Sur ces mots, il ne se fit pas attendre et les illustra immédiatement en se mettant à la recherche du seul homme capable de rester nuit et jour sur la place des docks du quartier, qui était l’unique place de celui-ci. Cet homme n’était autre qu’Alexander le sans-abri.
De par sa condition, il était la personne la plus à même de témoigner, si tant est qu’il traînait dans le coin ce matin-là.
Mais au bout d’un quart d’heure et le quartier bouclé, Apollon dut se rendre à l’évidence : Alexander n’était plus ici. Il fit un travail de mémoire difficile pour se rappeler de leur dernière rencontre et à vrai dire, il lui était impossible de se souvenir de quoi que ce fût d’autre que sa peine depuis l’avant-veille. Elle l’avait complètement obnubilé et tous ses autres souvenirs étaient aussi courts que brumeux. Mais il fut parcouru d’une fulgurance : la dernière fois qu’il l’avait vu, c’était le matin même, sur le chemin entre l’hôtel et la taverne. Et ce jour-là, il ne l’avait même pas apostrophé alors qu’habituellement, il lui faisait toujours du zèle pour lui quémander une pièce. Quelque chose l’avait donc perturbé.
Etait-il témoin ... ou coupable ?
Quoi qu’il en soit, je dois le retrouver. Il est ma seule piste, et si elle remonte jusqu’à lui, il me faut le garder sous le coude. Mais ... s’il sait que j’enquête sur le meurtrier et qu’il l’est, alors il se méfiera. Je vais devoir jouer finement et mais aussi et surtout, trouver de nouveaux éléments. S’il est ma seule piste et qu’il est cet ignoble fils de pute, il m’enverra dans les choux et je courrai peut-être à ma perte. Je ne peux pas prendre ce risque.
Mais par où commencer ?
Quelques minutes d’intenses réflexions plus tard, il opta pour aller se coucher, décidant que la nuit portait conseil. Après tout, il n’était pas très frais, et ce n’était pas le meilleur moyen pour débuter une investigation. Ainsi, il se rendit à l’hôtel pour regagner sa chambre.
Mais cela ne l’empêchait pas d’être perdu dans ses pensées, jusqu’à ce que ...
- Monsieur ? Excusez-moi de vous déranger ...
L’air absent s’effaça du visage du barde et ce dernier fit volte-face à la voix familière, celle du directeur de l’hôtel. C’était un quinquagénaire brin, et aux tempes grisonnantes. Habillé serré et carré dans son costume trois pièces, et même sans sa veste comme ce soir à cette heure, il paraissait indéboulonnable, son flegme et son tact renforçant cet aspect.
- Moui ?
- Je vais peut-être vous paraître quelques peux intrusif, et pardonnez-moi pour cela, mais ... vous êtes connus dans le quartier. Donc je sais comment vous êtes, ou plutôt étiez, rémunéré ...
- Je comprends, et votre crainte est toute naturelle étant donné votre place. Je vous rassure : je n’aurais plus de nouvelles entrées d’argent maintenant, mais ce sera ma dernière nuit ici. En tout cas je l’espère. Non pas que votre établissement ne me plaise pas mais ...
Apollon s’arrêta pour émettre une nouvelle réflexion.
- Puis-je à mon tour vous poser une question ?
- Bien sûr !
- Vous êtes donc au courant pour Rose puisque vous savez que je ne percevrai plus les pourboires, mais savez-vous qui aurait pu commettre cela ?
- Si je le sais ? Non. Mais j’ai des hypothèses.
- Me feriez-vous l’insigne honneur de me dire lesquelles ?
- Vous savez, je ne suis pas d’ici. Mais depuis le temps, je peux dire que j’ai su me faire accepter, comprendre la mentalité locale et en apprendre plus sur ce qui se trame sur l’île. Et selon moi, il pourrait s’agir de n’importe qui : un admirateur secret complètement fou, fou de la voir complice avec tous ses clients ; un îlien jaloux de son succès récent ; un îlien furieux de la voir s’acoquiner avec des étrangers alors qu’elle était originaire de l’île ... Ca pourrait peut-être même être celui qu’on appelle Jacques l’étripeur ! La liste et les motifs ne manquent pas. Ce même Jacques pourrait être n’importe qui !
