Suite du retour à la réalité.
Après le rejet de John par la treizième, le pistolero s’est trouvé dans une situation jusqu’alors jamais vécue. Certes il avait déjà vécu sans le support de quelconques individus mais jamais encore sur Armada. Et il se souvenait d’ailleurs que dès ses premières heures sur Armada, il avait déjà été mis en difficulté. C’était déjà Red qui était venu à sa rescousse et qui avait joué de sa réputation pour mettre tous ses détracteurs au pas.
Aujourd’hui John revenait en arrière, pire encore, il était devenu la risée des initiés d’Armada, ceux qui connaissaient les escrocs qui s’étaient joués de lui. Il était impossible pour lui de reparaître devant les Usuriers ou devant les neufs. La situation était catastrophique, il se retrouvait sur une île de pirates, sans le moindre Berry en poche et sans la capacité d’en glaner. Car il était extrêmement difficile pour lui de trouver du travail. Il y avait ceux qui le voyait comme un lieutenant de Red en disgrâce, ceux qui ne supportaient déjà pas Red du temps de sa gloire et qui étaient ravis d’envoyer paitre un de ses sbires, puis il y avait les pirates normaux qui ne souhaitaient pas réellement venir en aide à cette engeance pour aussitôt être qualifiés de faibles à leur tour.
Notre bon John vécu donc quelques-unes des pires journées de son existence. Il pensa même revenir quémander de l’aide à ses anciens alliés de la treizième, mais cette idée restait solidement en travers de sa gorge et il n’osa guère aller plus loin. Il errait donc, de cadrans en cadrans, à la recherche d’une infime opportunité de se faire quelques Berrys et de pouvoir enfin se payer un verre et un repas. Car depuis son départ, il vivait comme on dit « sur les réserves ». Au début, il vendait ou échangeait les cigarettes et cigares qu’il portait sur lui en grand nombre. Mais cela vint à manquer et il commença à échanger ses munitions. Finalement, il ne resta bientôt plus que ses deux flingues qu’il déposa chez des prêteurs sur gage ; probablement affiliés aux Usuriers pour son plus grand déplaisir. C’est donc sans ses revolvers, c’est-à-dire presque nu, que John déambulait maintenant sur Armada.
L'encre du poulpe
Et s’il pensait que la situation n’était pas brillante, qu’il ne pouvait pas tomber plus bas, c’est qu’il n’avait pas foi en l’incroyable perfidie d’Armada. Alors qu’il cherchait comme une âme en peine une solution afin de s’en sortir, il tomba sur Bellissa Nacroma, une des neuf flibustiers. En réalité cette rencontre était toute sauf fortuite. La capitaine pirate était à la recherche de John depuis plusieurs jours déjà. La traque découlait d’une conversation tenue entre elle et le leader spirituel des flibustiers.
L’ancêtre avait eu vent des investissements envisagés par John auprès des Usuriers. Il s’était aussitôt empressé d’envoyé Wild pour rappeler les bonnes manières à ce pistolero un peu trop carriériste à son goût. Puis il avait fait ce que tout homme de sa trempe fait dans ce genre de situation : il a enquêté. Et l’enquête fut bien plus que fructueuse, il découvrit l’histoire de John auprès de Red mais aussi sa déchéance vis-à-vis des marines de la Treizième. Cette disgrâce sonnait comme une aubaine, les Usuriers risquaient peu de se faire renflouer. Mais il manqua de tomber de son bastingage lorsqu’il apprit que John n’était en réalité pas primé et n’avait jamais fait partie d’un équipage, en somme que John Henry Holliday n’était pas du tout un pirate. Cette information le mit dans une colère noire, comment donc ? Un civil allait dicter sa loi à la Piraterie sur Armada ! Dicter sa loi aux neuf flibustiers qui sont les représentants et les garants de l’honneur de la Piraterie ! Impossible ! Il narra l’histoire à Nacroma et celle-ci, furieuse, s’élança dans une traque dont elle a le secret.
