Abyssus abyssum invocat. Là où allaient les Blattards, la marine leur collait inévitablement au cul. Il en allait du bien commun. Du bien commun et de la liberté d'entreprendre sur l'île. Car là où l'argent coulait à flot, les capitaines d'industrie devaient souvent rivaliser avec la piraterie pour les profits générés. Bien que les premiers se trouvaient être les plus légitimes pour récolter l'oseille, les seconds, pourvus d'un argumentaire de plomb et de poudre savaient parfois faire valoir leurs réclamations pour que les berrys leur reviennent de droit.
On s'était laissé dire qu'une récente complice du cafard aurait négligemment fureté du côté d'un casino de Kikaï sans pour autant y jouer le moindre le jeton. Sur le tableau de bord du Q.G local, tous les voyants étaient passés au rouge à cette bête nouvelle. Ça sentait le repérage.
Pauvre Blattards persécutés, à juste titre d'ailleurs, mais ce n'était pas ça qui les empêcherait de s'en plaindre. Puni par une notoriété qu'il avait appelée à grand renfort de rapines mesquines et de meurtres indus, Joe devait se rendre à l'évidence, la laisse que le G.M avait solidement attachée autour de son cou s'avérait assez contraignante dès lors où il était question de rentabiliser le massacre d'innocents. Son contrat prévoyait qu'il ne pouvait nuire qu'avec l'approbation de l'état major si, et seulement s'il ciblait les ennemis du Gouvernement Mondial. Ceux-là étaient nombreux, mais, car son titre n'était pas usurpé, Greed voulait toujours plus.
- Et sinon, vous n'avez jamais pensé à gagner de l'argent honnêtement ?
Dans un bar sordide et lugubre - choisi par Joe car les consommations coûtaient moins cher - les Blattards s'étaient installés côte à côte sur les tabourets branlants jouxtant le comptoir. Audacieux, mais aussi soucieux de la paix sur l'île où l'on l'avait affecté, le colonel Pancho Shima avait poussé le vice jusqu'à s'installer à côté du capitaine de ce quatuor d'empêcheurs de tourner en rond. Serein, il l'était. Conscient et averti du fait que le cafard tenait à son titre de capitaine corsaire comme à la prunelle de ses yeux, il aurait pu lui cracher à la gueule sans essuyer le moindre contre-coup. Aussi longtemps qu'il se serait trouvé en public tout du moins. Assez peu chevaleresques dans leurs offices, les Blattards savaient aussi œuvrer dans l'ombre et préjudicier sans témoin. C'était encore ce que la marine leur reprochaient le plus, de violer les termes du contrat qui les liait sans en laisser la moindre preuve. À l'école Biutag, on avait l'art et la manière de faire chier le monde en toute discrétion.
- J'avais bien pensé à ouvrir un bordel ici, mais votre chère maman me concurrencerait à elle seule.
Fier d'une répartie de si bon goût, un long sourire étalé d'une oreille à l'autre, Joe but une gorgée de son verre d'eau - liquide le moins onéreux qui fut servi dans le rade. Et puisque les Blattards étaient une grande famille aussi longtemps qu'il était question de pisser sur la marine, son "fidèle" équipage passa pour la seconde couche et le verni.
- C't'à dire qu'si on voulait de l'argent facile... bah on bosserait dans la marine. Parce qu'à vous voir... vous êtes juste payé à v'nir écumer des godets avec nous cap'taine.
- Colonel.
- Oh.... OoOOOh ! Co-lo-neeeeeeeeeeeel. Rien qu'ça ! Z'entendez vous autres ? C'est du sérieux. Si j'avais su j'aurais mis une chemise propre.
Jamais avare d'effronteries, le punk fit mine d'effectuer un salut militaire, se redressant et louchant à dessein. La farce ne dura pas longtemps puisque l'appel irrésistible de la bière lui intima à nouveau de se barbouiller de mousse pour, en bout de course d'expectorer un rot gras et écœurant avant de bavarder à nouveau avec son cancrelat de capitaine.
- Vous êtes si méchant avec cette saloperie de mouette.
Elijah en rajoutait une couche. Si l'on eut pu considérer son propos comme ironique, il était en réalité pétri de sincérité.
- Voilà un homme juste ! Un homme droit ! Un homme barbu même, qui vient rompre le pain avec ses ennemis héréditaires, et vous le repoussez, lui qui nous ouvre son cœur, son âme, son.... son nez ? Je me suis un peu perdu dans mes pensées, je parlais de quoi ?... Ah oui !
Cela allait sans dire mais l'homme piranha - contrairement à son capitaine - ne buvait pas que de l'eau.
