La proue s’écrasait violemment sur les vagues, fendant l’onde de son faune de bois. Le Satyre était un navire solide et petit, qui avait connu maintes batailles avec son Capitaine, Emmett Vestrit. Il portait les sévices de multiples batailles, de manœuvres audacieuses et des océans funestes de ces mondes. Il avait navigué sur les blues, avait emprunté des routes connues de lui seul. Il avait fait face aux contrebandiers, aux pirates et à la marine. Il était l’un des marins les plus braves de cette partie du globe et, pourtant, bien peu le connaissaient. Car le Satyre était un navire spécial, sinon exceptionnel. On pouvait voir, effrité par le temps, l’effigie d’une mouette. Arrachée, dissimulée. Elle revenait néanmoins avec le sel et le vent, comme une réminiscence d’une vie passée. Ses cicatrices prouvaient que le Capitaine Vestrit avait, lui aussi, appartenu à cette vie. Car il ne cessait de répéter que son trésor le plus sacré était sous ses pieds. On lui attribuait là la lubie d’un Capitaine superstitieux. Pourtant … peu nombreux étaient ceux qui connaissaient la véritable histoire du Satyre. Que ce qui était le plus précieux, sur ce navire, c’était sa quille.
« Déferlez les voiles au maximum. Mettez en action les roues à aube ! » tonna la voix puissante du capitaine, sous un bandeau de marin lui mangeant la moitié du crâne.
Son nez proéminent trônait au-dessus d’une barbe drue, percée d’argent. Il sortit sa longue-vue, inspecta les eaux calmes où, comme par magie, la houle semblait mourir. Il rengaina son ustensile et caressa amoureusement la barre.
« Du nerf, camarades ! Je préfère prendre un maximum de vitesse avant d’entrer sur Calm Belt ! » s’impatienta-t-il, tandis que plusieurs Aye ! lui répondirent.
Au centre du navire trônait un pilier percé de barres en bois. Cinq matelots s’échinaient à la faire tourner, afin de faire sortir de la coque le mécanisme destiné à passer les mers trop calmes. Vestige d’un temps passé sous l’effigie de la mouette, le Satyre était aujourd’hui un navire révolutionnaire. L’un des rares à avoir été dérobé à la Marine, et à être capable de traverser Calm Belt. Ils ne se risquaient là que lors de missions périlleuses, nécessitant l’expertise du Capitaine Vestrit. Ils étaient un atout, et une force non négligeable. Les perdre serait un coup dur pour leur mouvement. Voguer avec eux pouvait assurer bien des victoires.
Le cliquetis d’une armure se fit entendre derrière le Capitaine, qui se retourna. Leur passager se décidait enfin à émerger. C’était un homme dans la trentaine, bien qu’il en paraisse bien plus. Il arborait un gantelet d’arme qui se prolongeait jusqu’à son épaule droite. Il avait les cheveux mi-longs, parcourus de fils blancs eux-aussi. Un bandage couvrait son œil droit, et une mince cicatrice s’en étirait. De la même manière, d’étranges brûlures montait sur son cou. Il portait une barbe de quelques semaines, inégale et mal entretenue. Son unique œil d’un bleu acier semblait regarder un peu partout. Il y avait quelque chose de nonchalant dans sa démarche, mais sa main reposait sans cesse sur le pommeau d’une vieille épée, et sa tenue rapiécée cachait de nombreux replis contenant des armes toutes plus farfelues les unes que les autres. C’était ce qui générait ce cliquetis métallique caractéristique lorsqu’il se déplaçait : les lames cachées dans ses oripeaux. Sa ceinture contenait une dizaine de dagues, dards sombres qui saillaient de leurs gaines de cuir. L’homme tira une cigarette de sa poche, la tapa distraitement sur le bois, puis l’alluma à l’aide d’un briquet en amadou. Il éteint la mèche et rangea le tout dans sa poche ignifugée. Il soupira et relâcha un épais nuage de fumée.
« Aye, Camarade Rafaelo. » fit le Capitaine, ne sachant trop sur quel pied danser avec cette chose-là.