- Enfin ! John Henry Holliday ! Le civil qui voulait être Capitaine d’Armada.
- Nacroma ?
John avait déjà rencontré la pirate lors d’une rencontre avec Red où il servait de porte-flingues pour épater la galerie. Et il faut dire que ça avait fonctionné, apparaître comme un lieutenant de Red avec une telle gueule, c’était gage d’être un mec dangereux. Nacroma était alors tout miel. Aujourd’hui elle était tout piment.
- Pas besoin d’explications, je sais tout.
Et telle une furie, la harpie sauta sur John, cuisse autour du cou. Machinalement, le pistolero plaça la main sur son holster vide avant de jurer. Un quart de tour à gauche et il sombra dans le noir sous la pression des jambes de la flibustière.
Il se réveilla plus tard, au beau milieu de la dépouille. On lui avait ôté sa tenue et il était proprement à poil. En se relevant mollement, on lui jeta à la gueule des haillons grisâtes qui, selon l’odeur, avaient déjà connus d’autres propriétaires. Il commença par s’habiller de ses haillons et posa la question que toute personne saine poserait en pareille situation.
- Nom de dieu qu’est-ce que c’est que s’bordel ?
En face de lui, une série de pirates correctement armés le dévisageaient d’un air supérieur.
- Dans la ligne comme les autres !
- Mais qu’est-ce que je fou sur la dépo-
Il n’eut pas l’opportunité de finir sa phrase car un des pirates s’était avancé et lui avait balancé un large coup de crosse dans le ventre. Il se releva avec difficulté et opta pour la solution la plus conservatrice : rester dans le rang. Il était dans une longue ligne d’individus de tous âges et de toutes constitutions. Tous étaient comme lui, dans le plus simple appareil. Ils étaient sur le point de se vêtir de haillons ou portaient déjà cet uniforme si singulier.
John reconnaissait cet endroit : c’était la dépouille, l’endroit où les navires capturés sont conduits pour être vidés de leur contenu, équipage compris. Et il se trouvait justement dans cette ligne d’équipage, avec des civils qui n’avaient pas été jugés suffisamment riches ou connus pour qu’une rançon soit demandée. Il y avait ainsi devant lui un cinquantenaire à l’air bourgeois qui claquait des genoux de peur. En réalité, il était tellement craintif qu’il semblait jouer un morceau de castagnettes. John pencha légèrement la tête sur le côté pour voir ce qu’il se passait devant lui et, effectivement, ce qui était le processus habituel était en cours. Les civils sur Armada était autorisés à y travailler. Mais ils devaient être identifiés comme civils, pour se faire on plongeait une main dans l’encre d’un poulpe de Grand Line qui laisse une marque indélébile pour plusieurs mois. C’était là la manière de marquer le bétail, ce qu’était un civil sur cette île de forbans.
John tenta bien de s’exprimer mais le pirate lui balança une réponse entendue à la figure.
- Je sais, t’es un pirate, tu travaillais pour Red, les Usuriers sont tes amis et la Treizième aussi. Blablabla. Nacroma nous a fait le topo, t’es pas plus pirate que Sentomaru. Quant à Red il est mort, les Usuriers se foutent de toi et Wilson a simplement haussé les épaules quand on lui a dit.
La gifle était grande mais attendue, il y avait du vrai dans ce qui était dit mais en réalité John n’avait jamais pris conscience de cela. Après tout ce temps passé avec Red, il réalisait seulement maintenant qu’il n’était pas un pirate.
- Ma foi bien vrai ça…
Sonné par cette annonce pleine de vérité, il se laissa porter jusqu’au bout de la file en silence, marchant sans s’en rendre compte. Il ne s’opposa pas spécialement quand on lui plongea la main droite dans le bac d’encre. Il fut ensuite expulsé de la file, il regarda alors un temps sa main, sa main de flingueur étiquetée main de civil.
