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Prévenance et mafieuse, palabres et méfiance

- Attention !

Le cri se perdit dans le bruit de fracture que fit la poutre, finalement trop fragilisée pour soutenir Les restes épars du toit en ruine, entraînant avec elle une pluie de débris de tuiles et de chevrons couvrant définitivement tout par son vacarme. Inutile de vouloir prévenir. Jaros cependant n'aurait pas été contre un peu plus de prudence de la part du charpentier qui venait de lui faire grimper sur ce qui venait de s'effondrer sous ses pieds. N'ayant pas le temps de s'accrocher à quoi que ce soit, le jeune homme ne put que tenter de sauter en prenant appui sur le reste de poutre, et bondit vers la fenêtre du mur adjacent, ou plutôt ce qu'il en restait, à savoir une ouverture aux vitres brisées, et d'un appui en briques roussies. Des morceaux de verres bien peu accueillants. *J'aurais peut-être dû y réfléchir à deux fois...*

La trajectoire, malgré la précipitation, suffit à éviter à Jaros de simplement se prendre le mur, mais ce ne pourrait être assez pour esquiver tout heurt magiquement. Se positionnant comme il le pouvait, les bras devant son visage et le haut de sa poitrine pour se protéger, il sentit distinctement des éclats de verre se casser contre ses manches. Avant qu'il ne soit trop tard, le jeune homme dût se démener pour attraper le rebord et éviter de simplement chuter la tête la première jusqu'au sol. Se retourner ainsi en plein air ne se fit pas aisément, et Jaros, incapable de complètement réussir cet exploit, se tordit le poignet droit en ayant une prise plus qu'approximative. Sauvé de la chute, il était plus que satisfait que de sentir que cette douleur. Respirant un bon coup, il interpella les charpentiers pour qu'on lui apporte une échelle.

- Qu'on soit bien clair, si jamais vous me demandez encore une fois un truc aussi stupide...

Il valait mieux ne pas finir cette phrase; il eut mieux valu, de toute façon, ne pas la prononcer du tout. Mais impossible pour Jaros de ne rien dire, dans l'instant. Il se maîtrisa en une seconde, alors que le contre-maître, l'air bien peu impressionné par les paroles avortées du grand dadais qu'il avait engagé la veille, se contenta de le gratifier d'un "bien joué le bleu, maint'nant va déblayer !", d'un ton neutre, presque aimable. Un luxe inespéré, de la part de cet escogriffe qui se remit instantanément à aboyer des ordres d'une voix rauque et incisive à tous les autres, des simples manœuvres comme Jaros aux charpentiers.

Crachant dans la poussière celle qui s'était logée dans sa bouche, le jeune homme se permit un instant de contemplation de ce qui l'attendait. Cela faisait un an que la reconstruction de Manshon était en route, mais il restait encore énormément à faire. Pourtant il était difficile de travailler, la méfiance repoussant systématiquement toute personne semblant avoir un lien avec la révolution, donc plus ou moins à la tête du client. La mafia avait reformé son tentaculaire réseau, et il était difficile de savoir qui pouvait y appartenir, ou plutôt qui pouvait ne pas y appartenir, dans tous les pourvoyeurs de travaux divers. Jaros, avec sa tenue de plus en plus élimée et son visage efféminé, ne s'en tirait pas trop mal selon les moments, mais sa fierté le faisait refuser dès qu'il sentait les affaires des grandes familles, se coupant ainsi d'un bon tiers de ses potentiels revenus. Le problème venait surtout des vols.

Combien de fois s'était-il vu contraint de fuir comme il pouvait sous la menace d'armes à feu. Le jeune homme était fort et rapide, bien plus que n'importe quel petit voleur qu'il avait pur croiser, mais lorsqu'on l'encerclait, plusieurs pistolets dégainés, savoir qu'il pouvait sans doute s'en tirer s'il trouvait un moyen de ne se prendre aucune balle ne le réjouissait guère. Il s'en était cependant toujours sorti, jusqu'à présent. *Il y a eu cette fois, aussi, avec le bluff...* Mais il n'était pas temps de penser à ce genre de choses.

En s'étirant les bras, le jeune homme se dirigea donc vers le tas disparate nouvellement créé dans le rez de chaussée du petit immeuble éventré. On ne distribuait pas de gants ou d'outils aux ouvriers pour déblayer tant qu'on pouvait s'en passer, rognant ainsi au maximum toute possible dépense, vue comme nécessairement excédentaire par le contre-maître. Jaros n'en avait pas besoin, il était capable de soulever plusieurs fois son poids, après tout. Laissant à d'autres le soin de rassembler les petits gravas, il se concentra donc, comme toujours, sur les gros débris.

