Justice à tous les étages

- On a aut' chose à foutre que s'occuper d'un gamin, mon gars !

*Je comprend enfin pourquoi j'ai tant hésité à venir ici...*
Cela faisait plusieurs minutes que Jaros tentait d'insinuer tant bien que mal dans le crâne manifestement trop épais de ce caporal vindicatif ce pourquoi un jeune homme comme lui venait, et pourquoi on devrait en effet le laisser parler à un officier plus qualifié qui saurait de quoi il en retourne. La garnison de Manshon avait publié un appel invitant toute personne compétente à collaborer pour une mission dont, évidemment, ils ne donnaient pas grand détail, sous réserve d'une vérification de l'identité et compétence des candidats. Encore fallait-il pouvoir en faire démonstration... Et malheureusement pour Jaros, celui qui lui barrait la route vers les bureaux de la garnison, un homme grand et épais à la peau burinée, ne semblait pas au courant, ou à défaut avait décidé de ne rien vouloir entendre de la part d'un jeune vagabond maigre et aux manières qui parviendraient à être distinguées s'il n'était dans des vêtements usés et délavés, trahissant sa condition. Poussant un discret mais profond soupir, le jeune homme rassembla la patience qu'il lui restait, et retenta encore une fois.

- La garnison a pourtant fait un appel aux intéressés, vous devriez le savoir. Laissez-moi au moins parler à- T'es bouché ?! Dégage j'te dis, on a pas qu'ça à foutre !

*Bouché, ben voyons, toi entre tous tu me gueules ça à la figure.*
Plus d'une dizaine de tentatives d'expliquer clairement et calmement, mais non, fort de son front bas et proéminent, telle une métaphore physionomique de son intellect limité, le caporal ne voulait rien savoir du tout. Jaros commençait à se demander s'il n'allait pas devoir se résoudre à partir en clandestin vers une autre île, tant ce crétin était un mur. Il ne restait plus grand-chose au jeune homme, après tout; les Manicelli *mon dieu, cette femme de malheur...*, mafia contrôlant toute la reconstruction de la ville, lui avaient clairement fait savoir qu'il faisait partie de ces suspects pour qui la présomption d'innocence ne s'appliquerait pas.

Que Jaros le veuille ou non, les quelques années passées dans la rue avait fini par attirer sur lui l'attention de petites frappes des Familles; et à terme, pour les vagabonds, il n'y avait que deux choix : accepter de tremper dans les affaires, ou être assimilé à la Révolution des Chrysanthèmes. Avec ou contre, en somme, et contre signifiait un aller simple pour une mort derrière les rideaux de la scène citadine. On lui avait tout de même laissé l'opportunité de se tenir loin d'eux, "opportunité" qui le forçait cependant à abandonner plus ou moins toute tentative de trouver du travail par les voies communes. Personne n'engageait des jeunes hommes à la rue pour autre chose que la manutention, ou la reconstruction de la ville, et ces deux domaines étaient très directement sous le contrôle des Familles. Quelques fois il était allé cherché de l'emploi ailleurs dans les îles voisines, mais rien de bien concluant là non plus. Ne restait donc qu'un "exil" que refuserait Jaros jusqu'à ce que la faim le contraigne définitivement... ou bien la Marine.

Il n'était pas dans ses plans de devenir soldat, cependant; si pour lui ces derniers étaient nécessaires, la hiérarchie y était si énorme et pleine d'embranchements que même les officiers ne pouvaient qu'être réduit, tôt ou tard, à exécuter des ordres contredisant directement la vocation du Gouvernement Mondial. Sans parler de la corruption, rampante dans les rangs comme une maladie insidieuse, omniprésente, contre laquelle aucun membre, si ce n'est les plus puissants du corps de Marine, ne pouvait réellement faire quelque chose. Quand la pourriture venait d'en haut, il n'y avait rien qui puisse être accompli du bas, rien du tout. Et Jaros en avait déjà bien assez de se sentir impuissant face à cela. Restait donc encore ce genre de boulot, si tant est qu'il parvienne à se faire entendre.

*Il me tape sévèrement sur le système, ce sous-officier de merde.* Le jeune homme hésita à hausser le ton pour de bon, malgré la conscience vague de l'inutilité profonde de la manœuvre; il pourrait tout aussi bien revenir plus tard, mais l'attitude qu'on lui servait le mettait sérieusement en rogne. Pas seulement pour le manque du plus basique des respects, mais surtout parce que cet énergumène représentait l'archétype même de ce que Jaros aurait appelé le "boulet de la justice". Pas un mauvais bougre, mais manquant si cruellement de jugeote qu'il paraissait tout bonnement impossible de le laisser à son propre sort sans que les choses prennent un tournant fâcheux; donnez lui un peu de responsabilité, et il en fera un usage au minimum maladroit, voire purement contre-productif. Un peu trop emporté par ses émotions, la coquille de froideur du jeune homme se fissura et il laissa échapper un peu de sa colère.

- Et vous croyez vraiment que je n'ai que ça à fiche moi, de marteler un sourd de mes tentatives d'explications ?!

Il regretta instantanément ses paroles. La dernière chose qu'il voulait était de tomber au même niveau que ce crétin, et pourtant tout dans ce brusque accès d'énervement allait dans ce néfaste sens. Négocier ce dur virage que risquait de prendre l'échange déjà un peu tendu ne s'annonçait pas une tâche facile. Le caporal vira au rouge sombre, ressemblant plus que jamais à un mur de briques cuites au soleil. Jaros, le regard toujours aussi furieux mais les traits toujours aussi lisses, ne tenta pas de rétro-pédaler immédiatement, cela ne donnerait rien. *Maintenant ça passe, ou je suis bon pour aller me cacher dans la cale d'un pêcheur de Poiscaille, on dirait...*

- Jeune homme, que faites-vous ici ? Caporal, permettez.

Voix tranchante sans pour autant être agressive, qui coupa court le Marine dans l'élan qui l'emmenait droit vers l'explosion sonore; il s'écarta promptement mais comme malgré lui de l'entrée qu'il bloquait par sa présence, laissant se révéler à la vu de Jaros la salvatrice source de cette interpellation.

C'était un homme de taille moyenne, au crâne parfaitement lisse. Ses yeux étaient bridés, et d'une couleur sombre impénétrable, souligné par des sourcils clairsemés, à la forme un peu atypique de S; une bouche large chapeautée par une fine moustache noire finissait complétait ce visage à l'expression indéchiffrable. Jaros remarqua d'emblée que l'individu ne portait ni l'uniforme ni aucun signe distinctif de la Marine, fait très important dans le contexte qui était le sien. Finalement la possible résolution de ce blocage insensé ne viendrait probablement pas de cet homme... Le caporal, retournant à de plus charmantes manières, l'interpella d'un ton étrangement contrit.

- Hohenstein, ce merdeux n'a rien à faire ici, c'est mon affaire, pas la vôtre. Vous n'avez aucune autorité à- Ma présence ici se fait sous l'égide du Colonel, et donc son autorité; vous êtes un subalterne.

Chaque mot était parfaitement découpé, énoncé avec le calme appuyé de quelqu'un énonçant une évidence; sans que le ton ne soit menaçant ou tendancieux, le message était très clair, renvoyant toute objection avant même qu'elle ne puisse être formulée. En entendant cela, ledit subalterne eut l'air à un cheveu de l'apoplexie, sa face passant d'un rouge plus profond que jamais à un blêmissement subit. Il bredouilla, une fois, deux fois, sans jamais réussir à amorcer correctement une phrase, puis partit subitement droit dans la garnison. Jaros assista à la scène en pur spectateur fasciné. Son attention fut cependant rapidement attirée de nouveau vers l'homme chauve, dont le regard s'était posé sur le jeune homme. *Il faut que je réponde vite, autrement la situation va finir de m'échapper avec ma bourde...*

- Je suis ici suite à une annonce, apparemment le Colonel cherche des personnes compétentes pour je ne sais quelle mission. Je viens savoir ce qu'il en est, mais... certains ne semblaient pas vraiment au courant.

Un bref sourire plissa les traits de l'individu, l'espace d'un instant. Compréhension, amusement, autre chose ? Jaros ne put le déterminer, la chose avait été trop brève. Son esprit était en outre surtout occupé à se demander qui cet homme faisant un tel effet à un sous-officier si bas du front pouvait bien être. D'ordinaire ce genre d'énergumène, infatué du peu de responsabilité qu'ils avaient, ne pliaient que devant le ressort hiérarchique, et ce qui s'était produit y avait plus ou moins fait appel, mais le chauve n'était pas un Marine; alors quoi ? Difficile de comprendre en l'état, en tout cas le jeune homme ne se sentait pas plus à l'aise que lorsqu'il était à deux doigts de se faire éjecter de la garnison de force.

- Le caporal Miwak aurait donc dû vous accompagner jusqu'à son bureau. Venez avec moi.

*Ben voyons, c'est bien pratique ça. D'où sort-il, ce chauve ?* Le Colonel lui-même, rien que ça; Jaros tiqua intérieurement à l'information, mais ne dit rien. Après tout il n'était pas totalement impossible que le plus haut gradé lui-même se charge de choisir ceux qui venaient suite à sa requête, mais il était aux yeux du jeune homme bien plus probable que la formulation de l'annonce ne soit que pure forme, le supérieur confortablement attelé à de plus hautes tâches. Il répliqua donc prudemment.

- Et qui êtes-vous pour inférer avec le travail, même un peu maladroit, du pauvre bougre ?

La réplique était venue toute seule, mais Jaros ne la regrettait aucunement. Il n'allait pas pour autant suivre sans rien dire un homme en civil dans la garnison. Non pas qu'il risquait grand-chose, mais simplement le fait de ne pas savoir à qui ni à quoi on avait affaire dérangeait profondément le vagabond. L'homme *Hohenstein, apparemment* répondit en se retournant vers l'intérieur du bâtiment, et commença à marcher sa phrase à peine finie. Jaros le suivit, avec la désagréable impression d'avoir amorcé son mouvement avant de l'avoir vraiment décidé.

- Je suis un envoyé du Gouvernement Mondial, ici pour des affaires internes.

La langue du jeune homme le brûla, mais il se retint de laisser échapper les questions qui lui venaient immédiatement. Un agent du GM, rien que ça; la simple idée qu'il pouvait être un porte-parole, aussi improbable soit-elle, électrisait le jeune homme de ce que cela impliquerait. Manshon était encore une cité "indépendante", mais peut-être la chose n'allait-elle pas durer beaucoup plus longtemps ? La situation de la ville appelait à terme ce genre de résolution, après tout; si la tension montait à nouveau à des degrés critiques, l'annexion se ferait par la force, encore et toujours au détriment du peuple. Imaginer que l'on travaillait à une résolution dans les coulisses du pouvoir se tenait tout à fait, et Jaros ne parvenait pas à ne pas bouillir de pensées à ce sujet.

- Manshon est en bien mauvais état. Vous faites partie des victimes de l'échec du blocus, jeune homme ?

Hohenstein, tout en continuant à arpenter les couloirs de la garnison, avait parlé d'un ton très calme, presque mondain, ce qui troubla quelque peu ledit jeune homme. La question était juste assez vague pour ne pas pouvoir être qualifiée d'indiscrète, si vague qu'elle en devenait même bateau *sans mauvais jeu de mots*. Jaros, un peu intrigué par cela, répondit d'une voix très égale. *A question bateau, réponse de même.*

- Comme tous les habitants ou presque, en effet. Ce n'est pas très drôle de vivre dans une ville aux rues remplies des ruines de ses bâtiments.

L'homme hocha brièvement la tête, puis se tut. Marchant tous deux plus ou moins au même niveau, Jaros un brin en retrait, les regards échangés n'avaient été que très sporadiques. Les couloirs de la garnison de Manshon n'étaient pas très remplis, ni très longs, ils s'arrêtèrent donc quelques instants plus tard devant une grande, surtout très haute porte de bois sombre, au battant zébré d'entailles dénotant de son épaisseur hors du commun, et de ce qu'il avait pu vivre. *"Relique" pré-blocus, peut-être ? Symbole assez parlant si c'est le cas.* Jaros, fasciné par cette vision, ne remarqua aucunement qu'Hohenstein, lui jetant un autre de ces regards légers, se fendait d'un nouveau sourire bref.


Dernière édition par Jaros Hekomeny le Lun 18 Juin 2018 - 13:41, édité 8 fois
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Jaros se demandait s'il ne devrait pas toquer quand les échos étouffés d'une réplique au ton courroucé filtra à travers la lourde porte. Quoi qu'il pouvait se dire dans le bureau, l'échange était particulièrement houleux.*Hum, on va plutôt attendre un petit peu.* Bien content de ne pas avoir amorcé son mouvement, le jeune homme se recula donc, évitant ainsi de rester planté en plein milieu du couloir; Hohenstein avait déjà fait de même. Le Colonel était manifestement occupé.

La curiosité spontanée de Jaros le poussait à écouter les bribes de propos qui parvenaient à passer au travers de l'épais battant de bois, et si il avait quelques réserves, il put comprendre vaguement ce dont il en retournait. Quelqu'un se faisait remettre à sa place; aucune idée de qui cela pouvait être précisément, mais il ne devait pas passer un bon moment, loin de là... Jetant un regard rapide vers le chauve à coté de lui, il récolta un autre de ses très brefs sourires. Il n'avait pas l'air de partir pour retourner à ses occupations, mais au contraire restait à ses cotés, l'accompagnant jusqu'à ce qu'il soit bel et bien arrivé à destination. Surveillance qui ne disait pas son nom ou autre chose, Jaros n'en savait rien, et il se garda bien de montrer qu'il s'interrogeait, chose rendue un peu moins facile par le bruit de fond tout sauf paisible.

- Corazon n'est pas commode lorsqu'on ne respecte pas ses ordres.

Commentaire en substance assez dispensable de la part d'Hohenstein, mais Jaros n'en fut pas dérangé le moins du monde; il se permit au contraire un petit sourire, avant d'enchaîner sur la question. Peut-être avait-il moyen de glaner quelques informations sur ce qui allait suivre, sur la personne du Colonel ou même d'Hohenstein. Si le jeune homme avait déjà quelques connaissances de par ce qui se disait dans la population de Corazon, il préférait ne pas simplement se reposer sur des "on-dit". On le surnommait certes "l'Incorruptible", et cela voulait dire beaucoup à Manshon, mais ce n'était que racontars populaires. Il ne pouvait cependant pas poser de questions directes, du moins pas sans être totalement inconscient.

- Il n'a pas l'air, en effet; ça me fait me demander si j'ai bien fait de venir. Un vagabond n'est sans doute pas le candidat le plus séduisant.
- Le Colonel en jugera sans doute, mais ne vous prenez pas pour moins qualifié que vous ne l'êtes, jeune homme.

Jaros ne savait dire si cela relevait de l'encouragement creux ou d'autre chose, le laissant dans une vague gêne mentale, qui l'incita à ne rien répliquer. Il se savait bien plus fort et rapide que la majorité, il ne pouvait nier que pour un jeune resté plusieurs années à vivre dans la rue, il s'en sortait incomparable mieux que la plupart. Pour autant, Jaros ne pouvait décemment se sentir satisfait; comment le pourrait-il, alors qu'il sentait ses os frotter contre le tissu sans cesse plus usé de ses vêtements, comme si à chaque instant ils allaient les percer ? Ou, même en mettant cela de coté, comment être satisfait d'être un spectateur impuissant de la ruine de son pays, sa ville natale, ruine qui n'en finissait pas et dont les racines malsaines bientôt sans doute germeraient d'un nouveau désastre ?