- L'amiral mérite notre respect et notre sollicitude. D'ailleurs, je lui offre mon verre, car j'ai le sens du partage, de l'amour, et de l'orientation.
Sincèrement prêt à entamer la concorde entre pirate et marine, plus ouvert à l'autre que ses congénères car gavé de drogues au quotidien, Elijah fit glisser sa coupe jusqu'à ce qu'elle s'arrête sous le nez du colonel. Servi dans un verre à cocktail, le poisson avait demandé une boisson sur mesure comme lui seul savait les penser. Pour la confectionner dans les règles de l'art, le barman avait perdu deux doigts et s'était brûlé à l'oreille.
Dans le calice de verre, un liquide à l'opacité douteuse, d'une couleur jusque là jamais répertoriée était en ébullition constante. Si l'envie de ménager les Blattards en cédant à la proposition du piranha avait effleuré Pancho par pur esprit diplomatique, il savait qu'il allait à une mort certaine dès lors où il aurait ingurgité ne serait-ce qu'une goutte de l'improbable concoction.
- Est....est-ce que c'est un œil qui flotte à la surface ?
Heureux que son nouvel "ami" ait remarqué ce détail incongru, Elijah avait acquiescé vivement, fier de son breuvage.
- Je crois que je vais devoir décliner mais....
La mâchoire du piranha avait claqué juste sous son nez. Furieux qu'on refuse sa main tendue, vexé même qu'on puisse se refuser à boire avec lui, quelque peu irascible par nature - selon les composés chimiques des drogues qu'il avait ingurgité le jour-même - Eli avait bondi en un instant pour déchiqueter le visage du colonel à coup de dents. Si Pancho avait pu croire un instant qu'il existait un élément raisonnable dans l'équipage de Joe Biutag, il mesurait à présent à quel point il s'était trompé, ne devant son salut qu'à Mahach qui avait attrapé l'amphibien par la nuque au dernier moment pour le remettre à sa place.
- Faut pas mal le prendre sergent.
Le colonel avait une fois de plus été rétrogradé dans l'estime du punk.
- Grosse modo, quand on lui adresse la parole à celui-là, on a une chance sur deux qu'y finisse par chercher à nous bouffer. C'est un passionné notre Elijah. Hein qu't'es un type passionné tête de tanche ?
Versatile comme était la bête, cette dernière semblait déjà calmée, acquiesçant encore une fois avec un sourire d'enfant les dires de son compagnon d'équipage. Sur cet incident déjà disparu de son esprit embrumé par des substances diverses et variées, l'homme-piranha bu d'une traite son infâme cocktail puis regarda derrière lui sincèrement étonné de ce qu'il observait.
- Bah ? Pourquoi ils me pointent de leur fusil ces cons là ?
La main encore tremblante, Pancho Shima fit lentement signe à ses hommes de baisser leurs armes. Tous dans le bar étaient sur les nerfs. Tous, sauf les Blattards. Insultes, menaces suivies de sanctions, crises d'insanité spontanées et tentatives de meurtre à répétition, tel était le quotidien de leur équipage. Chacun étant en soi un concentré de chaos pur, ils s'équilibraient dans leur démence, maintenant la cohésion du groupe par la haine et la folie.
Puisqu'il avait préféré tenter de montrer à ces flibustiers en principe aux ordres ne l'impressionnaient pas - ce qu'infirmaient les quelques gouttes d'urine qui avaient perlé au fond de son caleçon - le colonel tenta de maintenir le contact avec Biutag et consorts afin qu'ils n'échappent pas à son autorité. En tout cas, pas trop. On ne domestiquait pas les Blattards.
- Et.... et vous mademoiselle, vous êtes la petite nouvelle.
- Ne m'adressez pas la parole.
Chaleureuse comme un iceberg, Rowena avait su s'acclimater à l'ambiance de cet équipage de salopards. Le mot d'ordre était d'être hostile à tout, cela restait dans ses cordes.
- Oh, c'est juste pour faire la conversation. Vous aimez jouer ?
- J'aime quand on se tait.
Incisive encore, elle ne décourageait pas son agresseur verbal pour autant.
- Je demande parce que des escaméras vous ont vu au Casino Thym & romarin il y a quatre jours. Vous n'avez pas joué, nous n'avez pas bu, vous avez regardé une porte blindée et êtes repartie sans demander votre reste. C'est curieux non ?
- Ce qui est curieux c'est que vous vous obstiniez à l'ouvrir.
Imperturbable. Des quatre animaux sauvages qui constituaient l'équipage, celui-ci était clairement à sang froid.