La situation des civils sur Armada est particulière. Si l’on est susceptible de verser une rançon pour vous, vous vivez normalement, pas la vie de château mais pas loin. Car les pirates d’Armada savent prendre soin de la marchandise. En revanche, si vous avez la main trempée dans l’encre, vous êtes un civil sans valeur. Vous ne pouvez pas réellement travailler pour un pirate. Ce qui veut dire : pas de départ embarqué dans un équipage, pas de missions de pirate ; vous êtes un peu la lie de la société, vous prenez les tâches que les pirates ne veulent pas faire. En sus, vos espoirs de sortir de cette galère sont infimes, il faut payer un ticket pour être débarqué sur une île : mais le ticket coûte cher et la paye est misérable. C’est là un bon moyen pour les pirates de maintenir une main d’œuvre bon marché sur place et de ne pas se faire passer pour des esclavagistes.
Pendant un temps, John se refusa à travailler pour les pirates. Mais avec sa nouvelle tenue et sa main noire, impossible de faire quoique ce soit d’autres que des tâches de civil. Et comme le corps réclame inlassablement son dû, John fut bien contraint de se mettre au travail. Il fut embauché sur la dépouille, les pirates trouvaient intéressant d’avoir un civil avec une sale gueule pour accueillir les nouveaux. On faisait passer John pour le mec qui l’avait trop ouvert en arrivant sur Armada, ça calmait pas mal les nouveaux un peu trop récalcitrants.
John se fit rapidement à l’organisation de la dépouille, on recevait les navires, on déchargeait tout de fond en comble, et puis on foutait l’équipage à poil pour rajouter les possessions avec le reste des biens déchargés. Les civils filaient à l’orientation et les biens commençaient à être répertoriés. Les civils qui travaillaient là passaient alors à l’autre navire et ainsi de suite. Il y avait toujours des navires à décharger, il faut dire que gravitait autour d’Armada une foultitude de navires pirates qui étaient ravis de voir cette tâche de revente réalisée par des professionnels.
Parmi les civils, il y avait un homme qui se détachait un peu du lot. Et par chance, il avait jeté son dévolu sur John. Il faut dire que le pistolero avait une vivacité dans les mains qui interpella profondément le vieux François LeMarc. C’était l’un des plus anciens civils sur Armada, il était d’ailleurs correctement vêtu pour un civil et on aurait pu le confondre avec un pirate. Il portait un pull simple et de nombreux bijoux aux doigts, c’était un homme de soixante-dix ans environ, le visage paisible, les yeux vifs et la main encore ferme. Il avait souvent une cigarette devant son visage fripé. Mais un détail n’échappait à personne, il avait bel et bien la main couverte d’encre.François LeMarc
Pour éviter d’ailleurs toute déconvenue, les civils voyaient les tenues qu’ils achetaient déchirées au niveau du bras marqué, de telle sorte qu’il soit impossible pour eux de couvrir la marque de quelque manière que ce soit. De toute façon, ils étaient très contrôlés et ne sortaient pas aisément du cadran qui leur était affecté.
Mais LeMarc jouissait tout de même d’une belle place sur la dépouille, c’est lui qui était chargé de procéder à l’inventaire et surtout d’estimer les biens. La tâche d’inventaire était trop fastidieuse pour des pirates tandis que la tâche d’estimation incombait à un expert et LeMarc était de ceux là. Il était en mesure de donner un prix à presque tout ce qui peut se vendre. Il avait aussi des yeux et des oreilles partout et c’est lors d’une de ses tâches d’inspection qu’il remarqua John.
Aussitôt repéré, il avait commencé une conversation rapide avec lui, pour le sonder. Le cow-boy était peu loquace, à raison, ça plaisait à François. Il se rapprocha donc des pirates et demanda à ce qu’il lui soit affecté pour des tâches d’inventaire et de secrétariat. Les pirates refusèrent un temps, mais François commença à estimer à la baisse certains de leurs gains et l’ont s’accorda vite à dire que John serait plus utile à François qu’à l’équipe de déchargement.