« Aye, Camarade Vestrit. » répondit l’assassin, d’une voix rauque et un peu éraillée.
Le vent souffla pour la dernière fois dans la voilure, les faisant bondir vers l’avant. Le révolutionnaire attrapa la rambarde de sa main gantée, ses griffes d’acier s’enfonçant dans le bois. Il se maintint tandis que le Satyre s’enfonçait dans l’eau. Il accusa le coup et, petit à petit, le bateau se mit à glisser sur l’ondée lisse. Les voiles furent ferlées, les roues mises en action. Le craquement sec du bois se fit entendre, et ils prirent une allure tranquille, mais inexorable. Le Capitaine sorti une nouvelle fois sa longue vue. Il n’y avait rien de perceptible, pourtant il sembla chercher quelque chose. Il parut l’avoir trouvé car il replia l’outil et hocha du chef. Il soupira.
« Bien, à ce rythme, nous devrions atteindre notre destination demain matin. Nous sommes dans les temps, et même en avance. Et si vous m’expliquiez comment le terrible assassin que vous êtes a fait pour parvenir à nous rejoindre aussi vite ? On dit que vous avez perdu vos pouvoirs, on dit … que vous êtes revenu de la mort. Je dois avouer qu’un grand briscard dans mon genre est curieux de ces choses-là. »
Rafaelo laissa échapper un petit ricanement et relâcha sa fumée. Il opina.
« Vous êtes sûr, Capitaine ? Je vous pensais homme plus … précautionneux. Peu sont ceux qui aimeraient entendre les mémoires d’un tueur … » s’amusa-t-il en faisant jouer ses doigts sur le bois.
« Je sais encore reconnaître un sale type quand j’en vois un. »
« Je ne suis donc pas un sale type selon vous ? »
« J’en dis simplement que c’est pas une mission qui vous amène, assassin, mais une dette d’honneur. Peu sont ceux qui se rueraient dans la gueule du loup pour une dette d’honneur. » marmonna le Capitaine, avant de confier la barre à son second.
« Peut-être, peut-être … mais j’ai toujours détesté me confier la gorge sèche. »
Beware, beware.
Le son d’une bouteille qu’on débouche. Les verres tintant les uns contre les autres. L’odeur rance d’un cru resté en bouteille trop longtemps. La lumière tamisée d’une lanterne sourde. La fumée poisseuse d’un cigare entamé. Les restes d’un repas à peine touché. Et … une histoire à conter. C’était ma partition, j’en avais conté des centaines. Combien étaient vraies ? Combien importaient ? Peu, au final. La vérité n’était pas l’apanage des assassins. C’était les ombres, les ténèbres. Mais j’avais promis de changer. Pour elle, pour eux. De ne plus être une figure d’horreur. De ne plus être ce nom que l’on chuchotait aux enfants le soir pour les terrifier. De cesser de faire changer les choses par l’horreur et la crainte. De devenir un exemple pour un monde en devenir. De ne plus être celui qui faisait le choix nécessaire … mais le choix à faire. Moi, devenir un héros ? Ah. C’en était risible. Pourtant elle m’en avait convaincu. Et eux … eux, ils étaient ma raison de le faire. Mes enfants, mon futur.
Ainsi donc, comme un barde qui accordait son luth, j’échauffais ma gorge par l’alcool, faisais de ma voix un instrument. Le silence s’installa entre nous, tandis que la curiosité du Capitaine restait en suspens. Je soupirais, entamant alors le récit de mon voyage. Expliquant pourquoi je serais là … pourquoi je venais en ces tréfonds. Qui j’étais, pourquoi j’en étais arrivé là. Je dois avouer que l’idée m’était bizarre, et pourtant. Pourtant, c’était le récit de ma vie.
« Alors, Camarade ? »
J’hochais de la tête. Il était temps.
