressant, j'ai dû me carapater dans une grande penderie devant l'arrivée imminentes des colombes qui me couvent quotidiennement. Je ne pouvais me permettre d'être découvert ici sans avoir obtenu le moindre indice.

              Et maintenant, je suis là, comme un con, au milieu des manteaux, à endurer les messes-basses de ces créatures divines certes, mais avant tout des femmes. Quelle bande de commères, c'est particulièrement désagréable au tympan. Soit, tendons l'oreille, j'en apprendrai peut-être plus sur mon étrange médecin.


              ... et le patient de la douze, vous l'avez vu ?
              Quel goujat !
              Et c'est qu'il se croit charmant, en plus.
              Le plus triste, c'est pour sa fille...
              Sa fille ? Ou peut-être sa femme ?
              Non, tu crois vraiment que ?
              On ne peut jurer de rien avec des hommes pareils.
              La pauvre... endurer un salaud pareil.
              Elle qui semble si gentille.
              Je parie qu'il la bat. Hier, en partant, j'aurais juré qu'elle avait les larmes aux yeux.
              Le monstre !

              Haha, qu'est-ce que ça balance. Hé mais, attends un peu, la chambre douze...

              Tchik. Tiens ? Une flamme. Quelqu'un s'allume une clope. Hm, une clope, ici, dans une penderie ? Serait-ce... la Mort à mes trousses ?


              Aah !
              Dites, vous avez entendu... ?

              La porte s'ouvre vivement. Quatre visages féminins extrêmement courroucés me dardent, moi, en pitoyable position défensive. Et mon voisin, Hans, souriant.

              Hm... salut les filles !

              Grand sourire. Mal accueilli.

              Monsieur Santa ! Retournez immédiatement à votre chambre !

              Ma chambre. La douze.

              Y'a pas à dire... c'est vraiment le pied d'être ici.
                Des bruits de pas dans le couloir, de plus en plus rapides. Une bourrasque passe à côté de Rebecca qui fait un tour elle-même. Le temps de ralentir sa valse de la girouette, une deuxième silhouette la relance, manquant presque de lui faire renverser sa tasse de café qu'elle se prépare toujours en fin de matinée. Au moment où sa série "Plus Blues la vie" entame son énième épisode. Martin trouvera-t-il l'argent qui manque pour l'opération des dents de sagesse de Michelino ? Aarcourt avouera-t-il à sa fille Nennemie qu'elle n'est pas sa fille ?  Brandolph séduira-t-il Samantha ? Toutes ces questions tournent dans sa tête, tandis que le couloir vocifère encore un "reviens ici, garnement!" de Davin, son collègue sportif, blond, tatoué, que toutes les collègues s'arrachent.

                Le petit docteur Tesla change encore d'étage. Le blond est toujours à ses trousses. Quelle endurance ! Les choses se passent mal. Pourtant, tout avait été préparé, son subterfuge était certainement son plus grand coup, le chef-d'oeuvre de sa série de larcins. Sans doute que le journal en aurait même parlé. " Une vague de pillages plonge Rhétalia dans l'angoisse. Le Gouvernement attend les revendications d'une nouvelle organisation super secrète et puissante." Un super titre pour un super coup. Mais non, l'opération était un échec. C'est le souci quand on fait du millimétré, le moindre couac peut tout compromettre.

                Un chimiste. Il avait fallu qu'il tombe sur un chimiste. Jessie Malicci, Professeur Malicci ! Fracture du métatarse en laissant retomber un objet lourd dessus. Quelle étrange idée, s'était dit Nicholas. Mais si Malicci était trop gauche pour déplacer ses commodes, il demeurait suffisamment adroit pour exercer son intellect là où on lui a pourtant bien sommé de se reposer. L'arnaque à la manascorubine avait échoué. Le Professeur savait qu'il y avait droit. Et voilà, voilà comme le facteur X ruine le plus brillant des stratagèmes.  Il était devenu trop gourmand, le Docteur Tesla. Il aurait dû s'arrêter à trois, mais non, il lui en fallait un quatrième. Sa plus grosse erreur. Il a tutoyé le soleil et en paye le prix. Littéralement, car la course lui fait perdre ses denrées. Tranches de dinde, de pain, petits pots de beurre, quelques fruits, seringues, pansements. A présent, ils roulent d'un couloir à l'autre de l'établissement, se perdent dans un coin de mur ou en bas des marches d'escaliers.  Le pire, c'est que tous seront brûlés dès leur sortie de l'établissement. Un gâchis.

                Voilà  le petit faux docteur qui débaroule à vives enjambées dans le couloir où il trouva son premier petit pot. On revient toujours sur les lieux de son crime. Il se rappelle: un patient entre deux âges, silencieux, sans trace de xénophobie. Il tente, car il sait qu'au couloir suivant, un autre infirmier prendra le relais sur sa poursuite. La troupe des uniformes s'organisent, Nicholas est devenu l'ennemi public numero ouno.  Il faut se réfugier, se mettre au ver, comme disent les poissons. Tesla entre en catastrophe dans la chambre, croise un regard avec Rik et se carapate dans l'armoire dont il a fait sauter les palettes vides d'un coup du tranchant de la main. Il referme la porte et attend, le souffle court. Quelques secondes plus tard, elle s'ouvre à nouveau. Nicholas fait signe coucou au patient et précise, le plus crédible possible.

                Je suis à vous tout de suite, Monsieur Santa. Veillez à ce que je ne sois pas dérangé, je vous prie, c'est pour une urgence.


                Il referme silencieusement la porte et compte sur la complicité de sa précédente victime. La trouille l'envahit. Il a beau avoir préparé ses jets d'encre pour couvrir sa fuite en cas de trahison, être traqué lui a toujours fait peur quand sa maman n'était pas là. Fort heureusement, sa respiration se fait silencieuse. Par contre, il entend celle de Davin, haletant, probablement trempé de sueur et de hargne. Sa voix, éreintée, mais toujours combattive, alpague le patient Santa d'un ton à la limite de l'impolitesse.