Le braquage du casino n'avait effectivement pas pu se faire et ne se ferai jamais, Joe s'étant ravisé et même assagi. Il avait surtout eu la trouille de perdre son titre. La fine équipe discutait depuis plusieurs jours maintenant de la suite des événements. Le conclave comment qu'on va faire des sous avait mené tout ce beau monde à se demander s'ils ne devraient pas effectivement faire ce qu'attendait d'eux le G.M. Seulement, le cafard était un esprit trop retors pour se contenter de cela, il lui fallait manigancer pour se constituer un pécule. À un travail honnête et grassement payé, son instinct le portait davantage vers quelques intrigues sinueuses à la rétribution incertaine.
Alors que Pancho avait manqué de se faire tuer et cuisinait maintenant Rowena, Mahach et Joe à grand renfort de messes-basses avaient pendant ce temps convenu qu'ils se lanceraient dans les paris douteux. Kikaï était doté d'un stade où les événements sportifs et compétitifs se multipliaient chaque jour. Venus de partout, les athlètes les plus émérites s'y réunissaient pour divertir la plèbe entre deux séjours à la table de craps.
Seulement, les cotes actuelles ne convenaient pas à l'insatiable cafard. Ce n'étaient pas des miettes qu'il désirait mais se goinfrer d'un appétissant gâteau avec un rubis en guise de cerise à son sommet. Aucun match n'en valait la chandelle quelque fut la discipline.
Comme les marchands de morts ne faisaient du profit qu'en temps de guerre, l'intérêt consistait pour eux à créer des conflits ex nihilo s'il le fallait. Il en allait des affaires. Inspiré par le bon sens et le pragmatisme de ces vendeurs d'armes ayant amassé des milliards sur des misères n'ayant pas lieu d'être, Joe savait que s'il voulait galvaniser les parieurs, il devait créer un événement capable de déchaîner les passions et d'agiter le chauvinisme le plus con qu'il soit afin de s'en mettre plein les fouilles.
- Coloneeeeeeeeeel....
Le ton se voulait lancinant et le sourire pernicieux au possible. Si le Blattard en chef jetait à présent son dévolu sur le malheureux marine, c'est qu'il avait des projets le concernant.
- Pardonnez l'inhospitalité de mon équipage. Certes, ils sont rustres, refermés sur eux même, et parfois ils cherchent même à vous tuer sans raison....
Mais.
- ...mais au fond... ils ont un cœur d'or.
Auraient-ils eu un cœur d'or que Joe se serait empressé le leur arracher pour le vendre. La vérité, il la connaissait ; son équipage était un ramassis de salopards lunatiques qui, en dépit de leurs talents respectifs, étaient impropres à la vie en société. En somme, les Blattards était le dernier refuge pour le dernier des derniers des enfoirés que pouvait excréter ce triste monde.
Cherchant à éteindre la méfiance du chargé de division sur Kikaï, Joe prononça les mots confirmant qu'il ourdissait un plan scabreux.
- Laissez-moi vous payer à boire pour que nous repartions sur de bonnes bases.
Quand je cafard déboursait spontanément un berry, c'est qu'il en attendait un million en retour. Ni Mahach ni les autres ne savaient ce qu'il avait en tête à cet instant, mais ils savaient en tout cas que les choses sérieuses étaient sur le point de se faire lorsque Pancho, insouciant, accepta l'offre qui lui était faite. Greed ne sourit qu'avec davantage d'insistance lorsqu'il eut la sensation de tenir le gradé au creux de sa paume.
- M...M...Moi ? Une...une lopette ?!
Afin de signifier son mécontentement, le colonel - dont le taux d'alcoolémie devait avoisiner les quatre grammes par litre de sang - descendit de son tabouret et, dans une pose burlesque et chancelante brandit un poing rageur qu'il manqua de s'enfoncer dans le nez tant l'adresse lui faisait présentement défaut.
- Oh... tapette, c'est si vite dit. En tout cas je ne le formulerais pas ainsi.
Noooon... disons que... par chez vous... on n'appréhende pas le courage de la même manière que dans le reste du monde. Voilà tout hin-hin.
- Ch... cherche pas à m'ménager Biutag ! Je vois bien qu'tu m'provoques !
Deux heures et une dizaine de chopes empilées les unes sur les autres avaient eu raison de la fine fleur de la marine locale. In vina veritas et dans le houblon était le chaos. Plusieurs fois les hommes du colonel avaient tenté de le tempérer. «Rentrons colonel» avaient-ils gémis en vain, parfois au prix d'un revers de phalange dans les gencives afin de leur rappeler qui donnait les ordres. Tout ce qui portait un uniforme dans la salle voyait clair dans le petit jeu du cafard. Personne ne savait où il voulait en venir exactement, mais tous voyaient qu'il y venait indubitablement.
