- On a aut' chose à foutre que s'occuper d'un gamin, mon gars !
*Je comprend enfin pourquoi j'ai tant hésité à venir ici...* Cela faisait plusieurs minutes que Jaros tentait d'insinuer tant bien que mal dans le crâne manifestement trop épais de ce caporal vindicatif ce pourquoi un jeune homme comme lui venait, et pourquoi on devrait en effet le laisser parler à un officier plus qualifié qui saurait de quoi il en retourne. La garnison de Manshon avait publié un appel invitant toute personne compétente à collaborer pour une mission dont, évidemment, ils ne donnaient pas grand détail, sous réserve d'une vérification de l'identité et compétence des candidats. Encore fallait-il pouvoir en faire démonstration... Et malheureusement pour Jaros, celui qui lui barrait la route vers les bureaux de la garnison, un homme grand et épais à la peau burinée, ne semblait pas au courant, ou à défaut avait décidé de ne rien vouloir entendre de la part d'un jeune vagabond maigre et aux manières qui parviendraient à être distinguées s'il n'était dans des vêtements usés et délavés, trahissant sa condition. Poussant un discret mais profond soupir, le jeune homme rassembla la patience qu'il lui restait, et retenta encore une fois.
- La garnison a pourtant fait un appel aux intéressés, vous devriez le savoir. Laissez-moi au moins parler à- T'es bouché ?! Dégage j'te dis, on a pas qu'ça à foutre !
*Bouché, ben voyons, toi entre tous tu me gueules ça à la figure.* Plus d'une dizaine de tentatives d'expliquer clairement et calmement, mais non, fort de son front bas et proéminent, telle une métaphore physionomique de son intellect limité, le caporal ne voulait rien savoir du tout. Jaros commençait à se demander s'il n'allait pas devoir se résoudre à partir en clandestin vers une autre île, tant ce crétin était un mur. Il ne restait plus grand-chose au jeune homme, après tout; les Manicelli *mon dieu, cette femme de malheur...*, mafia contrôlant toute la reconstruction de la ville, lui avaient clairement fait savoir qu'il faisait partie de ces suspects pour qui la présomption d'innocence ne s'appliquerait pas.
Que Jaros le veuille ou non, les quelques années passées dans la rue avait fini par attirer sur lui l'attention de petites frappes des Familles; et à terme, pour les vagabonds, il n'y avait que deux choix : accepter de tremper dans les affaires, ou être assimilé à la Révolution des Chrysanthèmes. Avec ou contre, en somme, et contre signifiait un aller simple pour une mort derrière les rideaux de la scène citadine. On lui avait tout de même laissé l'opportunité de se tenir loin d'eux, "opportunité" qui le forçait cependant à abandonner plus ou moins toute tentative de trouver du travail par les voies communes. Personne n'engageait des jeunes hommes à la rue pour autre chose que la manutention, ou la reconstruction de la ville, et ces deux domaines étaient très directement sous le contrôle des Familles. Quelques fois il était allé cherché de l'emploi ailleurs dans les îles voisines, mais rien de bien concluant là non plus. Ne restait donc qu'un "exil" que refuserait Jaros jusqu'à ce que la faim le contraigne définitivement... ou bien la Marine.
Il n'était pas dans ses plans de devenir soldat, cependant; si pour lui ces derniers étaient nécessaires, la hiérarchie y était si énorme et pleine d'embranchements que même les officiers ne pouvaient qu'être réduit, tôt ou tard, à exécuter des ordres contredisant directement la vocation du Gouvernement Mondial. Sans parler de la corruption, rampante dans les rangs comme une maladie insidieuse, omniprésente, contre laquelle aucun membre, si ce n'est les plus puissants du corps de Marine, ne pouvait réellement faire quelque chose. Quand la pourriture venait d'en haut, il n'y avait rien qui puisse être accompli du bas, rien du tout. Et Jaros en avait déjà bien assez de se sentir impuissant face à cela. Restait donc encore ce genre de boulot, si tant est qu'il parvienne à se faire entendre.