                "Vous ! huf huf  Vous n'avez pas vu huf huf  un gamin poiscaille passer huf huf par hasard ?

                - Qui, moi ? est prêt à collaborer Hans

                - Non, pas vous, vous ! " insiste l'infirmier zélé auprès de Rik. S'il le balade assez longtemps, même le témoin de bonne foi reviendra sur sa déposition.
                  M'être indirectement ramassé mes quatre vérités par le biais des infirmières a eu un effet dévastateur sur mon humeur radieuse. Alors qu'auparavant, je voyais dans cet hôpital un havre de paix et de loisirs à la mesure de ma personne, je suis désormais résolu à m'enfuir de cette antre lugubre où le personnel n'a de cesse de vitupérer ses ordres " Mangez ! Levez-vous ! Guérissez ! " sans une once de compassion pour l'infortuné convalescent que je suis. Et on aspire vraiment à voir les patients traverser positivement leur séjour et guérir, le sourire aux lèvres, reconnaissants, avec l'inconvenance la plus totale dont fait preuve tout un chacun ici ? C'est inadmissible.

                  C'était trop demander, j'imagine, que d'aborder cette période de rétablissement avec un minimum d'entrain. Je me concentre désormais sur mon état de santé, et lui seul. Et plus sur les attraits physique de l'une ou l'autre pimbêche, lesquelles ne feignent d'ailleurs plus le moindre intérêt pour ma charmante bouille de vieux beau. Aussi suis-je maintenant morose, au mieux, renfrogné plus généralement.

                  Un seul détail me reste réellement en travers de la gorge. Passe encore qu'on me fauche mes extravagants desserts. Passe encore d'être considéré comme un irrévérencieux plastronneur. Passe même encore qu'on ne me trouve pas parfaitement irrésistible. Quoi que je suis sceptique, mais admettons. En revanche, à en croire la bande de harpies qui s'évertue désormais à vérifier si je garde bien le lit du soir au matin, mon attitude vis à vis de Léa laisse à désirer. Et ça, c'est un point que le nouveau Rik a du mal à concevoir. Y'a pas si longtemps, j'aurais dispersé les critiqus d'un haussement d'épaules négligeant. Aujourd'hui, un je ne sais quoi me chiffonne dans mon estime de moi à l'idée que les individus qui me côtoient voient en moi un salopard de par mes manières d'être vis à vis de ceux que j'apprécie. Il n'y en a pas beaucoup dans cette catégorie, c'est vrai. Et j'ai l'amour vache. Okay. Mais la môme a quand même ma sympathie par nature, et ma gratitude pour m'avoir sauvé d'une amputation. Et j'ai tâché de lui manifester tant l'une que l'autre.

                  Alors voilà, ça m'emmerde. C'est peut-être pour ça que je suis bougon, dans le fond ? Ne pas avoir la certitude d'avoir été irréprochable me pèserait ? C'est une éventualité. Au moins, j'ai soulevé la question et il me suffit d'attendre la prochaine visite de Léa pour obtenir ma réponse.

                  J'ai jamais été très doué pour dresser un examen moral de mes agissements, aussi, tout le temps qui me sépare de l'arrivée de ma visiteuse, je me concentre à garder cette gênante réflexion bien à l'esprit. Je ne voudrais pas faire une Hans et me retrouver comme une poule devant un couteau au moment de son apparition, incapable de foutre un mot devant l'autre l'instant venu. Mais le temps passe.

                  ...

                  Treize heures trente. Je m'applique toujours à cloisonner entre mes trois neurones encore intègres cette pensée volatile. Je ne serai pas capable de la retenir beaucoup plus longtemps et la gamine se laisse désirer. Mais qu'est-ce qu'elle fout bon sang ?

                  Quatorze heures. Toujours rien. Je lutte, et lutte encore. Hmpf ! C'est chaud. Je sais quel est l'objectif mais déjà le rationnel s'efface, se distord, se brouille sous les raisonnements parasites qui s'en mêlent et je perds souvent de vue la lumière.

                  Quatorze heures trente. Qu'est-ce que je disais moi ? Ah, oui ! Plus d'une heure que ça dure. Je ne suis jamais resté concentré aussi longtemps d'une traite de ma vie, je crois bien. Je suis en nage. Je frôle la crise de nerfs. Mes oreilles sont en feu, mes mains convulsent, mes dents grincent. Tout ceci réveille un furieux besoin d'écluser une bouteille entière de rhum brun. Si une de ces idiotes de garde-malade fait irruption, je la dévore toute crue. Je suis tout proche d'entrer en éruption. Allez, Léa, mince à la fin. C'est pas chic de me faire mijoter ainsi. Qu'est-ce qui peut bien te retenir, hein ? Toi qui es ponctuelle comme une horloge de Loguetown.

                  ...

                  Mais rien ne vient. Ce n'est pas normal. Et s'il y avait un fond de vérité dans les odieux mensonges de ces médisantes clabaudeuses ? Je l'aurais blessée ? Quand ? Comment ? Et si c'était plus grave encore ? La marine aurait mis le grapin sur elle ? Non, les nouvelles ne vont pas si vite d'une île à l'autre tout de même. Du calme, Rik, respire. Tu dérailles plein pot. T'es en pleine crise de manque, voilà tout. Pas une clope de la journée, la faute à tes geôlières. Pas un verre en cinq jours et, depuis ce matin, plus d'antidouleurs. Trop de sevrages d'un coup pour un honnête margoulin dans ton genre. Reprends-toi. Et si elle arrive maintenant, hein ? Si elle te voit dans cet état ? T'auras belle mine, t...

                  Click. La poignée ! La porte s'ouvre ! Elle est là !