- De la provocation, comme vous y allez coloneeeeel. Ya-hin-hin. Nooooon, ce serait plutôt... de la taquinerie. Oui voilà. Quelques plaisanteries entre bons camarades dirons-nous plutôt hin-hin.
Le plus blessant dans les paroles de Greed était encore ce qu'il ne disait pas. Dans chaque réplique il y avait un sous propos insidieux, dans chaque tirade un relent de sournoiserie et entre chaque ver un ricanement perfide. Aussi patient pouvait être son interlocuteur, le cafard finissait inlassablement par l'avoir à l'usure, frappant délicatement, à tâtons, sur la forteresse psychique qu'il affrontait jusqu'à ce que quelque chose sonne creux pour mieux profiter de la faille. Là était la force de sa mesquinerie, ses bassesses lui permettaient de prendre l'ascendant sur les autres.
Aviné, bientôt disposé à l'incident diplomatique, Pancho se jeta au col du manteau de fourrure du Blattard à casquette, s'y agrippant avec d'autant plus de force que ses genoux se dérobaient sous lui.
- C'est çaaaaa.... Joue au plus malin... Profite d'ton immunité tant que ça dure ! Mais l'jour ou tu feras une erreur, je serai là pour te casser la gueule !
Joe ne jouait jamais au plus malin, il se contentait simplement de l'être quand les circonstances l'exigeaient. Pas un Blattard n'avait remué une paupière à la quasi agression de leur capitaine. D'abord parce qu'ils s'en foutaient, mais surtout parce qu'ils se doutaient en mesurant l'arrogance de leur chef, que celui-ci savait manifestement les choses en main.
- Mais pourquoi attendre colonel ? Profitons que je sois là, l'occasion fais le larron je me trompe ?
Ses lèvres étendues en un sourire pour le moins glaçant révéla ses dents presque aussi acérées que celle de son piranha de compagnie. À quelques centimètres de son visage, la face de Pancho le scrutait à la fois avec rage et appréhension. Plus ce dernier s'approchait du diable, plus les émanations de souffre devenaient flagrantes, même dans son état.
- Tu...*burp* tu m'prends pour un bleu-bite ou quoâââ ?! Jamais on m'pardonnera si je te frappe.
- Mais qui a parlé de frapper ?
Sans avoir à se concerter avec son capitaine, Rowena - après que Mahach lui ait craché le morceau sur les paris - fut la plus perspicace et devança le plan du chef. Quel événement susciterait plus les passions sur l'île qu'un match opposant les Blattards à la marine ?
Haï de tous, Joe savait pertinemment que les paris se reporteraient sur le colonel et ses hommes par pur sentiment chauvin. L'affaire était entendue, il ne restait qu'à parier sur leur pomme et remporter la victoire pour toucher le pactole à raison d'un pari 100 contre 1. Le piège parfait avait été tendu et n'avait coûté que la modique somme de 12 000 berries, soit le prix de dix chopes de bière.
- Putain ouais ! L'a raison la rombière à cornes. On vous met une branlée au foot quand vous voulez !
Sûr de lui jusque là, le cafard se crispa et manqua de bondir à la gorge du punk pour cet élan de connerie dont lui seul avait le secret. Ce n'était pas sur un terrain de foot que Greed avait souhaité traîner Pancho mais plutôt sur l'une des disciplines propres au Davy Back Fight où ils auraient eu le dessus. Imbibé comme l'était le colonel, il aurait accepté n'importe quel terrain pour en découdre.
- Alors ça se jouera au football ! Vous quatre ! Demain soir au stade contre moi et trois de mes hommes !
Sa voix s'éloignait au fur et à mesure que ses hommes le traînaient pour le ramener à la garnison. Les hostilités entamées, il était grand temps de siffler la fin de la récréation avant que la situation ne s'envenime davantage pour un camp comme pour l'autre. Libéré de la surveillance des mouettes, Joe abattit son visage contre le comptoir, dents serrées afin de ne pas jurer haut et fort, risquant alors de faire savoir à ses adversaires à quel point il était marri de ce dénouement merdique.
Non content d'avoir foutu en l'air une opportunité dorée de s'enrichir à millions, Mahach, sans avoir encore mesuré l'étendue de sa bourde remua son capitaine d'un geste lent.
- Eh. Dis-voir Joe. Le foot, c'est bien le truc avec la batte et où il faut mettre des paniers. Hein, c'est ça ?