*Il me tape sévèrement sur le système, ce sous-officier de merde.* Le jeune homme hésita à hausser le ton pour de bon, malgré la conscience vague de l'inutilité profonde de la manœuvre; il pourrait tout aussi bien revenir plus tard, mais l'attitude qu'on lui servait le mettait sérieusement en rogne. Pas seulement pour le manque du plus basique des respects, mais surtout parce que cet énergumène représentait l'archétype même de ce que Jaros aurait appelé le "boulet de la justice". Pas un mauvais bougre, mais manquant si cruellement de jugeote qu'il paraissait tout bonnement impossible de le laisser à son propre sort sans que les choses prennent un tournant fâcheux; donnez lui un peu de responsabilité, et il en fera un usage au minimum maladroit, voire purement contre-productif. Un peu trop emporté par ses émotions, la coquille de froideur du jeune homme se fissura et il laissa échapper un peu de sa colère.
- Et vous croyez vraiment que je n'ai que ça à fiche moi, de marteler un sourd de mes tentatives d'explications ?!
Il regretta instantanément ses paroles. La dernière chose qu'il voulait était de tomber au même niveau que ce crétin, et pourtant tout dans ce brusque accès d'énervement allait dans ce néfaste sens. Négocier ce dur virage que risquait de prendre l'échange déjà un peu tendu ne s'annonçait pas une tâche facile. Le caporal vira au rouge sombre, ressemblant plus que jamais à un mur de briques cuites au soleil. Jaros, le regard toujours aussi furieux mais les traits toujours aussi lisses, ne tenta pas de rétro-pédaler immédiatement, cela ne donnerait rien. *Maintenant ça passe, ou je suis bon pour aller me cacher dans la cale d'un pêcheur de Poiscaille, on dirait...*
- Jeune homme, que faites-vous ici ? Caporal, permettez.
Voix tranchante sans pour autant être agressive, qui coupa court le Marine dans l'élan qui l'emmenait droit vers l'explosion sonore; il s'écarta promptement mais comme malgré lui de l'entrée qu'il bloquait par sa présence, laissant se révéler à la vu de Jaros la salvatrice source de cette interpellation.
C'était un homme de taille moyenne, au crâne parfaitement lisse. Ses yeux étaient bridés, et d'une couleur sombre impénétrable, souligné par des sourcils clairsemés, à la forme un peu atypique de S; une bouche large chapeautée par une fine moustache noire finissait complétait ce visage à l'expression indéchiffrable. Jaros remarqua d'emblée que l'individu ne portait ni l'uniforme ni aucun signe distinctif de la Marine, fait très important dans le contexte qui était le sien. Finalement la possible résolution de ce blocage insensé ne viendrait probablement pas de cet homme... Le caporal, retournant à de plus charmantes manières, l'interpella d'un ton étrangement contrit.
- Hohenstein, ce merdeux n'a rien à faire ici, c'est mon affaire, pas la vôtre. Vous n'avez aucune autorité à- Ma présence ici se fait sous l'égide du Colonel, et donc son autorité; vous êtes un subalterne.
Chaque mot était parfaitement découpé, énoncé avec le calme appuyé de quelqu'un énonçant une évidence; sans que le ton ne soit menaçant ou tendancieux, le message était très clair, renvoyant toute objection avant même qu'elle ne puisse être formulée. En entendant cela, ledit subalterne eut l'air à un cheveu de l'apoplexie, sa face passant d'un rouge plus profond que jamais à un blêmissement subit. Il bredouilla, une fois, deux fois, sans jamais réussir à amorcer correctement une phrase, puis partit subitement droit dans la garnison. Jaros assista à la scène en pur spectateur fasciné. Son attention fut cependant rapidement attirée de nouveau vers l'homme chauve, dont le regard s'était posé sur le jeune homme. *Il faut que je réponde vite, autrement la situation va finir de m'échapper avec ma bourde...*
- Je suis ici suite à une annonce, apparemment le Colonel cherche des personnes compétentes pour je ne sais quelle mission. Je viens savoir ce qu'il en est, mais... certains ne semblaient pas vraiment au courant.