Au delà de tout ça, ce qui stimulait l'appréhension de Jaros était qu'il n'avait pas grande idée de ce que le job proposé allait être; vu le caractère flou de l'annonce, il supposait que cela aurait avoir à faire avec la mafia ou du moins quelque chose se devant de rester discret. *Quoique tout ici à tôt ou tard à voir avec la mafia, donc je peux m'attendre à presque tout, je suppose... Sauf des travaux de plomberies.* Donc autant tout que n'importe quoi, ce qui ne le rassurait guère; il se voyait mal refuser le travail proposé, mais arriver ainsi devant un Colonel, en position de demandeur, sans même savoir ce qu'on demandait précisément...

Hohenstein s'était bien gardé d'infirmer ou confirmer quoi que ce soit, bien évidemment. Jaros qui cherchait quelques instants plus tôt à en savoir plus par des moyens peu frontaux avait à présent la sensation d'avoir tenté de jouer à un jeu où l'autre était expert. Mieux valait donc ne pas continuer, tant pis.

- Je pense que la qualification n'est pas la chose la plus importante, ici.

Phrase qui exprimait plus la frustration du jeune homme qu'une quelconque réponse ou conclusion, n'ayant qu'un rapport très éloigné avec le reste de l'ersatz de discussion, et il s'en rendait douloureusement compte, mais ce fut ce qui s'échappa de ses lèvres. Quelques instants plus tard, trois marines passèrent, gratifiant Jaros d'un regard bien moins amène que lorsque ce dernier venait laver son linge ou simplement croisait une patrouille dans la rue; ils évitèrent systématiquement de poser les yeux sur Hohenstein, qui semblait voir à travers eux comme s'ils n'étaient qu'une brise passagère. Une fois les soldats éloignés, Jaros repris la parole.

- Je vous remercie très sincèrement de m'accompagner, monsieur Hohenstein, d'autant que vous avez sûrement d'autres tâches à accomplir ici.

Hohenstein eut un sourire plus long que ceux auxquels il avait habitué le jeune homme, qui eut la nette impression que son regard changeait, cette fois.

- Ne vous en faites pas, jeune homme, mon travail ici n'est en rien retardé par votre présence.

A l'instant où il prononçait son dernier mot, l'homme se tourna vers la grande porte, qui s'ouvrit l'instant d'après à toute volée, laissant sortir deux marines aux manteaux dénotant d'un grade d'officier, qui partirent presque en courant, le visage blême. Jaros, qui avait presque oublié les remontrances vives qui parvenaient du bureau du colonel, ne s'était rendu compte qu'elles avaient cessés que lorsque le battant avait claqué avec violence contre le mur, laissant fuir un pauvre officier à l'air terriblement penaud.

Deux jambes, musclées et serrées dans un pantalon blanc, s'avancèrent depuis l'intérieur de la pièce ouverte. Enfin, pas des jambes seules, mais au niveau du regard de Jaros il n'y avait que ça. Mais plus haut, plus haut encore...

Plus haut, perché sur ses énormes jambes, un torse épais portait le long manteau d'officier supérieur, d'où émergeait le cou puissant et la face burinée, aux joues charnues et au nez busqué, du responsable de la garnison de Manshon. Le visage marqué et caractéristique du Colonel était impressionnant, aux yeux de Jaros. Pour avoir déjà vu une phot d'Enrique Corazon, mais ce n'était qu'une grossière reproduction sur un journal abîmé; le voir ainsi, en face à face, ou du moins autant qu'il était possible vu la très grande taille de l'individu, voilà qui avait de quoi en imposer. Le jeune homme fit son possible pour garder contenance, ce qu'il réussit plutôt bien, sur le moment, mais le priva de toute initiative. Le regard perçant et plongeant fixé sur lui se tourna alors vers Hohenstein, toujours à ses cotés. Le colonel poussa un bruyant soupir rauque, puis interpella l'homme chauve.

- Qu'est-ce que vous avez encore en tête, Hector, hein ?
- Ce jeune homme est là pour votre annonce au sujet du trafic.

Encore ce bref et fin sourire, accompagnant cette réponse esquivant comme si de rien n'était toute confrontation avec ce qu'on lui demandait réellement. Une étrange sensation de tension refoulée émanait de ce tout bref échange entre Hohenstein et Corazon, pour Jaros, pendant un instant comme invisible. Cependant la chose ne dura qu'un instant, et l'attention se reporta bien vite sur lui, menaçant encore une fois de briser son calme apparent. N'osant pas faire un pas en avant, et enregistrant confusément l'information qu'on venait de donner sur l'objet du potentiel travail, le jeune homme se racla la gorge et prit la parole.

- Je suis là pour me... me proposer, apparemment vous cherchez à engager des volontaires.

Le petit accroc oral, bien que ténu, fut particulièrement douloureux à Jaros; s'il voulait partir du mauvais pied pour s'imposer comme un bon choix, on pouvait difficilement faire mieux. Corazon dégageait quelque chose qui intimidait particulièrement le jeune, et ce n'était pas simplement à cause de son gabarit si particulier, avec ses gambettes interminables, ou de la réputation qu'il avait, du moins mieux valait penser la chose ainsi, pour Jaros, afin de préserver son estime personnelle. Un quelque chose qu'il serait tentant de résumer par "puissance", et après tout la situation s'y prêtait tout à fait.

- Très bien ! Entre, mon gars, on va en discuter.

S'écartant du chemin, le colonel avait fait un geste de la main, brusque mais tinté d'une certaine amabilité. Jaros, s'exécutant, remarqua que, derrière lui, Hohenstein lui emboîtait le pas de sa démarche feutrée. Il ne fut pas le seul à noter la chose, car Corazon se fendit d'un autre soupir.

- Hé, à quoi vous jouez, Hector ? Nous parlerons de ce qui nous concerne plus tard, pour le moment laissez moi faire mon travail.

Le ton n'était pas très amène, porteur cependant d'une sorte de vague connivence. L'insistance mis sur la dernier partie de sa phrase sonnait aux oreilles de Jaros comme si le colonel donnait à ses propos une portée accrue par une longue série de répétitions passées. *J'ai l'impression d'être tombé dans la dispute de deux vieux compères...* Hohenstein, loin de se démonter, répliqua avec un grand calme.

- Je me permet d'assister à l'entretien, mais je n'interviendrai pas.

Le ton ne s'ouvrait aucunement à la contradiction, ce qui n'empêcha pas Corazon de marmonner en faisant les quelques pas qui le séparait de son siège à l'intérieur de son bureau; était question de "foutre son nez", le "prendre pour une buse" et quelques autres choses impossibles à comprendre pour Jaros. Entrant à la suite du colonel, le jeune homme analysa visuellement ce qui l'entourait. un bureau rectangulaire, encombré par un grand nombre de documents divers et variés, barrait la pièce carré en son centre. Sur le mur en face de la porte, des cadres affichaient des photos, quelques avis de recherches et un drapeau du Gouvernement Mondial. Tous les autres murs, sans exception, maintenaient des bibliothèques remplies à en craquer de paperasse.

Le colonel, s'asseyant sur une sorte de tabouret derrière son bureau, se retrouva enfin à une hauteur plus normale, ses jambes pliées comme celles d'un batracien aux cuisses d'athlètes. Enlevant la casquette qu'il avait sur ses courts cheveux noirs et bouclés, il la posa sur son bureau, et se gratta brièvement la tête avec un dernier regard furibond adressé à Hohenstein.

- Bon, mon gars, on va pas tourner autour du pot, ici. Pourquoi tu voudrais travailler pour nous ?

*Drôle de première question, tout de même...* Jaros prit quelques instants pour rassembler ses pensées avant de répondre; s'il n'avait aucune raison de mentir, il ne savait pas pour autant précisément quoi dire. *Puis zut hein, autant être direct.*

- Surtout parce que je n'ai pas vraiment d'autres options, c'est soit la mafia, soit l'exil, soit les propositions de ce genre. Travailler pour la Marine est loin d'être le pire pour moi.
- Deux points. Primero, tu pourrais facilement bosser pour les Familles et venir ici la bouche en cœur espionner ou saboter, donc on va déterminer ça tout à l'heure. Secundo, t'as pas mentionné l'engagement dans la Marine, pourquoi ?

Ton assuré et voix rauque, la réplique avait été rapide et précise. Le colonel n'était pas arrivé à son poste en étant un gentil naïf ou un lourdaud, aucun doute là-dessus. Jaros n'appréciait guère qu'on le qualifie de possible "saboteur" et sbire des mafieux, mais il ne pouvait en vouloir à Corazon pour cela; l'homme était d'une saine et calme méfiance, rien de plus.

- Comment dire ça, alors... Je ne suis pas fait pour être soldat, mais ça ne réduit en rien le respect que j'ai pour la Marine et son importance. Elle a un rôle... primordial, mais celui que je voudrais avoir n'est pas celui-là.
- Ben voyons ! Et quel "rôle" souhaites-tu alors, jeune homme ?
- Pour être honnête, je ne sais pas exactement. Mais la Marine... Pardon de le dire mais Manshon est dans cet état autant à cause des Familles que d'elle, colonel. J'ai eu à subir son incompétence de plein fouet, et cela me suffit amplement pour ne pas vouloir en être part, activement ou passivement.
- Tu mâches pas tes mots hein. C'est une qualité, jusqu'à un certain point... Mais je vais pas te contredire, je suis ici précisément parce que la Marine a failli. Et ce cher, très cher Hector Hohenstein et son petit camarade aussi, d'une certaine manière, hein ?

*Petit camarade ?*Jaros, s'étant laissé aller dans le sujet, fut assez surpris par ces propos, et se tourna vers l'homme qui, positionné en retrait, à coté de la porte, se tenait très droit les deux mains dans le dos.

- Je vous laisse à vos suppositions, et mener votre entretien à bien, Corazon, ne venez pas m'y traîner de force.
- Loin, très loin de moi cette idée Hector, vraiment !

*Deux vieux compères, c'est sûr. Il faudrait quand même qu'ils remarquent que le moment n'est pas des mieux choisi...* Désagréable sensation que de se sentir comme la cinquième roue du carrosse dans son propre entretien; on se concentra heureusement bien vite sur lui.


Dernière édition par Jaros Hekomeny le Ven 15 Juin 2018 - 19:21, édité 6 fois
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Jaros se demanda s'il devait dire quelque chose, ne serait-ce que pour signifier l'inapproprié du virage que les deux hommes au service du Gouvernement Mondial avaient pris; ce n'était pas du plus grand sérieux. Le jeune homme s'abstint cependant, et réalisa alors que le colonel reprenait comme si de rien n'était qu'il y avait quelque chose de spécial avec Hohenstein. Le jeune homme, supposant que sa présence était motivée par une forme de pression exercée sur l'officier supérieur de la garnison, pour qu'il fasse son travail au plus vite avant de revenir à ce qui les concernait tous les deux, réalisait que cette hypothèse ne tenait pas vraiment. Mais alors quoi d'autre ? Un échange silencieux s'opéra entre Corazon et Hohenstein, n'aidant en rien Jaros à comprendre ce qui se jouait avec ce petit homme chauve.

- Bon, laissons le passé derrière nous, hein. Je vais faire confiance à mon bon ami qui t'a amené ici, mon gars.

*Que... Quoi, sérieusement, c'est tout ?! Il se fiche de moi, c'est pas possible !*
Un peu sonné par l'aberration qu'était cette réplique pour lui, Jaros mis quelques secondes à assimiler. Après avoir bataillé pour entrer, avoir perçu les échos d'une monumentale gueulante du colonel, angoissé en pensant à la possibilité d'un renvoi pur et simple de sa demande, et ce à quoi il devrait se résoudre à ce moment-là, on lui servait ça.

- Quoi, c'est tout, pas d'interrogatoire, rien ?
- Héhé, tu t'attendais à quoi ? Mais non, pas tout. Tu iras dans la cour tout à l'heure, et ensuite on parlera plus en détails du reste. Pour le moment...

En parlant, Corazon avait sorti ce qui ressemblait diablement à un formulaire et le remplissait avec force griffonnages. En quelques secondes à peine, il en avait fini, et lui présenta la feuille, avec de quoi écrire, tout en faisant un signe de l'autre main pour l'inviter à s'approcher.

- Petite formalité si jamais quelque chose se passe de traviole; prénom, nom complet, et signature je te prie.

Jaros, prudent et encore un peu circonspect, parcourut des yeux ce qu'on lui présentait, lisant rapidement. Une part de lui l'incitait à prendre son temps pour éviter de se retrouver à signer pour quelque chose de complètement que ce qui avait été dit, mais une lecture en diagonale lui confirma qu'on ne tentait pas de l'enrôler de force dans la Marine ou autre coup fourré du genre. Non pas qu'il s'attendait à cela, mais sait-on jamais; tout était suffisamment peu sous son contrôle. N'ayant pas de signature particulière, Jaros, ressentant douloureusement l'habitude perdue de l'écriture, signa de lettres longues et fines, très distinctes les unes des autres. Puis il se recula à nouveau, regardant tour à tour le colonel derrière son bureau et Hohenstein, qui lui fit encore un petit sourire. Corazon, en relisant le formulaire, se tut, puis se mit à marmonner.

- Jaros Hekomeny, c'est bien ça ?

Le jeune homme se contenta d'hocher la tête. La question ne méritait pas une réponse plus élaborée, selon lui, tant elle était d'un basique caractérisé. Ce qu'elle pouvait sous-entendre en revanche, instilla un nouveau éclat de trouble dans ses pensées de l'instant. Ce ne pouvait être anodin. Lorsque le colonel se leva cependant, Jaros se résigna à laisser ça de coté, ce n'était pas le moment. Sortant d'une des étagères un den-den mushi, Corazon passa un appel bref, convoquant apparemment un subalterne pour accompagner le candidat jusqu'à la cour où aurait lieu son évaluation physique. Lorsque ce dernier demanda des précisions sur les aptitudes dudit candidat, s'il savait manier un sabre et une arme à feu, on se tourna vers Jaros d'un air interrogateur.

- Les deux, même si ça fait bien... trois ans que je n'ai plus eu à vraiment m'exercer, je ne vous cache pas. Et j'ai une arme à feu personnelle.

Hochement de tête, quelques instants plus tard après un salut presque hurlé, on raccrochait à l'autre bout. Un nouvel échange silencieux entre le colonel et Hohenstein, et ce dernier fit deux pas en avant, se retrouvant juste à coté de Jaros. Avant d'encore se retrouver complètement exclu par la discussion tout en sous-entendus et non-dits, le jeune pris donc la parole.

- Monsieur Hohenstein, je suppose que la raison de votre présence ne tient pas du secret, sinon vous ne seriez pas là. Qu'est-ce que vous êtes venus faire ici ?

Corazon, à ces mots, ricana assez franchement, gratifiant le chauve d'une œillade mouillée de rire. Loin de s'en formaliser, Hector Hohenstein, toujours aussi imperturbable, plongea son regard sombre et froid dans celui de Jaros, et répondit de sa voix doucement policée.

- Ce n'est pas un secret, jeune homme, non, mais je vais me permettre d'attendre que vous ayez accompli cette formalité pour vous répondre.
- Hum. Eh bien...

*Formalité, comment ça formalité...* Le martèlement bref et intense à la porte du bureau coupa Jaros dans sa vague tentative de réplique face à ce monument de culot. Corazon aboya un "Entrez !", et, oh douce surprise pour le jeune homme, le caporal Miwak, lui et son front bas perlant de sueur, se tenaient là, prêt à l'emmener pour une séance de sparring. En voyant Hohenstein il eut une moue peu avenante, mais lorsqu'il vit et reconnut Jaros, le bougre manqua de se faire sortir les yeux des orbites tant ils les écarquilla, pour mieux les serrer durement sous ses lourdes paupières l'instant d'après.

- Bon, Jaros, je te laisse aux bons soins de Miwak; une fois fini, revenez me voir. Si jamais, l'infirmerie est à droite dans le couloir ouest.
- Mon colonel, à vos ordres !