Étonnamment calme pour quelqu'un qui prenait la mouche dès lors où les choses ne se passaient pas comme il l'espérait, le Blattard en chef releva la tête, observa paisiblement son matelot et lui dit avec une douceur qu'on ne lui connaissait pas :
- Tu vas mourir Mahach. Pas maintenant ni demain vu que j'ai besoin de quatre joueurs. Mais tu vas mourir dans des circonstances atroces. Ça je te le promets.
On s'était laissé dire qu'une récente complice du cafard aurait négligemment fureté du côté d'un casino de Kikaï sans pour autant y jouer le moindre le jeton. Sur le tableau de bord du Q.G local, tous les voyants étaient passés au rouge à cette bête nouvelle. Ça sentait le repérage.
Pauvre Blattards persécutés, à juste titre d'ailleurs, mais ce n'était pas ça qui les empêcherait de s'en plaindre. Puni par une notoriété qu'il avait appelée à grand renfort de rapines mesquines et de meurtres indus, Joe devait se rendre à l'évidence, la laisse que le G.M avait solidement attachée autour de son cou s'avérait assez contraignante dès lors où il était question de rentabiliser le massacre d'innocents. Son contrat prévoyait qu'il ne pouvait nuire qu'avec l'approbation de l'état major si, et seulement s'il ciblait les ennemis du Gouvernement Mondial. Ceux-là étaient nombreux, mais, car son titre n'était pas usurpé, Greed voulait toujours plus.
- Et sinon, vous n'avez jamais pensé à gagner de l'argent honnêtement ?
Dans un bar sordide et lugubre - choisi par Joe car les consommations coûtaient moins cher - les Blattards s'étaient installés côte à côte sur les tabourets branlants jouxtant le comptoir. Audacieux, mais aussi soucieux de la paix sur l'île où l'on l'avait affecté, le colonel Pancho Shima avait poussé le vice jusqu'à s'installer à côté du capitaine de ce quatuor d'empêcheurs de tourner en rond. Serein, il l'était. Conscient et averti du fait que le cafard tenait à son titre de capitaine corsaire comme à la prunelle de ses yeux, il aurait pu lui cracher à la gueule sans essuyer le moindre contre-coup. Aussi longtemps qu'il se serait trouvé en public tout du moins. Assez peu chevaleresques dans leurs offices, les Blattards savaient aussi œuvrer dans l'ombre et préjudicier sans témoin. C'était encore ce que la marine leur reprochaient le plus, de violer les termes du contrat qui les liait sans en laisser la moindre preuve. À l'école Biutag, on avait l'art et la manière de faire chier le monde en toute discrétion.
- J'avais bien pensé à ouvrir un bordel ici, mais votre chère maman me concurrencerait à elle seule.
Fier d'une répartie de si bon goût, un long sourire étalé d'une oreille à l'autre, Joe but une gorgée de son verre d'eau - liquide le moins onéreux qui fut servi dans le rade. Et puisque les Blattards étaient une grande famille aussi longtemps qu'il était question de pisser sur la marine, son "fidèle" équipage passa pour la seconde couche et le verni.
- C't'à dire qu'si on voulait de l'argent facile... bah on bosserait dans la marine. Parce qu'à vous voir... vous êtes juste payé à v'nir écumer des godets avec nous cap'taine.
- Colonel.
- Oh.... OoOOOh ! Co-lo-neeeeeeeeeeeel. Rien qu'ça ! Z'entendez vous autres ? C'est du sérieux. Si j'avais su j'aurais mis une chemise propre.
Jamais avare d'effronteries, le punk fit mine d'effectuer un salut militaire, se redressant et louchant à dessein. La farce ne dura pas longtemps puisque l'appel irrésistible de la bière lui intima à nouveau de se barbouiller de mousse pour, en bout de course d'expectorer un rot gras et écœurant avant de bavarder à nouveau avec son cancrelat de capitaine.
- Vous êtes si méchant avec cette saloperie de mouette.
Elijah en rajoutait une couche. Si l'on eut pu considérer son propos comme ironique, il était en réalité pétri de sincérité.
- Voilà un homme juste ! Un homme droit ! Un homme barbu même, qui vient rompre le pain avec ses ennemis héréditaires, et vous le repoussez, lui qui nous ouvre son cœur, son âme, son.... son nez ? Je me suis un peu perdu dans mes pensées, je parlais de quoi ?... Ah oui !
Cela allait sans dire mais l'homme piranha - contrairement à son capitaine - ne buvait pas que de l'eau.
- L'amiral mérite notre respect et notre sollicitude. D'ailleurs, je lui offre mon verre, car j'ai le sens du partage, de l'amour, et de l'orientation.