Un bref sourire plissa les traits de l'individu, l'espace d'un instant. Compréhension, amusement, autre chose ? Jaros ne put le déterminer, la chose avait été trop brève. Son esprit était en outre surtout occupé à se demander qui cet homme faisant un tel effet à un sous-officier si bas du front pouvait bien être. D'ordinaire ce genre d'énergumène, infatué du peu de responsabilité qu'ils avaient, ne pliaient que devant le ressort hiérarchique, et ce qui s'était produit y avait plus ou moins fait appel, mais le chauve n'était pas un Marine; alors quoi ? Difficile de comprendre en l'état, en tout cas le jeune homme ne se sentait pas plus à l'aise que lorsqu'il était à deux doigts de se faire éjecter de la garnison de force.
- Le caporal Miwak aurait donc dû vous accompagner jusqu'à son bureau. Venez avec moi.
*Ben voyons, c'est bien pratique ça. D'où sort-il, ce chauve ?* Le Colonel lui-même, rien que ça; Jaros tiqua intérieurement à l'information, mais ne dit rien. Après tout il n'était pas totalement impossible que le plus haut gradé lui-même se charge de choisir ceux qui venaient suite à sa requête, mais il était aux yeux du jeune homme bien plus probable que la formulation de l'annonce ne soit que pure forme, le supérieur confortablement attelé à de plus hautes tâches. Il répliqua donc prudemment.
- Et qui êtes-vous pour inférer avec le travail, même un peu maladroit, du pauvre bougre ?
La réplique était venue toute seule, mais Jaros ne la regrettait aucunement. Il n'allait pas pour autant suivre sans rien dire un homme en civil dans la garnison. Non pas qu'il risquait grand-chose, mais simplement le fait de ne pas savoir à qui ni à quoi on avait affaire dérangeait profondément le vagabond. L'homme *Hohenstein, apparemment* répondit en se retournant vers l'intérieur du bâtiment, et commença à marcher sa phrase à peine finie. Jaros le suivit, avec la désagréable impression d'avoir amorcé son mouvement avant de l'avoir vraiment décidé.
- Je suis un envoyé du Gouvernement Mondial, ici pour des affaires internes.
La langue du jeune homme le brûla, mais il se retint de laisser échapper les questions qui lui venaient immédiatement. Un agent du GM, rien que ça; la simple idée qu'il pouvait être un porte-parole, aussi improbable soit-elle, électrisait le jeune homme de ce que cela impliquerait. Manshon était encore une cité "indépendante", mais peut-être la chose n'allait-elle pas durer beaucoup plus longtemps ? La situation de la ville appelait à terme ce genre de résolution, après tout; si la tension montait à nouveau à des degrés critiques, l'annexion se ferait par la force, encore et toujours au détriment du peuple. Imaginer que l'on travaillait à une résolution dans les coulisses du pouvoir se tenait tout à fait, et Jaros ne parvenait pas à ne pas bouillir de pensées à ce sujet.
- Manshon est en bien mauvais état. Vous faites partie des victimes de l'échec du blocus, jeune homme ?
Hohenstein, tout en continuant à arpenter les couloirs de la garnison, avait parlé d'un ton très calme, presque mondain, ce qui troubla quelque peu ledit jeune homme. La question était juste assez vague pour ne pas pouvoir être qualifiée d'indiscrète, si vague qu'elle en devenait même bateau *sans mauvais jeu de mots*. Jaros, un peu intrigué par cela, répondit d'une voix très égale. *A question bateau, réponse de même.*
- Comme tous les habitants ou presque, en effet. Ce n'est pas très drôle de vivre dans une ville aux rues remplies des ruines de ses bâtiments.
L'homme hocha brièvement la tête, puis se tut. Marchant tous deux plus ou moins au même niveau, Jaros un brin en retrait, les regards échangés n'avaient été que très sporadiques. Les couloirs de la garnison de Manshon n'étaient pas très remplis, ni très longs, ils s'arrêtèrent donc quelques instants plus tard devant une grande, surtout très haute porte de bois sombre, au battant zébré d'entailles dénotant de son épaisseur hors du commun, et de ce qu'il avait pu vivre. *"Relique" pré-blocus, peut-être ? Symbole assez parlant si c'est le cas.* Jaros, fasciné par cette vision, ne remarqua aucunement qu'Hohenstein, lui jetant un autre de ces regards légers, se fendait d'un nouveau sourire bref.