*Oh le beau rictus mesquin !* Miwak, qui décidément avait à cœur d'être une caricature de lui-même, se remplissait déjà d'une joie malsaine à l'idée d'emmener Jaros pour et "évaluer" ses capacités au combat. Bien qu'ici manifestement l'évaluation à faire serait plutôt celle du degré de blessure qu'il comptait laisser; du moins le jeune homme, voyant le regard qu'on lui adressait, entouré de la turgescence de toute une myriade de veines sur les tempes et le cou de l'énergumène, ne pouvait qu'en conclure cela.

- Si vous voulez bien me suivre...

Oui, en entendant ce ton rempli bas et rempli de fiel, il n'y avait plus de doute à avoir. Mais Jaros ne s'inquiétait pas, marchant derrière ce vindicatif caporal, Hohenstein lui emboîtant le pas après quelques instants *que me veut-il, à la fin ?*. Peut-être était-ce de la pure prétention suicidaire de sa part, mais le jeune homme se pensait bien loin d'un réel danger, même si on allait probablement tenter de le rosser sévèrement plutôt qu'évaluer ses talents. Indéniablement l'idée de pouvoir répliquer ne lui déplaisait pas, tant cet imbécile de Miwak avait pu lui peser sur les nerfs. Sans doute pressé d'en venir à sa tâche, le caporal courrait presque, si bien que Jaros devait allonger ses enjambées au maximum pour ne pas avoir à se mettre à trottiner dans les couloirs. Ils passèrent par une pièce qui semblait servir de dépôt pour des outils d'entraînements divers; tuniques et casques rembourrés, sabres de bois, poids, et autre. Miwak, s'engouffrant dans la pièce encombrée à la va-vite, ne prit que deux des "armes" en cèdre piqueté par l'usage, en jeta un au jeune homme sans ménagement lorsqu'il sortit, et se dirigea silencieusement vers la cour toute proche.

Jaros attrapa sans aucun mal son sabre, et le prit dans sa main pour s'habituer à son poids. Un regard en arrière lui indiqua que "cher Hector" selon Corazon, Hohenstein donc, le suivait toujours, à une plus grande distance cette fois-ci. *Mais qu'est-il à la fin, pour se mettre dans mon sillage...* Ce petit homme chauve était dérangeant pour le jeune homme; trop d'inconnues, du rôle qu'il pouvait pour la garnison, pour le Gouvernement Mondial, à ce qui motivait ses actions plus immédiates. Cela additionné à ses manières feutrées et cette forme de discrétion dans l'être, rendant facile de ne pas notifier outre mesure sa présence, ne rendait tout cela que plus déroutant. *Mais pour le moment, j'ai plus important à penser.*

Le cour était relativement vide, quelques soldats s'occupait de l'entretien de canons, d'autres, assis en cercle autour d'une petite table, prenait leur pause en jouant aux dés, profitant de la douce chaleur. Le temps bien qu'un peu couvert n'était pas désagréable, et le soleil était encore haut dans le ciel, aussi Jaros ne pouvait que comprendre leur choix. Plus loin, un coin de la cour, délimité par des empilements de tonneaux vides, se trouvaient vraisemblablement dévolus à la lutte, avec le sol couvert de sable. Miwak s'y dirigeait avec toujours le même empressement; zèle sans doute, mais pas de bien effectuer son travail, plutôt d'expulser quelque basse frustration. Jaros, regardant les muscles de l'homme jouer sous sa peau tannée par le soleil, se mis à remettre en question la supériorité physique dont il se pensait doté.

- Alors mon salaud, t'es sensé montrer de quoi t'es capable, hein...

Tenant son sabre comme on tiendrait une masse, le poing tout entier serré sur le manche, le caporal s'était retourné. Hohenstein alla s'asseoir sur l'un des tonneaux proches. Jaros, regardant aux alentours, ne pouvait s'empêcher de se demander comment ce balourd de Miwak avait pu ne serait-ce que se retrouver au moindre poste à responsabilité, avec l'attitude et l'esprit dont il faisait preuve. Aucune bienveillance, mesquin, cet homme semblait comme aigri d'on ne sait trop quoi, c'était un miracle qu'il se retrouve caporal; quoique sans doute ne fallait-il pas plus que de l'ancienneté de l'obéissance pour y parvenir... Mais même là, Miwak avait l'air du genre à n'obéir que lorsqu'on le surveillait. La question se posait donc toujours avec autant de poids. Jaros allait prendre la parole pour demander par quoi ils allaient commencer quand, sans plus de cérémonie, sans donner aucune sorte de signal, sans expliquer quoi que ce soit sur ce que l'on allait tester, le bougre lui fonça dessus.

Maniant son sabre de bois comme s'il allait devoir éclater un mur à coups de marteau, Jaros, son arme tenue d'une seule main, se mit en garde, le corps de profil, pointe en avant. Le jeune homme était gaucher, et cela sembla perturber légèrement Miwak, qui brandit son arme par dessus son épaule avant d'effectuer un grand arc de cercle sifflant, avec pour but de chasser le sabre de Jaros et d'exposer son corps. *Mouvement trop ample et prévisible, il se croit au théâtre ou quoi ?* Le jeune homme déroba la cible de l'attaque d'une simple flexion du poignet, et dans le même mouvement amorça le mouvement de son corps pour ce qu'il comptait faire, à savoir une coupe ascendante au ventre ou aux cotes de Miwak, de la droite vers la gauche, accompagnée d'un bond en avant pour ne pas se retrouver à distance trop dangereuse.

Le caporal lui offrait totalement son flanc et la riposte de Jaros fonctionna à la perfection, donnant un coup en plein son sternum avant de reprendre ses distances. Le jeune homme n'avait pas cherché à y aller bien fort, mais le souffle de son adversaire fut totalement coupé dans un "ouch !" presque comique. Miwak ne se remit pas en position, manqua de lâcher son arme. Ne lui laissant pas reprendre son souffle, Jaros le frappa au poignet, le forçant à lâcher son arme, et l'éloigna d'un coup de pied un peu raté, qui manqua de le faire tomber en s'appuyant malencontreusement sur le manche du sabre. Heureusement pour la fierté du jeune homme, son "entraîneur" n'avait semble-t-il rien vu. Baissant sa garde et reculant d'un autre pas, Jaros essaya de ne pas paraître dédaigneux.

- Vous voulez recommencer, ou c'est suffisant pour le sabre ?

Après tout une seule passe, surtout si courte, n'était guère suffisante à évaluer la compétence de quelqu'un à l'arme blanche; Jaros avait très bien pu être particulièrement chanceux dans cette situation, ou Miwak particulièrement peu attentif à cause d'une chose ou une autre *il est juste particulièrement mauvais, à mon avis...*. A la grande surprise du jeune homme, avec un regard plus empli de haine que jamais, l'énergumène, loin de reprendre son arme et se montrer enfin un peu sérieux, il shoota dedans avec rage, et pointa un doigt vers le sable de la petite arène de lutte.

- R'tire tes sapes et on va voir si t'fais encore ton malin sans ton p'tit bout de bois, la brindille...


Dernière édition par Jaros Hekomeny le Ven 15 Juin 2018 - 19:22, édité 3 fois
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*Tu peux compter sur moi pour faire en sorte que tu sois rétrogradé, en tout cas.* Jaros, ne répliquant rien, commença à retirer son trench, puis son pull, et retroussa les manches de sa chemise. Miwak, déjà torse nu, l'air plus stupide et buté que jamais, s'était déjà fermement campé les jambes écartées sur le sable, sa casquette gisant au sol comme le vestige d'une contenance qui avait fini de se fissurer. Finalement l'homme n'était pas aussi musclé qu'on pouvait le penser au premier abord; une panse non négligeable, apparemment contenue par le gilet des marines auparavant, exposait sa pâleur porcine au soleil. Le caporal avait un bronzage partiel le rendant d'autant plus ridicule en cet instant, avec son air fou de rage sur son visage basané posé au dessus d'un torse rose et large, au ventre replet. Difficile de se retenir de sourire, pour Jaros, mais il se contint.

- Et je suis sensé faire quoi, vous mettre l'autre au sol, vous immobiliser ?
- Tu t'fous de moi ?! Tu t'es vu, j't'en prend trois d'face des comme toi, moi !

En criant cela, Miwak avait claqué ses mains sur son torse avec force, sans doute dans un geste spontané de bravade primaire, laissant deux belles marques sur sa peau de cochon. Ce fut la goutte d'eau pour Jaros, qui ne put se retenir et pouffa. C'était trop, beaucoup trop risible, on eut cru à une plaisanterie tant ce caporal au rabais était une plaisanterie sur pattes. Loin de se rendre compte de son ridicule, voir qu'on se riait de lui fit enfin exploser Miwak. Toute tentative de garder une contenance ou au moins l'apparence de l'évaluateur qu'il était sensé être disparut, et il s'élança sans aucune grâce ni technique, pas même de garde de combat. *Pire qu'un boulet, en fait...* Il ne cherchait pas à lutter ou l'entraîner au sol, il cherchait à le mettre K.O, de bien piètre façon, en moulinant gauchement des poings.

Jaros ne savait pas trop comment agir, cependant. Aussi peu précis soient les coups qu'on lui envoyaient il ne pouvait se permettre de rester passif. Pendant quelques secondes il se contenta de se dérober, reculant prestement en tournant autour de Miwak. Les bras du jeune hommes étaient en garde, protégeant sa tête et le haut de son torse, mais il n'avait pas grande idée de si ses maigres membres pourraient arrêter les gros battoirs du caporal aisément. Il fallait trouver le moyen de passer à l'action. Brusquement, peut-être prenant conscience de l'inefficacité de ses attaques, Miwak changea de tactique et ouvrit les bras très grand en bondissant sur Jaros; sans réfléchir, le jeune homme riposta.

Le torse et la gorge du caporal était, encore une fois, totalement offerts. En accompagnant de tout le poids de son corps, Jaros envoya son coude avec violence. Le fait qu'il risquait de purement et simplement lui emboutir la trachée ne se révéla à lui que lorsqu'on s'empala sur l'os proéminent. Miwak, le souffle instantanément coupé, ne fit qu'une sorte d'expiration mouillée et précipitée, et s'effondra de tout son long en roulant dans le sable. *Merde, merde, merde !* Aucun craquement, heureusement, ne s'était fait entendre, et le coude n'avait pas semblé s'enfoncer en plein dans la gorge, plutôt durement frapper le coté du cou; Jaros n'en eut pas moins peur.

Pas qu'envoyer ce crétin au tapis le dérangeait, mais les conséquences pourraient être plus que fâcheuses...*Si j'ai esquinté un sous-officier, je pense qu'au lieu de me demander où trouver du travail je vais me demander comment sortir de derrière les barreaux.* Il s'accroupit, et vérifia aussi vite que possible le pouls de ce crétin de Miwak, et sa respiration. Après un instant d'angoisse pure, Jaros soupira avec un grand soulagement; tout était dans l'ordre, à ce niveau. *dieu merci, il n'est qu'inconscient...* Le prenant par dessous les épaules, le jeune homme retourna l'énergumène, et lui donna une petite claque sur la joue. Puis une autre, accompagnée de quelques paroles pour réveiller cet imbécile.

- Hé là, reprenez-vous ! Allez, faites votre travail correctement, pour une fois !

Jaros avait perdu toute volonté de diplomatie après ces idioties. Ce caporal, non content de ne pas respecter les ordres de ses supérieurs pour de futiles motifs, n'était même pas capable de mener à bien ses ridicules incartades au devoir de soldat. Il ne méritait pas que lui, simple vagabond venu en position de faiblesse se proposer pour un travail, lui montre une considération autre que celle de pure circonstance. Miwak était là pour attester des capacités du jeune homme, qu'il le fasse, au moins. Il fallut encore quelques secondes sonné pour se reprendre, et il tenta de repousser Jaros d'un geste violent et frustré; ce dernier l'esquiva simplement, puis se releva.

- Bon, vous allez me faire le même coup que pour le sabre ?

Cette fois, Miwak blêmit, et Jaros eut la conviction que le bougre allait bel et bien perdre connaissance tant il semblait profondément enfoui dans une frustration gargantuesque. Après quelques secondes de ce qui paraissait être le trouble le plus profond que son maigre intellect avait connu, le caporal se releva enfin et, l'air penaud, répondit sans croiser le regard du jeune homme.

- C'pas la peine de continuer...
- Si je peux me permettre, caporal.

Jaros l'avait presque oublié, mais Hector Hohenstein se trouvait toujours là, et le voilà qui s'avançait sur le sable. Miwak, lui, semblait redécouvrir totalement la présence de ce dernier, et se retrouvait dans une confusion gênée à l'extrême; quelques instants plus tard, finissant d'enterrer toute dignité, il s'évanouit finalement, retombant lourdement sur le sable. *A croire que ce crétin ne peut s'empêcher de se retrouver au sol...*

- Hum. Jeune homme, vous devriez sans doute amener le caporal à l'infirmerie, puis retourner voir Corazon.

*Ben voyons, il en a de bonnes lui.* Retourner au colonel après que le sous-officier chargé de tester ses capacités était à l'infirmerie, cela ne sonnait pas vraiment très engageant, ni même très représentatif de ce qui s'était passé. Jaros se sentait presque floué, il n'avait même pas eu à réellement faire la démonstration de ses talents; quelques mouvements peu élaborés, et pouf, tout était déjà fini. Il ne pouvait être prêt pour quelque chose de sérieux après telle mascarade, non. Mais dans l'instant ce qui inquiétait le jeune homme par dessus tout était le fait de devoir s'expliquer quant à la situation.

- Je suppose que je vais devoir dire ce qui s'est passé en espérant ne pas me retrouver derrière les barreaux...
- Rien de tel, jeune homme. Il y a des témoins, après tout, et j'aurai quelques remarques à donner à ce sujet.

Jaros ne fut pas vraiment soulagé d'entendre cela. D'autres avaient vu, splendide, mais qu'allaient-ils en dire ? Imaginer une forme de solidarité entre les marines se concevait tout à fait. Sans doute s'inquiétait-il bien plus que de raison, peut-être que tout cela n'avait rien de grave, mais... Impossible de ne pas décemment prendre en compte les fâcheuses possibilités. Jaros se sentait depuis quelques temps "dos au mur", et cela influait grandement son état, amplifiant tout stress et inquiétude rapidement. Il n'avait cependant pas oublié ce qu'on lui avait dit plus tôt, et interrogea donc à la volée le petit homme chauve.

- Aviez-vous dit ça simplement pour ne pas répondre tout à l'heure, ou puis-je savoir quel est votre rôle ici ? Vous dites avoir des remarques pour le colonel.

Petit sourire, encore et toujours, qui malgré son absence totale de chaleur n'était pas exactement déplaisant. Hohenstein avait décidément un talent particulier pour ne pas faire de forte impression, étrange douceur de présence qui relevait, à un tel niveau, de l'experte manipulation, au yeux de Jaros. Cet homme n'était pas n'importe qui, il devait être un fieffé politicien, un diplomate ou un espion...

- Vous pouvez, je suis recruteur pour les Cipher Pols.

*Les... Oh !* Les souvenirs sur ce sujet mirent quelques temps à resurgir. Cela faisait au moins cinq ans qu'il n'avait plus du tout entendu parler de cette organisation; il n'en savait d'ailleurs pas grand-chose, mais voilà qui piquait diablement fort sa curiosité.

- Vraiment ? Vous recrutez parmi les marines, pour toute l'organisation ? Et c'est pour recruter que vous êtes à Manshon ?
- Entre autre. Pas toute l'organisation, du moins par directement, j'appartiens à une branche spécifique. Vous en demandez beaucoup, jeune homme !