- Allez, un peu de nerf.


Dernière édition par Jaros Hekomeny le Mer 9 Mai 2018 - 22:53, édité 2 fois
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Le soleil commençait à flirter avec l'horizon quand la journée de travail se finit enfin. Sa maigre paie du jour en poche et couvert de poussière grise, Jaros tenta un peu vainement d'en enlever une partie d'énergiques mouvements des mains, mais elle était si fine qu'elle collait aux fibres usées de son trench et son pantalon, si bien que seuls les quelques morceaux plus sablonneux se détachaient. En soupirant, le jeune homme ne s'étonnait cependant plus, après tout cela faisait plusieurs années maintenant qu'il avait affaire à cette maudite crasse. *Je vais devoir à nouveau trouver de quoi laver tout ça...* Il ne lui restait plus qu'à retourner dans ce dortoir miteux qui avait le culot de s'appeler "auberge"...

- Bonsoir mon beau...

Une voix féminine, ronronnante, venait de l'interpeller, venant de quelques mètres derrière lui. Le ton mielleux, caressant même, loin de rassurer Jaros, le mit d'emblée sur ses gardes. Se retournant rapidement, tout en essayant de ne pas avoir un geste trop brusque montrant son stress naissant, le jeune homme regarda donc, faisant immédiatement contact avec un regard ombragé par un borsalino noir de velours moiré, d'un jaune fascinant et acide. D'aspect assez jeune, l'inconnue avait un visage plutôt triangulaire au petit menton pointu, avec un nez bien dessiné et des lèvres fines mais pleines; ses cheveux blonds étaient coupés mi-long et lui couvraient l’œil droit. Grande, elle portait une veste de cuir noir luisante, aux revers décorés de petits clous d'argent gravés d'un symbole géométrique que Jaros ne pouvait distinguer à cette distance, pas assez fermée pour dissimuler sa gorge nue, dévoilant sa peau lisse, barrée juste en dessous des clavicules d'une bande qui criait à la sangle pour une arme. Un pantalon lui aussi de cuir et lui aussi piquetés à ses ourlets des mêmes ornements métalliques, ainsi que des chaussures lustrées aux talons compensés complétaient sa tenue. Nonchalante, la jeune femme avait les mains dans les poches, et s'appuyait sur un réverbère.

- Bonsoir. Suis-je donc si beau de dos ?

Misant sur la carte de l'impertinence, Jaros, malgré son ton pince-sans-rire, était loin d'être aussi confiant qu'il voulait bien le montrer. Une femme seule ainsi vêtue ne pouvait être que liée à quelque chose de louche; une pirate peut-être, ou une mafieuse, le reste était trop improbable. Dans tous les cas, elle était sûrement dangereuse. Personne à cette heure ne se déplaçait seul s'il n'avait la certitude de pourvoir à sa sécurité personnelle, et il était indéniable qu'une femme, surtout jeune et attrayante, se baladant ainsi allait attirer l'attention de tous les ruffians qui croiseraient son passage; et puis, l'état de droit vacillant débridait bon nombre de rustres... Tout en cette blonde, qui amusée par la réplique de son interlocuteur dégingandé, laissait un rire déluré résonner dans la rue dépouillée, tout criait au danger.

- L'intuition mon grand, l'intuition. Ma parole, c'est que tu as un museau tout délicat ! Même avec la poussière et la sueur récoltée avec les  autres lourdauds.

*Ben voyons, qu'est-ce que ça veut dire, ça ?* Mine de rien, elle venait d'orienter les pensées de Jaros quant à qui elle pouvait réellement être de façon très marquée. Cette allusion aux travaux de déblaiement n'était pas anodine du tout, la jeune femme venait de lui signifier qu'elle savait d'où il venait, et ce qu'il avait fait ces derniers jours; ou du moins, c'est ce qu'elle voulait faire croire. Dans tous les cas elle voulait obtenir quelque chose de lui, et ce n'allait pas être une adresse ou un mouchoir.

- Il y a parfois des conséquences qui s'imposent à nous sans que le choix nous ai incombé. Que me veux-tu ?

- Oh là, doucement ! T'es pressé de retrouver ta couchette miteuse, les ronflements qui te bercent la nuit te manquent déjà ? Faisons d'abord un peu connaissance. Allez, approche mon beau !