- Jacques l’étripeur ?
- Oui. C’est un assassin qui a sévi plusieurs fois sans que personne ne connaisse réellement son identité. Quelques noms sortent mais retournent bien vite à l’anonymat ...
- Et l’absence de milice ne manque pas d’appuyer le mystère autour de ce personnage.
- Et de démontrer l’insécurité de l’île ! Mais le bougre sait se faire oublier puisqu’il espace ses crimes de plusieurs mois. Alors les gens parviennent à l’oublier et ils surmontent leur sentiment d’insécurité. En fait, il a un mode opératoire à peu près défini : il ne s’attaque uniquement aux femmes, et à proximité du Zaunard. Mais alors n’importe qui d’assez futé et habile peut agir sous cette couverture, et je ne serai pas surpris d’apprendre que certains des crimes lui ont été attribués alors qu’il ne s’agissait pas de lui ...
- Donc ce Jacques peut-être n’importe qui et n’importe qui peut se cacher derrière l’image de ce Jacques ...
- Exactement. Sans compter que ce n’est peut-être pas lui qui a commis le crime. Mais il n’empêche que les locaux ont toutes les raisons du monde à lui prêter cet acte horrible.
- Eh bien voilà qui ne m’avance en rien ...
Un ange passa, passage durant lequel le tenant scrutait attentivement un Apollon pensif.
- Vous enquêtez sur le drame ?
Le bateleur releva la tête.
- Oui, en effet.
- Je peux comprendre vos motivations, et je ne peux que vous encourager dans cette démarche, mais méfiez-vous. Les Zauniens n’aiment pas trop que l’on fouille dans leurs affaires, encore moins quand il s’agit d’étrangers. Et leur méthodes pour s’en assurer peuvent se révéler ... plutôt définitives.
- Il est vrai, un ami m’a averti, mais merci.
- Bidouille John, n’est-ce pas ?
- Exactement. Vous le connaissez ?
- Les étrangers qui ont percé ici se comptent sur les doigts des deux mains, alors oui. C’est aussi pour cela que je tiens à vous informer du mieux que je peux. Et du fait, non, vous n’êtes pas avancé à rien.
Apollon fut frappé par la surprise de cette réponse.
- Mais ... expliquez-vous alors !
- Eh bien, je vous ai parlé du Zaunard. C’est le surnom ... affectueux dirons-nous ... que les Zauniens ont attribué au train qui dessert les petites mains dans les usines. Je vous ai également dit qu’il était le lieu d’attaque favoris de ce Jacques. Le hic, c’est qu’il traverse toute la ville avant d’aller se perdre dans la périphérie. Donc votre champ d’action n’est pas réduit pour autant.
- Hm ... Et n’importe qui peut monter à bord ?
- Je pense, oui. Il passe très tôt chaque matin et très tard chaque soir, pour rafler la main d’oeuvre non-qualifiée qui grouille ici. Et comme elle grouille, le train est bondé. Donc, il est facile d’y accéder.
- Pourtant, Jacques a choisi cet endroit noir de monde pour frapper. Cela ne vous paraît pas un peu ... paradoxal, très risqué ou erroné ?
- Non, le Zaunard est un vieux train qui se traîne dans son immense panache de fumée blanche. Je parie qu’il fume plus que toutes les usines de l’île réunies ! Alors il doit se servir lors d’un de ses arrêts, où la fumée stagne, pour frapper ...
Apollon lissait frénétiquement sa barbichette ébène, perdu dans ses pensées.
Donc, il faudrait que je m’infiltre dans ce Zaunard et que je me fasse remarquer pour attirer l’attention de ce Jacques. Il ne s’attaque qu’aux femmes, mais ce n’est pas un souci. Le hic, c’est ce qu’il laisse une sacrée marge de temps entre deux meurtres ... Il faut donc que je le pousse à agir mais que je parvienne à m’en tirer ...