                  Je me redresse. Vite, aie l'air présentable, c'est un ordre. Éponge ta sueur ! Lisse ta blouse froissée, peigne ta frange désordonnée ! Hm. Ça ne va pas. Je me rassieds, me fiche une claque, affiche un grand sourire puis opte pour un air sérieux, me racle la gorge et attends. Ahh...ahh... restons caaalme. Ok, je suis prêt.

                  Pendant ce temps, la porte finit de s'ouvrir. Quelqu'un entre. C'est... ! Le petit bonhomme rose de ce midi. On se mate. Il est toujours rose. Je bats des paupières. Deux fois. Click click. Il est toujours là. Chpok Chpok font ses petits pas. Et hop, il s'engouffre dans l'armoire.

                  Silence. Malaise total. Rho merde, je suis dans un sale trip là.

                  Le mirage passe la tête hors du meuble, s'exprime. Il est à moi tout de suite. J'essaye d'exprimer tout un tas de trucs malsains mais mes mâchoires crispées et ma langue tétanisée ne laissent filtrer aucun son complet.


                  Euh..h...g'...tch'.... !!

                  Ok, c'est trop. Ce coup-ci, je vais vraiment péter une durite. Trois plombes que je m'applique à garder une seule pensée en tête, en dépit des manques évidents dont mon organisme souffre. Trois foutues plombes que je me concentre, lutte, m'évertue à... euh... hm... tiens d'ailleurs ?... C'était quoi, cette fameuse pensée ?

                  Gnnh. Ferme les yeux, Rik. Fais le point. Concentre-toi, concentre-toi. Hop. Ouvre les yeux. Rien. À part Hans enfoncé dans le siège destiné aux visiteurs. Depuis quand il est là, lui ?

                  Raaah, c'est trop. Le prochain qui entre, je le bouffe à la sauce tartare.


                  Vous ! huf huf  Vous n'avez pas vu huf huf  un gamin poiscaille passer huf huf par hasard ?

                  ... Taaaah ! Foutez-moi le camp d'ici ou j'vous envoie au bloc opératoire !

                  L'apparition prend ça pour un non et déguerpit sans demander son reste. Ah, ça fait du bien. Je reporte mon attention sur Hans. Il me sourit. Diantre, quel charmant sourire. Ok, lui, je ne peux pas lui en vouloir, il est bien trop gentil.

                  Toi, tu peux rester, ça va !

                  À l'autre maintenant. J'ouvre la porte et braille sur la petite chose en l'attrapant au col dans une prise spasmodique :

                  Okay l'asticot. Deux choses : la première, es-tu réel ? Et la deuxième, que ce soit le cas ou non : fais-moi sortir d'ici !

                  Il me faut du rhum. Et du tabac. Il en va de la vie de tout un tas de patients et médecins au sein de ce dispensaire.
                    La génèse And9gc10

                    Alors là, ce n'était pas prévu. Comme quoi, il faut se méfier des facteurs X. Nicholas a toujours été le bon élève. Celui sait, qui lève la main, qu'on n'interroge plus, parce que "laisse un peu les autres répondre, Nicholas". Il a lu de nombreux livres sans images, écouté des conférences où il était le seul enfant présent et s'est même fait punir par un enseignant à qui il signalait les erreurs et approximations. Il ne fait pas exprès d'être le petit à grosse tête, il aime avoir réponse aux questions. Des questions qu'il se pose, bien souvent. Mais est-ce dû à son trop jeune âge ? Ou l'absence philosophie au cursus qu'il suit ? Ce "es-tu réel", ça le sèche. D'autant que la question est posée par un adulte à l'air aussi fatigué que la moyenne des professeurs, sauf que cet oiseau-là est habillé en robe bleue baillant sur le derrière avec un une jambe fébrile et une vilaine odeur de tabac froid. Pas le genre d'énergumène qu'on aime découvrir à la réunion des parents. La situation est assez limite-limite. Alors, que faire ?

                    Les jets d'encre, bien sûr. Ca brûle les yeux, ça désoriente et ça glisse. Un moyen de défense parfait pour le petit homme. Seulement, faire partir la substance des vêtements, c'est tâche impossible. Et Nicholas l'aime bien sa longue veste de médecin toute blanche, volée exprès à un des plus grands chirurgiens du bloc. Elle lui donne de la prestance. Surtout qu'en la retournant, elle peut faire une super couverture qui sent bon le désinfectant et le médicament fraichement broyé au mortier.

                    Frapper Santa ? Trop brutal. Une prise de karaté le forcerait à la distance, mais s'il n'a aucune aptitude martiale, le mur du fond pourrait lui briser les côtes. Frapper la jambe blessée ? Un petit tac de la pointe du pied, et hop, on n'en parle plus! Les fils pourraient céder. Puis, ça ferait affreusement mal. Santa a beau se comporter comme un vilain, Nicholas lui a volé sa friandise et profité de lui pour se planquer. Se quitter sur une blessure ouverte à la cuisse, c'est bien pour le côté farce ou pour distancer des zombies, seulement question fairplay y aurait à redire. En plus, c'est contre la déontologie du médecin. Le gamin s'y refuse. Glisser en dehors de sa veste est également hors de question, elle est son trésor et a encore quelque butin dans les poches. On ne cède pas face au terrorisme. Alors, des solutions il n'en voit plus 33.

                    D'accord, on va vous sortir de là Monsieur Santa. J'ai besoin de mes pieds sur le sol, s'il vous plait.

                    Puisque sa priorité est l'évasion, autant s'occuper du symptôme principal en premier lieu. Qu'il soit réel ou non ne devrait plus faire poids dans le coeur de cet alcoolique à qui le coin de ruelle où il avait l'habitude de soulager sa vessie doit horriblement manquer. Nicholas avait bien prévu d'emporter des vivres et du matériel médical, mais pas un patient. Un inédit! Le hic, c'est que ça ne se range pas dans une poche poitrine un hurluberlu de cette dimension-là. Le petit poisson bondit sur le radiateur devant la fenêtre pour éviter le torticolis à sa nouvelle mule.