Le ton était un brin amusé, et manqua de faire rougir Jaros, qui se rendait compte un peu tard de l'empressement très puéril dont il venait de faire preuve en enchaînant brutalement les questions, chose indigne de sa personne. Pourtant le moment avait quelque chose d'explosif, sans qu'il puisse se l'expliquer; comme s'il venait de libérer une contrainte qui stagnait au fond de sa pensée depuis trop longtemps. Jaros ne connaissait pas vraiment les Cipher Pols, tout au plus savait-il que c'était un organe régulateur du Gouvernement Mondial parallèle à la Marine et au système judiciaire ordinaire, mais donner sens à cette impression si étrange que lui faisait Hohenstein était très satisfaisant.

- Excusez moi, je suis d'un naturel curieux et votre présence était un mystère qu'il me fallait expliquer. Mais il y a plus urgent, vous avez raison.

Réplique un peu piteuse à ses propres oreilles, mais Jaros dût bien s'en contenter. Des soldats arrivaient, curieux, et il était plus que temps de s'occuper de Miwak, toujours étendu dans le sable. Ses camarades étaient assez surpris, mais la plupart avaient vu la scène et ne s'adressèrent que peu au jeune homme, l'un deux lui lançant une petite plaisanterie à la volée que Jaros ne comprit pas. Le temps de se demander s'il ne valait pas mieux les accompagner à l'infirmerie, un marine venait à lui.

- T'y es pas allé de main morte hein ! Viens, j'vais faire le rapport à Corazon.

*Aïe, rapport.* Jaros n'aimait pas la formulation, mais garda une façade impeccablement stoïque, et suivit ce qui, après un rapide examen, portait des galons d'officier; ou peut-être de sous-officier, le jeune homme ne savait vraiment faire la différence. En tout cas ce soldat aux cheveux ras et à la voix avenante semblait autrement plus compétent que Miwak. Jaros lui emboîta donc le pas sans rien dire.


Dernière édition par Jaros Hekomeny le Ven 15 Juin 2018 - 19:23, édité 3 fois
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Plus tard, dans le bureau de Corazon...


- ...Et il est à l'infirmerie, donc ?

Jaros, tendu, s'attendait depuis qu'il était rentré dans le bureau du colonel à se faire condamner pour on ne sait quel motif d'outrage ou d'atteinte portée à un agent du Gouvernement. Le marine qui l'avait ramené à Corazon - sergent Toga apparemment - avait exposé les faits avec sobriété et une certaine justesse, du moins d'un point de vue externe. Comment le caporal chargé de l'évaluation avait eu un comportement agressif et comment il s'était retrouvé mis à terre en un coup, mais c'était tout; bien insuffisant pour Jaros. Si le jeune homme avait la conviction que le caporal Miwak l'avait pris en grippe avant même qu'il n'ai à s'occuper de son évaluation physique, il était seul à pouvoir l'affirmer *sauf peut-être Hohenstein, mais où est-il passé ?*, ce qui fit enfin remarquer à Jaros que l'homme chauve qui l'avait introduit et suivit jusque là ne se trouvait pas ici.

- Hmm... Bon, merci sergent, repos !
- Oui mon colonel !

Salut rigide au possible, et le sous-officier partir au petit trot, laissant Jaros seul face à Corazon. *Bon...* Le jeune homme n'avait pas osé prendre la parole avant, et peut-être était-ce une bonne chose, s'il voulait garder une figure digne. Le regard du colonel ne lui parut pas aussi sombre que ce à quoi il se serait attendu - au pire, donc -, plutôt un bon signe. Jaros, lui rendant son regard, s'avança d'un pas vers le bureau, laissant les pensées au sujet d'Hohenstein de coté pour le moment.

- Colonel, je voudrais vous assurer que je n'ai vraiment pas cherché à ce que la chose prenne un tel tournant, je... Hahahaha !

S'interrompant dès les premiers instants de ce rire qui faisait siffler l'ample gorge de Corazon, Jaros ne put s'empêcher de pincer les lèvres d'un air mi gêné mi désapprobateur. Il détestait qu'on rit de lui ou ses propos sans qu'il comprenne vraiment pourquoi, et se faire ainsi couper ainsi dans une situation aussi asymétrique constituait presque une atteinte direct à son honneur déjà à vif. Le colonel enchaîna avec une gouaille plus prononcée qu'auparavant.

- Miwak est un foutu crétin, fini ! Va pas rester longtemps dans ma division, même pour un caporal c'est un incapable ! Puis t'as montré que physiquement tu f'ras l'affaire, même s'il a pas été foutu de t'faire un véritable test. Bon !

Il venait de prononcer ce dernier mot de façon bien plus tonique, ce qui surprit un peu Jaros, le faisant légèrement sursauter. Sortant il ne savait trop comment un tabouret pliant d'un tiroir de son bureau, Corazon le déplia d'une seule main et le lança en face de lui d'une main négligente et experte. Simple et définitif, manifestement l'incident n'allait pas être discuté plus avant, et pas d'autre test ne serait fait. Jaros, un peu mitigé vis à vis de cela, hésita à en dire quelque chose, mais le colonel enchaînait déjà. Tendant sa main ouverte vers ce siège offert, le colonel se fendit s'un sourire au blanc contrastant avec le hâle de sa peau.

- Je t'en prie jeune homme, assieds-toi. On va discuter plus sérieusement. Et puis...

*Encore un papier, n'est-ce pas ? Au moins ça avance.* Jaros ne fut guère surpris de se voir à nouveau présenté un document à signer. Ce dernier était autrement plus long que le précédent, et avait manifestement était écrit à la main sur beaucoup de passages, ce qui intrigua d'emblée de le jeune homme; cela ne ressemblait pas du tout à un bête formulaire. Jetant un regard interrogatif en s'en emparant, il écouta Corazon en commençant à lire. Le jeune homme, attentif, écouta autant qu'il le pouvait, mais la lecture de toutes les notes était particulièrement prenante. Un détail, particulièrement, l'intrigua d'emblée, à savoir la mention d'un certain "M" à plusieurs reprises. Dans le contrat en dessous de ses notes en outre, il y avait...

- Je recrute pour un assaut contre un cartel d'opium qui prend de l'ampleur, merci les Tempiesta. On encadre la zone, on frappe, on démantèle le tout, si possible en raflant ceux qui nous donneront des infos sur la provenance des paquets, de gré ou de force. Pour ce qui est de l'organisation... Hé, jeune homme.

Le ton oscillait entre l'amusement et un début d'irritation, et Jaros posa précipitamment le papier, relevant les yeux pour croiser ceux, grands et noirs, de Corazon.

- J'écoutais, mais excusez-moi, colonel.
- Je disais, l'organisation va se faire sur trois niveaux. Quelques infiltrés directement chez les mafieux, premièrement, une troupe d'une cinquantaine de soldats de ma garnison, pour bien quadriller l'entrepôt une fois l'opération amorcée, histoire de couper toute envie aux mafieux de faire venir des renforts, et pour combler le vide entre les deux niveaux, une petite quinzaine de combattants mobiles en civil.

L'accentuation mise sur la dernière information ne laissait pas de place au doute. *Et maintenant que tu m'en as dit autant...* Jaros avait eu le temps de lire cette clause d'introduction au contrat; s'il ne participait pas, il passerait les jours suivants dans une des cellules de la garnison, afin d'éviter toute fuite. Se permettant une petite seconde d'échange de regard pur et simple, le jeune homme s'ébroua, et chassa délicatement une mèche qui s'approchait un peu trop de son œil gauche.

- La garnison fournit des armes, j'espère, et de quoi communiquer ?
- L'armurerie est largement assez fournie, te biles pas Hekomeny... Jaros, hein ?

Jaros, qui allait répondre dans la continuation de l'échange, tiqua assez sévèrement. Quelque chose dans la façon dont son nom de famille était venu à la bouche du colonel l'interpellait; il lui était venu avec une aisance qui contrastait trop avec sa butée pour le prénom du jeune homme pour ne pas trouver ça plus que louche. *Il a déjà vu mon nom ailleurs, c'est sûr et certain.* Mettant bien clairement dans le fond de son esprit la nécessité d'interroger Corazon, dès le moment opportun. Ce qui n'allait pas se présenter de si tôt probablement, mais peu importait; Jaros savait se montrer d'une détermination sans faille. Pour le moment, il se contenta donc d'opiner du chef. Le colonel eut un grognement, puis l'invita d'un geste de la main à retourner à sa lecture.

Se penchant à nouveau sur les papiers, le jeune homme rassembla un peu ce qu'il avait comme information. Le trafic dont allait être la cible la mission n'était pas encore très bien implanté - du moins d'après les sources - et se déroulait sous la houlette, surprise, des Tempiesta. De l'opium, à la provenance peu claire, passait par un entrepôt où une partie se retrouvait mêlée à des chargements divers en partance pour le reste de North Blue, l'autre étant dispersée à une multitude de "mules" qui la revendaient à des bouges et un nombre malheureusement pas si étonnant de particuliers. Détail que Jaros avait raté, des armes se retrouvaient également dans ce même entrepôt, dont la provenance était elle totalement inconnue. Relevant les yeux et tapotant le passage sur le document, le jeune homme interpella Corazon.

- Ces armes, on ne pourra pas remonter jusqu'à la racine du trafic, et idem pour la drogue, non ?
- Hmm, malheureusement non, c'est largement au dessus de notre capacité actuelle. Casser cet embranchement du commerce de marchandises illégales à Manshon, c'est l'objectif.

Le ton n'était guère enjoué, et Jaros ne comprenait que trop bien pourquoi; eut-il été dans la situation de Corazon, coincé entre ses subalternes parfois vacillants et les ordres venant d'en haut qui ne permettaient pas de déployer les moyens nécessaires au traitement du problème à sa source, il deviendrait fou. Quoique le colonel ne semblait pas non plus fataliste, laissant supposer que telle situation ne durerait pas éternellement. Il semblait mener une guerre d'usure avec la mafia, rognant chaque parcelle d'influence lorsqu'il le pouvait.

- Bon, t'as l'air d'avoir tout lu ! D'autres questions, Jaros ?

Il y en avait beaucoup, potentiellement, trop même, mais Jaros devait bien faire un choix. Demander s'il avait reçu personnellement tous les postulants lui vint à l'esprit, mais la réponse s'imposait si l'on prenait en compte le contexte. "L'Incorruptible" était prudent, et il se devait de l'être, après tout, les infiltrations de la mafia pouvaient venir de presque partout. La présence d'un agent des Cipher Pols - les services de renseignement du Gouvernement Mondial - participant probablement à une méfiance générale accrue dans la garnison avait également beaucoup de sens, mise en perspective ainsi. *L'occasion est belle...* L'envie de chercher à en savoir plus sur Hohenstein était forte, très forte. Presque trop forte mais Jaros se maîtrisa en partie.

- Avez-vous une idée de pourquoi Hohenstein m'a aidé et suivi ?

Corazon plissa les yeux et, joignant ses mains sur le bureau, il expira un peu bruyamment. Une sorte de sourire crispé vint brièvement à ses lèvres, ombre de ce rapport ambivalent qu'il semblait avoir avec l'homme chauve.

- Ah Hector... Il a bien choisi son moment pour venir, le salaud. Si t'as remarqué qu'il te tourne autour, tu verras bien assez tôt ce qu'il te veut.

Jaros comprit qu'il valait mieux ne pas insister. *En voilà une réponse cavalière.* C'était de bonne guerre, après tout, autant en rester là et en finir avec les formalités; le lendemain s'annonçait d'importance, pour le jeune homme. Quelle ne fut donc sa surprise lorsque le colonel reprit la parole brusquement.

- Un p'tit conseil, jeune homme : fais toujours très, très attention à ce que tu signes, hein ?

L'insistance avec laquelle Corazon appuya sur chacun de ses mots ne manquait pas de percutant, surtout couplé au gros doigt qu'il martela au rythme de sa prose sur le contrat, les yeux rivés dans ceux du jeune homme. Totalement écrasé par l'intensité de ce que dégageait son employeur, Jaros ne sut rien dire sur le moment, captivé par son regard sombre mais étincelant d'intelligence. Le message était en revanche passé, et il s'attacha à se souvenir bien précisément de cet instant tout en achevant de lire - et signer - le document. Il en oublia presque de retenir sa respiration en voyant le montant presque indécent vu sa condition du salaire.*Plusieurs millions, rien que ça.*

Largement de quoi tenir des mois, racheter des vêtements, des munitions pour son pistolet... Un univers de possibilités s'ouvrait à Jaros à la simple vue de ce nombre. Cependant il signifiait avec une clarté remarquable la dangerosité de ce qu'il venait d'accepter de faire; c'était sa vie, ni plus ni moins, qui était en jeu.


Dernière édition par Jaros Hekomeny le Ven 15 Juin 2018 - 19:27, édité 5 fois
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Plus tard...


Le soleil commençait à toucher l'horizon, miroitant des rougeoiements du crépuscule. Jaros, installé sur une caisse au dessus des murs de la garnison, admirait ce spectacle, l'esprit rempli de toutes les pensées diverses et tourbillonnantes que la journée avait instillé en lui. Il sentait cruellement l'absence du petit pistolet, qu'on lui avait confisqué dès son contrat signé; il lui serait rendu avant que la réunion qui marquerait l'introduction de l'assaut débute. Le soldat responsable avait été intrigué par la présence dans les poches d'un maigre jeune homme vagabondant parmi les ruines de Manshon, manifestement, mais il n'avait fait aucune remarque. Très professionnel, il l'avait, graissé, avait soigneusement comparé les calibres pour trouver les munitions adéquates, puis mis sous clé.

*Aucun risque de pris, hein...* Des mesures qu'il pouvait voir, il ne faisait aucun doute que le colonel Corazon prenait la sécurité au sérieux; sans doute n'aurait-il pas été mandaté sur l'île la plus infestée de mafieux de North Blue, autrement, mais tout de même. Jaros n'avait jusqu'alors pas vraiment eu à constater l'efficacité et la compétence que pouvait avoir la Marine, trop occupé qu'il était à survivre dans l'acharnement irrationnel qui le motivait à rester à Manshon. Motivé par une seule chose qui lui trottait beaucoup trop dans la tête ce soir... *L'Incorruptible a déjà croisé un Hekomeny auparavant hein. Ou une...* Le jeune homme en avait l'absolue conviction, assez peu raisonnable mais c'était bien plus fort que lui. S'il avait rapidement abandonné l'idée de chercher activement à comprendre l'événement presque irréel qui l'avait propulsé dans son existence présente - celle d'un vagabond solitaire -, le sujet était encore particulièrement vif. Sa mère avait purement et simplement disparu, laissant derrière elle un fils rempli de questions, et c'était tout. Jaros ne voulait pas se laisser mener comme un idiot, laisser sa vie s'orienter non pas par sa volonté propre mais par la recherche vaine de réponses qui ne lui apporteraient rien de bon. Il n'empêchait que la simple hypothétique évocation le remuait.

Le crissement de bottes sur le sol lui indiqua la présence toute proche de quelqu'un. Se redressant à demi, Jaros se tenait machinalement sur ses gardes. Quelle ne fut sa surprise en voyant qu'on s'était avancé si proche de lui qu'on aurait pu frapper sa caisse d'un coup de pied. "On", ou plutôt Hohenstein, plus chauve et discret que jamais. Le jeune homme manqua de sursauter, se contenant de justesse, mais ne put en revanche masquer le rictus qui lui vint. *Il a le don d'apparaître aux moments opportuns, le salaud...*

- Vous semblez préoccupé, jeune homme.
- Qui ne le serait pas, préoccupé ?