Ces paroles, malgré le ton toujours aussi désagréablement joueur, étaient une injonction bien réelle, qui ne souffrait aucune contradiction possible. Jaros sentit ses cheveux se hérisser, mais s'exécuta, restant cependant à plusieurs pas de l'inconnue, qui le dévisageait avec une telle intensité que le jeune homme avait du mal à garder toute contenance, tant cela le dérangeait. Ce regard était particulièrement inquisiteur, il semblait fouiller sa chair et ses pensées, comme un asticot dans une pomme juteuse et sans défense. *Le rapport de force m'échappe complètement et pourtant elle ne fait presque rien, c'est ridicule...*

Cela faisait longtemps que Jaros n'avait pas eu à se battre. Il se savait capable de venir à bout de la majorité de tous ceux qui pourraient se mettre en travers de sa route, mais il avait très rarement recours à la violence, par volonté de ne pas en attirer à lui de plus en plus; prendre un chemin imbécile en tentant simplement de tout écarter par la force n'était pas dans ses plans. Un effet secondaire peu désirable était cependant qu'il devenait sans doute trop peu enclin à la violence. Le jeune homme était cependant presque sûr qu'ici, cette retenue était la bonne voie. Pendant que la blonde roucoulait d'insupportable manière, vantant ses "yeux de petite vierge", ces derniers se perdirent sur la sangle noire et brillante qui barrait la blanche poitrine en face de lui.

- Eh là, on mate ! Tu veux en voir plus, petit coquin ?

Accompagné encore de son rire si peu plaisant, Jaros eut la mortelle certitude qu'elle allait sortir une arme et l'abattre à peine aurait-il commencé à bouger; son regard l'épinglait sur place, de toute manière. D'un geste lent, la jeune femme ouvrit lentement sa veste, puis très brusquement arrivée à mi-chemin. Impossible de garder toute contenance dans ces conditions, mais le jeune homme parvint miraculeusement à ne pas faire plus que cligner nerveusement des yeux. Une fois l'instant vertigineux passé, la vision qui lui fut ainsi offerte le prit de court.

- Alors, tu en dit quoi ?

Avant qu'il ne puisse répliquer elle avait agit. Sous le cuir noir satiné, s'étendait la peau tout aussi satinée d'apparence, de son cou jusque sous son nombril; elle ne portait rien en dessous de sa veste, si ce n'est la sangle, qui passait également sous sa poitrine; habileté démoniaque de la part de cette jeune femme ou non, en tout cas les pans de sa veste cachaient toute partie trop intime, laissant tout de même un décolleté d'une largesse qui cherchait à provoquer, manifestement. Mais provoquer quoi, la gêne, le trouble, le désir peut-être ? Jaros était certes un tout jeune homme, mais ce genre de... démonstration physique dirons nous, n'était pas suffisant pour lui faire perdre l'esprit. Analytique comme toujours, il nota cependant avec quelle séduisante précision ce corps était constitué, avec quelle fermeté éhontée il se tenait là.

*Que répondre... Il faut que je garde le rythme, au moins* Une chose qu'il fallait bien admettre était que la situation avait de quoi troubler, en ce sens qu'il était ardu d'en saisir la teneur réelle, rajoutant ainsi une couche dans le mille-feuilles qu'était son potentiel de danger. Pensant un court instant à parler de racolage, Jaros élimina rapidement cette option *trop risquée, trop connoté négativement*, et tenta une réponse, au moins satisfait d'entendre sa voix ne pas fléchir ou faiblir d'un iota.

- J'en dis que tu n'es sans doute pas là pour ça, et que par conséquent je pense qu'il serait préférable de'allez, ne fais pas ta sainte-nitouche !

Le coupant complètement dans ce qu'il disait, elle venait de s'avancer, et avait pris la main gauche du jeune homme par le poignet, la plaquant avec autorité sur sa peau nue, un sourire carnassier aux lèvres. Ses yeux étaient deux lacs d'acide brûlant, d'une chaleur infernale et malsaine, une chaleur de mort. Fait déroutant, son cœur battait avec régularité sur un rythme très lent, formant un contraste frappant. Jaros remarqua la crosse visible, sortant de sous le bras gauche de la jeune femme, vit que son bras droit était libre et disponible. Si elle voulait dégainer et l'abattre à bout portant, il aurait très peu de marge de manœuvre pour s'en tirer. Puis la poigne autour de son bras à lui dénotait d'une vigueur aberrante, même pour lui. Sous l'incitation orale renouvelée, cette fois d'une fois si plate qu'elle semblait lui promettre la fin pure et simple de son existence, Jaros promena avec une infinie précaution ses doigts sur le sternum ainsi offert, ressentant avec un très équivoque dégoût la grande douceur de cet épiderme au grain très fin, très serré.

- D'une splendeur qui donne froid dans le dos, pour être honnête... Mais tu n'as pas répondu à ma question.

