Jaya - Salle d’interrogatoire - 1627
De longues journées se sont écoulées, pour ne pas parler de semaines. Des rapports que l’on m’a fait, Angelica a été enfermée, seule, dans une cellule miteuse, humide, où les repas sont rarement servis. Parfois, quand elle s’endort, de la musique à un volume sonore très élève est balancée pour la réveiller. Ou des douches glacées. Parfois encore, des hommes entrent dans la cellule pour la tabasser. Mais le pire dans tout ça, c’est qu’à aucun moment une personne n’est venue pour l’interroger, pour lui demander ce qu’on recherche. Elle le sait mais pourtant, si ce n’est moi, personne d’autre ne lui a demandé depuis qu’elle est enfermée.
C’est Niklas Aldo qui gère l’opération à présent. C’est lui qui a décidé d’agir ainsi. Avant même de demander quoique ce soit, il préfère détruire sa cible aussi bien physiquement que mentalement. C’est assez inhumain quand même mais ce n’est certainement pas moi qui vais y redire quoique ce soit. Dans le genre « je suis prêt à tout pour parvenir à mes fins », j’ai aussi ma part de saloperies. Puis c’est pas comme si j’étais particulièrement touché par le traitement qu’on lui fait subir. Je m'en carre l'oignon.
Aujourd’hui, je peux enfin sortir de mon lit et reprendre une marche tranquille. Mes plaies sont à peu près cicatrisées mais j’en garde tout de même une vilaine cicatrice. Ça me rappellera à tout jamais mon passage sur Marie-Joie. Enfin bref, c’est pas là que je voulais en venir. Aujourd’hui, Niklas Aldo, que je n’ai toujours pas rencontré, va enfin tenter une première approche avec Angelica. Je ne raterai ça pour rien au monde. Suelto m’a ramené une canne pour m’aider à marcher le temps de retrouver complètement mes forces.
Qui dit nouveau visage dit aussi nouveau look. Je traverse ainsi Jaya vêtu d’un pantalon noir skinny, d’une chemise blanche entrouverte, de bottes noirs. Exceptionnellement, fatigué, je n’ai pas pris la peine de coiffer mes cheveux. Ils se battent un peu dans tous les sens. Peut-être à l’image de mon esprit à l’heure actuelle. Je suis complètement amorphe depuis cette foutue mission. Je n’avais jamais été à ce point angoissé jusqu’ici. Puis la blessure subie a été plus grave que je ne l’imaginais. Foutus agents du CP9…
« Nous y sommes, Ragnar, me dit Suelto dont j’avais oublié la présence. »
Assez surpris, me dégageant aussitôt de mes songes, je me retourne vers lui.
« - Merci. J’imagine que tu ne peux m’accompagner plus loin ?
- Tout juste. Faut pas l’approcher ton Niklas, puis on y manipule une source des plus sûres, alors un pauvre type comme moi n’y a pas à sa place. Puis franchement, j’suis bien content de ne pas y être convié.
- Suelto…
- Non j’t’assure. C’est trop d’pression, trop d’paperasses, trop d’comptes à rendre à telle ou telle personne… J’aime ma petite vie tranquille.
- Suelto, j’ai compris. Je te ferais un rapport dans la mesure du possible. Après tout, t’es un peu le cerveau des opérations au sein de l’équipage… Et mon bras-droit par défaut, aussi. »
- Héhé. J’ai toujours su que j’pouvais compter sur toi. »
Et c’est tout content qu’il se retire. Quelle commère ! Je ne sais pas si c’est réellement du commérage ou seulement des infos qui lui permettent de prendre des dispositions. Ce rouquin a plusieurs coups d’avance et c’est probablement grâce à lui que je suis encore en vie. La réincarnation de Stanislas Montenegro, je trouve cette théorie de plus en plus vraie. Ou plutôt un fantasme. Du coup, ça n’a absolument rien à voir, mais je rentre dans ce bâtiment désaffecté où Othar m’attend. Othar, c'est celui qui m'a appris l'empathie sur Dead End, et qui depuis lors un As de la révolution spécialisé dans la formation de nos armées sur Jaya.
« - Qu’est-ce que c’est que ça ? Yumi m’a raconté un peu ta mésaventure mais je ne pensais pas te retrouver dans cet état.
- Ils n’avaient pas l’air de vouloir rire sur Marie-Joie… J’suis resté archi courtois pourtant, toujours souriant, très cordial.
- T’es revenu vivant de cet enfer…
- Oh, c’est pas grand chose. Il suffit juste de… euh ? Qu'est-ce que tu fous là ? »
Avant que je ne puisse terminer ma phrase, cet enfoiré me prend dans ses bras. Encore trop fragile, je suis dans l’obligation de supporter ce désagréable moment. J’ai prévu d’avoir une discussion avec lui une fois que toute cette merde sera terminée. En espérant que mon train de vie se calme par la même occasion, j’aimerais souffler un peu. On a le droit à des vacances ? Je ne me souviens pas avoir vu mentionné quelque chose de ce genre.
Assez rapidement, nous parvenons dans une salle fraîchement aménagée d’où l’on a une vue sur la salle d’interrogatoire. De dos, je vois un homme un vêtu de manière assez élégante, d’une bonne taille et d’une silhouette assez svelte. Très élégant. Il est tranquillement assis sur une chaise, face à une table où semble dressé son repas de midi. Et de l’autre côté de la table… Merde.