Pendant plusieurs semaines John et François travaillèrent ensemble sans que ne soit échangé que des paroles purement liées aux tâches confiées. Le vieil homme analysait chaque geste, chaque mouvement, chaque regard de son subalterne. John effectuait sa tâche avec résolution, sans se poser de questions, il râlait intérieurement car il avait espéré que ce travail le ferait progresser et qu’il pourrait regagner ses galons par le bas de l’échelle. Mais on ne devenait pas pirate sur Armada si on ne l’était pas déjà. Il était donc vite passé d’une grande ambition à un espoir vain puis à une morne résolution.
Finalement, après plusieurs semaines d’analyse, François brisa la glace. A la fin d’un inventaire, il lui proposa de lui payer un verre. John, grand buveur devant l’éternel, n’avait pas eu les moyens de se payer un seul verre depuis le début de sa nouvelle vie. Il manqua presque de pleurer rien qu’à l’évocation d’un verre d’alcool. Il se retint pourtant.
- Boarf... Pourquoi pas.
François le conduisit chez lui, une petite bicoque sur les hauteurs de la dépouille, juste à côté des quais. L’endroit était rêvé pour les civils, en hauteur, belle vue, peu de voisins. Les pirates ne vivaient guère à cet endroit, espace réservé aux civils. Le bâtiment était un carré de fortune constitué de planches solides et d’un toit en chaume. En entrant, John découvrit un espace élégamment entretenu bien que plus petit que ce qu’il avait imaginé en voyant l’extérieur.
Le vieil homme lui offrit un verre de whiskey d’une magnifique bouteille qu’il conservait dans un vaisselier. Le verre fut bu si vite qu’il aurait semblé à n’importe quel observateur que le verre n’avait pas bougé et, par conséquent, n’avait jamais été rempli. John se mit à rougir devant cet écart et s’en excusa. LeMarc lui n’avait vu que cette main vive, extrêmement rapide. Il lui resservit un verre puis, devant la célérité de la descente, laissa finalement la bouteille sur la table.
- Je t’ai observé avec attention Holliday, tu as un don.
- Ah ? Sluuuuuuuurp.
John écoutait mais buvait en même temps. François habilement lui proposa un cigare, chose dont il ne jouissait pas davantage que l’alcool. John commença donc à fumer, ce qui laissa le champ libre à LeMarc pour causer et à John pour répondre.
- Je disais donc, je t’observe depuis un moment. Tu m’as l’air intelligent, suffisamment pour comprendre que dans ce monde qui t’appartient désormais, rien n’est facile.
- Vous auriez dû me voir à la recherche d’un travail juste après m’être fait virer par la treizième…
- Si tu étais en plus grande difficulté encore c’est que tu es un niais.
- Pardon ?
- As-tu jamais songé à un moyen de gagner de l’argent autrement que par le travail ?
- C’est-à-dire que… Vous voulez parler de prostitution ? J’ai pas trop la gueule de l’emploi.
- Mais non ! Bougre d’âne ! LE VOL ! Je parle de cette divine institution qu’est le larcin !
- Ah non, jamais songé à voler… Jamais considéré ça comme très noble.
- Tout dépend ce que tu voles, tout dépend à qui tu le voles ! Tout dépend de ce que tu en fais. Puis… La noblesse… C’est pour les vaniteux et les imbéciles.
John songea un instant à cette acception.
- Moui, admettons. Mais je gagnais pas trop mal en tant que flingueur aussi...
- Mais c’est justement parce que tu étais bon flingueur que tu seras grand voleur !
- Hm ?
- Mais oui ! J’ai vu à quelle vitesse tes mains réagissent, avec quelle précision elles se meuvent. Tu peux faire des merveilles dans le métier.
- M’fait une belle jambe venant d’un vieux qui tape les inventaires sur Armada…
- Mais tu crois que je suis arrivé ici par hasard ? Ici il y a beaucoup à voler et pas de justice pour vous poursuivre. Je suis trop vieux pour les grands coups d’éclats et les poursuites interminables. Ici j’ai la tranquillité !