                    Vous n'avez plus rien à apprendre sur cet étage. On ne va pas s'étendre sur des questions techniques, ça serait du rabâchage.

                    Pour s'évader d'ici, il faut être rapide. Vous ne l'êtes pas. Et votre jambe ne supporte plus le moindre choc, donc mollo sur le jogging. Vous avez de la trémulation et votre corps entre en hyperventilation au moindre effort inhabituel. Sortir en forcing, on oublie. Donc, on ne va pas faire compliqué. La solution, la voilà!


                    Il désigne la fenêtre dans son dos. Trois étages, ce n'est pas la mort. Enfin, pas pour un gamin tout léger avec des jambes en bon état. Avec enthousiasme, le petit ouvre en grand la lucarne et passe la tête sur ce qui fourmille en-dessous. La rue n'est pas très large et sur le côté du bâtiment. Le temps qu'un éventuel collaborateur dénonce l'évasion, ils auront pu se fondre dans la foule. Avec quelques artifices vestimentaires du moins. Nicholas aurait volontiers prêté sa veste à Rik, mais il n'a pas prêté le serment des médecins. De plus, il s'en sert déjà comme baluchon dans lequel il emmailloté précautionneusement tout ce qu'il lui reste de sa tournée des grands docs. Il s'attaque ensuite aux draps qu'il lie de noeuds bien serrés.

                    Voilà le plan : On relie la chambre du bas avec des draps noués, je vous y amène, on ouvre la fenêtre, vous patientez en évitant qu'on donne l'alerte,  je récupère les draps, les attache au nouvel étage, vous récupère et on refait la même. Ce plan est parfait, aucun facteur X. Nous allons l'appeler... La Grande Évasion ! Non, je suis petit moi. On devrait dire la moyenne évasion et c'est moins glorieux. Je sais ! Monsieur Santa, préparez-vous à L'Hérovasion ! Non, on dirait qu'on va chanter une chanson avec ce titre. Grmlmlmlmlm....Je sais!  Ce coup de génie sera connu de tous comme étant l'Évasion! C'est plus court, moins évasif. Puis, ça fait plus évasion.

                    Le plan terminé, il capture au lasso le bois du lit sur lequel il charge Hans de bien vouloir se poser pour faire contrepoids. Le bougre bougonne un peu car on lui a volé ses draps, mais il les récupérera bientôt. Tout est en place, Nicholas inspecte une dernière fois le vide et constate que la voie est libre. Il tourne alors la tête, soulagé d'annoncer la bonne nouvelle à son colis.

                    Spoiler:

                    Grimpez! Et n'oubliez pas mon baluchon. Si je ne vous porte que vous, ce sera moins lourd.

                    Quand le sol se dérobe sous leurs pieds, Rik est aussi grand que Nicholas. Le petit s'agrippe fermement au tissu, assure sa prise avec ses bottines et descend tout doucement pour ne pas perdre son patient. Rik ne pouvant vraiment compter sur ses jambes pour adhérer au poisson, ses bras seuls assurent le boulot. Nicholas veille à réduire au maximum les secousses.

                    Surtout, ne regardez pas en-bas.

                    ***

                    Hans s'ennuie. Il a froid, mais la fenêtre est bloquée par des draps noués à son lit. Il aimerait avoir des draps pour couvrir ses pieds, mais ils pendent à la fenêtre. On lui a dit de ne pas quitter le lit du patient qui était là avant lui, ça il en est sûr. Il se demande bien où il a pu aller. Sûrement au bloc opératoire. Peut-être même que sa vie ne tient plus qu'à un fil. Mais alors, s'il n'est plus là, pourquoi est-ce que son lit est contre la fenêtre et celui de son voisin vide et sans draps ? Devaient-ils sécher ? Oh, mais ils sont secs ! Parfait, il peut donc s'en recouvrir les genoux et fermer la fenêtre. Il commence par dénouer les couvertures au bois de son lit. Malheur ! Ils en profitent pour s'échapper. Et en plus, la fenêtre est toujours ouverte, alors il la ferme. Hans s'ennuie.


                    ***

                    Surtout, ne regardez pas en haut !

                    La corde coule en dehors de la chambre pour voltiger dans le vide. Rik et Nicholas descendent nettement plus vite. Avec un cri de surprise, le petit poulpe colle ses ventouses à la vitre du second étage. Mais ses mains dérapent, alors il y met le tentacule entier de sa tête, puis la tête entière. Cette fois ça y est, la glissage cesse. Ils sont tirés d'affaire.

                    Chans jacroc Monchieur Chanta, jé la chituachion bien en mains.


                    Reste à espérer que, de l'autre côté, la vue d'un précinquantenaire courtement vêtu,accroché à poulpe repoussant et ventousé à sa fenêtre n'émeuve personne.
                      L'évasion, la petite, la moyenne, la grande, la classique... Ok, je suis définitivement en train de parler à un olibrius sorti droit de mon déjanté de cerveau. Personne de sain d'esprit ne tiendrait un raisonnement pareil, encore moins à voix haute. Pourtant, tout se passe. La magie opère et le mirage me charge sur ses épaules et entreprend la descente.

                      Je ne salue même pas Hans, puisqu'il est acquis que l'on se reverra sitôt ma petite crise évanouie. Gentiment, je dévale la façade, vaillant comme un Pape que j'ai sans doute été dans une autre vie. De toute façon, si je m'écrase, je me réveille. Risque inexistant. Toutefois, ce charmant manège m'amène à envisager sérieusement la possibilité que le Doc m'ait soulagé d'un lobe temporal ou même deux – je suis très fort – au cours de la chirurgie parce que mon équilibre mental me parait tout relatif en ce moment. Ceci venant d'un zigue habitué aux affres et incongruités des visions qu'offrent tout un tas de substance dont la consommation et la revente sont prohibées.