« Elle ne ressemble en rien à celle que j'ai capturé, dis-je le regard perdu vers ce corps en décomposition. »
Elle est méconnaissable. Angelica Browneye, le visage encore plus massacré que lorsque je l’avais frappé. Sa perte de poids est également flagrante. Déjà qu’elle n’était pas très fine, là c’est carrément glauque. Et l’autre qui mange tranquillement en face d’elle. Aucune parole n’émane d’une des deux personnes. La prisonnière tremble, elle est frigorifiée, enrhumée, fatiguée… Le plus triste dans tout cela, mais finalement assez logique, c’est qu’elle est la première à prendre l parole face au désintéressement du télépathe.
« - Qu… Que m’voulez-v… vous ? demande-t-elle frigorifiée.
- Une demoiselle aussi brillante que toi sait pertinemment ce que nous désirons. Tu as déjà rencontré l’un de nos agents, n’est-ce pas ?
- Ra… Ragnar ?
- Quelle perspicacité. Cet imbécile n’est même pas foutu de conserver une couverture. »
Je l’déteste déjà ce connard.
« - De ce fait, tu sais déjà ce que nous voulons. Je t’écoute.
- J-Je ne… sais pas… où s’trouve Man-Man… drake.
- Les gardiens ne t’ont pas servi à manger ce midi ? À moins qu’il s’agisse là de ton repas, dit-il en se saisissant ses couverts. Tu ne veux pas fournir le moindre effort, dis-moi pourquoi j’en ferais.
- Je… Je…
- Gardiens ! Ramenez-la dans sa cellule. Mon repas se refroidit et la demoiselle ne semble pas apprécier notre petite entrevue.
- J-j-je…
- Nous nous reverrons lorsque je repasserais ici à l’occasion. J’ai du boulot ailleurs. Ravi d’avoir pu faire votre connaissance, Angelica, dit-il avant que les gardiens ne l’emmène. »
Quel horrible personnage. Après avoir fini son assiette et s'être essuyé, il nous rejoint dans la salle d’observation. Maintenant que je l’aperçois de face, faut dire que le type est charismatique. Sa prestance n’est plus à prouver. L’homme supposé mort, celui qui est encore plus recherché que le guide en personne. Niklas le télépathe, un don extrêmement dangereux à protéger coûte que coûte. Il ne perd d’ailleurs pas de temps à enclencher la discussion.
« - Ragnar, je présume ? Niklas Aldo. Vous m’envoyez désolé pour vos blessures, mais je vous garantis que votre dévouement ne sera pas vain. Avez-vous observé quelque chose durant mon entretien avec l’agent du CP9 ?
- Elle n’est plus la même fille.
- Je n’apprécie guère ces méthodes. Pour tout vous dire, j’en vomissais au début. Avec le temps, j’ai réalisé…
- Que nous sommes en guerre et que nous ne valons pas mieux que notre ennemi. Chacun défend son idéal…
- J’y aurais mis un plus de subtilité mais nos idées se rejoignent.
- Pourquoi ne pas l’avoir laissé parler à la fin ? Elle semblait vouloir dire quelque chose.
- Je veux l’affaiblir le plus possible, voire même la détruire pour mieux rentrer dans sa tête. Dans une semaine, je reviendrais la voir et recommencerai.
- Ne va-t-elle pas mourir ? Ou tenter de mettre fin à ses jours ?
- C’est également le but. Nous la maintenons légèrement en vie pour qu’elle ai envie de se tuer elle-même. Le problème, c’est qu’elle n’aura rien pour essayer. La nourriture est jetée en pâture à même le sol, sans le moindre couvert. Quand elle refuse de manger lors de ses rares repas, elle reçoit des transfusions. »
Il me raconte tout ça avec une éloquence parfaite. À aucun moment il n’est dérangé par ce qu’il me dit. Je sais qu’il m’évalue et qu’il est probablement en train de filtrer tout ce que je pense, mais bon Nous n’aurions pas à faire tout ça si la vie était plus simple. Angelica n’est pas n’importe qui, c’est quasiment indispensable d’adopter ce genre de procédures avec ces individus. Alors, je me résigne à accepter tout cela.
Le télépathe reste statique quelques instants à me scruter.
« - Émilie m’avait fait une description légèrement différente de votre personne, constate-t-il en souriant légèrement.
- Hùhù. Je ne sais pas ce qu’elle a bien pu vous dire, mais j’ai subi une…
- Je suis au courant pour l’opération, dit-il en me stoppant. Je ne parlais pas de votre physique. Honnêtement, je suis agréablement surpris. »
C’est ainsi que se termine cette première session. Ma rencontre avec Niklas fut limite plus productive que l’entretien avec Angelica. Si lui-même est forcé d’utiliser un si long processus, je comprends que je n’aurais pas pu en obtenir davantage tout seul sur Marie-Joie. Par mesure de sécurité, le membre du conseil des dragons préfère rester dans ce bâtiment et ne pas trop en sortir. On le croit mort, seules des rumeurs parlent de lui, autant que ça reste ainsi.
De mon côté, je ressors grandi de cet enfer.
Dernière édition par Ragnar Etzmurt le Mer 20 Juin 2018 - 22:00, édité 1 fois