« Je n’ai jamais connu mes parents. Nous sommes nés, mon frère et moi, sur un navire. Mon père était, m’a-t-on dit, resté sur notre propriété pour la défendre contre le Gouvernement. Ma mère est morte en couche, ne pouvant recevoir les soins nécessaires. Beaucoup des sympathisants de mes parents sont morts ce jour-là, sous les coups du Gouvernement. Alors, c’est la femme d’un des hommes les plus fidèles qui nous a élevé, sur une plage, à l’abri, mon frère et moi. Nous avons grandi libres de toute contrainte, de tout fléau. Puis … puis nous avons fini par apprendre, savoir. Alors nous nous sommes enfuis pour gagner notre vengeance, et retrouver les restes de notre famille. Nés dans le sang … marqués par ce dernier.
Mon frère a connu une vie de gentilhomme, a su se démarquer et à gagner le cœur des belles. Il a louvoyé dans les hautes strates, il est devenu quelqu’un d’important. Quant à moi … et bien … j’étais le plus vindicatif des deux. J’ai rejoint la rue pour survivre, j’ai rejoint les bas-fonds tandis que mon frère ne rechignait devant rien pour parvenir à ses fins. Alors qu’il cherchait à se frayer un chemin parmi les nobles et autres bourgeois pour jouer dans la même cour que feu nos parents, je me suis intéressé aux délaissés, au cœur du combat de ma famille. Intéressé est un bien grand mot. Car j’ai rapidement mal fini. Fauché, à la rue, privé du contact de mon frère, je suis devenu mendiant. Puis voleur. Puis … j’ai gagné mes galons à la cour des miracles. J’ai fait la rencontre d’hommes de cause. Et j’ai été … enrôlé, modelé. Entraîné. La Volpe. Cela signifiait le Renard. C’était le maître, c’était mon mentor. Il m’a montré comment délester d’une bourse, quels cordons sectionner, comment disparaître dans une foule. Trouver les prises pour grimper, écouter les voix de la rue. Savoir quand fuir, quand se cacher. Quand frapper. Et … comment tuer. Par les armes, par le poison. Comment utiliser la mort pour servir mes objectifs. »
Je repris mon souffle, alors qu’Emmett buvait tranquillement fronçait les sourcils. Ce n’était pas l’histoire pour laquelle il avait payé, mais il semblait s’en contenter. La genèse, c’était bien ce qu’il avait voulu.
« Je suis devenu révolutionnaire à onze ans. J’ai terminé mon apprentissage à quinze. J’ai utilisé mes compétences pour ma propre quête de vengeance à seize. J’ai entraîné la mort de mon maître à dix-sept. Et j’ai récupéré l’héritage de ma famille à ce moment-là. Lors de son sacrifice ultime. Par une erreur de ma part, qui m’a néanmoins permis de savoir que les miens avaient été assassinés et qu’ils avaient été, eux aussi, des assassins. Je n’avais pas été repéré par hasard, j’avais toujours eu quelqu’un pour veiller sur moi. Ainsi allait la vie … j’étais tombé de haut en pensant être quelqu’un d’exceptionnel, alors que je ne fus qu’un meurtrier parmi les autres. Alors j’ai continué à œuvrer au nom de la révolution, nourrissant une amertume de plus en plus forte envers ceux qui m’avaient utilisé. Je suis donc devenu Il Assassino, à une époque où Freeman n’était qu’une histoire lointaine. Mon frère, quant à lui, a fondé l’Union Révolutionnaire. Moi, j’avais monté mon organisation, l’Umbra. Des assassins au service d’une cause que je jugeais juste : la mienne. Celle des opprimés, juges et bourreaux. Puis … puis mon frère est venu me demander de l’aide, avant de se faire vaincre et capturer devant moi, incapable de le défendre. De rage, je pris son poste dans l’Umbra, de rage, je devins la force noire de l’Union. Et, de rage, je me mis en quête de ce que tout homme à l’honneur bafoué ferait : le pouvoir. Le pouvoir de vaincre, le pouvoir de défaire mes ennemis … et de sauver ma famille.