                      Tiens, on accélère. C'est la chute libre. Sur deux mètres à peine, mais c'est bien suffisant pour provoquer une sensation de haut-le-cœur à laquelle je suis également familiarisé. C'est désagréable mais nullement effrayant, puisque, je me répète, il n'y a rien à craindre.

                      Poulpidou Ier a la situation bien en main, qu'il dit. C'est à croire que dans mon songe, il s'imagine avoir un libre-arbitre.


                      Tu as toute ma confiance, champion, que je balance avec une sérénité désarmante. Fenêtre, ouvre-toi ! que j'ordonne ensuite, las d'être trimballé comme un bardas de sherpa.

                      Succulente magie, elle obéit.

                      Le petit bonhomme rose se hisse à l'intérieur avec toute l'énergie dont il est capable. Il veut nous détacher mais comme j'en ai marre de plus avoir de sensation de terre ferme sous le panard, je me redresse d'un coup et c'est à son tour de se retrouver soulevé du sol. Je sens ses petites guiboles gesticuler dans le vide, dans mon dos. Comme tout ceci est amusant. Je fais mine de reposer mon passager à terre et... hop ! Je me redresse. Bonne blague. Je tangue à droite sous l'effet de la douleur qui se réveille à gauche, mais ça en valait indéniablement le coup.

                      Une voix vient briser le pittoresque de ce jeu auquel je me prêterais volontiers un rêve et demi durant. Une voix aigrelette et féminine. Je pivote. Il y a là une grand-mère aux besicles bien rondes plantée au fond de son plumard avec pas moins de quatre oreillers en guise de dossier. Ce doit être moelleux. Sa coiffure se résume en bouclettes désordonnées et grisonnantes, fier emblème du laisser-aller que l'on peut s'autoriser en plongeant gaiement dans le troisième âge.


                      Allons, allons Mamie... faut pas s'exciter comme ça, vous vous faites du mal !

                      Mais la vieille peau n'en démord pas ! Elle hurle comme un cochon qu'on égorge. C'est extrêmement déplaisant. À tâtons, j'extirpe un bagel de la boite à magie du mini-docteur et l'enfourne fissa dans le battoir bruyant de l'alarme vivante.

                      Mgmmh !!
                      Allez Mamie, on muscle son dentier ! On mâche. Et on mâche ! En cadence !

                      Bonne-maman s'en donne à cœur joie, même si son taux de glycémie risque de tirer la gueule en soirée. Je profite de l'accalmie pour dévoiler la suite du programme à mon brave mini-partenaire.

                      Nous avons environ cinquante-trois secondes de répit, moussaillon. Voilà le plan : nous allons discrètement nous faufiler de chambre en chambre afin de m'y trouver un habillement un peu plus convenable pour notre évasion. Il ne sera pas dit à la fin de ses chimères que le grand Rik s'en est allé cul-nu ! Dans un souci d'équité, nous alternerons au pilotage. Et comme je décide, c'est moi qui commence. Compagniiie.... marche !

                      Droite, gauch....ouaaye !... droite. Et encore droite. Hmpf. Pas évident tout ça. Mais j'atteins quand même la porte. J'entrouvre. Je vacille. Une irrésistible fatigue me rattrape.

                      Haaaf ! Voilà, j'ai fait un peu plus de la moitié du chemin, à toi de jouer mon gars !

                      Et pof, je me laisse glisser comme une larve jusqu'à ce que mes pattes trainassent paisiblement au sol. Haa... on est nettement mieux ainsi.

                      Vivement la suite, cette petite virée onirique est des plus récréatives.
                        On le perd ! On le perd !

                        Le mini-doc ne contrôle plus rien. Enfin, encore moins qu'avant. Son patient est en plein délire et l'entraîne littéralement dans ses fantasqueries. C'est le bon moment pour regretter de s'y être si bien accroché. Comme le disent toujours les adultes: Un médecin est lié au secret avec son patient. Ben lui, il l'est à la ventouse et aux sangles de perroquet. Et même pour lui, ce n'est pas rose tous les jours. C'est surtout que Rik a deux problèmes: il est turbulent et dépasse le mètre trente. Comment raisonner un homme qui vous prend pour son sac-ado ?

                        Monsieur Santa ! J'ai le mal de terre !

                        Tiens bon le vague et tiens bon le grand. Le boiteux monte un nouveau plan auquel il n'y a rien à répondre. Si Nicholas ouvre la bouche, il vomit. Et hors de question de salir sa blouse blanche! Même quand Rik corrompt la vieille harpie en lui larguant la friandise pour sa maman, il ne peut que protester d'un "hmmlmml!" Mais dans sa folie, Rik a raison: le temps leur est compté. Encore deux étages. Avec un estropié, ce sera beaucoup plus complexe. D'autant plus qu'il passe la main au plus mauvais moment. Le poulpe profite d'être près de l'entrée pour chiper la boîte des gants de petite taille. Il en utilise tout de suite un pour y rendre ses dernières sucreries ingurgitées et noue fissa le sac avant un fâcheux incident. Le voilà aussi épuisé que son patient.

                        Haff haff...épongez-moi...

                        Il tâtonne dans le baluchon et en sort un bandage comme mouchoir d'appoint. Plus le temps de finasser, il faut avancer. Il court...tire Rik sur le couloir qui semble bien heureux de sa petite virée. Rik, pas le couloir. Trouver des vêtements, prochain objectif. Une vieille. Deux vieilles. Une femme entre deux âges et un vieux. Un jeune, mais beaucoup trop petit pour satisfaire le prêt-à-porter de Rik. Hmm, pas facile facile tout ça. Fort heureusement, au fond du couloir, il trouve enfin ce qu'il faut. Des vêtements aux bonnes dimensions, propres et du plus éclatant des blancs. Seuls pépins : le mannequin est encore dedans. Ah, et c'est l'infirmier blond aussi. Et il continue de balayer les couloirs à sa recherche.