Sincèrement prêt à entamer la concorde entre pirate et marine, plus ouvert à l'autre que ses congénères car gavé de drogues au quotidien, Elijah fit glisser sa coupe jusqu'à ce qu'elle s'arrête sous le nez du colonel. Servi dans un verre à cocktail, le poisson avait demandé une boisson sur mesure comme lui seul savait les penser. Pour la confectionner dans les règles de l'art, le barman avait perdu deux doigts et s'était brûlé à l'oreille.
Dans le calice de verre, un liquide à l'opacité douteuse, d'une couleur jusque là jamais répertoriée était en ébullition constante. Si l'envie de ménager les Blattards en cédant à la proposition du piranha avait effleuré Pancho par pur esprit diplomatique, il savait qu'il allait à une mort certaine dès lors où il aurait ingurgité ne serait-ce qu'une goutte de l'improbable concoction.
- Est....est-ce que c'est un œil qui flotte à la surface ?
Heureux que son nouvel "ami" ait remarqué ce détail incongru, Elijah avait acquiescé vivement, fier de son breuvage.
- Je crois que je vais devoir décliner mais....
La mâchoire du piranha avait claqué juste sous son nez. Furieux qu'on refuse sa main tendue, vexé même qu'on puisse se refuser à boire avec lui, quelque peu irascible par nature - selon les composés chimiques des drogues qu'il avait ingurgité le jour-même - Eli avait bondi en un instant pour déchiqueter le visage du colonel à coup de dents. Si Pancho avait pu croire un instant qu'il existait un élément raisonnable dans l'équipage de Joe Biutag, il mesurait à présent à quel point il s'était trompé, ne devant son salut qu'à Mahach qui avait attrapé l'amphibien par la nuque au dernier moment pour le remettre à sa place.
- Faut pas mal le prendre sergent.
Le colonel avait une fois de plus été rétrogradé dans l'estime du punk.
- Grosse modo, quand on lui adresse la parole à celui-là, on a une chance sur deux qu'y finisse par chercher à nous bouffer. C'est un passionné notre Elijah. Hein qu't'es un type passionné tête de tanche ?
Versatile comme était la bête, cette dernière semblait déjà calmée, acquiesçant encore une fois avec un sourire d'enfant les dires de son compagnon d'équipage. Sur cet incident déjà disparu de son esprit embrumé par des substances diverses et variées, l'homme-piranha bu d'une traite son infâme cocktail puis regarda derrière lui sincèrement étonné de ce qu'il observait.
- Bah ? Pourquoi ils me pointent de leur fusil ces cons là ?
La main encore tremblante, Pancho Shima fit lentement signe à ses hommes de baisser leurs armes. Tous dans le bar étaient sur les nerfs. Tous, sauf les Blattards. Insultes, menaces suivies de sanctions, crises d'insanité spontanées et tentatives de meurtre à répétition, tel était le quotidien de leur équipage. Chacun étant en soi un concentré de chaos pur, ils s'équilibraient dans leur démence, maintenant la cohésion du groupe par la haine et la folie.
Puisqu'il avait préféré tenter de montrer à ces flibustiers en principe aux ordres ne l'impressionnaient pas - ce qu'infirmaient les quelques gouttes d'urine qui avaient perlé au fond de son caleçon - le colonel tenta de maintenir le contact avec Biutag et consorts afin qu'ils n'échappent pas à son autorité. En tout cas, pas trop. On ne domestiquait pas les Blattards.
- Et.... et vous mademoiselle, vous êtes la petite nouvelle.
- Ne m'adressez pas la parole.
Chaleureuse comme un iceberg, Rowena avait su s'acclimater à l'ambiance de cet équipage de salopards. Le mot d'ordre était d'être hostile à tout, cela restait dans ses cordes.
- Oh, c'est juste pour faire la conversation. Vous aimez jouer ?
- J'aime quand on se tait.
Incisive encore, elle ne décourageait pas son agresseur verbal pour autant.
- Je demande parce que des escaméras vous ont vu au Casino Thym & romarin il y a quatre jours. Vous n'avez pas joué, nous n'avez pas bu, vous avez regardé une porte blindée et êtes repartie sans demander votre reste. C'est curieux non ?
- Ce qui est curieux c'est que vous vous obstiniez à l'ouvrir.
Imperturbable. Des quatre animaux sauvages qui constituaient l'équipage, celui-ci était clairement à sang froid.
Le braquage du casino n'avait effectivement pas pu se faire et ne se ferai jamais, Joe s'étant ravisé et même assagi. Il avait surtout eu la trouille de perdre son titre. La fine équipe discutait depuis plusieurs jours maintenant de la suite des événements. Le conclave comment qu'on va faire des sous avait mené tout ce beau monde à se demander s'ils ne devraient pas effectivement faire ce qu'attendait d'eux le G.M. Seulement, le cafard était un esprit trop retors pour se contenter de cela, il lui fallait manigancer pour se constituer un pécule. À un travail honnête et grassement payé, son instinct le portait davantage vers quelques intrigues sinueuses à la rétribution incertaine.