Alors j’ai abandonné mes hommes à leurs fardeaux, j’ai pris la mer. Je suis parti sur Grand Line à la recherche de ce pouvoir. C’est là que j’ai trouvé ce qui ferait de moi l’assassin que je suis devenu. Je n’étais qu’une ombre qui planait sur les mers auparavant. Mais dès lors, je suis devenu … un mythe. Un symbole, je dirais. Il fallait dire que mon frère, par ses relations et son argent, avait tout fait pour auréoler mon âme de mystères et de puissance. Ma légende était plus grande que ma force, je me dois de le reconnaître. Mais elle suffisait souvent à faire le travail. Or, un coup du hasard certainement, mon premier adversaire lorsque je découvris mon pouvoir, fut mon frère même. Je ne découvris son identité qu’au terme d’une lutte acharnée où ma nouvelle force me permit de le défaire plus facilement que je ne l’aurais cru. C’est ainsi qu’il a fui, et que je n’ai pu le retrouver avant des années. Il a rejoint les organismes de formation, son lavage de cerveau étant mis en péril par cette défaite et notre rencontre … mais c’est là son histoire. »
Nouvelle pause, le Capitaine nous resservit un verre. Ce n’était, bien entendu, que les fondations de mon histoire. Si certaines bribes étaient déjà connues, d’autres n’avaient pas mêmes été expliquées.
« C’est à peu près dans ces eaux-là que l’Union a été dissoute. Juste après la guerre du QG de South Blue, où j’ai rencontré pour la première fois Mandrake. Un des nôtres a vendu s’est fait dérober des informations par la mafia, et il m’a accusé. Seulement … Mandrake était là, et il s’est interposé. Je n’y ai perdu que le bras, au lieu de la vie. Grâce à lui. C’était ma première rencontre avec un des héros de Freeman. Quant à l’Union, il faut savoir que je n’y siégeai que par intermittence, et mes longues absences ne permirent pas à l’organisation d’émerger. Nous avons rejoint le mouvement de Freeman, faisant de cette force quelque chose d’utile. Nos effectifs se sont mélangé afin de créer une révolution unie. Tous, saufs mes assassins. Sauf l’Umbra. Je menais alors mes propres missions, infiltré à bord du Léviathan. Ayant pour objectif de mettre à bas ce navire. Or … j’avais sous-estimé bien des choses. Loin des miens, ils se mirent à se battre, à se tuer pour se discuter la part du gâteau. On fit courir des rumeurs sur ma mort. On m’envoya un assassin. Et une femme me protégea, m’annonçant que son frère, Uther Dol, avait fomenté tout cela pour prendre le contrôle de l’Umbra. Alors la chasse avait été donnée à mes plus fidèles lieutenants, dont je tairais le nom. Vérité, mon plus grand allié, ancien combattant de mon père, fut tué. Les autres … se cachèrent. L’Umbra devint une organisation criminelle, alors que nous voguions vers Drum. Seulement … seulement d’autres événements sordides nous attendaient là-bas.
Une guerre à grande échelle, un plan destiné à faire chuter le Léviathan, plan auquel j’avais adhéré. Krabbs, Fenyang, Jenkins, Jacob … des noms qui doivent faire écho, non ? Ah, Jacob n’était pas encore passée de notre côté à cette époque, si elle l’a jamais été. Bien qu’elle m’ait sauvé la vie, en échange de ma liberté. Mais j’y viendrai plus tard. C’est aussi là que Mafaele m’a trahi. J’ai affronté Fenyang et j’ai dû fuir. J’ai affronté Oswald Jenkins mais le destin nous a fait coopérer pour tuer le Corsaire Krabbs. J’ai été défait par Envy, qui a bien renié ses maîtres depuis, et laissé presque pour mort sur le plateau. Alors, Mafaele a commandité l’explosion du plateau de Drum pour emporter le maximum de monde dedans : pirates, marines et révolutionnaires. Beaucoup de révolutionnaires, dont … moi. J’ai toujours cette dette à régler, ce malentendu à éclaircir … Après tout, on l’a toujours pris pour un grand stratège. »
Un long silence s’étira à ce moment-là, lorsque le Capitaine nous servit le troisième verre. J’avais besoin de quelques secondes à moi pour arpenter ces souvenirs-là. Ceux qui firent de moi … le terrible croque-mitaine que je suis aujourd’hui. Dire que ce n’était pas ma faute serait d’une lâcheté sans nom. Et encore ! Je n’ai pas abordé ce qui advint après. Je soupirais donc de lassitude. Le chaos de Drum s’étiola derrière moi lorsque je repris.