S’il s’attaque uniquement aux femmes, il y a trois possibilités : un, il est une personne faiblement constitué ou diminué, mais suffisamment fort de même pour prendre le dessus ; deux, c’est un misogyne pour quelques raisons que ce soit ; et trois, c’est un lâche pour s’en prendre aux femmes car globalement plus faibles que les hommes ... Non, en réalité, il n’y a que deux hypothèses, puisque dans tous les cas ce n’est qu’un immonde lâche ...
Et enfin, si c’est bien lui qui a tué Rose, je peux en conclure qu’il tue en ville. Mais je ne peux pas me permettre de le prendre pour argent comptant sans m’en assurer, puisque je ne sais pas si c’est effectivement lui et s’il ne tue qu’en ville.
- Précisément.
- Hm ?
Le directeur de l’hôtel avait continué de s’affairer derrière son comptoir après avoir vu Apollon entre train de cogiter profondément.
- Vous parliez de ses frappes. Sans me dire précisément, vous savez s’il assassine en ville ou à la périphérie ?
- En ville. J’imagine qu’en périphérie, il n’y aurait pas assez de personnes pour se fondre dans la foule.
- Habile.
Et cela colle avec le meurtre de Rose ... Si seulement j’avais pu mettre la main sur cet Alex...
- Oh ! Et vous connaissez le sans-abri du coin ?
- Alexander ? Bien sûr que je le connais ! Il ne traîne que par ici, parce que dans la ville même, les gens ne s’arrêtent pas pour répondre à sa mendicité, et il est plus rentable pour lui de s’installer ici.
- Et pourtant, il a disparu.
- Oui, ça lui arrive souvent. Je vois où vous voulez en venir, mais je ne sais si la fréquence de ses absences collent avec celle des prétendus meurtres de Jacques. Je dirais qu’ils sont plus fréquents.
- De toute façon, s’il disparaît au même moment, cela le rend suspect. Et s’il ne le fait pas, il peut se servir de cela pour se fondre dans le paysage.
- Je comprends vos suspicions, mais Alexander n’est pas ce genre d’homme. Ce n’est vraiment pas un mauvais bougre. Je peux vous assurer que jamais il n’aurait touché à un seul cheveu de Rose. Et puis je rappelle que Jacques frappe en ville, et qu’à ma connaissance, Alexander n’y met jamais les pieds.
Hm. Une impasse donc ? Je pense que je peux faire confiance à cet homme, et cette conclusion ne m’est pas uniquement négative : Alexander devient un suspect de moins et donc une piste supplémentaire si je parviens à le retrouver ...
- Je vous remercie pour toutes ces informations. Bonne n...
- Attendez ! C’est un plaisir de pouvoir aider celui qui voudrait venger Rose. Pour autant, je désapprouve vos actes car je n’aimerais pas qu’il vous arrive malheur. Aussi, j’imagine que l’enquête prendra un certain temps et ...
- Je ne voulais rester qu’une nuit supplémentaire, celle-ci, mais en vérité, je ne pourrais plus vous payer que deux nuits. Je me dois de boucler cette affaire rapid...
- L’enquête prendra un certain temps, disais-je, plus que deux nuits. Et pour cela, je vous offre la semaine. Je désapprouve votre démarche mais mon coeur apprécie et vous encourage, et je vous l’ai déjà dit. Aussi, vous aurez peut-être besoin de cet argent pour mener à bien votre investigation. Je vous offre une semaine, pas plus. Si vous tenez à rester pour élucider le mystère et que cela vous prend davantage de temps, alors vous devrez trouver un autre refuge.
Les lèvres d’Apollon d’une façon qu’il leur était inconnue depuis ces deux derniers jours. Il retrouva le sourire, et sur ce visage fatigué, cela décuplait le plaisir qu’il éprouvait, et par là même, la satisfaction du directeur de l’hôtel.
- Merci ! Merci beaucoup ! Cela me touche énormément !
Pour accompagner ses propos, il porta sa main à son coeur. Avant toute réponse, le tenant s’inclina légèrement, avec lui aussi un léger sourire aux lèvres.
- Bonne nuit, monsieur.