La question, plus rhétorique qu'autre chose, ne provoqua aucune réaction perceptible. De son pas feutré, le recruteur des Cipher Pols s'avança, le regard plongé lui aussi dans l'horizon. Jaros savait à quoi s'en tenir, mais il restait comme incapable de complètement se méfier de ce petit homme; le plus affreux dans ce constat était qu'il ne parvenait pas à vraiment l'irriter. En pure réaction, le jeune homme tenta de se montrer plus émotionnellement impliqué qu'il ne se trouvait réellement.

- Mais j'admet que vous venez en ajouter un peu avec vos mystères. Vous allez enfin me dire ce que vous me voulez ?

*Je suis sûr qu'il va... Oui, évidemment !* Encore et toujours ce même sourire ni froid ni chaleureux, si prévisible mais pourtant ne paraissant jamais tout à fait automatique. Hohenstein prit son temps pour répondre, attendant que Jaros pose complètement son regard sur lui pour le rendre.

- Vous vous en doutez sûrement, au vu de ma fonction.

- Si on embauche le premier vagabond venu dans les services secrets, il n'est guère étonnant que le Gouvernement Mondial soit si perfectible !

Impulsivement, il avait répliqué avec une verve assez mordante, prenant une posture clairement sardonique. Davantage pour masquer son trouble que par défiance véritable. Jaros ne savait quoi penser, sur le moment, n'osait vraiment penser, tiraillé entre sa fierté et une nécessité de réalisme tenace. *Me recruter, moi...* Lui qui passait son existence en enfouissant ses conflits et luttes internes sous celles de son quotidien - tout de même difficile à ignorer -, souillant ainsi la propre idée qu'il se faisait de lui-même et de ses idées, d'une manière particulièrement avilissante, car insidieuse et légère, facile, excusable. Il ne vivait pas, il survivait, et refusait qu'il en soit autrement parce que... *Parce que quoi, finalement, hein ?* Qu'est-ce qui l'empêchait de partir de Manshon ? Rien, si ce n'est sa volonté rentrée et jamais concrétisée de mettre un point final au questionnement lié à son lieu de naissance, de vie; lieu d'abandon, aussi... *Suffit, bordel !*

S'extrayant péniblement du court mais intense flot intérieur qui l'avait envahi, Jaros écouta d'une oreille rapidement attentive Hohenstein, qui lui servit sans doute la plus longue tirade que le jeune homme eut jamais pu imaginer sortir des lèvres concises du petit chauve.

- Vous n'êtes pas le premier venu. Vous êtes vif d'esprit, critique sans être immoral, pourvu d'un bon sens de la justice. Vous êtes plus fort et rapide que la plupart des soldats de cette garnison, mais vos possibilités pourraient être plus grandes aisément, croyez moi.

Devant telle déclaration, rien ne vint à Jaros. Ses pensées étaient chaotiques, nerveuses, et il sentait ses traits se crisper, son corps se raidir, alors que les paroles foraient leur chemin jusqu'au noyau dur de son être. On cherchait à le séduire, toucher aux endroits sensibles, il en avait bien conscience, mais il se trouvait incapable devant l'effectivité de la manœuvre, réduit à une succession de contradiction mentale qui tendait presque vers le schizophrénique. On le caressait dans le sens du poil, et cela seul provoquait en lui un réaction de rejet, mais pouvait-on tout réduire à cela ? Rien n'était insensé, et le ton était si affirmatif, si plein de justesse; l'ego écrasant de Jaros en était cruellement tiraillé. Il lui fallait se canaliser, autrement il courrait droit à la crise de nerf.

- Recruter pour quoi faire, d'abord, hein ? Vous recrutez, manifestement les marines vous craignent, mais pour quoi recrutez-vous ? Et plus de secret temporaire qui tienne.

Le ton était très sec, glacial, mais trahissait surtout l'emportement du jeune homme. *Un peu plus et je lui servais du "bordel"...* Toujours aussi imperturbable, Hohenstein changea légèrement ses appuis, les yeux gardant leur emprise quasi magnétique sur ceux de Jaros aux pupilles dilatées.

- Nous veillons au bon fonctionnement de l'institution qu'est la Marine. Toute affaire de corruption, de crimes ou de délits, de non respect des ordres, de scandales, est susceptible de passer par nos bureaux et être traitée par nos agents.
- Oh, c'est... C'est très intéressant.

Euphémisme grossier, mais c'était bien tout ce qu'il était capable de dire sur le moment. Que telle institution existe ne paraissait pas aberrant, loin de là, mais s'il s'était projeté dans l'organisation hypothétique du Gouvernement Mondial au point de théoriser l'existence de telle organisation, il n'avait pas trouvé le moyen d'avoir une réponse jusqu'alors. *Je suis un crétin fini, quoi qu'il puisse en dire.* Jaros était si fasciné qu'il n'arrivait plus vraiment à bien réfléchir; la nécessité du pouvoir qui s'exerce était pour lui une évidence, mais la façon dont il l'était lui posait problème. Le caporal Miwak était un exemple parfait de ce qui clochait dans la Marine, et la justice... Il ne pouvait en dire grand-chose, mais rien qu'au vu de l'impunité des pontes des Familles, il n'était pas difficile de voir que l'efficacité avait de cruelles limites. *Restait que...*

- Vous n'échappez pas à la hiérarchie et ses défauts, n'est-ce pas ?

Les traits d'Hohenstein, bien que très fugacement, se plissèrent, et pas pour sourire.

- Il faut se rendre à plus grande Raison, et une hiérarchie claire est une nécessité absolue, dans une organisation à si grande échelle; la nôtre est bien moins complexe que celle des militaires, bien évidemment. Les agents ont une plus grande marge et cependant ils sont plus encadrés.

*C'est un contresens complet, ça.*



Dernière édition par Jaros Hekomeny le Ven 15 Juin 2018 - 19:29, édité 3 fois
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Jaros, plus que dubitatif face aux propos d'Hohenstein, dût de montrer malgré lui, car ce dernier lui resservit un de ses sourires. Bref et presque doux sans être amène, étrange. Puis il fit un petit pas en arrière, se tournant à demi.

- Mais je ne voudrais pas vous priver d'un repos dont vous allez avoir besoin. Si rien de fâcheux n'arrive lors de votre petit assaut demain, et si la volonté sera présente, nous en reparlerons plus en détails.

*Que... Pardon ?! Il se dérobe, comme ça ?* Incrédule, Jaros répondit machinalement au salut de l'homme, qui s'en alla d'un pas mesuré, disparaissant rapidement de sa vue. L'instant d'après l'impulsion de l'interpeller lui vint avec une telle brusquerie qu'il crût vraiment s'entendre crier; mais non, il se maîtrisa heureusement - pour son honneur surtout - à temps. Ses membres le démangeaient sauvagement, et l'envie de frapper dans la caisse allait et venait, comme une vague douleur lancinante au fond de son crâne; le jeune homme se faisait complètement envahir par sa colère et sa frustration. *Une seule chose à faire...* Respirant aussi profondément qu'il le pouvait, Jaros se rassit, lentement, et attendit que le flot se calme.

Ce fut long, son esprit agité de tout ce qui venait d'être évoqué se retrouvant incapable de poser tout cela à plat. Le soleil finissait de disparaître lorsqu'un marine vint le trouver, lui intimant d'un ton poli mais ferme de redescendre et d'aller rejoindre ses quartiers. Jaros ne pouvait se permettre de se plonger dans une longue introspection sur ce qui le motivait, ce qu'il refusait d'admettre sur lui-même et ce qu'il devrait faire. *Je me suis engagé à un assaut armé, c'est pas pour y mourir comme un crétin par distraction stupide...* L'esprit calmé, il suivit donc docilement le sous-officier - d'après ses galons du moins - jusque dans la cellule qui lui était dévolue; petit détail bien plaisant du contrat, on les enfermait pour éviter qu'ils n'aient la possibilité de trahir. *Compréhensible, après tout.*

Derrière les barreaux à coté de Jaros, un homme trapu à la peau sombre était accroupi sur sa couchette, les yeux plissés devant la flamme d'une grosse bougie. Un drôle de bandana était noué autour de son cou, au tissu rouge brodé de ce qui semblait être des motifs complexes fait de fils brillants. A la lueur de la flamme, une cicatrice blême sur le coté de son cou apparut brièvement, que le jeune homme observa à la dérobée. *Ce type serait un chasseur de primes que ça ne m'étonnerait pas...* Pas moyen de voir plus loin, mais qu'importe; Jaros aurait tout le temps lorsque l'assaut se mettra en place. Corazon l'avait prévu pour l'aube, le contrat était bien clair sur ce point. Ne restait plus qu'à trouver le sommeil pour se préparer adéquatement lorsque l'heure viendra.

- Voilà, vous passerez la nuit ici; z'aurez intérêt à être prêt à l'heure d'main, hein.

Ce disant, le marine lui ouvrit la porte - ou plutôt la grille - qui grinça légèrement. Sa cellule n'était pas des plus confortables mais elle avait manifestement été aménagée un brin; une paillasse, des draps, une petite table avec une bougie, sans être le grand luxe tout cela était plus que bienvenu, surtout pour Jaros, dont le jeune dos avait plus souvent qu'à son tour dû s’accommoder du sol nu. S'installant sans se presser, il souhaita le bonsoir au soldat qui, surpris, répondit avec un temps de retard. Mais rapidement, le bruit de ses pas s'éloigna, s'estompa, et laissa place au silence. Du moins presque; le jeune homme pouvait percevoir les respirations aux alentours, dans les cellules voisines. *Eh ben, ça ne va pas trop me changer des dortoirs miteux, au moins...* Retirant ses chaussures et son trench, Jaros posa la tête contre le mur, assis sur sa couche, les yeux perdus dans la pénombre.

Il ne ressentait pas le besoin d'allumer la bougie, être dans un environnement stable et sombre convenait bien à une volonté de calme. Restait à réussir à ne pas à nouveau se laisser submerger par ses pensées, et dormir. Conscient de lui-même, Jaros arriva au bout de quelques secondes au douloureux constat qu'il allait avoir beaucoup de mal. *Bon, autant se laisser aller avec ce qu'il va y avoir demain...* Sans pour autant regretter son choix dont il éprouvait très physiquement - bien que ce soit appelé à l'être bien plus - les conséquences, les implications se mirent rapidement à défiler dans son esprit en un ballet peu plaisant et stérile. *Pas que je n'ai pas suffisamment réfléchi sur le moment, remarque, plutôt que le réfléchis trop par après...*

A quand remontait la dernière fois où il avait tiré, par exemple ? Des années au bas mot; la dernière fois qu'il avait eu accès à des munitions, finalement. Inutile de s'attarder sur le fait que tirer sur un être humain ne lui était jamais réellement arrivé... Menacer oui, se battre aux poings, à l'arme blanche parfois, mais rien de plus. Jaros n'était pas du genre à se jeter tête baissée dans des rixes entre vagabonds ou ouvriers éméchés - les seules auxquelles il pouvait assister, ou presque - pour y aiguiser sa technique. Il évitait systématiquement toute altercation tant que cela n'impliquait un coût rédhibitoire. *Finalement, à part lorsque ma vie est en jeu, je me conduit comme un lâche, au point de bouffer le cuir de ma casquette et mes gants au lieu de me battre pour espérer obtenir de l'argent facile...* Du moins, jusqu'à présent. Mais était-il bien capable ? "Évaluation" il y avait eu lieu - bien que Jaros se refuse à qualifier la mascarade de Miwak ainsi - se sentir réellement apte à foncer en première ligne d'un assaut était bien au dessus de ce que la prudence du jeune homme pouvait lui accorder.

Il se savait fort et rapide, très attentif à son environnement, mais... *Je ne suis pas idiot au point de me sentir confiant à l'aube d'une pareille première expérience...* Poussant un soupir entre ses dents, Jaros s'agita un peu sur ses draps, irrité. Au train où il allait dans ses petites bribes de raisonnements, il courrait droit à l'acte le plus lâche - à savoir se désister au dernier moment et préférer passer la journée dans sa cellule plutôt que faire ce pour quoi il s'était engagé - qu'il puisse commettre dans sa situation, et la simple idée de se mettre dans une telle position de pente glissante frôlait l'insupportable pour son ego. Sensation il le savait bien assez artificielle, mais le jeune homme avait prit sa décision à la fois par dépit et pour ne pas se résoudre à partir de Manshon, mais aussi pour casser le statu quo dans lequel sa vie était encroûtée. Se sentir veule au point de gâcher cela à peine la chose entamée remuait énergiquement le couteau dans la plaie faite à son ego.

Nouveau soupir, un peu trop appuyé pour l'occupant de la cellule voisine, qui se permit un coup mat mais bien distinct contre le mur qu'il partageait avec Jaros. Pinçant les lèvres, ce dernier s'étira une dernière fois, faisant craque toutes ses articulations avec délice *un peu mesquin mais ah...*, et se mit en position pour dormir. Par réflexe pur, le jeune homme se positionna de manière à ne pas présenter son dos à l'ouverture des barreaux, tentant de chasser les pensées délétères qui s'entrechoquaient en lui par le vide. Vide d'un sommeil fragile et sans rêves. Une fois, deux fois, trois fois, il fut réveillé momentanément par la lumière d'un garde faisant sa ronde. D'autres furent faites mais il s'était habitué et ne broncha plus.


Une heure avant l'aube...


Au premier coup contre les barreaux, Jaros se mit en mouvement, s'accroupissant à demi sur sa couchette, les yeux pas encore ouverts, paupières toutes engluées d'une épaisse chassie. Sa gaucherie ensuquée de sommeil se vit accompagnée par le rythme saccadé et rapide des tintements métalliques, qui allaient crescendo vers l'aigu. Le jeune homme supposa machinalement qu'on passait un objet dur contre les barreaux tout le long du couloir au moment où  - momentané bien sûr - le bruit cessa. S'extirpant plus difficilement que d'ordinaire de l'étreinte molle et poisseuse du sommeil, Jaros eut le temps d'apercevoir le visage, pâle et lisse, du sergent au crâne rasé * et je connais son nom ? je ne sais plus...* de la veille. En se levant d'un petit bond puis s'étirant alors que le soldat s'éloignait, c'est avec satisfaction qu'il sentit son esprit agréablement clair et peu encombré; pas serein - loin de là - cependant.

Défroissant ses vêtements avant de se chausser et de remettre sa veste en vitesse, Jaros se posta tranquillement devant sa porte, et suivit en silence la petite cohorte lorsque le moment vint. Tous les individus de son acabit se retrouvaient ainsi encadrés par une dizaine de marines. D'un rapide regard, le jeune homme estima - en accord avec les informations qu'il avait eu la veille - le nombre de ses comparses à onze. *Douze avec moi, donc, hein...* On leur distribua de petites rations de nourriture, puis furent invité à attendre dans la cour, les fontaines d'eau fraîche à leur disposition. Louvoyant avec rapidité, Jaros alla étancher sa soif et se débarrasser du désagréable goût que la nuit lui avait laissé en bouche. Il n'avait pas mal dormi, c'était un très bon début; évitant de se laisser aller à trop d'introspection délétère avant le moment fatidique, le jeune homme observa avec plus d'attention la faune des "mercenaires" qui l'accompagneraient.

D'emblée il remarqua que six d'entre eux restaient à l'écart, tous ensemble, et semblaient manifestement bien se connaître. L'un deux était le type à la cicatrice et au foulard rouge aperçu à la lumière d'une bougie hier au soir. *Eux, ce sont des mercenaires à proprement parler, une équipe de chasseur de primes ou quelque chose du genre...* Leur peau était burinée par le soleil et le sel des embruns, typique de ceux passant le plus clair de leur temps sur les flots. S'ils étaient ce qu'ils paraissaient, la question de leur présence ici se posait d'emblée; la garnison de Manshon ne payait pas lourd face aux primes des gros poissons voguant sur les mers. Une équipe de gagne-petit, sans être totalement improbable il y avait de quoi douter, ou au moins d'être un peu inquiet quant à l'étendue de leur compétence. Ayant bu son content, le jeune homme s'éloigna et de désintéressa de ce petit groupe.