« Jacob m’a alors capturé, vendu à Fenyang. Je fus torturé dans son navire pendant trois mois. Trois longs mois, après lesquels Ombre lui-même retrouva ma trace. Céline Dol, qui était venue m’avertir de la traîtrise d’Uther, son propre frère, l’avait retrouvé. Elle avait pu, grâce à lui, m’extraire de cet enfer. Il ne me demanda qu’une chose en retour : l’aider à vaincre ses ennemis, de faire face au Gouvernement de front plutôt que désunis. Il me laissa là, aux soins de Céline, et mon esprit fit, une fois de plus, le chemin vers la vengeance. Faire front avec le DRAGON ? Je m’étais fait sauver la mise deux fois par eux. Cela m’était trop dur à admettre. Alors j’ai dit que j’y réfléchirai, mais qu’avant, je devais purger mon organisme des traîtres.
Avant toute chose, il faut savoir qu’Ombre n’est pas un mauvais bougre dans l’âme. Il fait ce qui doit être fait. La haine, la colère … ne sont pas des émotions qu’il côtoie beaucoup. Moi, elles m’ont façonné. Ainsi, je me suis juré de tuer Dol, de purger l’Umbra. Mais, alors que je me remettais, l’un de mes alliés sur les blues m’a demandé de l’aide. Il s’agissait de renverser le royaume de Goa. Il s’agissait d’agir vite avant qu’une nouvelle purge ne soit faite. Je ne sais pourquoi Vengeance m’a contacté à ce moment-là, mais je suspecte qu’il était déjà en lien avec la Révolution. Et qu’aucun d’eux n’avait voulu le suivre pour une expédition aussi risquée. Il avait manœuvré des années pour arriver à ce point culminant, pour se retrouver lâché par l’Umbra et la Révolution en même temps. Or, il avait dû apprendre que je vivais encore par Ombre. Ainsi me retrouvais-je à voguer vers cette nation, illustre témoin de l’horreur de la lutte des classes. J’ai fait connaissance des alliées, de certains de nos ennemis. Puis … j’ai … fait un carnage. »
Quelques secondes pour digérer. Pour quémander un quatrième verre.
« Il faut savoir que la révolution s’est opérée en quelques jours à peine. J’ai pris le contrôle des troupes criminelles des bas-fonds en leur promettant une part du butin. J’ai fragilisé les instances politiques par la menace et le meurtre. J’ai tué les héritiers à la couronne, j’ai mis à mort des nobles pour leurs seules convictions. J’ai mené l’assaut contre la cité, par les montagnes et par le terminal gris. J’ai fait pleuvoir le sang sur Goa, j’ai échauffé les esprits et le peuple m’a suivi. Pour le sang, pour la liberté. Pour la mort des castes nobles. Un à un, les quartiers ont sombré. J’ai tué le roi sur son parvis, j’ai fait fuir la flotte royale et … et … l’impensable s’est produit. L’Amiral Fenyang a débarqué, aidé par la flotte de Mendoza. Une flotte qui a rallié le royaume en moins d’une journée, alors que j’avais tout planifié pour éviter qu’une telle cohue se produise. Le Royaume avait été prêt à tomber en moins d’une semaine, et après une journée de combat. Mais la Marine avait surgi … épaulée d’Uther Dol. Je compris alors que tant que ce problème ne serait pas réglé … je ne pourrais continuer. Dol a surgi la nuit du second jour. Sachant que la Marine épaulerait les rejetons du roi, j’ai voulu capturer l’un d’eux pour le façonner … mais il est apparu dans les ombres, m’a avoué être à l’origine de tout cela. Je ne sais comment il a devancé Vengeance, mais il y est parvenu. J’ai alors découvert qu’il avait trouvé un pouvoir plus grand que le mien pour me contrecarrer. J’ai perdu un œil cette nuit-là, mais je suis parvenu à m’emparer de ma cible …