- Hahahahaha ! C'est bien la première fois qu'on me répond ça !

Le ton, très prudent, trahissait l'état terriblement peu confiant du jeune homme, mais aussi ce qu'il pensait réellement. Pas le pire choix, puisqu'elle le libéra de son étreinte, le laissant reculer d'un pas. Expirant longuement par le nez, tenter de se détendre complètement ne fut pas facile pour lui. La terrible blonde semblait satisfaite de son petit manège, en tout cas. Jaros avait noté quelque chose de troublant, lorsqu'il était tout proche d'elle; le symbole gravé sur les décorations d'argent de ses vêtements était un M majuscule, inscrit dans une figure géométrique simple et anguleuse; il avait déjà vu cela quelque part, mais impossible de dire précisément où. Réajustant son chapeau, le regard toujours aussi corrosif et fixé sur lui, elle donna enfin un début de raison de tout ce pénible moment.

- Je voulais voir si t'avais bien rien à voir avec les petites fleurettes, mon beau. C'était pas bien probable, mais sait-on jamais, tu comprends. Puis j'aime bien cueillir les fleurs, surtout quand elles sont dures à dénicher.
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Jaros eut l'impression de voir passer un voile gris devant ses yeux lorsqu'il réalisa dans quelle situation il se trouvait finalement. *Elle parle de révolutionnaires, c'est certain; et moi je suis peut-être encore plus dans le pétrin que je ne pensais...* C'était donc encore pire que ce qu'il avait pu craindre. Ce n'était pas juste une mafieuse, c'était une de ces menaces vivantes qui avaient fait se terrer tous les civils qui tentaient de lutter contre les organisations criminelles de Manshon. Les "fleurs" qui s'étaient faites cueillir en masse depuis la fin du blocus, tuant toute possibilité d'organisation réelle dans l’œuf. Le jeune homme, s'il se savait en dehors de toute proximité avec les révolutionnaires, n'en était pas rassuré pour autant, loin de là. Sa main, comme brûlante du contact avec cette peau à la beauté malsaine, le picotait. La possibilité d'un poison n'était pas délirante, et il l'envisagea sans pour autant la retenir; ou plutôt, il avait la conscience aiguë du fait que si c'était le cas, il ne pourrait rien y faire, et laisser son esprit se faire envahir par la peur. Surtout qu'il se devait de reprendre la parole, avant de se faire ensevelir par la présence agressive de cette femme.

- Tu savais déjà que je n'avais rien à voir avec eux, n'est-ce pas ? Pourquoi es-tu vraiment ici ?

- C'est tout ce que tu trouves à dire, mon joli ? Nous sommes seuls, il est tard, tu as une occasion en or...

- Oh, me dissuader de tenter de les rejoindre, c'est ça, ou peut-être m'inclure de force dans vos combines ?

Manigance, feinte ou réalité, elle semblait relâcher la pression qu'elle exerçait, comme si le temps des préparations était fini. Jaros avait la sensation aiguë qu'on le menait à dessein vers quelque chose, et qu'il ne pouvait finalement que s'y rendre de gré plutôt que de force. Il faut dire qu'il avait été trop tranquille, depuis quelques temps; plus de tentatives de recrutement ou de vols, plus d'intimidations ou autre; sans doute pas parce qu'on le connaissait, Manshon était grande et il n'était pas d'apparence si exceptionnelle, tout jeune homme maigre et peu causeur qui vivait dans la rue, comme tant et tant d'autres. Seules ses actions pouvaient donc le faire remarquer, ce qui supposait que c'était bien ça, et pas autre chose, qui motivait les Familles à directement envoyer quelqu'un à lui. *Rester à savoir quoi...*

- Nos combines ? Qu'est-ce que tu crois, que t'es pas déjà dedans ? T'es trop mignon, vraiment !

Le ton, à nouveau rieur, avait maintenant des intonations clairement moqueuses, presque méprisantes. Jaros, cette fois, tiqua et le laissa paraître. *Quel crétin je fais, parfois... C'est une Manicelli, évidemment.* Après tout, il était vrai qu'il n'était pas possible de complètement esquiver la mafia, à Manshon. Le jeune homme le savait, mais il était facile d'oublier que même les affaires légales de la ville plongeaient leurs racines dans les milieux du crime, formant ainsi ce flou dans la limite avec les milieux civils, propice aux confusions et dissimulations. Une Famille poussait cela plus que toutes les autres, ayant mainmise complète sur toute entreprise du bâtiment et des travaux publics, mais ils étaient d'un grand talent pour le faire oublier, faire partie pure et simple du paysage; n'échappant pas à ce constat Jaros arrivait à les oublier, même dans telle situation. Alors qu'on s'approchait de lui, rictus acide toujours bien marqué, il se tendit à nouveau.