                        Woooooh!


                        Tesla s'engouffre dans la première salle qui se présente. Une jolie salle, avec un canapé, la radio, un thermos de café, des sandwiches et un deux infirmières qui devaient probablement parler de choses très intéressantes avant de se mettre à hurler à leur vue et de s'enfuir. Nicholas est peine. Rik n'est pas si horrible que ça. Mais au moins il y a des sandwiches. Il en goûte un. C'est au crabe, chic! chic! chic!. On a aussi thon-pêche, poulet curry, le classique jambon-beurre et jambon-fromage. Il se cale le crabe entre les dents en remplissant encore un peu plus son baluchon.

                        Un petit café Monsieur Rik Santa ?


                        Il saute sur le rebord du meuble et chipe une chope rigolote. On voit un petit homme-reine à haut-de-forme rose manger une glace. Ça, il le prendra aussi. A peine verse-t-il un petit kawa pour son compagnon de route que la porte s'ouvre avec fracas. Jamais moyen d'être tranquille. Il tourne la tête et avale son sandwich d'un coup.

                        Toi...


                        Gloups!


                        Toi!

                        L'infirmier blond, Davin, il est là. Comment a-t-il compris qu'eux étaient dans cette pièce ? Il doit avoir un fruit du démon de la divination ou quelque chose du genre. Et un abonnement hautement rentabilisé à la salle de sport aussi, parce que c'est un bras avec de belles grosses veines à prises de sang qu'il expose en saisissant sa seringue de sédatif. C'est pour faire quoi ?

                        Je te tiens, esclave. On va faire un gros dodo en attendant les Dresseurs.  

                        Oops! Blondin se rue sur Nicholas comme le piranha sur un superbe canard à la mangue rotie et aux apicés, avec sa tuile aux noix de cajou, bien entendu. Le petit se jette au sol pour éviter l'assaut. Et c'est une réussite. Si ce n'est qu'il n'avait pas compté sur sa carapace et que son mouvement n'a pas tenu compte du volume d'Achilia qui réceptionne la piqure au bras.

                        Non! Non! Non! Résistez Monsieur Santa! N'allez pas vers la lumière.

                        Le corps de Rik n'était déjà pas très aidant, mais il il s'avachit carrément sur lui. A peine capable de tenir debout, le zombie fixé à son dos entrave tous ses mouvements. Si seulement il y avait un fruit du démon du marionnettiste! Oh, mais en voilé une idée. Ok, il va falloir penser comme un octopode. Enfin, heptapode, la jambe blessée devra être ménagée.

                        Le cintré n'avait visiblement qu'une seringue. Mais il n'en reste pas là et décide d'immobiliser le têtard rose à l'ancienne. D'abord, des prises à main ouverte, de la saisie. Nicholas y échappe à chaque fois, une vraie anguille. La seule fois où le méchant adulte l'a vraiment agrippé, il s'est fait mordre à sang. C'est d'ailleurs depuis cette tentative qu'il oublie de ne plus recroqueviller les doigts au moment d'élancer son long bras teigneux vers le gamin. Tesla se bat courageusement. Il pare avec sa jambe, réplique avec une gifle de Rik en pivotant vivement sur lui-même. Quand les coups ne viennent pas du grand pantin patibulaire, il le fait se planter sur sa jambe d'appuis pour le laisser joueur à la toupille tandis qu'il balaye le vil de coups de pieds. Davin vire rouge et lâche une attaque furie en rafale.  Hop, on se met vite à quatre pattes pour officier une magnifique esquive au ralenti d'un Rik penché à l'extrême en arrière. Et sans tomber! Impulsion sur les quatre membres, la tortue à carapace en Achilia donne l'impression que le patient comateux se redresse d'un coup pour bondir sur le blond. Ce dernier ne se laisse pas faire et lui frappe le torse. Ouch!

                        Oh! Désolé Monsieur Santa!

                        Dit Nicholas en se retournant, confus. Un nouveau coup de poing lui écrase la joue et le projette en arrière.

                        Arrête de faire comme si c'était ton patient. Tu n'es pas un vrai médecin!


                        Le choc est rude. Celui des mots. "Tu n'es pas un vrai médecin", la phrase la plus blessante le concernant. Nicholas se rappelle la première fois qu'il l'a entendue. La première fois qu'il a senti son coeur blessé par cette terrible formule...

                        East Blue, 2 ans plus tôt...

                        Mais là, pas le temps pour le flashback. Ils voltigent toujours et Nicholas connait son passé inutile de le lui rappeler. Rik ne doit pas se réceptionner avec sa jambe, ni même s'étaler tête la première sur un coin de meuble. Le poisson étire son bras au maximum et place sa main dans son dos, paume contre l'abdomen du complice malgré lui. A moins que ce soit l'inverse.

                        Convulsion!

                        Aussi appelé le coup de poing des cent tuiles, la technique sert à frapper et projeter par onde de choc. Le petit karatéka occasionne des dégâts négligeables pour focaliser sur la force d'arrêt. Ils repartent dans l'autre sens. Rik fait une tête de plus que lui, ce sera donc lui qui portera l'attaque. Petit poulpe tournoie dans les airs comme une torpille et rend à l'infirmier surcoté le coup qu'il porta jadis à Rik avec un coup de tête formidable. Le front d'Achilia est dur, comme l'impact qui éjecte le malotru contre la porte. Elle sort de ses gongs et sert de matelas de bois au vilain étalé en étoile de mer sur sa plancha.

                        On va nous gronder, c'est sûr. Nous devons nous comporter en adultes. Et fuir.