Ce sont des souvenirs douloureux. J’ai perdu nombre de mes frères. Mais quoi qu’il en fut, ma cible ne survécu pas longtemps car des traîtres dans nos rangs l’empoisonnèrent et, rapidement, la famille royale fut décimée. La révolution était perdue, car la Marine avait débarqué et repris un à un les quartiers, avec l’aide de la flotte royale que j’avais éconduit – ce qui n’avait été qu’un stratagème de leur part. Alors j’ai fait ce qui me semblait juste, baigné du sang de mille hommes. J’ai acheté du temps aux survivants. J’ai fait front face à Keegan Fenyang. Nous avons bataillé : j’ai compté sur son honneur pour m’affronter seul à seul, et ça a marché. Je me suis battu jusqu’à mes dernières forces, avant qu’il ne me batte. Sans armes, sans une once de force – j’avais combattu des jours durant – il m’a vaincu plutôt aisément. Il m’a alors tué. Je me souviens encore du métal froid qui perça ma chair, qui se glissa dans mes entrailles et me laissa là, à terre, à me vider de mon sang. Mais je n’avais jamais compté gagner. Je m’étais, à cette fin, administré un poison capable de simuler la mort. Alors certains de mes assassins s’occupèrent rapidement de mon corps, et le dissimulèrent. Ce qui mit Keegan dans une rage folle. Mais il était certain de m’avoir éliminé, alors … alors il se proclama maître de Goa, et instaura le triumvirat qui règne aujourd’hui. »
Je soupirais, après avoir recraché ce gros bout. Pour beaucoup, j’étais mort cette journée-là. Pour la Révolution, j’étais devenu l’un des leurs, pour les autres, j’étais devenu un meurtrier encore pis que ce que j’étais alors. J’avais entraîné un peuple à la ruine. Des milliers de personne à la mort. J’avais été balayé comme un fétus de paille par des hasards trop douteux pour ne pas avoir été commandités … J’achevais donc mon verre et le laissais là, devant moi. Une autre cigarette serait la bienvenue.
« Je me suis réveillé à Alabasta. Je ne garde de cette période qu’une idée très confuse. Je sais que je me suis redécouvert au milieu des oasis, combattant pour une peuplade opprimée. Des amis m’encadraient et ma plus fidèle alliée avait été là pour me relever de mes cendres. J’avais, au cours de ces aventures, gagné en force et en volonté. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à changer. Goa m’a anéanti. Tant moralement que physiquement. J’étais devenu une coquille vide et j’avais besoin de me prouver que je pouvais encore faire quelque chose de … bien. C’est là que j’ai rencontré Raven. Nous avons mis à jour une … un fabuleux trésor pour la révolution, dirons-nous. Raven en personne est venue en prendre connaissance, et s’étonner de ma survie. J’ai passé bien des semaines à souffrir de mes blessures, à délirer, jusqu’à redevenir moi-même. Car le poison que je m’étais administré m’avait plongé dans un état si proche de la mort que j’avais vraiment failli y passer. Et ses effets secondaires entraînaient une amnésie temporaire. Fort heureusement, je n’avais jamais été vraiment seul. Ainsi, j’ai poursuivi ma route avec mon alliée la plus fidèle, après avoir opéré à remettre la Révolution sur ses rails à Alabasta. J’ai repris contact avec mes hommes des blues. Ainsi, nous avons discuté d’un projet. L’Umbra était devenue une organisation criminelle … le monde tel que nous le connaissions avait changé. Que faire ? Suivre les conseils d’Ombre … et rejoindre Freeman. Mandrake fut le premier à me sauver. Ombre me tira de mes geôles et Raven m’offrit ce dont j’avais besoin pour me reconstruire. Ma dette était trop grande. Et … mourir m’avait changé. La rage et la colère s’étouffaient peu à peu au fond de moi. C’était chose étrange, que de me sentir à ma place, et transformé. Le sang n’était plus une fin, mais un moyen. L’homme que j’avais été, avant de reprendre conscience de qui j’étais, semblait avoir déteint sur moi.