Dernière édition par Jaros Hekomeny le Mar 19 Juin 2018 - 22:28, édité 1 fois
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Prenant un petit morceau de l'espèce de biscuit sec qu'on lui avait donné pour le laisser fondre dans sa bouche, il inspecta plus généralement la cour. De tous, Jaros semblait - et d'assez loin - être le plus jeune, en tout cas. Son apparence n'aidait guère à mitiger ce constat, mais il fallait bien se rendre à l'évidence lorsqu'elle se présentait aussi clairement. La vague troupe n'en restait pas moins fort hétéroclite, d'aspect tout du moins.

- Vous allez tous passer à l'armurerie l'un après l'autre, compris ? Alors approchez, et plus vite que ça !

Interrompu par le cri su sergent, Jaros laissa cette fois les autres passer devant lui, restant quelques secondes sans bouger, puis se dirigea tranquillement vers la porte ouverte dans laquelle tous s'étaient engouffrés. D'autres soldats bougeaient déjà pour encadrer le groupe, le jeune homme le nota au passage. *Ils prennent bien leur précaution, décidément...* On ne les laissait pas s'entasser dans le couloir, au lieu de cela ils devaient attendre, puis, un par un, être escorté de près par quatre marines jusqu'à l'armurerie. Jaros eut largement de temps d'admirer la nervosité apparemment croissante d'un petit homme sec aux cheveux noirs et brillants, hérissés comme un oursin sur son gros crâne. Il s'agitait de toute part comme s'il avait quelque chose qui le grattait, faisant jouer sous la peau olivâtre les tendons proéminents de son corps aux proportions peu communes. Ses bras étaient au bas mot aussi longs que ses jambes, et son torse paraissait bien court. *On verra bien ce qu'il sait faire, ce gnome.*

Tout se passa relativement rapidement, et sans accroc visible pour Jaros. Pressé, l'homme rabougri se débrouilla pour passer avant d'autres, et le tour vint donc pour le jeune homme sans qu'il ai trop le temps d'étudier ses drôles de manières. Ni, heureusement, le temps nécessaire pour cogiter outre mesure. Entouré de près par des soldats, qui ne lui rendaient ses brèves œillades froides que d'un air fort peu amène, il fut ainsi emmené jusque l'armurerie, violemment éclairée par une lumière crûment blanche, fort étonnante aux yeux de Jaros qui se plissèrent, peinant à s'adapter. Sensiblement à la même place que la veille, la grande femme aux cheveux noirs en charge de l'endroit contemplait songeusement le petit pistolet en face d'elle, posée sur l'une des grandes tables encombrées de caisses et d'instruments divers. *Bon, ils ne me l'ont pas abîmé...*

Loin de là même, ne prêtant que peu d'attention au raidissement des petits soldats à son geste, il se pencha en avant prestement et toucha sur doigt la crosse miniature de sa dernière possession qu'il pouvait qualifier de "précieuse". Le bois, jusqu'alors grisé et terni, sec, avait été nourri de cire ou d'huile, affichant à présent son grain moucheté dans un beau satiné qui, sous la pulpe - du moins ce qu'il en restait - du doigt de Jaros, ne parut ni trop lisse ni trop rugueux. L'acier de l'arme avait été débarrassé de la rouille qui avait commencé à fleurir dans ses petits recoins. A son poids enfin, le jeune homme comprit qu'elle avait été dûment chargée. La lâchant avec délicatesse, il chercha le regard - du moins à travers les lentilles grossissantes fixées devant les yeux - de l'armurière.

- Qu'on vous ai demandé ou non de faire tout ça, merci, vraiment.

Ne répondant rien, elle lui tendit un sachet rectangulaire de cuir fin, le genre de ceux qui contenaient - un coup d’œil à l'intérieur le confirma - des cartouches de papier en paquets pour lui donner potentiellement plus de deux coups à tirer. Ils avaient convenu hier du fait que Jaros ne voulait pas d'un pistolet plus conventionnel... Plus par peur d'être dans l'incapacité totale de tirer un tant soi peu correctement avec autre chose que par confiance quant à la maîtrise de l'arme ultra-compacte. On lui proposa en revanche des armes blanches, assez peu variées. Des sabres standardisés, trop visibles au goût du jeune homme, qui préféra donc prendre une longue dague, qu'il pourrait cacher plus aisément et manier en espace restreint. *Un peu léger comme armement mais les marines font bien avec à peine plus, donc bon...*Il s'apprêtait à en finir lorsque quelque chose retint particulièrement son attention dans les boîtes rectangulaires posées sur le plan de travail. Les pointant du doigt, il se permit donc une question.

- Et qu'est-ce que c'est, ça ? Votre collection de coquillages ?
- Des dials, voilà c'que c'est. Elles stockent un type d'énergie et le rendent si tu les activent comme y faut. Tu vois les lumières ? Ben c'en est.

*Fascinant ça, vraiment...* Jaros eut un gain d'intérêt très fort pour ces étranges objets colorés, aux formes diverses. La plupart étaient cependant d'une forme proche d'un disque, parfois légèrement concave, où d'un œuf, mais les motifs qui les ornaient variaient beaucoup. Jetant un regard se voulant éloquent aux alentours, le jeune homme poussa plus loin ses interrogations.

- Vu on où se trouve, je suppose que certaines peuvent être incapacitantes voire létales, non ?
- Dépend lesquelles. Z'avez le droit d'en prendre une si vous comprenez comment on s'en sert. Impact, flammes, foudre...

En parlant, l'armurière avait tiré la boîte vers elle, dont elle sortit plusieurs dials, qu'elle aligna sur la table. La mention de "foudre" fit tiquer Jaros, qui interrompit la liste d'emblée. Un ouvrier très malchanceux s'était fait foudroyé sur un chantier où il avait travaillé, et les dégâts avaient été plus qu'impressionnants. L'idée d'utiliser tel engin était plus que séduisante.

- Foudre, sérieusement ?
- Le truc a bouffé un éclair, ouais. Peut l'rendre tout, pas en un gros par contre, mais ça file des décharges qui paralysent n'importe qui.
- D'accord, et comment ça fonctionne ?

Soulevant un sourcil d'un air un brin étonné, un brin irrité, l'armurière lui expliqua avec concision la marche à suivre et les précautions à prendre. *Appuyer sur le truc, d'accord. Ne pas être en contact physique avec la cible, ça risque d'être coton par contre...* Rangeant très précautionneusement le tout, il en avait donc fini en ce lieu, et les marines lui indiquèrent qu'il était temps de les suivre. Jaros nota qu'on écrivait sur une fiche tout ce qu'il avait pris; à défaut d'avoir des caporaux compétents l'organisation était fort bien huilée à la garnison, décidément. Lui et sa petite escorte arrivèrent rapidement avec le groupe, qui s'était organisé autour du sergent qui semblait prêt à prendre la parole.

Gratifiant Jaros d'un bref regard, le sergent monta sur la petite caisse se trouvant à coté de lui, prenant ainsi de la hauteur - il faut dire que certains avaient une taille plus que conséquente - par rapport au petit groupe de franc-tireurs de bas étage. Puis il tapa du pied, produisant un claquement pas aussi sonore qu'on aurait pu le supposer qui attira l'attention à lui.

- Bon, vous savez tous pour quoi vous avez signé, donc on va aller droit au but. L'assaut sera lança au signal donné par nos infiltrés sur place. Faire des prisonniers est une option, option potentiellement récompensée, gardez ça en tête. Tout manquement aux devoirs pour lesquels vous avez signé seront pris en compte, le contingent qui arrivera juste derrière vous sera là pour en juger. Questions ?

Un vague silence fut tout ce qu'on lui répondit.

- On m'a dit que certains savaient pas lire, mais qu'ils avaient des équipiers pour compenser ça, donc on va vous distribuer des notes avec tout ce que vous devez savoir en plus. Le caporal Banier va vous les distribuer.

Ledit sous-officier, l'air assez peu éveillé sous sa casquette de marine bien enfoncé sur sa tête, passa entre la douzaine de personnes. tendant à chacun un morceau plié de papier brun, il retourna la tâche accomplie - et d'un pas assez peu martial - à son poste, clignant des yeux pour éviter de les fermer. Peine perdue d'avance, disaient le regard amusé de son camarade à coté de lui, et celui dépité du sergent, qui après une seconde appuyée à réprimander silencieusement son subalterne, analysa de nouveau du regard la foule. Jaros, qui avait suivi la scène - il n'était pas seul d'ailleurs - d'un œil amusé sans trop le montrer, capta brièvement l'attention du soldat, se faisant gratifier d'un bref sourire ambigu. *Si tout le monde s'y met...* Cela ne plut pas particulièrement au jeune homme, ce rictus le rappelait à ses sujets de discorde mentale, par l'intermédiaire d'Hohenstein et sa manie, que le sergent avait semblé singer. *Allez, c'est probablement juste mon imagination, j'ai autre chose à penser.*

- Suivez-moi, maintenant !

Comme pour donner raison aux pensées de Jaros, l'ordre fut donné brusquement. Sous l'injonction, la petite cohorte bigarrée se mit en mouvement; il n'y avait qu'à suivre.


Dernière édition par Jaros Hekomeny le Jeu 5 Juil 2018 - 14:53, édité 1 fois
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Sortir par l'entrée principale n'était pas au programme visiblement, puisqu'ils se dirigèrent droit vers l'intérieur de la garnison. Sans doute l'option avait-elle été considérée trop peu discrète au goût du colonel Corazon. Les laisser se balader dans la cour, qui n'était pas vraiment visible de l'extérieur - sauf peut-être d'un point très éloigné et très élevé - n'avait en revanche pas été un problème. *Quand j'y pense, j'étais bien le seul à me balader sur les toits et les remparts, hier. J'espère que ça ne va pas poser problème.*

On les fit passer par la cantine, détail incongru vite assimilé par Jaros lorsqu'il vit qu'ils se dirigeaient tous dans la cave. Enfin, assimilé, ce détour conduisait probablement à quelque passage officieux, supposait-il, sans plus. Le bruit d'un objet métallique traîné au sol, plus loin devant lui, lui donna un indice supplémentaire. Les caves de la garnison, aux voûtes basses et qui avaient manifestement été rénovées ou réparées à la va-vite en certains endroits, étaient piètrement éclairé, mais au sol, dans un coin parmi les caisses de matériel, gisait une grille donnant sur le drainage du sous-sol.

*Les égouts, ils vont nous faire passer par les égouts...* Le sergent s'était engouffré le premier par la petite échelle, après avoir commandé à tous d'attendre que celui devant soi est fini de descendre avant de s'engager. Cela ralentit brutalement l'avancée, certains ne semblaient pas plus enjoués que cela à l'idée de se retrouver dans un boyau étroit, coincé entre deux personnes. Ils redoublaient ainsi de politesse, laissant passer qui voulait bien, retardant l'issue. Jaros, en queue de cortège depuis le début, attendit bien patiemment que tous se décident avant de mettre prudemment - et incité du regard par deux matelots un brin nerveux - le pied sur le premier barreau. L'échelle métallique encastrée dans le boyau de pierre était un brin glissante, mais le jeune homme se pressa néanmoins, les lumières disparaissaient doucement mais sûrement devant lui. Arrivé en bas, le jeune homme se permit un petit commentaire à voix haute.

- Eh bien, elle est sécurisé de partout, cette garnison.

Une épaisse grille, dont le battant reposant sur de lourds gonds était ouvert, barrait le conduit quelques mètres après l'échelle. Les voies de drainage étaient en outre plus profondes que le jeune homme ne l'aurait imaginé, plus spacieuses, aussi. De larges canalisations circulaires, au diamètre qui permettait presque à Jaros et ses deux mètres de se mouvoir sans se baisser. Elles ne servaient pas à l'évacuation des latrines non plus, au vu de l'odeur de simple humidité. Rattrapant en quelques enjambées dans la fraîche pénombre le petit groupe, le jeune homme prit un tournant, puis progressa en silence, alors que le chemin prenait une longue courbe régulière. Elle se terminait quand il entendit jurer devant lui.

Quelqu'un, surpris par une bestiole qui traînait là ou simplement en trébuchant, avait bousculé d'autres qui n'appréciaient guère cela. Quelques pas de plus et le jeune homme put voir que la situation était déjà deux doigts de tourner au vinaigre. On s'invectivait, s'arrêtant même d'aller de l'avant. *Qu'est-ce que c'est que ce bazar...* Il sembla à Jaros que ces hommes étaient tendus, si tendus qu'un rien se faisait prétexte à un débordement agressif. La voix lointaine mais bien claire du sergent, résonnant dans l'espace cylindrique, claqua brusquement, mettant un terme à cette ridicule prise de bec aussi vite qu'elle avait commencé. Certes, il grommelèrent jusqu'à ce que la sortie soit en vue. Un halo d'une vague lumière pâle le signalait.

Alors que l'on ralentissait puis s'arrêtait devant lui, Jaros sortit le papier donné plus tôt, le déplia de ses petits gestes précis et délicats. Y était noté de façon fort synthétique quelques lignes distinctes d'instructions, et un schéma que le jeune homme ne comprit pas immédiatement. *C'est... Un plan de l'entrepôt ?!* Toutes les entrées et sorties, la position des quelques pièces aménagées pour le négoce et les gardes, c'était bel et bien un plan. Pas extrêmement précis, mais tout de même, c'était quelque chose de particulièrement utile, à cela près qu'il n'aurait pas le luxe de le consulter une fois les hostilités lancées. Soudain un peu fébrile en réalisant dans ses tripes dans quelle situation il se trouvait, Jaros se mit à compulser les informations qu'il avait en main avec intensité. La nécessité de tout assimiler le pressait au point où sa respiration en était oppressée, contrainte. Comme si toute l'énergie de son corps se devait d'être dévolue à une tâche unique et bien précise.

Le jeune homme ne pouvait cependant pas ignorer le mouvement, et au lieu de ranger la note lorsque vint son tour de monter, il a coinça entre ses dents. L'échelle de sortie était plus courte que celle des sous-sols de la garnison, et aboutissait sur une cave au plafond particulièrement bas, éclairé par une multitude de lampes à huile. Le bric-à-brac ambiant laissa de suite supposer à Jaros que l'endroit appartenait à un petit commerce ou un particulier. La douzaine de personnes de la troupe étaient là, en groupe de deux à six. Alors que derrière le jeune homme les dernier soldats remontèrent en ahanant, le sergent, qui observait le tout avec attention, sortit un minuscule den-den mushi de sa manche, avant de se mettre à... claquer des dents. *Qu'est-ce que...*

S'approchant, le vagabond n'en croyait pas vraiment ses oreilles, sur le moment. Au bout de quelques instants cependant, un déclic se fit. *Un code, il parle par code !* Ce genre de procédé n'était pas totalement inconnu au jeune homme, mais il n'avait jamais eu à assister réellement à telle démonstration. Et en voyant cela, Jaros était plus que fasciné. Par par l'ingéniosité - finalement assez banale - de la chose, non. Mais C'était justement ce qu'il était en droit d'attendre d'une telle organisation. La Marine avait jusqu'alors toujours été comme une déclaration d'intention incapable de se rendre performative. Ici, au contraire, le jeune homme pouvait voir ce que des officiers compétents pouvaient faire avec les moyens d'une telle institution.