- Et donc en bon petit travailleur du BTP, tu te sens comment, hein, mon minet ? Pas trop à ta place, si ?

Elle allait le toucher, il le sentait, et il s'en révoltait déjà; ce corps émanait quelque chose d'insupportable, un mélange d'attraction et de répulsion, un feu chimique qui ne demandait qu'à se propager et tout détruire sur son passage. Jaros n'avait jamais ressenti l'instant présent avec une telle violence, une telle acuité, pourtant il se sentait comme un malade transi de fièvre face à une fenêtre ouverte sur un blizzard. Une situation qu'il ne pouvait supporter, et devant laquelle il ne pourrait que succomber, ou... Il agit avant de mesurer vraiment.

On tendait bel et bien la main pour encore le prendre par le bras. D'un seul mouvement fluide, sil se déroba, sortant de sa manche gauche le petit revolver qui ne l'avait pas quitté depuis qu'il était seul dans cette ville, dans les rues détruites. Revolver bien inutile, puisqu'il nécessitait des munitions peu communes, introuvables à un prix décent pour un petit vagabond. Une toute petite arme, plus petite que sa propre main, mais capable de distribuer la mort deux fois de suite avant rechargement. Jaros n'avait jamais réellement tiré avec, mais c'était la seule expérience qui lui manquait; rien au niveau de son maniement ne lui était inconnu. Des années à devoir parfois se sortir de situations tendues par tous les moyens avaient poli sa technique, et il le pointa avec une vitesse et une précision très nette. Mais en face on avait fait exactement la même chose, l'indolence en plus, si bien que le jeune homme se retrouvait avec un énorme pistolet négligemment pointé sur son crâne.

Narquoise, la Donna avait cependant enfin changé de regard, pour une sorte d'intérêt tout aussi brûlant, mais de nature différente, bien que tout aussi dérangeante. Une jubilation enfantine, avec cet espèce de sérieux absolu que l'on appelait "innocence" chez les bambins, quelque chose qui voyait en deux nuances uniquement, et agissait avec cette même absence totale de réflexion et de remise en question, de recul. Jaros était à deux doigts soit de se faire sauter au cou, soit de se faire sauter la cervelle, par sa bravade stupide.

- Pas du tout, même. Regardez le comme il est plein de fierté ! Et c'est qu'il dégaine bien vite, pour quelqu'un qui coule des dalles et déplace des foutus débris, le petit oiseau !

Se demandant l'espace d'un petit instant si elle ne faisait pas un jeu de mots affreux sur la taille des armes, ledit oiseau ne se sentait toujours pas prêt à mourir; il s'en sentait en revanche bien près. Tâche impossible que de tenter de cerner la mafieuse psychologiquement, mais dans sa situation, Jaros ne pouvait que se fier à l'idée qu'il s'était construite dans ce moment de tension qui n'en finissait pas, qu'il fallait résister pour lui donner envie de continuer à jouer plutôt que simplement en finir, mais pas trop pour qu'elle s'impatiente. Réflexion infâme que celle de se s'assumer dans le rôle du jouet devant être divertissant, mais il ne voyait que cela pour s'en sortir.

- Trop vite pour l'être et pas assez pour le rester, on dirait. Même si j'arrivais à tirer en même temps que toi, même si nous mourions tous les deux, je ne suis pas intéressé par ce genre de fin. Il y a des jeux où ne pas jouer est le meilleur moyen de gagner, n'est-ce pas ?

Allant chercher jusque dans ses dernières parcelles nerveuses pour se fendre d'un ton entre nonchalance et un amusement désabusé, qui s'il ne devait, ne pouvait être entièrement convainquant, donna à Jaros l'impression irréelle de se trouver totalement ailleurs, et d'assister à la mise en scène la plus incongrue de sa vie. En finissant sa question rhétorique, il amorça le mouvement d'éloigner son arme de sa cible. La Donna eut le mouvement inverse allant même frôler la tempe du jeune homme du bout tiède de son long canon, l'espace d'un court instant où il eut la conviction de simplement mourir là, son crâne explosé par la détonation finale d'un long moment d'absurdité. Il n'en arrêta même pas son geste, ce qui lui fit l'effet d'un jaillissement d'allégresse dans sa poitrine lorsque cette impulsion se révéla être un jeu, un de plus, de cette femme obscène.

- Tu me plait mon beau, décidément ! Bon, maintenant je vais faire vite, mon temps est précieux. Range ton jouet, et écoute bien hein !