C’est un phénomène étrange que de se réveiller d’un tel rêve. Je n’étais plus vraiment un assassin, je n’étais pas vraiment un guerrier. Un mélange entre les deux. Qui amorça, sans doute, le début du changement. Car ce fut en poursuivant ma route que … que je la retrouvai enfin. Elle, Céline. »
Un sourire se dessina sur les traits d’Emmett. De nombreuses rumeurs avaient circulé à propos de nous …
Nouveau verre. Le navire ne tanguait pas, mais la salle nous sembla un peu tourner. Pour ma part, j’étais tellement bercé d’émotions contradictoires que je ne le remarquais même pas. Le Capitaine, qui était devenu mon confident pour l’heure, avait la sagesse de se taire. Il possédait l’un des biens les plus précieux de la révolution, il savait donc ce que cet instant avait de sacré pour moi. C’était ce qu’on pouvait appeler la prière d’un mort, le deuil d’un homme sur sa vie.
« Céline… ah. Elle m’avait tant épaulé, tant conduit. C’était chose amusante, que de la voir revenir à mes côtés. Dès qu’elle a appris que j’étais en vie. Elle m’a traqué, trouvé et … collé une des gifles les plus cinglantes de ma vie. Je l’avais contactée en même temps que mes anciens alliés, sans faire de différence. Vexée, blessée dans l’âme. Mais … mais je n’avais su comment la contacter, lui dire que je n’étais pas vraiment mort. Une sorte d’orgueil masculin à vouloir la protéger, ce qui n’était pas nécessaire avec une femme comme elle. Elle exigea tous les détails, me fit vivre un enfer puis nous nous retrouvâmes. Tels que nous étions des mois plus tôt, comme si Goa n’avait jamais existé, comme si nous ne nous étions jamais séparés. Peu étaient au courant de ma survie, peu surent que mon Umbra avait rejoint Freeman en tant qu’organe interne et police de tous les instants. Nous menâmes nos affaires sur Goa, mon alliée devint … et bien tu sais ce qu’elle devint. Quoi qu’il en fut, nous vécûmes là presque en paix, une fois les guerres calmées, une fois Skypeia devenue … tranquille. Nous eûmes alors la surprise de voir le ventre de Céline s’arrondir. Savais-tu que les risques d’avoir des grossesses gémellaires étaient accrus lorsqu’on avait des jumeaux dans la famille ?
Ce fut dans nos derniers instants de combat sur l’île, je crois, que nos enfants virent le jour. Que leurs cris perçants résonnèrent à mes oreilles, même si j’étais en train de mener le combat à l’autre bout de l’île. Quelque chose changea en moi, quelque chose de fort et puissant. Comme un déclic, retenant mon bras à l’instant où j’allais tuer nos ennemis. Quelque chose qui me fit épargner des vies, comme si j’en comprenais tout à coup la sacralité…
Nous nous cachâmes alors sur les îles, nous vécurent des mois heureux, et ma lame gagna un coffre scellé. Je perdis peu à peu le goût du combat, de la souffrance. Je devins un père gâteux. Mais quelque chose s’agitait en moi, quelque chose que je ne pouvais contrôler. Loin de tout, là-haut, je voyais tous les jours le monde brûler à petit feu. Au début, c’était facile d’ignorer cela. C’était facile de faire taire mes souvenirs, de faire taire tout ça … j’en avais presque abandonné ma quête de vengeance envers Uther ! Mais lui non. Lui n’avait qu’une idée en tête : effacer ce que j’avais construit, à commencer par ma famille … Il avait retrouvé la trace de mon frère, devenu formateur au BAN. Il l’avait capturé et … tout fait pour que je le sache. Quel imbécile … quel imbécile … Goa était si loin à présent, et j’avais une réelle raison de me battre ! Mon frère, mon âme. Celui qui était l’autre côté de la pièce que j’incarnais … Alors je descendis de Skypeia. Et … je devins un fléau qu’Uther ne put endiguer. Il me tendit des pièges, pensant m’avoir par les anciens stratagèmes. Dire que j’étais puissant était un doux euphémisme. Je n’avais pas vu à quel point j’étais devenu fort sur Skypeia. Mes pouvoirs avaient bien dû s’en trouver décuplés. J’avais dompté le combat et l’empathie. J’étais devenu un véritable guerrier, bercé par les légendes shandiennes. Ainsi pris fin la vie d’Uther, ma lame dans son ventre, l’épée de Cesare dans sa gorge. »
Silence, encore. Dire que ce fléau avait été éliminé si … facilement. Il était resté derrière ses sbires toute sa vie. Ainsi n’avait-il connu le feu et la mort comme je les avais connus. J’étais devenu bien plus fort qu’avant, impitoyable.