*Je comprend enfin pourquoi j'ai tant hésité à venir ici...* Cela faisait plusieurs minutes que Jaros tentait d'insinuer tant bien que mal dans le crâne manifestement trop épais de ce caporal vindicatif ce pourquoi un jeune homme comme lui venait, et pourquoi on devrait en effet le laisser parler à un officier plus qualifié qui saurait de quoi il en retourne. La garnison de Manshon avait publié un appel invitant toute personne compétente à collaborer pour une mission dont, évidemment, ils ne donnaient pas grand détail, sous réserve d'une vérification de l'identité et compétence des candidats. Encore fallait-il pouvoir en faire démonstration... Et malheureusement pour Jaros, celui qui lui barrait la route vers les bureaux de la garnison, un homme grand et épais à la peau burinée, ne semblait pas au courant, ou à défaut avait décidé de ne rien vouloir entendre de la part d'un jeune vagabond maigre et aux manières qui parviendraient à être distinguées s'il n'était dans des vêtements usés et délavés, trahissant sa condition. Poussant un discret mais profond soupir, le jeune homme rassembla la patience qu'il lui restait, et retenta encore une fois.
- La garnison a pourtant fait un appel aux intéressés, vous devriez le savoir. Laissez-moi au moins parler à- T'es bouché ?! Dégage j'te dis, on a pas qu'ça à foutre !
*Bouché, ben voyons, toi entre tous tu me gueules ça à la figure.* Plus d'une dizaine de tentatives d'expliquer clairement et calmement, mais non, fort de son front bas et proéminent, telle une métaphore physionomique de son intellect limité, le caporal ne voulait rien savoir du tout. Jaros commençait à se demander s'il n'allait pas devoir se résoudre à partir en clandestin vers une autre île, tant ce crétin était un mur. Il ne restait plus grand-chose au jeune homme, après tout; les Manicelli *mon dieu, cette femme de malheur...*, mafia contrôlant toute la reconstruction de la ville, lui avaient clairement fait savoir qu'il faisait partie de ces suspects pour qui la présomption d'innocence ne s'appliquerait pas.
Que Jaros le veuille ou non, les quelques années passées dans la rue avait fini par attirer sur lui l'attention de petites frappes des Familles; et à terme, pour les vagabonds, il n'y avait que deux choix : accepter de tremper dans les affaires, ou être assimilé à la Révolution des Chrysanthèmes. Avec ou contre, en somme, et contre signifiait un aller simple pour une mort derrière les rideaux de la scène citadine. On lui avait tout de même laissé l'opportunité de se tenir loin d'eux, "opportunité" qui le forçait cependant à abandonner plus ou moins toute tentative de trouver du travail par les voies communes. Personne n'engageait des jeunes hommes à la rue pour autre chose que la manutention, ou la reconstruction de la ville, et ces deux domaines étaient très directement sous le contrôle des Familles. Quelques fois il était allé cherché de l'emploi ailleurs dans les îles voisines, mais rien de bien concluant là non plus. Ne restait donc qu'un "exil" que refuserait Jaros jusqu'à ce que la faim le contraigne définitivement... ou bien la Marine.
Il n'était pas dans ses plans de devenir soldat, cependant; si pour lui ces derniers étaient nécessaires, la hiérarchie y était si énorme et pleine d'embranchements que même les officiers ne pouvaient qu'être réduit, tôt ou tard, à exécuter des ordres contredisant directement la vocation du Gouvernement Mondial. Sans parler de la corruption, rampante dans les rangs comme une maladie insidieuse, omniprésente, contre laquelle aucun membre, si ce n'est les plus puissants du corps de Marine, ne pouvait réellement faire quelque chose. Quand la pourriture venait d'en haut, il n'y avait rien qui puisse être accompli du bas, rien du tout. Et Jaros en avait déjà bien assez de se sentir impuissant face à cela. Restait donc encore ce genre de boulot, si tant est qu'il parvienne à se faire entendre.