C'était somme toute d'un trivial prononcé, relevé par le stress de la confrontation peut-être mortelle, alors qu'il attendait ici, à son orée temporelle. Mais dans ce tout petit détail, Jaros vit, sentit, qu'il se détachait de la gangue paralysante entourant son esprit. Celle qu'il sentait sans vraiment vouloir la reconnaître, celle qui s'était accumulée depuis la fin du blocus; peut-être même avant, en fait... Résultat de la sédimentation de ses doutes et interrogations sans réponses, de... *Reprend-toi, crétin !* Soudaine impulsion pragmatique, le jeune homme claqua du pied sur le sol, et sentit son bras tressaillir sous l'envie brusque et purement corporelle de se gifler. Des regards se tournèrent vers lui, étonnés ou moqueurs, mais il n'en avait cure.

- Bon, écoutez-moi tous ! Sortez la note qu'on vous a donné, rapidement.

Le sergent en avait terminé avec sa communication codée, apparemment, et l'ordre - c'en était indéniablement hein - coupa court à toutes les petits commentaires et conversations. Ce soldat possédait une autorité plus que surprenante. Tous, dans la petite troupe hétéroclite, s'exécutèrent, et en moins de trois secondes l'on n'entendait plus que les respirations et le froissements des papiers qu'on dépliait. Il se mit alors à indiquer précisément d'où ils arriveraient, les positions à tenir juste avant le signal de départ de l'assaut, sans désigner personne, comme si tous allaient se répartir d'eux même, ce qui surprit beaucoup Jaros. *On ne va quand même pas s'en remettre à la bonne intelligence de chacun, sérieusement ?!* La chose était si grosse que le jeune homme se demanda si ce n'était pas lui qui manquait quelque chose, quelque chose de crucial. Il se trouvait cependant un peu trop interloqué par ce détail qui ne semblait troubler personne, au point où il faillit ne pas entendre la justification.

- ...est la moins défendable, donc je m'attend à ce que personne n'y aille. Va me falloir au moins une personne.

Incapable de dire de quel endroit le sergent pouvait bien parler, le jeune homme regarda presque anxieusement à coté de lui, repérant où se situait le doigt laborieux du drôle d'homme aux cheveux hérissés, qui se trouvait juste à coté de lui. C'était la seule des entrées possibles de l'entrepôt qui ne permettait pas de couverture pour un assaillant ou presque. La question monta aux lèvres de Jaros d'emblée.

- Comment vous voulez qu'une seule personne tienne cette position ?
- Suffira de pas longtemps, le contingent d'la garnison rappliquera rapidement. On les appâte comme ça pour les prendre en tenaille après, histoire de faire le plus de prisonniers possibles.

Regardant le plan, le jeune homme comprit. Malgré le grand nombre, si les soldats arrivaient de tous les cotés les mafieux pourraient se réfugier au centre de l’entrepôt et tenir leur position potentiellement bien trop longtemps. Mais miser ainsi sur une réaction qui semblait tout sauf aller de soi... La manœuvre était au moins diablement risquée, au pire complètement ridicule et vouée à l'échec, d'après Jaros. *D'après moi, ouais... Un vagabond des rues.* Le sergent continua son explication.

- Faut que tout converge pour qu'ils soient poussés vers là, sans que ça soit trop visible. Vous vous connaissez pas des masses, je compte sur vous pour que ça soit un peu la cohue.
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Fait remarquable, personne d'autre que Jaros ne sembla avoir à redire au plan du marine. Le jeune homme eut la désagréable sensation que, par son intervention, il venait de se désigner aux yeux de tous comme celui qu'on allait envoyer au casse-pipe. Sensation si désagréable qu'il ne sut que faire sur le moment, mais la nécessité d'agir était pour lui si grande qu'elle l'oppressait physiquement. Quelle ne fut donc sa surprise lorsque, à coté de lui bondit soudain l'énergumène à l'apparence étrange, se mettant au centre du petit groupe. Le jeune homme ne pouvait pas bien voir son visage mais du peu aperçu, l'individu semblait particulièrement congestionné. Prenant une inspiration un peu sifflante, il prit la parole sous le regard médusé de ses comparses.

- J'irai ! J'vais leur botter l'cul à ces salauds, y vont rien comprendre !!

Déclaration retentissante qui, malgré la conviction évidente de celui qui l'énonçait, ne fit pas grand effet sur l'assistance. Le sergent se fendit d'un sourire ambigu, quelques bougres se poussèrent du coude, entretenant mutuellement une hilarité bridée, mais ce fut tout. Jaros, voyant cela, s'enfonça un peu plus dans ses doutes vis à vis de ce "plan" qui n'en était pas vraiment un à ses yeux. L'angoisse, rampante et sournoise, s'infiltrait doucement mais sûrement en lui, fait frustrant puisqu'il en était conscient. Mais impossible d'efficacement lutter contre dans ces conditions, trop de choses allaient de travers pour le jeune homme. Reprenant rapidement contrôle de la situation, le sous-officier répliqua d'un air plus sérieux que prévu.

- Bien, mais fait pas tout capoter mon gars hein ! S'agirait pas de trop s'emballer.
- Oui msieu', je vais tout bien suivre msieu' ! 'Pouvez compter sur Tim !

Ces derniers mots furent accompagnés d'une tape de la paume contre sa poitrine de la part dudit "Tim". Personne ne semblait connaître le bougre, ou lui accorder une importance plus grande que celle de l'idiot utile qu'il se désignait être. Le vague silence qui suivit fut diablement éloquent, en ce sens. Jaros, hébété, eut ainsi tout le loisir de revenir à lui, mais au bout de quelques dizaines de secondes il sentit clairement l'atmosphère changer. Le moment de l'assaut allait arriver, c'était évident. Comme pour confirmer la pensée à peine formulée du jeune homme, le sergent se redressa souplement, et fit un signe silencieux de la main, invitant à ce qu'on le suive. Sortant l'un à la suite de l'autre de cette cave par un escalier rustique de bois cru, ils arrivèrent dans une salle au carrelage sale et fissuré, aux fenêtres bouchées par du tissu.

Une petite vieille femme, assise sur un fauteuil qui semblait sur le point de s'écrouler, les regarda arriver de ses yeux chassieux et plissés. Le marine dirigeant leur petit groupe l'ignora totalement, personne ne s'en formalisa donc outre mesure. Jaros, observant les cheveux gris et filasse retombant mollement sur les épaules couvertes d'un châle - à la couleur rose pastel affreuse - et ce visage... Aussi ridé qu'une pomme laissée à l'abandon au fond d'une poubelle; observant tout cela donc, le jeune homme se demanda tout de même ce qu'elle fichait ici.

Quel était son rôle, plutôt, il ne pouvait croire qu'une mamie rabougrie ne soit là que pour décorer; peut-être ne faisait-elle que leur laisser un passage. L'aspect délabré de l'endroit rendait l'hypothèse au moins incomplète. L’œil toujours fureteur, ses lèvres craquelées s'ouvrirent pour laisser passer le tuyau d'une pipe noircie, restée jusqu'alors invisible pour Jaros. L'odeur qui se répandit quelques instants après avec l'expiration sifflante de la vieille ne laissait pas de doutes sur la nature de ce qu'elle fumait. C'était de l'opium. *Comment peuvent-ils savoir qu'elle n'est pas avec... Oh, ils auraient fait ça ?! La réplique cinglante sortit des lèvres du jeune homme avant qu'il puisse vraiment se maîtriser, emporté par la conclusion qui s'imposait à lui.

- Hé, ça veut dire quoi ça ? C'est comme ça que vous avez acheté le passage ?

Le sergent ne prit aucunement la peine de lui répondre, ne le regarda même pas. Doigt accusateur pointé, Jaros attira d'emblée l'attention sur lui; c'était pourtant au sous-officier et uniquement à lui qu'il s'adressait, et le ton incisif avait tranché le silence avec une grande brusquerie. Plus pâle que jamais, le jeune homme était furieux. Il allait se diriger droit sur le marine quand une voix rauque s'éleva juste derrière.

- Elle va clamser la carne, y'a qu'à voir ses jambes. Un p'tit plaisir avant d'crever, hein...

C'était l'un des six énergumènes au crâne rasé. Tout en parlant, il avait négligemment soulevé le jupon de la vieille, révélant un pied et un mollet qui affichait toutes les couleurs sombres d'une nécrose bien avancée; les orteils semblaient commencer à être atteint de gangrène. Si le geste avait quelque chose de révoltant, la vieille femme n'y réagit pas, trop occupée qu'elle était à tirer assidûment sur sa pipe à opium. *La meilleure chose à faire, finalement...* Jaros n'eut rien à répliquer, il sentait la honte monter en lui de s'être ainsi montré si nerveux et instable. Sous cet éclairage, la situation lui paraissait un brin cynique mais impeccable de cohérence. Il venait de se conduire de bien indigne manière. Reprenant les rênes de la situation, le sous-officier interpella le groupe de sa voix forte et distincte.

- Tenez-vous prêt, va falloir partir dans...

Le sifflement aigu et crécellant qui retentit dehors finit la phrase du sergent à sa place. Ce signal était celui convenu, précieusement noté sur le morceau de papier de chacun, et manifestement tous l'avait bien enregistré. C'était parti. Ils s'activèrent soudain, laissant à peine le temps au sergent d'ouvrir la porte et de leur crier quelques indications. Sorti du bâtiment puant le moisi et l'opium, l'entrepôt était juste à leur gauche, une des entrées presque en face d'eux, de l'autre coté de l'allée piétonne. Jaros n'était pas parti dans les premiers, et trois du groupe - trois de ceux au crâne rasé - se dirigèrent d'emblée vers l'entrée la plus proche.

L'entrepôt en avait en tout cinq. Deux sur la longueur du coté par lequel ils arrivaient, une sur chaque largeur du bâtiment rectangulaire, et une sur la longueur opposée. C'était cette dernière qui posait problème, autant par son absence de couverture à l'intérieur même de l'entrepôt que par son isolement relatif. En outre elle jouxtait une zone qui rendrait la poursuite difficile, dans des ruelles encombrées et retorses.

Les rues étaient désertes, le soleil ne s'était pas encore vraiment levé. Jaros ralentit un peu le rythme pour voir où les autres allaient. Pédalant comme un dératé sur ses jambes courtaudes, Tim dépassa le jeune homme en ahanant, sortant de sa ceinture deux pistolets. Il traça sa route tout seul, frôlant dans sa course le mur de l'entrepôt, pour disparaître au coin. *Plus qu'à espérer qu'il ne va pas foncer tout seul et tout faire planter...* Il était trop tard pour tergiverser, de toute façon. Laissant l'énergumène à son sort, Jaros se dirigea vers la seconde entrée la plus proche.

Il avait préparé dans les poches de son manteau ses différentes armes, et attrapa dans sa main gauche son arme à feu sans ralentir le pas. Les considérations et angoisses du jeune homme, dès que le sifflet avait retenti, s'étaient évaporés pour laisser place à un influx continu et électrisant. Sur les douze personnes, quatre s'étaient déjà réparties; il vit du coin de l’œil que les trois autres de la bande de mercenaires tondus fonçaient vers l'entrée opposée à celle prise par leurs équipiers. Jaros, voyant que deux personnes étaient déjà arrivées à l'entrée la plus à gauche de la longueur de l'entrepôt, laissa les deux personnes restantes s'occuper de la dernière toute proche, hésita un instant puis alla rejoindre les autres.

Arrivé à deux pas de la grande porte, ouverte par l'un des infiltrés, les premier coups de feu retentirent.
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Jaros se plaqua contre le mur à coté d'une femme grande et musclée, à la veste de cuir épaisse et zébrée d'une multitude d'éraflures. La haute stature de la franc-tireuse empêchait le jeune homme de jeter un œil dans l'embrasure de la porte, mais elle sortit rapidement ses armes avant de s'engouffrer dans l'entrepôt avec vivacité. Les joues rouges et le front strié de veines turgescentes, le second mercenaire s'engagea à sa suite, son fusil en main et lâcha un cri féroce. Un coup de feu suivit presque instantanément, de sa part probablement. *Allez, bouge-toi !* Prenant une grande respiration tout en sortant son pistolet et en l'armant, Jaros se fléchit et jeta un regard à l'intérieur.

Une couverture était toute proche, un peu à droite de l'entrée, à peine plus de deux mètres à l'intérieur. Du coin de l'oeil, le jeune homme aperçut un éclat brillant à son extrême gauche. Impulsion soudaine, et il plongea dans le bâtiment, observa un bref instant et tira. Le brouhaha de l'action s'abattit sur lui comme une pluie torrentielle alors que, la main éclatée par la balle de Jaros, un grand escogriffe aux cheveux blonds lâchait son sabre, les traits tordus par la douleur, cinq ou six pas devant lui. Il avait manifestement eu l'intention de charger la position protégée des assaillants pendant que ses comparses les occupaient sur un autre flanc.

La présence d'un des trafiquants à cet endroit signifiait en outre que les alliés à leur gauche l'avaient laissé passer. Armant son pistolet à nouveau, le jeune homme se plaqua contre la pile de caisses leur servant de protection, et tira, touchant le mafieux à l'autre bras, juste au dessus de l'articulation. Il espérait ainsi l'incapaciter suffisamment pour éviter toute menace de sa part. Ouvrant son arme d'un geste cinglant du poignet, Jaros essaya de situer un peu plus l'action. Les coups de feu étaient totalement assourdissants, sans pour autant être très nombreux ils saturaient totalement l'atmosphère de l'entrepôt. A coté de lui, l'une rechargeait pendant que l'autre jetait de frénétiques regards de tous cotés, levant et rabaissant la tête comme un diablotin dans sa boîte.

Jetant lui aussi un coup d’œil, les images de la carte sommaire s'agencèrent pour aider le vagabond à comprendre l'action. Au delà de la petite rangée de caisses derrière lesquelles son petit groupe se cachait, une zone sans aucune couverture décente - des tables et des outils étant un peu maigre - s'étendait sur quelques mètres. Une percée laissait voir la petite entrée jouxtant le poste des gardes, petite pièce fermée dans l'immense bâtiment au plafond haut.

Et à cette entrée, Tim, fermement campé sur ses petites jambes arquées, jouait de la gâchette comme un fou furieux, tirant salves sur salves à tout va. Un pistolet gisait à ses pieds, probablement à court de munition. Sans autre blessure qu'une éraflure à la tempe pour le moment, son torse semblait bizarrement gonflé et hérissé. *C'est quoi ce truc...* Si Jaros connaissait de nom et de réputation les homme-poissons, il n'en avait croisé qu'une seule fois dans sa vie; reconnaître un homme poisson-globe, surtout dans le feu de l'action, était un peu trop pour lui.

Le reste de l'entrepôt n'était qu'allées parallèles ou perpendiculaires de caisses empilées. Impossible d'évaluer le nombre des mafieux depuis leur position. Les corps sanglants de deux personnes gisaient à droite de leur mur de caisses; sans doute les infiltrés, au vu de la manière dont ils étaient étendus. Avec l'irruption désordonnée des franc-tireurs - notamment celle d'un certain enragé solitaire - ils s'étaient sans doute retrouvés assaillis par tous les trafiquants présents avant de pouvoir faire quoi que ce soit.

La présence non loin d'eux d'un ennemi bien vivant dérangeait Jaros. Jetant un regard, il vit que le bougre s'était mis à clopiner, accroupi, vers la gauche. Avant que le jeune homme ne détourne son regard, deux des mercenaires aux crânes rasés apparurent soudain, plongeant hors de leur couverture, arme blanche à la main. L'un d'eux attrapa le trafiquant comme un sac de chiffon avant de le plaquer violemment contre les caisses, l'autre, impitoyable, suivit le mouvement et décrivit un bel arc de cercle avec son sabre. Les tendons sectionnés, leur victime s'écroula au sol, recueillant un coup de pied sauvage au passage. L'action n'avait duré qu'un instant.