Alors que Pancho avait manqué de se faire tuer et cuisinait maintenant Rowena, Mahach et Joe à grand renfort de messes-basses avaient pendant ce temps convenu qu'ils se lanceraient dans les paris douteux. Kikaï était doté d'un stade où les événements sportifs et compétitifs se multipliaient chaque jour. Venus de partout, les athlètes les plus émérites s'y réunissaient pour divertir la plèbe entre deux séjours à la table de craps.
Seulement, les cotes actuelles ne convenaient pas à l'insatiable cafard. Ce n'étaient pas des miettes qu'il désirait mais se goinfrer d'un appétissant gâteau avec un rubis en guise de cerise à son sommet. Aucun match n'en valait la chandelle quelque fut la discipline.
Comme les marchands de morts ne faisaient du profit qu'en temps de guerre, l'intérêt consistait pour eux à créer des conflits ex nihilo s'il le fallait. Il en allait des affaires. Inspiré par le bon sens et le pragmatisme de ces vendeurs d'armes ayant amassé des milliards sur des misères n'ayant pas lieu d'être, Joe savait que s'il voulait galvaniser les parieurs, il devait créer un événement capable de déchaîner les passions et d'agiter le chauvinisme le plus con qu'il soit afin de s'en mettre plein les fouilles.
- Coloneeeeeeeeeel....
Le ton se voulait lancinant et le sourire pernicieux au possible. Si le Blattard en chef jetait à présent son dévolu sur le malheureux marine, c'est qu'il avait des projets le concernant.
- Pardonnez l'inhospitalité de mon équipage. Certes, ils sont rustres, refermés sur eux même, et parfois ils cherchent même à vous tuer sans raison....
Mais.
- ...mais au fond... ils ont un cœur d'or.
Auraient-ils eu un cœur d'or que Joe se serait empressé le leur arracher pour le vendre. La vérité, il la connaissait ; son équipage était un ramassis de salopards lunatiques qui, en dépit de leurs talents respectifs, étaient impropres à la vie en société. En somme, les Blattards était le dernier refuge pour le dernier des derniers des enfoirés que pouvait excréter ce triste monde.
Cherchant à éteindre la méfiance du chargé de division sur Kikaï, Joe prononça les mots confirmant qu'il ourdissait un plan scabreux.
- Laissez-moi vous payer à boire pour que nous repartions sur de bonnes bases.
Quand je cafard déboursait spontanément un berry, c'est qu'il en attendait un million en retour. Ni Mahach ni les autres ne savaient ce qu'il avait en tête à cet instant, mais ils savaient en tout cas que les choses sérieuses étaient sur le point de se faire lorsque Pancho, insouciant, accepta l'offre qui lui était faite. Greed ne sourit qu'avec davantage d'insistance lorsqu'il eut la sensation de tenir le gradé au creux de sa paume.
***
- M...M...Moi ? Une...une lopette ?!
Afin de signifier son mécontentement, le colonel - dont le taux d'alcoolémie devait avoisiner les quatre grammes par litre de sang - descendit de son tabouret et, dans une pose burlesque et chancelante brandit un poing rageur qu'il manqua de s'enfoncer dans le nez tant l'adresse lui faisait présentement défaut.
- Oh... tapette, c'est si vite dit. En tout cas je ne le formulerais pas ainsi.
Noooon... disons que... par chez vous... on n'appréhende pas le courage de la même manière que dans le reste du monde. Voilà tout hin-hin.
- Ch... cherche pas à m'ménager Biutag ! Je vois bien qu'tu m'provoques !
Deux heures et une dizaine de chopes empilées les unes sur les autres avaient eu raison de la fine fleur de la marine locale. In vina veritas et dans le houblon était le chaos. Plusieurs fois les hommes du colonel avaient tenté de le tempérer. «Rentrons colonel» avaient-ils gémis en vain, parfois au prix d'un revers de phalange dans les gencives afin de leur rappeler qui donnait les ordres. Tout ce qui portait un uniforme dans la salle voyait clair dans le petit jeu du cafard. Personne ne savait où il voulait en venir exactement, mais tous voyaient qu'il y venait indubitablement.
- De la provocation, comme vous y allez coloneeeeel. Ya-hin-hin. Nooooon, ce serait plutôt... de la taquinerie. Oui voilà. Quelques plaisanteries entre bons camarades dirons-nous plutôt hin-hin.