- D’accord mais est-ce que j’ai une tronche de psychologue moi ?
- Tais-toi et écoute ! Que dirais-tu si je t’enseignais quelques trucs ? Histoire que tu puisses te débrouiller ici. Je dois admettre qu’en vieillissant, j’ai un besoin de transmettre. Et puis, si tu fais quelques éclats dans le futur, ce seront des éclats qui me seront associés aussi. Ça marche comme ça dans le milieu, les élèves participent au prestige des maîtres. Et les maîtres comme moi ont arrêté depuis longtemps de courir après l’argent.
- C’est pas trop ce que raconte la vieille bicoque mais bon…
LeMarc se leva malicieusement, s’approcha du mur du fond de sa pièce et actionna une sorte de mécanisme invisible. Un faux mur avait été installé au fond de la pièce et derrière se trouvait une montagne d’or, de pierres, d’armes ouvragées, de tableaux, de vaisselles d’argent. John siffla.
- Ah oui. Tout de même… Mais vous n’avez pas peur que je vous dénonce ?
- Tu es trop loyal pour me vendre et trop intelligent pour ne pas pressentir le bénéfice.
- Hm… Avant, vous auriez sûrement pris au moins une tarte saveur acier pour me prendre pour si avide, mais c’est une époque révolue.
- Et maintenant ?
- Maintenant on arrête l’aide à son prochain et on se concentre sur des besoins primaires et autocentrés.
- A la bonne heure !
Et l’apprentissage débuta, lentement, au gré des tâches communes de LeMarc et Holliday. Cela touchait à tous les compartiments du larcin : repérer une cible fortunée et facile, déceler les failles dans une tenue, localiser un coffre dans une maisonnée, les zones habituelles où l’on dissimule des biens de valeur ; mais aussi comment glisser sa main dans une poche sans se faire repérer, comment crocheter un coffre, comment quitter les lieux sans encombres. Mais aussi les règles propres au milieu du vol : la discrétion vis-à-vis de la concurrence, l’entretien d’une saine compétition, la notion de sport et d’art dans ce domaine subtil. Tant de choses étrangères au pistolero qui semble avoir mis le pied sur un territoire nouveau et une culturelle pleine de richesse.
Après plusieurs semaines d’apprentissage, il fut temps d’éprouver John. Sa première tâche consistait dans le vol d’un coffret dans le bureau du contremaître de la dépouille. Ce contremaître, un certain Doyle Runson, était un fort gros bonhomme aux mains larges, aux bras massifs et au torse volumineux. Il aimait de temps à autre rappeler aux civils qu’ils n’avaient aucun droit et que son fouet n’était pas un accessoire de mode. Le vol en lui même n’était pas particulièrement difficile mais c’était une grande première.
Ce fut à l’épreuve de la nuit que le voleur novice s’élança, profitant de l’absence de la majorité des pirates et d’un ciel nuageux. Il se faufila avec adresse jusqu’à la porte du bureau et fut confronté à une serrure basique. Il révéla un petit canif et commença à crocheter la serrure. L’office fut réalisé avec une certaine rapidité, il faut dire que John passait maintenant la majorité de ses soirées à crocheter des serrures de toutes sortes et à essayer d’ouvrir des coffres forts à l’aide d’une simple pince à bigoudis. Une fois à l’intérieur, il se dirigea directement vers le bureau, il avait déjà mémorisé le plan de l’endroit. Il tomba donc rapidement sur le coffret et fit volte-face aussitôt en sa possession. Il n’eut malheureusement pas le temps de sortir de la pièce. Dans un coin, plusieurs ombres commencèrent à émerger. Finalement Doyle en personne révéla sa face grasse à la lueur d’une bougie qui venait juste d’être allumée. Derrière lui se trouvait cinq coupe-jarrets. John était pris, il reposa le coffret.