*Il me tape sévèrement sur le système, ce sous-officier de merde.* Le jeune homme hésita à hausser le ton pour de bon, malgré la conscience vague de l'inutilité profonde de la manœuvre; il pourrait tout aussi bien revenir plus tard, mais l'attitude qu'on lui servait le mettait sérieusement en rogne. Pas seulement pour le manque du plus basique des respects, mais surtout parce que cet énergumène représentait l'archétype même de ce que Jaros aurait appelé le "boulet de la justice". Pas un mauvais bougre, mais manquant si cruellement de jugeote qu'il paraissait tout bonnement impossible de le laisser à son propre sort sans que les choses prennent un tournant fâcheux; donnez lui un peu de responsabilité, et il en fera un usage au minimum maladroit, voire purement contre-productif. Un peu trop emporté par ses émotions, la coquille de froideur du jeune homme se fissura et il laissa échapper un peu de sa colère.
- Et vous croyez vraiment que je n'ai que ça à fiche moi, de marteler un sourd de mes tentatives d'explications ?!
Il regretta instantanément ses paroles. La dernière chose qu'il voulait était de tomber au même niveau que ce crétin, et pourtant tout dans ce brusque accès d'énervement allait dans ce néfaste sens. Négocier ce dur virage que risquait de prendre l'échange déjà un peu tendu ne s'annonçait pas une tâche facile. Le caporal vira au rouge sombre, ressemblant plus que jamais à un mur de briques cuites au soleil. Jaros, le regard toujours aussi furieux mais les traits toujours aussi lisses, ne tenta pas de rétro-pédaler immédiatement, cela ne donnerait rien. *Maintenant ça passe, ou je suis bon pour aller me cacher dans la cale d'un pêcheur de Poiscaille, on dirait...*
- Jeune homme, que faites-vous ici ? Caporal, permettez.
Voix tranchante sans pour autant être agressive, qui coupa court le Marine dans l'élan qui l'emmenait droit vers l'explosion sonore; il s'écarta promptement mais comme malgré lui de l'entrée qu'il bloquait par sa présence, laissant se révéler à la vu de Jaros la salvatrice source de cette interpellation.
C'était un homme de taille moyenne, au crâne parfaitement lisse. Ses yeux étaient bridés, et d'une couleur sombre impénétrable, souligné par des sourcils clairsemés, à la forme un peu atypique de S; une bouche large chapeautée par une fine moustache noire finissait complétait ce visage à l'expression indéchiffrable. Jaros remarqua d'emblée que l'individu ne portait ni l'uniforme ni aucun signe distinctif de la Marine, fait très important dans le contexte qui était le sien. Finalement la possible résolution de ce blocage insensé ne viendrait probablement pas de cet homme... Le caporal, retournant à de plus charmantes manières, l'interpella d'un ton étrangement contrit.
- Hohenstein, ce merdeux n'a rien à faire ici, c'est mon affaire, pas la vôtre. Vous n'avez aucune autorité à- Ma présence ici se fait sous l'égide du Colonel, et donc son autorité; vous êtes un subalterne.
Chaque mot était parfaitement découpé, énoncé avec le calme appuyé de quelqu'un énonçant une évidence; sans que le ton ne soit menaçant ou tendancieux, le message était très clair, renvoyant toute objection avant même qu'elle ne puisse être formulée. En entendant cela, ledit subalterne eut l'air à un cheveu de l'apoplexie, sa face passant d'un rouge plus profond que jamais à un blêmissement subit. Il bredouilla, une fois, deux fois, sans jamais réussir à amorcer correctement une phrase, puis partit subitement droit dans la garnison. Jaros assista à la scène en pur spectateur fasciné. Son attention fut cependant rapidement attirée de nouveau vers l'homme chauve, dont le regard s'était posé sur le jeune homme. *Il faut que je réponde vite, autrement la situation va finir de m'échapper avec ma bourde...*
- Je suis ici suite à une annonce, apparemment le Colonel cherche des personnes compétentes pour je ne sais quelle mission. Je viens savoir ce qu'il en est, mais... certains ne semblaient pas vraiment au courant.