*Range le tien, surtout, bougresse des enfers...* Il s'exécuta, bien entendu, prenant bien soin de le faire suffisamment lentement pour bien voir son engin monstrueusement gros pour une arme de poing rejoindre son étuis. Ses pensées se tournaient déjà vers des interrogations très prosaïques sur comment il allait s'en sortir après. Il n'avait en effet aucune intention de s'impliquer dans les affaires des Manicelli plus qu'il ne le faisait déjà; Jaros était absolument convaincu de la teneur de ce qu'il allait entendre.

- On voit que tu peux pas blairer les Familles, et ça sème bien les soupçons, mon beau. Mais moi, je sais que t'es pas une petite fleur; c'est pas le cas de tout le monde, par contre. Tu ne vas pas rester tranquille indéfiniment, quoi que tu fasses ils te rattraperont et là tu devras choisir clairement ton camp. Faut que tu te débrouilles pour être sous le parapluie de quelqu'un pour pas te ramasser l'averse, mon petit chat.

- Que... Quelle surprise, je l'admet. Moi qui m'attendait à me faire enrôler de force ou quelque chose du genre. Quoique, est-ce que ce n'est pas juste ça par un moyen détourné ? On voudrait que je me comporte de telle manière et pas telle autre, parce que ça servirait des intérêts que j'ignore. On ne veut pas me protéger, on veut se servir de moi.

- Oh, c'est dit de vilaine façon ! Mais que veux-tu, on ne peut aller contre ce qui nous dépasse, mon grand. Je suis pas là pour te protéger, juste pour te prévenir.

- Belle façon de dire que je n'ai pas le choix... Me voilà donc dans une impasse. Je refuse catégoriquement de rejoindre la mafia, je l'ai été par procuration toute ma vie, et c'est déjà trop à mon goût.

- Hahaha ! Je ne t'en demande pas tant. Simplement, si jamais tu fais quoi que ce soit contre les Manicelli... Tu ne verras rien arriver, pas le moindre signe annonciateur, et tu ne verras pas plus de fin à ton calvaire, je peux bien te l'assurer. Laisse nous à nos affaires, et va t'occuper de ce qui te titille tant.

La formulation parut étrange à Jaros. Ce qui le titillait tant ? Le fait qu'on ne parle ici que des Manicelli était assez étrange, indiquant clairement qu'elle laissait le champ libre pour les autres Familles sans jamais le dire explicitement. Le jeune homme ne savait qu'en pensait, cela pouvait parfaitement être encore un autre piège, ou complètement autre chose; ce qui était sûr c'est qu'il devait abandonner toute idée de s'en sortir comme avant, la chose était bien claire.

- Ce qui veut dire que ce n'est pas la peine pour moi d'aller sur le chantier demain ? Je vais avoir du mal à m'en sortir, sans un travail. On a d'autres conseils à me donner, je suppose...

- Comme bon te semble, mon mignon ! Mais ne t'étonne pas si demain on te refuse, ou pire. Oh, tu voudrais des conseils, de moi, vraiment ?

Ce disant, la Donna se rapprocha encore une fois, avec un air taquin plus supportable qu'auparavant, mais toujours aussi horripilant pour Jaros. *Il faut que je prenne sur moi, surtout maintenant.* Il s'appliqua à ne pas le laisser paraître, la laissant remettre une mèche de ses cheveux derrière son oreille, il pouvait sentir l'odeur piquante de ses doigts tout près de lui; jetant tout de même une série rapide de regards entre cette main, bien trop proche de son visage à son goût, et les yeux de la femme, qui semblaient le considérer comme un chat ferait avec un oiseau derrière une vitre. La vitre était comment il réagirait. S'il ne se sentait pas aussi menacé qu'auparavant, la situation n'avait pas réellement changé.

- Viens avec moi, mon chou.

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Ne cachant pas son air un peu suspicieux, Jaros pinça les lèvres un instant avant de répondre. Pour ce qu'il en savait il pourrait très bien être au sol en train de perdre connaissance dans quelques minutes, avant de se retrouver vendu comme esclave à l'autre bout des Blues, ou autre sympathique aventure de ce type; il se pouvait en outre s'empêcher de penser qu'il ne pourrait l'éviter si cela advenait. Laissant échapper un petit soupir ténu, il se résigna donc, et se permit un nouveau regard plongeant sur les yeux sulfures de la blonde mafieuse.

- On ne déguise même plus en question, je vois. Où veux-tu m'emmener ?