Le plus blessant dans les paroles de Greed était encore ce qu'il ne disait pas. Dans chaque réplique il y avait un sous propos insidieux, dans chaque tirade un relent de sournoiserie et entre chaque ver un ricanement perfide. Aussi patient pouvait être son interlocuteur, le cafard finissait inlassablement par l'avoir à l'usure, frappant délicatement, à tâtons, sur la forteresse psychique qu'il affrontait jusqu'à ce que quelque chose sonne creux pour mieux profiter de la faille. Là était la force de sa mesquinerie, ses bassesses lui permettaient de prendre l'ascendant sur les autres.
Aviné, bientôt disposé à l'incident diplomatique, Pancho se jeta au col du manteau de fourrure du Blattard à casquette, s'y agrippant avec d'autant plus de force que ses genoux se dérobaient sous lui.
- C'est çaaaaa.... Joue au plus malin... Profite d'ton immunité tant que ça dure ! Mais l'jour ou tu feras une erreur, je serai là pour te casser la gueule !
Joe ne jouait jamais au plus malin, il se contentait simplement de l'être quand les circonstances l'exigeaient. Pas un Blattard n'avait remué une paupière à la quasi agression de leur capitaine. D'abord parce qu'ils s'en foutaient, mais surtout parce qu'ils se doutaient en mesurant l'arrogance de leur chef, que celui-ci savait manifestement les choses en main.
- Mais pourquoi attendre colonel ? Profitons que je sois là, l'occasion fais le larron je me trompe ?
Ses lèvres étendues en un sourire pour le moins glaçant révéla ses dents presque aussi acérées que celle de son piranha de compagnie. À quelques centimètres de son visage, la face de Pancho le scrutait à la fois avec rage et appréhension. Plus ce dernier s'approchait du diable, plus les émanations de souffre devenaient flagrantes, même dans son état.
- Tu...*burp* tu m'prends pour un bleu-bite ou quoâââ ?! Jamais on m'pardonnera si je te frappe.
- Mais qui a parlé de frapper ?
Sans avoir à se concerter avec son capitaine, Rowena - après que Mahach lui ait craché le morceau sur les paris - fut la plus perspicace et devança le plan du chef. Quel événement susciterait plus les passions sur l'île qu'un match opposant les Blattards à la marine ?
Haï de tous, Joe savait pertinemment que les paris se reporteraient sur le colonel et ses hommes par pur sentiment chauvin. L'affaire était entendue, il ne restait qu'à parier sur leur pomme et remporter la victoire pour toucher le pactole à raison d'un pari 100 contre 1. Le piège parfait avait été tendu et n'avait coûté que la modique somme de 12 000 berries, soit le prix de dix chopes de bière.
- Putain ouais ! L'a raison la rombière à cornes. On vous met une branlée au foot quand vous voulez !
Sûr de lui jusque là, le cafard se crispa et manqua de bondir à la gorge du punk pour cet élan de connerie dont lui seul avait le secret. Ce n'était pas sur un terrain de foot que Greed avait souhaité traîner Pancho mais plutôt sur l'une des disciplines propres au Davy Back Fight où ils auraient eu le dessus. Imbibé comme l'était le colonel, il aurait accepté n'importe quel terrain pour en découdre.
- Alors ça se jouera au football ! Vous quatre ! Demain soir au stade contre moi et trois de mes hommes !
Sa voix s'éloignait au fur et à mesure que ses hommes le traînaient pour le ramener à la garnison. Les hostilités entamées, il était grand temps de siffler la fin de la récréation avant que la situation ne s'envenime davantage pour un camp comme pour l'autre. Libéré de la surveillance des mouettes, Joe abattit son visage contre le comptoir, dents serrées afin de ne pas jurer haut et fort, risquant alors de faire savoir à ses adversaires à quel point il était marri de ce dénouement merdique.
Non content d'avoir foutu en l'air une opportunité dorée de s'enrichir à millions, Mahach, sans avoir encore mesuré l'étendue de sa bourde remua son capitaine d'un geste lent.
- Eh. Dis-voir Joe. Le foot, c'est bien le truc avec la batte et où il faut mettre des paniers. Hein, c'est ça ?
Étonnamment calme pour quelqu'un qui prenait la mouche dès lors où les choses ne se passaient pas comme il l'espérait, le Blattard en chef releva la tête, observa paisiblement son matelot et lui dit avec une douceur qu'on ne lui connaissait pas :
- Tu vas mourir Mahach. Pas maintenant ni demain vu que j'ai besoin de quatre joueurs. Mais tu vas mourir dans des circonstances atroces. Ça je te le promets.