Un bref sourire plissa les traits de l'individu, l'espace d'un instant. Compréhension, amusement, autre chose ? Jaros ne put le déterminer, la chose avait été trop brève. Son esprit était en outre surtout occupé à se demander qui cet homme faisant un tel effet à un sous-officier si bas du front pouvait bien être. D'ordinaire ce genre d'énergumène, infatué du peu de responsabilité qu'ils avaient, ne pliaient que devant le ressort hiérarchique, et ce qui s'était produit y avait plus ou moins fait appel, mais le chauve n'était pas un Marine; alors quoi ? Difficile de comprendre en l'état, en tout cas le jeune homme ne se sentait pas plus à l'aise que lorsqu'il était à deux doigts de se faire éjecter de la garnison de force.
- Le caporal Miwak aurait donc dû vous accompagner jusqu'à son bureau. Venez avec moi.
*Ben voyons, c'est bien pratique ça. D'où sort-il, ce chauve ?* Le Colonel lui-même, rien que ça; Jaros tiqua intérieurement à l'information, mais ne dit rien. Après tout il n'était pas totalement impossible que le plus haut gradé lui-même se charge de choisir ceux qui venaient suite à sa requête, mais il était aux yeux du jeune homme bien plus probable que la formulation de l'annonce ne soit que pure forme, le supérieur confortablement attelé à de plus hautes tâches. Il répliqua donc prudemment.
- Et qui êtes-vous pour inférer avec le travail, même un peu maladroit, du pauvre bougre ?
La réplique était venue toute seule, mais Jaros ne la regrettait aucunement. Il n'allait pas pour autant suivre sans rien dire un homme en civil dans la garnison. Non pas qu'il risquait grand-chose, mais simplement le fait de ne pas savoir à qui ni à quoi on avait affaire dérangeait profondément le vagabond. L'homme *Hohenstein, apparemment* répondit en se retournant vers l'intérieur du bâtiment, et commença à marcher sa phrase à peine finie. Jaros le suivit, avec la désagréable impression d'avoir amorcé son mouvement avant de l'avoir vraiment décidé.
- Je suis un envoyé du Gouvernement Mondial, ici pour des affaires internes.
La langue du jeune homme le brûla, mais il se retint de laisser échapper les questions qui lui venaient immédiatement. Un agent du GM, rien que ça; la simple idée qu'il pouvait être un porte-parole, aussi improbable soit-elle, électrisait le jeune homme de ce que cela impliquerait. Manshon était encore une cité "indépendante", mais peut-être la chose n'allait-elle pas durer beaucoup plus longtemps ? La situation de la ville appelait à terme ce genre de résolution, après tout; si la tension montait à nouveau à des degrés critiques, l'annexion se ferait par la force, encore et toujours au détriment du peuple. Imaginer que l'on travaillait à une résolution dans les coulisses du pouvoir se tenait tout à fait, et Jaros ne parvenait pas à ne pas bouillir de pensées à ce sujet.
- Manshon est en bien mauvais état. Vous faites partie des victimes de l'échec du blocus, jeune homme ?
Hohenstein, tout en continuant à arpenter les couloirs de la garnison, avait parlé d'un ton très calme, presque mondain, ce qui troubla quelque peu ledit jeune homme. La question était juste assez vague pour ne pas pouvoir être qualifiée d'indiscrète, si vague qu'elle en devenait même bateau *sans mauvais jeu de mots*. Jaros, un peu intrigué par cela, répondit d'une voix très égale. *A question bateau, réponse de même.*
- Comme tous les habitants ou presque, en effet. Ce n'est pas très drôle de vivre dans une ville aux rues remplies des ruines de ses bâtiments.
L'homme hocha brièvement la tête, puis se tut. Marchant tous deux plus ou moins au même niveau, Jaros un brin en retrait, les regards échangés n'avaient été que très sporadiques. Les couloirs de la garnison de Manshon n'étaient pas très remplis, ni très longs, ils s'arrêtèrent donc quelques instants plus tard devant une grande, surtout très haute porte de bois sombre, au battant zébré d'entailles dénotant de son épaisseur hors du commun, et de ce qu'il avait pu vivre. *"Relique" pré-blocus, peut-être ? Symbole assez parlant si c'est le cas.* Jaros, fasciné par cette vision, ne remarqua aucunement qu'Hohenstein, lui jetant un autre de ces regards légers, se fendait d'un nouveau sourire bref.
Dernière édition par Jaros Hekomeny le Lun 18 Juin 2018 - 13:41, édité 8 fois