Un rire lui fut la seule réponse qu'il obtint, tout d'abord. Ce qui frappa le jeune homme à cet instant fut le changement de ton qu'il y avait d'audible dedans; une certaine relâche de cette omniprésente pression, et comme une incongrue mais spontanée connivence, qui loin de le rasséréner lui donna froid dans le dos. On le traitait comme une petite chose, un petit être à qui l'on ne pouvait adresser le moindre respect, simplement une condescendance aveugle; si Jaros était capable de mettre son ego de coté lorsque la situation l'exigeait, il n'en restait pas moins une personne très fière, et se faire rabaisser de manière aussi unilatérale, surtout comme si la chose allait si parfaitement de soi... Difficile, très difficile de ne pas perdre toute contenance, et impossible de ne pas ressentir un mal-être profond; après tout il était en un sens une petite chose, ici, se sachant incapable de ne pas mourir s'il tentait de se rebiffer.

- Et qu'est-ce que tu ferais si je te disais que je t'emmène dans un endroit plus tranquille ?

- Je... Eh bien...

S'il s'attendait à quelque chose de ce type, Jaros se sentait fatigué de toute cette parodie de discussion joueuse. Il tenta de répondre quelque chose, et se retrouva à ne plus du tout savoir quoi dire, lorsque les premiers mots franchirent ses lèvres, l'esprit subitement vidé, totalement vidé. Moment incompréhensible pour lui; était-il donc si troublé, au point de ne pas le voir lui-même ? En face, on rit de plus belle, plus innocemment que jamais. *Insupportable, cette situation est purement et simplement insupportable.*

- Adorable, mon chou, vraiment. C'est une surprise, tu verras bien. Allez, suis-moi !

Prenant Jaros par la manche, elle l'entraîna à sa suite. Ce dernier mis quelques secondes avant de complètement se reprendre. Rien n'allait pour lui, ce soir, décidément, et cela ne semblait pas vouloir s'arranger. Marchant d'un pas d'abord mécanique, puis plus affirmé, encore qu'assez peu enthousiaste, le jeune homme se calqua sur le rythme de la mafieuse. Ils se dirigeaient ainsi vers un bâtiment abandonné par la reconstruction même, une centaine de mètres plus loin du chantier. Du moins c'est ce que la vagabond crut jusqu'à ce qu'ils passent à coté, s'enfonçant dans les débris en un slalom de soirée plutôt étrange à vivre, pour le vagabond. Sans se sentir comme un animal allant à l'abattoir la comparaison venait gratter l'intérieur de son crâne, hantise pas totalement sérieuse mais particulièrement pénible. Constat assez affreux que celui que le jeune se savait condamné à faire, si jamais il se sortait vivant de cette surréaliste et inégale entrevue; il se sentait fissuré de partout, écrasé par un poids insaisissable et indicible. Mais les nécessités du moments prévalaient.

Au bout de quelques minutes de silence, la mafieuse ralentit, puis s'arrêta. Jaros ne pouvait distinguer aussi clairement qu'avant ses traits, mais s'il ne percevait pas cette acidité affreusement dominante et corrosive de tout à l'heure, il la supposait sans peine. Loin d'être calme, le jeune homme se sentait au moins autant au bord de la rupture nerveuse que lorsqu'il s'était retrouvé à brandir une arme sans munitions comme rebuffade ultime d'un individu aux abois face à une force invasive et supérieure. Lâchant une expiration un peu saccadée, Jaros, se sentant subitement plus intimidé qu'oppressé à proprement parler, sans plus le comprendre, tenta de reprendre la parole, trouver un ton à nouveau cynique, quelque chose qui lui donne au moins un brin de contrôle.

- Eh bien, c'est ici qu'on va me...

Ses yeux se firent capter comme des aimants par ceux de la jeune femme, le coupant net dans sa tirade, et il sentit subitement l'odeur corporelle qui s'échappait de cet être en face de lui; une odeur qui n'était pas nouvelle, loin de là, mais elle ne lui apparaissait consciemment que maintenant. Proprement envoûtante, voilà ce qu'elle était. Aussi incongrue soit ce constat, il n'en fut pas moins aussi clair que précis, net, une lame blanche et dure dans le brouillard sombre d'angoisses accumulées. Jaros ne pouvait faire sens de cela, ou plutôt il ne le voulait pas; impossible de nier cette réalité, cependant.

- C'est ici qu'on va te dire au revoir, mon joli. Si tu veux ne pas avoir de problèmes, ne retourne pas au chantier demain, et...

La phrase resta en suspens, l'instant semblant s'étirer encore et encore, suspendu dans une brume irréelle et trouble, dérangeante d’ambiguïté ridicule et déplacée. Le jeune homme eut l'affreuse surprise d'entendre que sa voix était éraillée en l'utilisant.