                        Il attrape le mug, verse le café et quitte la zone sinistrée en trainant Rik, plus lourd que jamais. L'habiller dans cet état est impossible, alors fuir. Nicholas abandonne la discrétion pour succéder panique et hurlements dans les couloirs. Il cherche la réserve des médicaments. Trouvée. La porte est fermée à clef. Un coup de karaté sert de clef. Dans les casiers de remèdes, il trouve un lot de seringues préemballées qu'il lui faut. L'une est sortie de son plastique sous-vide. les autres rejoignent le baluchon. Il y a également des bistouris, parfaits pour couper les sangles dont les noeuds se sont trop serrés avec le combat. Libéré, délivré l'un de l'autre, Nicholas respire un peu et plante la seringue d'adrénaline de synthèse. Il était mis une dose sur l'emballage. Ça se prend toujours en une fois de toute façon. Et sur la seringue, il y a plusieurs mesures graduées. Ah mince, c'était une mesure en fait.


                        Dernière édition par Nicholas et sa maman le Jeu 8 Mar 2018 - 20:45, édité 3 fois
                          Cette fin de rêve est très étrange. Pire, dérangeante. Comme s'il manquait une étincelle pour rendre cette aventure épique. J'en attendais peut-être trop. Ou bien, est-ce la faute à mon état de santé actuel qui ne laisse pas la liberté d'être inspiré à mon cerveau ? Toujours est-il que mon improbable binôme n'est franchement pas très rapide et je suis vite lassé de me sentir, trainé péniblement de chambre en chambre en quête de l'accoutrement idéal. Je m'ennuie. Il survient même un instant où j'envisage sérieusement de sortir seul, nu et triomphant, de l'antre démoniaque. Après tout, les songes sont faits pour tout oser. Mais l'enchainement échevelé des actions m'en empêche. Maudit inconscient et ses incohérences ! Au lieu de quitter l'hôpital en parfait héros, une brise légère me flattant l'entrejambe, me voilà planté dans une salle de repos aseptisée et sans âme.

                          Et puis, le drame. Je perds totalement le contrôle et me retrouve relégué au rang de faire-valoir par mon propre esprit. C'est extrêmement frustrant. Vilains processus cognitifs inaptes. Je suis incapable du moindre mouvement quand survient l'assaut de cet immense dieu scandinave armé de sa seringue géante et démoniaque. Et vlan, le sournois petit animal qui me servait de moyen de locomotion s'abrite derrière mon auguste silhouette. Aye ! On ne devrait jamais faire confiance à un organisme vivant rose bonbon. Et ainsi, pitoyablement, je me ramasse le sérum verdâtre assassin qui lui était destiné. Cruel destin.

                          Quand je reprends connaissance, j'ai la fâcheuse sensation d'avoir vécu une humiliante déconvenue fort heureusement totalement imaginée. Il n'empêche que cela laisse toujours un arrière-goût amer de s'être fait ainsi floué dans son propre monde illusoire; d'autant plus quand on ne voulait pour rien au monde louper le dénouement de ces aventures chimériques. Pourtant, mon égo chiffonné se voit bien vite réconforté par tous les signaux débordants de vivacité que lui envoie mon organisme ragaillardi. Diable, c'est vrai que je me sens au sommet de ma condition physique. Je suis souple, beau, grand et fort. Il me vient même comme une irrépressible envie de courir, de danser, de chanter. Ça ne peut signifier qu'une chose :  je suis guéri !

                          J'entame une célébration gesticulante de ma concoction accompagnée de cris victorieux et ne me suspend qu'au bout de ma troisième vrille sur moi-même. Rik, tu n'es pas seul. Poulpidou Ier est là. Encore et toujours. Diable, que fait-il encore ici ? Pourtant, le doute n'est plus permis. Je suis bel et bien éveillé. Mais alors... j'aurais imaginé  un organisme bel et bien vivant, sans en connaître l'existence ? Je suis décidément un individu remarquable en tout point. Ce constat me pousse à un élan d'urbanisme passant outre le rôle de fieffé coquin qu'a tenu le cabotin dans mon rêve.


                          Hé, l'asticot ! Regarde, je suis en pleine forme !

                          Et je commence à bondir gaiement dans le réduit. Quel plaisir de ne plus ressentir l'insoutenable douleur. Oubliée, disparue ! Au lieu de cela, une simple gêne, timide, confuse, et une sensation purement jouissive d'être l'homme le plus fort du monde.

                          L'étrange petit individu ne partage pas mon enthousiasme. Tant pis pour lui. Pour ma part, je vis mon plus beau moment depuis très longtemps. Après le renouveau moral, voici venu le printemps physique. Je suis en cannes, et pas qu'un peu. Je dois annoncer la bonne nouvelle à quelqu'un. J'y pense ! Léa doit probablement chercher après moi. L'heure de sa visite journalière est déjà largement atteinte. J'attrape le petit corps rose, le soulève bien haut et viens le caler sur mes épaules comme on le ferait d'un gosse de cinq ans qui veut plus marcher.


                          Viens mon lapin, à mon tour de te porter !

                          Et hop, on sort. Curieusement, une haie d'honneur improvisée nous fait face de l'autre côté de la porte. Je hausse un sourcil charmé. C'est qu'ils sont nombreux, très nombreux, amassés là pour célébrer ma guérison. Il y a là infirmières, chirurgiens, docteurs, et même, au premier rang, quatre soldes gaillards que j'imagine être agents de sécurité. Pour peu, ils lanceraient tous un " Surpriiiise ! " festif. Je me dandine gaiement.

                          Allons, s'il vous plait, vous allez me faire rougir. Indiquez-moi plutôt le chemin de ma chambre. Figurez-vous que je me suis éveillé cerné de stéthoscopes et d'appareils à intubation et je n'ai aucune idée d'où je suis.