Fouillant d'une main preste mai fébrile, Jaros attrapa l'un des paquets de munitions, et rechargea les deux coups de son arme en se tassant le plus possible, alors qu'il sentait les vibrations des tirs dans les caisses sur lesquelles il s'appuyait. Cela fait, il se redressa partiellement, échangea un bref regard avec les deux tireurs qui tenaient la position. La femme saignait de l'arcade sourcilière droite, rien de bien grave mais sa vision devait être un peu réduite de ce coté.  L'autre, les dents serrées, rechargeait son fusil. Prenant son relais, Jaros jeta de fréquents coups d’œils, tentant de visualiser la position des tireurs ennemis.

Comme prévu, la grande majorité était dans les allées courtes et bien protégées du centre du bâtiment. Les trafiquants n'avaient pas l'air bien nombreux, une dizaine - sans compter ceux ne pouvant plus combattre - tout au plus, mais ils avaient l'avantage du terrain. Pas moyen de les déloger aisément de leur cachette sans prendre un gros risque. Il n'y avait cependant pas grand doute sur l'issue d'une fusillade prolongée.

Leur gauche venait de se faire écraser, manifestement, et Jaros pu apercevoir du mouvement plus loin entre les fentes des caisses; les mafieux, repoussés par les mercenaires, se réfugiaient dans le dédale proche du centre, canardés à la diable dans leur repli. Quant à leur droite, un scénario fort similaire semblait se produire. Au centre, en revanche... *Merde...* Tim tenait encore, mais il commençait manifestement à faiblir. Une de ses épaules s'ornait d'un vilain trou sanglant, sa joue droite était déchirée et dégoulinait sur sa bouche et son cou. Deux pistolets, vides sans doute, gisaient à terre non loin de lui, et il avait commencé à reculer. La scène avait quelque chose de bizarrement grisante, dans la cacophonie des coups de feu résonnant dans l'entrepôt.

Un court instant tout bruit de tir cessa, accalmie impromptue. Le râle des blessés même sembla s'amenuir  dans une seconde de suspension totale. Hébété, Jaros ne savait quoi faire. Une furieuse impulsion le forca presque à se redresser, et deux choses se produisirent en simultané. Le jeune homme entrevit le canon d'une arme, et levant son deux-coups d'un geste fluide, tira par réflexe; l'instant d'après il sentit quelque chose le brûler dans son épaule droite. Les deux détonations, presque simultanées, sonnèrent la fin de ce moment de calme dans la tempête.
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Il avait commencé à se déporter tout en levant son pistolet, évitant probablement de se prendre la balle dans la gorge ou la tête. L'impact, loin d'être puissant, ne fut pas suffisant pour faire tomber Jaros en arrière, et il eut le temps de sentir le parcours brûlant d'un autre projectile lui frôler la joue avant de se retrouver à l'abri. L'adrénaline coulait à flot dans ses veines, le jeune ne sentait donc pas trop la douleur, sur le moment, mais il sentait son bras droit comme engourdi. La fusillade, après cette imprudence de sa part, repartit de plus belle, les armes pleines et les positions fermement tenues. Du moins pour la plupart.

Quelques instants plus tard, un cri alarmé retentit. Tim, une main touchée à présent, venait de prendre une autre balle, dans le mollet. Comme s'ils attendaient tous ce moment, les mafieux distribuèrent du plomb tout azimut comme jamais, alors que l'homme poisson plongeait au sol, puis roulait, laissant par terre des traînées de sang sombre. *Merde, merde, merde !* Celui de Jaros ne fit qu'un tour lorsqu'il entendit le hurlement de détresse.

L'action ne fut pas soupesée. Remettant d'un geste son arme encore fumante dans sa poche, ignorant le sang qui imbibait doucement ses vêtements, il se mit, fléchi, bien en face d'une caisse, et l'attrapa de chaque coté aussi fermement que possible. Puis, en poussant un grognement sourd, il la souleva à bout de bras, ses articulations craquant sinistrement sous la pression qu'il leur imposait. Les ligaments et muscles de ses épaules lui firent l'effet de câbles rouillés lorsqu'il tint, sous le regard médusé des franc-tireurs, le poids au dessus de sa tête, avant que ses bras ne commencent à ployer sous la masse trop importante. Jaros sentit une balle déchirer son flanc droit, une autre lui frôler la cuisse gauche, alors que la caisse, énorme, toucha le haut de son crâne. A ce moment précis, il poussa de toute ses forces.

Non pas juste de ses bras, mais il bondit littéralement du sol, projetant son chargement dans une trajectoire aussi approximative qu'improbable. Le jeune homme transmis tout son élan à la caisse, qui s'envola pour s'écraser dans un fracas retentissant sur ses jumelles, entre Jaros et l'entrée où Tim venait de flancher. Elle éclata, son contenu - des boîtes et des paquets ficelés de drogues - volant de tous cotés, alors que l'empilement heurté s'écroula en partie, abattant la rangée de caisses la plus haute aux alentours de l'impact. Les mafieux qui se cachaient là n'eurent pas le temps de bouger; aussi abérrés que les alliés du vagabond, ils ne s'étaient pas préparés, et furent gratifiés d'une salve de tir dévastatrice.

Le geste était loin d'être au goût même de Jaros, mais dire qu'il n'était pas dans un état normal serait un euphémisme. Trop de choses s'étaient agitées en lui récemment pour qu'il soit capable d'agir de la façon plus calculée qui lui était coutumière. Quoique, ici ce n'était pas totalement un coup de tête stupide; la confusion qui en résultait profiterait bien plus à son camp qu'à celui des trafiquants. Reste qu'il n'avait pas prévu précisément la suite des événements.

Le jeune homme atterrit en plein sur une des tables dans l'espace dégagé du milieu, et sa main droite s'empala presque sur de gros ciseaux. *Faut que je bouge, tout de suite, vite.* Il roula instantanément, serrant des dents en sentant le plomb dans son corps contraint et ses chairs blessées dans ses gesticulations. Se relevant, Jaros manqua de trébucher, tenta d'évaluer la situation. La bande de mercenaires avait réagi avec un sang-froid et une clairvoyance admirable, deux d'entre eux arrivaient au niveau de Tim, les quatre autres progressaient à grand renfort de tirs. Et de lancer de couteau, au vu des projectiles brillants qui se plantèrent à quelques mètres de Jaros.

*Allez bordel, bouge !* D'un bond, le jeune homme se remit en mouvement, allant droit vers les mafieux restant. Il pouvait en voir étendu sur les caisses, blessés pour la plupart, mais cinq d'entre eux étaient encore d'aplomb et avaient des munitions à dépenser, compensant l'absence de couverture par des tirs fournis. *Faut faire des prisonniers, hein...* Jaros tira la dernière balle de son pistolet - touchant un trafiquant à la cuisse - puis le rangea dans sa poche, attrapa prestement la dial, et... vit ce qui allait arriver s'il ne changeait pas de trajectoire. Avant d'entendre la détonation, il plongea à terre vers sa gauche, évita la ligne de mire mortelle d'un mafieux. Ou presque; son pantalon se déchira au mollet, sa chair également, la balle finissant sa course sur le sol de l'entrepôt.

Sa jambe ne lui répondit pas très bien lorsqu'il se releva à la volée, flanchant sous son poids et manquant de le faire trébucher. On allait encore lui tirer dessus, Jaros catalysait l'attention de toutes ces crapules, il le sentait, le voyait. Voyait aussi que la distance était de quelques mètres à peine. Il brandit la dial dans sa main gauche alors que des tirs alliés lui frôlaient les oreilles, ce qu'il ne remarqua presque pas. *Appuyer là dessus, donc !* Complètement absorbé dans son objectif présent, il laissa un bout de doigt traîner du mauvais coté au moment où il libéra l'énergie contenue dans le coquillage.

Une gerbe d'éclairs, dans un vrombissement aigu étrange et déchirant, éclata dans l'air devant lui, touchant tous les mafieux restant. Jaros ne le vit pas vraiment, cependant. Une partie de l'électricité, passant par son auriculaire mal placé, le traversa de part en part, nimbant sa vision d'un voile gris presque de suite. Il vida toute la dial en un déchaînement bleuté de quelques secondes, puis tomba à genoux. Sa cage thoracique était pétrie de contractions, ses poumons oppressés, incapables de fonctionner. Son cœur battait avec irrégularité, martelant ses tempes d'une rythmique syncopée et alarmante. *Quel imbécile je suis, bordel...*

Aussi inconsidérée fut-elle, son action avait mis au tapis tous les trafiquants. La plupart, grâce à la distance, n'avaient pas été plus électrisés que Jaros. Les équipiers du jeune homme arrivèrent tous en courant, poussant des exclamations diverses; trois d'entre eux s'empressèrent d'aller priver les mafieux de leurs armes, alors qu'un grand bruit montait doucement mais sûrement derrière eux, à l'extérieur de l'entrepôt. Jaros entendit que le tondu au bandana rouge arrivait à coté de lui, et l'interpellait d'un ton joyeux.

- Beh mon salaud ! C'tait quoi ça ? Hé, gamin, tu tiens le...

Le jeune homme perdait conscience, et se sentit tomber comme si son corps de lui appartenait plus. Dans ses oreilles, son cœur reprenait un rythme normal, masquant le boucan que le contingent de la garnison, mené par un sergent hurlant ses ordres comme jamais, faisait. Il eut le temps de les apercevoir à travers un voile grisé envahir l'entrepôt et le quadriller au petit trot, mais tout cela s'effaça doucement dans le noir de ses paupières alors qu'on le soulevait de terre.
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Plus tard, à la garnison...


L'affreuse sensation de quelque chose fouillant à l'intérieur de son corps sortit brutalement Jaros de son inconscience dans un éclair de douleur et de dégoût. Sa main s'élança vers l'endroit de l'intrusion - son épaule - et reconnut au toucher la chaleur d'un membre humain et la dure froideur d'un objet métallique. Le jeune homme s'apprêtait à serrer et tordre, éloigner cette menace, mais il fit enfin sens des taches de couleur brillantes qui lui agressaient les rétines à travers l'ouverture ténue de ses paupières. *Où est-ce que je suis, la garnison ?*Lâchant le bras avant d'avoir concrétisé son geste, il s'apprêtait à se redresser, ou demander ce qui se passait exactement, quand la douleur lui tomba dessus avec une force qui le cloua sur place.

- Bougez pas comme ça, z'êtes à peine arrivé.
- Je... Oui, d'accord.

La voix, bien reconnaissable, était celle de l'armurière de la garnison, apparemment infirmière à ses heures perdues. La désinvolture avec laquelle elle allait fouiller les chairs de Jaros à l'aide d'une petite pince courbe à la recherche du plomb n'étonna guère le jeune homme. La marine était la même en démontant une arme, après tout. Sans prévenir, elle extirpa le projectile ennemi, tachant le maigre torse pâle de son patient d'un sang noirci et gluant.


- Plus solide qu'il en a l'air, hein... Va falloir deux-trois points.
- Merci bien. Donc ça ne fait pas longtemps que je suis là ?

Vague hochement de tête silencieux, puis elle sortit des ciseaux, du fil et un aiguille. Jaros préféra regarder ailleurs pendant qu'elle faisait ses préparatifs. L'infirmerie de la garnison était plutôt fréquentée, mais les bruits qu'il pouvait entendre étaient un peu lointain, pas de voisin dans les couchettes adjacentes à signaler. Un regard plus prudent lui assura que ses affaires se trouvaient non loin de lui. Du moins, ce qu'il en restait... Son manteau était en lambeaux, brûlé par endroits, taché de sang, complètement inutilisable. De même, son pull était dans un état similaire. Il avait encore sur lui sa chemise, ouverte, mais se doutait qu'elle non plus ne devait pas être dans un état impeccable. *Aïe, bordel !* Le tampon imbibé d'alcool qu'on lui appliqua sur sa plaie fit un peu sursauter le jeune homme.

- Bon, on va faire ça vite.

Opinant du chef, Jaros serra les dents, et essaya de rassembler ses pensées pour oublier l'opération qui se déroulait juste à coté de sa tête. Sa mémoire, bien claire malgré la perte de connaissance, ne souffrait que d'une seule zone de flou, où il supposait qu'on l'avait transporté jusqu'ici. La dial que l'armurière - maniant l'aiguille avec prestesse - lui avait donné avait plutôt bien fonctionné, du moins c'est l'impression qu'il avait eu. Difficile de savoir si c'était à cause d'elle uniquement ou le cumul du tout qui l'avait fait tomber dans les pommes ainsi.

Restait que l'assaut semblait être une vague réussite. Il retenait le "plan" du sergent qui, s'il n'avait pas mené à un échec, n'avait pas vraiment été des plus brillants aux yeux de Jaros, en théorie comme sur le terrain. *D'ailleurs, où est... Tim, voilà !* Ignorant la morsure de l'aiguille dans sa chair, le jeune homme tourna la tête prudemment, cherchant des yeux la peau jaunâtre de l'homme-poisson. Sans succès.

- Dites, vous ne êtes pas occupé d'un drôle de type, la peau jaune, la tête comme un oursin ?
- L'est plus loin, y voulait même pas qu'on l'soigne, c'te buse. L'est dans les vapes maintenant. J'ai fini.

Prestement, elle coupa les petits bouts de fils, prit un rouleau de bandages, et s'avança pour soulever le torse de Jaros. Celui-ci la devança en le faisant de lui-même, les traits serrés alors que ses blessures distillaient de brûlantes ondes dans ses muscles. Palpant avec précaution son flanc pendant qu'on achevait de le panser, il eut la satisfaction de sentir que tout se présentait plutôt bien, sous ses doigts. Pour sa jambe, bouger son pied ne lui faisait pas que du bien mais rien de trop compromettant.

- Je n'avais qu'une seule balle dans le corps ?
- C'quoi c'te question, une seule ouais. T'veux la porter en collier ou quoi ?
- Curiosité, j'avais senti que j'étais touché à pas mal d'endroits mais dans l'intensité du moment, difficile de vraiment savoir.

La militaire se contenta de hausser les épaules. Le jeune homme, contemplant avec un peu de dépit son pantalon en piteux état et sa chemise bonne à jeter, nota qu'on lui adressait un drôle de regard. Certes, ton torse, d'un blanc d'albâtre uni et lisse, était particulièrement sec, ses côtes étaient saillantes et son ventre creusé. Certes, l'on pouvait voir les muscles sous cette peau fine - exempte de la moindre trace de graisse sous-cutanée ou presque - se dessiner, comme la preuve d'une vie encore bien là malgré cette maigreur inquiétante, mais cela n'avait rien de si particulier.

- Tu peux t'lever hein, on peut te r'filer un truc pour te couvrir. Tu cicatrises sacrément vite, c'presque pire qu'un homme-poison. J'crois qu'une paie t'attend, z'organisent ça dans la cour.

Hochant la tête, Jaros se passa les mains sur le visage, chassant le début de réflexions tumultueuses qui arrivaient alors que, la brume de l'inconscience définitivement retombée, il sentait toutes les interrogations non réglées revenir, et celles sur les événements encore tout récent arriver. La manière dont il s'était comportée relevait plus d'un adolescent incapable de bien gérer la pression que de quelqu'un de réfléchi et prudent, après tout; la rupture avec son habitude était grande, si grande qu'il avait presque peine à se reconnaître. C'est avec surprise qu'il sentit que, loin de s'affermir, ses mains se mirent à trembloter, inexorablement, alors qu'un flot émotionnel surprenant déferlait en lui. Peur, colère, angoisse, excitation, intenses et déroutantes car sans rien qui puisse les justifier sur le moment.

Le jeune homme se surprit à sentir ses yeux s'humidifier, son pouls s'accélérer alors que les tremblements prenaient de l'ampleur. Il se contraint à ne plus bouger en baissant la tête, se concentrant autant qu'il pouvait sur sa respiration, alors que ses cheveux poisseux de sang coagulé se collaient à ses joues. Il lui fallait quelques minutes avant d'être réellement capable de se lever.
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