John fut conduit devant un tribunal populaire constitué entièrement de pirates travaillant à la Dépouille. C’est là que l’on jugeait tous les actes malveillants perpétrés par des civils, les pirates disposant d’une juridiction à part. Le tribunal populaire de la Dépouille était reconnu pour être le plus sévère de tout Armada et pour cause : le larcin était une plaie sur ce cadran. Les civils étaient tous tentés de se faire une vie meilleure en dérobant un bien présent sur un vaisseau capturé. Les plus malins tentaient de voler des biens non répertoriés, de telle sorte qu’ils volaient des fortunes sans être inquiétés. Les pirates étaient particulièrement sévères à cet égard, ils avaient d’ailleurs favorisé la mise en place d’un tribunal à une simple sanction automatique pour rendre la chose plus officielle et plus mémorable.
La plupart des individus perdaient à minima l’usage d’une main et l’on ajoutait à cela quelques raffinements de cruauté en fonction de la tendance du moment. Si la tendance était au vol sur la Dépouille, l’accusé se voyait souvent condamner à une violente exécution. Si la tendance était plutôt au calme, on se contentait de trancher une main. Fort heureusement pour John, le cadran était plutôt calme. Mais Doyle n’avait encore jamais vu un civil suffisamment ambitieux pour tenter carrément de lui voler un bien dans son propre bureau.
- John Henry Holliday, assistant de François LeMarc. Coupable de vol.
- Ah je suis déjà condamné ?
- Silence coupable !
- Hein ?
On délivra un coup dans la nuque de John pour lui rappeler un peu sa situation de sous-homme.
C’était Doyle qui présidait ce tribunal singulier. Il y avait là trois pirates alignés sur une table de bois noir.
- Je propose comme sanction qu’on lui coupe la main droite. Et qu’il soit privé de nourriture jusqu’à ce qu’il mange sa foutue main de voleur.
- Approuvé !
- Mais il a sûrement un complice ! Il y avait quoi dans ce coffret pour qu’il vise justement cet article en premier ?
Le troisième pirate semblait plus désireux d’ennuyer Doyle que de procéder à une sanction exemplaire. Justement le contremaitre hésitait à répondre, gêné, il éluda volontairement la question.
- Bon… Mettons qu’on lui coupe la main s’il dénonce ses complices éventuels.
- Je n’en avais pas.
- T’étais jamais rentré dans mon bureau et t’as filé sur le coffret comme un poisson file sur un asticot !
- Coup de chance.
- Est-ce qu’on peut reparler de ce coffret ?
- UN NOM !
- Doyle Runson !
- Mais je vais proprement te décapiter ! Allez ! Coupez moi sa main sur le champ, on continuera à l’interroger après !
Aussitôt dit, aussitôt fait ; deux pirates empoignèrent John et le trainèrent jusqu’à un petit billot de bois qui avait certainement connu plusieurs poignets. Dans l’entrefaites, LeMarc s’était approché des trois pirates et avaient successivement chuchoté à leurs oreilles respectives. Un léger conciliabule commença alors que le bourreau aiguisait son sabre. John se disait que sa carrière de voleur n’avait pas été plus brillante que celle de porte-flingue, comme quoi il y en a toujours qui sont destinés à l’échec.
Mais contre toute attente, Doyle reprit la parole.
- Heum. Attendez. Après concertation, il se trouve que John Henry Holliday revêt un intérêt capital pour la Dépouille. N’étant pas opportun pour nous de lui trancher un membre, nous commuons sa sentence à une amende de cinquante millions de Berrys.
- Cinquante !? Je mourrais de vieillesse avant de quitter ce cadran !
- Silence ! SILENCE !
John se renfrogna mais n’en rajouta pas davantage. C’était presque une sentence à vie, il serait difficile de mettre cinquante millions de côté sans se faire choper une nouvelle fois. Mais il fut libéré dans la foulée, chez les civils le sujet de la soirée fut de savoir s’il valait mieux une main en moins ou cinquante millions d’amende. Beaucoup se rangeaient du côté de la main tranchée, plus prometteuse d’un avenir en dehors de la Dépouille.
De son côté, John avait retrouvé LeMarc chez lui, penaud.