                          Poulpidou s'agite, là-haut. Je lui lance un regard courroucé dont j'ai le secret qui le rappelle à plus de tenue. Mais, quand je reporte mon attention sur l'assemblée, je note quelques légers changements dans le décor. Les regards noirs des infirmières, déjà. Peut-être sont-elles toujours fâchées après mon illustre personne ? Mais ce n'est pas tout. Les médecins sont munis de dossiers de malades, les chirurgiens de scalpels, les gardiens de matraques. Quoi, tout ceci parce que j'ai remis le saumon d'Ecosse à sa place ? Méfiance, Rik, méfiance... Sournoisement, ils commencent à approcher, groupés, fâchés. Tentons une approche diplomate.

                          Allons, messieurs...

                          Une infirmière se rue sur moi armée d'une redoutable agrafeuse. Schpolk. Un direct du gauche l'assomme sans autre forme de courtoisie.

                          ... et mesdames ! Pourquoi cet air si sérieux ?

                          Une salve de trois nouveaux agresseurs bondit. Un tonitruant chassé tourbillonnant les disperse au loin. Une petite clameur s'élève pour féliciter la prouesse mais s'efface bien vite devant une vague de hargne exacerbée. Diantre, ils en ont vraiment après moi. Pourquoi donc... ? Ils seraient donc contrariés de m'admirer fier et fort comme dans ma gloire d'antan ? Les scélérats ! Mon bonheur les énerve. En vérité, mon bien-être les contrarie.

                          Mais oui, bien sûr ! Tout devient clair. En vérité, cet endroit se fait passer pour un hôpital. En réalité, vous kidnappez les gens, les retenez captifs et les dévorez vivants les longues nuits de pleine lune !!

                          Hm... Je ne savais pas que j'allais dire ça. Je note toutefois que personne ne me contredit. Les gredins, j'ai visé dans le mille. Ils en ont après toi, Rik ! Il faut quitter cet endroit.

                          Écoutez, j'ai récemment traversé une crise identitaire...

                          J'entends qu'on se moque, dans l'audience.

                          Rigolez, ça vous arrivera peut-être ! Vous avez devant vous un homme nouveau, armé de convictions et d'intentions louables. Bref, je me refuse à vous faire du mal sans raison, alors voilà ce que je vous propose : reculez tous de cent vingt pas et je vous promets de ne pas vous faire de mal.

                          Personne ne bouge. Aurais-je perdu mon légendaire sens de la persuasion ? Quoi qu'il en soit, ce sont peut-être de dangereux criminels, mais je leur reconnais un stoïcisme tout à fait remarquable devant la mort en approche. Je dirais même qu'à leur façon de recommencer à avancer, ils doivent avoir des ancêtres vikings. Qu'à cela ne tienne, ils s'en mordront les doigts. Moi, je me sens la force du taureau et ce n'est pas dans si piètre arène que je m'inclinerai.

                          Je vous préviens, j'ai pris karaté en option quand j'avais onze ans.

                          [...]

                          Et voilà, on s'extirpe de l'enceinte branlante. Le toit est encore fumant et une alarme incendie stridente nous brise les tympans. Sur notre passage, les gens s'éloignent. Bah quoi, je les avais prévenus quand même ! Aujourd'hui, j'ai la patate. C'était pas le jour pour tenter de me retenir captif. Ils auraient dû prêter attention à mes avertissements, tous ces braves employés hospitaliers occupés à se panser mutuellement les plaies à cette heure. On ne défie pas Rik Santa – tiens, ça sonne bien Santa, d'ailleurs – sans en payer le prix. Bien sûr, certains trouveraient à redire à ce qui vient de se passer. Ils seraient nombreux à me désapprouver pour avoir frappé des femmes. Mais à ceux-là je répondrais ceci : avez-vous déjà tenté de désamorcer le conflit avec sept furies brandissant des masques à oxygène et des défibrillateurs ? C'est mission impossible. Bien sûr, il y avait également plus délicat que de se servir à bout de bras du chirurgien chef pour anesthésier à la méthode forte tous ses internes déchainés. Et bien sûr, il n'était pas judicieux de faire exploser les réserves d'oxygène et donc tout le deuxième étage avec lui en allumant une clope en plein duel avec trois furieux de la pédiatrie mais voilà, ça fait partie des aléas et des règles du jeu quand on se lance à corps perdu dans la mêlée. On avait tous signé pour ça en s'engageant dans le combat. Enfin, moi, en tout cas.

                          En attendant, je suis dehors. Le truc rose toujours sur mes épaules, Hans à côté de moi – je suis allé le récupérer quand l'incendie a commencé à se propager, et les fringues du patient de la cent dix sept en main. Il avait une chouette veste en jeans, j'ai craqué. Bon derrière nous, une grosse fumée noire s'échappe des fenêtres éventrées et un gardien est encore coincé dans l'IRM du premier mais tout ça, c'est du détail. Le docteur Pitud est là, lui aussi, sur un banc, la tête entre les mains. En m'apercevant, il serre le poing et s'en va pleurer sur son sort et celui de l'hôpital plus loin. Je crois qu'il m'en veut un peu.

                          Mais moi, tout ce que je vois, c'est que je suis libre ! Un homme tout neuf prêt à se lancer à corps perdu dans sa nouvelle vie. Devant notre trio, il y a Léa qui tire des yeux ronds comme des billes. J'approche en crânant un peu.


                          T'es en retard gamine. Je te présente Hans. Il est amnésique chronique et sans doute un peu teuton. Et lui, là-haut, il est rose. Il y a quatre vint sept pour cent de chances pour qu'il soit réel et il s'appelle... Tiens c'est quoi ton nom d'ailleurs ?

                          Je m'interromps. Déjà, des uniformes approchent. Je ne les reconnais pas mais ils n'inspirent pas confiance.

                          Venez, mieux vaut ne pas trainer ici.