« Mais ce serpent qui rôdait en moi, cette impatience, avait été ravivée par ce combat. Je vis avec désolation que le monde n’avait pas cessé d’aller de mal en pis. Je vis que … que j’avais encore un rôle à jouer. Quelque chose à faire. Et cette fois, lorsque l’on m’appela, ce ne fut pas en vain. Car Adam Freeman, dans sa sagesse, comprit que le feu qui m’animait ne pouvait plus être endigué. Sur Skypeia, dans les strates, j’avais pu le juguler un temps. Mais le sang n’est pas facile à tromper. Le sang appelle le sang. Il me demanda alors mon soutien et mon aide, il me demanda, une fois de plus, de lui prêter main forte et qu’il avait … des projets pour moi.
Deviens un héros. Ce furent les derniers mots que Céline me confia, avant que je rencontre Freeman et que nous parlions de mes projets, des choses que je mènerai à terme à Mégarêva. Des choses que je pourrais faire après avoir tiré un trait final sur Goa et rendu le pouvoir à ceux qui le méritaient. Après l’avoir aidé, après avoir fait face à mon ennemi de toujours : Alheïri S. Fenyang. Ce que je fis, après avoir rencontré l’homme le plus redouté du monde. L’ennemi public numéro 1. »
Je me servis, cette fois, mon verre moi-même. Je croisai le regard du Capitaine et ne put m’empêcher de laisser échapper un sourire.
« C’est environ à cette époque que Mandrake a été capturé. J’étais en route vers Goa lorsque j’ai appris l’information. Pour régler cette histoire. Voilà au moins qui explique pourquoi je suis arrivé aussi vite, hein ? J’étais déjà dans les parages … Quant au pourquoi … il me semble que la réponse est simple : je dois tellement au DRAGON … tellement de choses. Et j’ai décidé de devenir meilleur, de laver un peu de sang sur mes mains pour donner un nouvel espoir, un nouveau souffle. D’honorer la promesse faite à ma femme, à mes enfants. De … devenir un héros. »
Silence.
« C’est comme ça, que j’ai envie qu’on se souvienne de moi. C’est comme ça … que je veux qu’on se rappelle de mes dernières actions. »
Le Capitaine opina du chef. Déjà les rayons du soleil dardaient au travers des fenêtres.
« Alors c’est comme ça que je te raconterai, Rafaelo, si tu ne reviens pas des tréfonds de Jotunheim. »
Le testament, le legs d’un mort en sursis. La dernière histoire, celle qui ponctuait une vie. Voilà sur quoi tirer un trait, avant de s’engouffrer dans la bouche du diable. Et, pour ponctuer la fin de son récit, la cloche sonna. Ils étaient arrivés, ils approchaient du courant Taraï. L’assassin n’avait pas répondu à l’une des questions du Capitaine, mais il s’en moquait. Il ne lui avait pas dit comment il avait perdu ses pouvoirs, ni même s’il les avait réellement perdus …