- J’aurai dû vérifier s’il y avait quelqu’un…
- Ne t’inquiète pas John. C’était un test.
- Hein ?
- Ils savaient que tu passerais, j’avais joué l’indic anonyme. La question était surtout de savoir si tu étais susceptible de me dénoncer.
- Boarf juste pour éviter de manger sa propre main, c’était pas cher payé…
- Tout de même, je me doutais bien que tu ne me donnerai pas.
- Et si je l’avais fais ?
- Tu perdais ta main et en plus ta langue, j’arrosais de pots-de-vin les juges et entretenais le doute sur tes dires.
- Mais qu’avez vous chuchoté à ces trois enfants de salauds ?
- Que je paierai cinquante millions de Berry si l’on ne te coupait pas la main.
- Vous aussi ?
- J’ai déjà payé, et tu n’as pas de dette sur ta tête ; Doyle ne pouvait simplement pas te gracier alors il a joué la carte de la sanction financière.
- C’était quand même assez rapide comme revirement non ?
- Avec cinquante millions sur la table, tout est aisé sur Armada. Et j’avais besoin de place dans mon arrière boutique.
- Merci, je suppose...
- Ne t’inquiète pas, j’investi dans ton avenir et dans mon prestige associé !
Après cette épreuve, John devint réellement l’apprenti voleur de LeMarc. Effectivement, la pièce cachée de la bicoque du vieux fut vidée, il ne restait guère qu’un coffret de bois sans valeur. C’était pour le mieux car l’ancien l’avait aussitôt remplie de serrures, d’outils et de plans. John passa à un apprentissage bien plus approfondi, il était alors question de reconnaître la valeur de chaque objet afin de voler le plus vite pour le plus de rentabilité. Il s’éprouva au crochetage de centaines de serrures différentes avec une multitude d’outils. Il perdit son sang froid sur des coffres de toutes tailles aux mécanismes les plus retors qui soit. Il en vint même à demander à LeMarc comment il avait trouvé tous ces coffres. La réponse était pourtant simple, il y avait souvent sur les navires marchands ce genre de coffres présents pour détruire la motivation des pirates les plus retors. Et c’était toujours lui qui trouvait le moyen de les ouvrir.
John en était même venu à demander à son maître comment il avait pu vendre cette compétence aux pirates. François lui répondit simplement qu’il agissait toujours en commanditaire et que les pirates ne le soupçonnaient pas de tels prodiges. Car effectivement, il arrivait au vieil homme de montrer des techniques de hautes volées où il ouvrait le coffre d’un simple coup de bassin là où John s’était usé les doigts pendant plusieurs heures.
Après des heures et des heures d’entraînements, John fut enfin invité à participer à un cambriolage. LeMarc lui expliqua tout.
- Un nouveau vaisseau vient d’arriver, c’est un navire de ligne d’une autre époque.
- Ça veut dire encore plus de coffres à crocheter…
- Pas cette fois, je veux que tu t’introduises dans le navire et que tu y voles une cargaison un peu particulière.
- Quoi donc ?
- C’est du tabac.
- Quelle mission encore…
- Le plus cher qui soit, il n’y en a que quelques grammes à bord, un luxe du capitaine. La valeur à la revente est énorme.
- AH ! Une bonne nouvelle ! Alors, comment vais-je m’y prendre ?
- Mais seul ! Tu t’infiltres dans le navire, tu cherches à savoir où se trouve le tabac et tu le voles, et enfin tu files.
- Ok ! Je vais me préparer !
John s’équipa de quelques instruments sans valeur apparente et aisément dissimulables. Puis il se fit une nouvelle fois briefé par son maître. Il écoutait attentivement, conscient qu’une nouvelle découverte ne se terminerait que par une pendaison ou deux mains tranchées. L’idée était simple, profiter du couvert de la nuit et de la négligence des pirates pour s’introduire dans le navire. La cible n’était pas un coffre rempli de berry et il y avait de fortes chances pour que tous aient négligé le tabac…