- Et quoi ? Je me laisse crever de faim, j'embarque en clandestin dans un navire, je... Que veux-tu de moi, avec tout ça ?!

Il ne le vit pas venir, ni n'eut le temps de l'éviter, on lui sauta au cou, le faisant presque tomber à genoux. Murmurant dans son oreille, la mafieuse eut un ton de petite gamine excitée.

- Tu es une petite chose, presque à moi, mais pas encore. En attendant...

Une pression terrible sur la nuque de Jaros le terrassa purement et simplement, lui faisant perdre connaissance dans un éclair d'une douleur atroce, la dernière chose parvenant à sa conscience mourante étant la chair tiède et douce de la mafieuse se presser contre lui, horriblement équivoque de répugnance et d'attirance.


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Émergeant brutalement de son sommeil forcé, le nez chatouillé par la poussière, Jaros se redressa tant bien que mal, se couvrant les coudes de crasse. Il faisait encore nuit, et le jeune homme se souvint parfaitement de comment il s'était retrouvé là, mais il n'en resta pas moins hébété, assis de longues minutes sur le sol. Ses cheveux lui retombaient sur le visage, grisés par la saleté. Vérifiant machinalement, tous ses doigts étaient bien là, toutes ses dents également. A Manshon de nuit, voilà qui relevait presque de l'inespéré. Fouillant ses poches, le jeune homme eut le soulagement d'y retrouver son petit pistolet, les quelques berrys de sa paie, et... *Qu'est-ce que c'est que ça ?*

Un papier qui ne s'y trouvait pas normalement se cachait, plié semble-t-il à la va-vite, dans la poche intérieure de son trench, pourtant fermé. En se palpant, Jaros trouva également une zone douloureuse au niveau de sa clavicule gauche, qu'il ignora pour le moment. Chiffonné mais encore bien lisible, une coupure de journal portait sur une de ses faces ce qui ressemblait à une annonce en bas de page, et sur l'autre une inscription à l'encre brune par dessus le bout d'article. S'attelant à lire à la lueur pâle de la lune heureusement bien visible, Jaros eut quelques difficultés à déchiffrer. Était inscrit Amelia M dans une graphie maladroite, comme si la plume avait été difficile à prendre dans la main, ou cassée. Bizarre, très bizarre... Puis il y avait tant d'encre que l'on pouvait voir très clairement les lettres de l'autre coté du papier, en grosses taches inégales; en outre elle était fort épaisse, presque comme...

*Ne me dites pas qu'elle m'a... !* De gestes un peu frénétiques, Jaros déboutonna son trench, enleva son pull qui alla voler dans la poussière à ses pieds, ouvrit sa chemise, et vit. Sur le haut de son torse, une série de petites marques rouges formaient un amas disparate, couronné des restes de ce qui, manifestement, était la morsure d'une petite mâchoire. Humaine. Sur sa clavicule, sous ses vêtements. Assimilant avec un mélange de honte, de frustration et d'étonnement profond ce que cela impliquait, le jeune homme se revêtit, inscrivant bien clairement dans sa mémoire le nom et le visage de cette Amelia Manicelli, folle qui lui avait laissé un petit mort écrit avec son sang à lui, qu'elle avait... *Bon, suffit comme ça.*

Malgré l'infiltration brunâtre, il put lire sans peine de quoi retournait l’annonce de sa coupure de journal. La garnison de Manshon invitait des "volontaires", ou du moins Jaros le supposa car il était difficile de bien voir, à se présenter, sous caution de... quelque chose rendu illisible par une tache de sang; le reste se perdait en formulations vagues afin d'éviter de dire en quoi consisterait les potentielles besognes. Ce n'était guère engageant, mais c'était un début de piste qu'il serait bête de négliger. Soupirant avec force, le jeune homme tourna son regard vers les étoiles, laissant la tension quitter lentement péniblement son corps; ses yeux en étaient humides, et il se permit un petit temps mort, nécessaire à vite régler ce flot émotionnel qui devait sortir avant de se mettre en sécurité pour la nuit.

Il allait en revanche lui falloir plus d'une nuit pour digérer le fait... le fait qu'une mafieuse l'avait traité comme une vulgaire chose, un jouet humain tout en le mettant en garde et lui conseillant finalement de travailler pour les Marines. Il devra y réfléchir dans des conditions plus posées, plus propices à la rationalité; pour le moment Jaros ne se sentait même plus capable de se lever. Il le fit, pourtant; certaines habitudes ont leur avantage.
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