- Il faisait noir et humide. Le vent balayait la plaine avec véhémence. On entendait la petite habitation dans laquelle Canaille avait trouvé refuge craquer et siffler à chaque expiration de la météo. C'était petit, vétuste et vérolé par la pourriture. Dehors, même les herbes folles étaient prises dans leur prison de gel, le vent ne pouvait rien contre eux dans cet état. Rien ne bougeait, si ce n'était la maison dans laquelle Canaille avait trouvé refuge quelques heures plus tôt, agacée de ne dénicher aucun échappatoire à la météo dégradée de ce mois d'hiver bien entamé. Si l'on pouvait appeler ça une maison. Quatre murs aussi fins que les hanches de la demoiselle, et un toit en taule défoncé par le temps et les intempéries. Il y'avait même un bout de toit qui était si défoncé qu'il laissait entrapercevoir une lune pleine et brillante parmi les nuages noirs de la nuit. Canaille avait toujours aimé vivre dangereusement, c'était connu. Et ce n'était pas une bicoque en coque de noix qui allait lui faire peur, surtout en cette soirée si particulière.
Aujourd'hui, on ne fêtait rien. C'était le jour de sa séparation avec sa sœur de cœur. Pour l'instant la douleur était éteinte par un sommeil de plomb, que pas même les éléments n'arrivaient à gêner. Canaille dormait à poings fermés du sommeil du juste. Sa conscience tranquille dérivant dans les vagues de souvenirs qui lui restait, elle pêchait les poisson d'or de la mémoire dans les mondes immergés de Morphée. Cela faisait un petit moment que la révolution ne lui donnait plus de missions, et elle ne pouvait faire autrement que de se souvenir, gamberger, et laisser aller la morosité naturelle de son comportement délétère. Il fallait qu'elle s'occupe, alors elle avait choisit la nuit comme refuge, et après quelques coups à boire dans un vieux café du coin, elle soupait à la table de la nuitée. Tombée comme une masse après des heures de recherche, la crasseuse était presque mignonne quand elle n'était plus animée que par le souffle du sommeil. On aurait dit un ange perdu au milieu des hommes, une petite chose fragile qu'il fallait protéger ; D'elle même ou des autres, on ne le saurait jamais.
La scène était trouble. Ils étaient tous attablés pour le déjeuner froid que l'on servait aux esclaves ce midi là. Tous sauf Canaille, qui pourrissait dans un trou creusé dans le sol ; Encore punie pour avoir répondu au domestique qui lui cassait les oreilles d'ordres et de mauvais sentiments. Elle pouvait néanmoins sentir que ce jour là, les patrons étaient clément avec les petites mains du domaine, peut-être pour contrebalancer la dureté des travaux en cette semaine particulièrement froide. Un repas froid pour tous n'était pas pour ainsi dire de la charité. Grattant la terre de ses petites mains, la Canaille qui n'avait que six ans espérait y trouver un ver ou deux pour se sustenter à son tour. Elle était prête à tout pour remplir le trou qui se formait lentement dans son ventre, creusant et pulsant même à travers ses côtes. Elle aurait tout donné pour un quignon de pain et pour qu'on la prive de cette volonté de rébellion qui l'animait encore maintenant ; Elle voulait être sage, et récompensée.
Elle voulait qu'on lui prouve que la vie valait le coup d'être vécu. Cependant, elle n'y arrivait pas. A chaque fois que l'injustice de sa situation la sortait de sa torpeur mollassonne de la captivité, elle se retrouvait à dire et à faire des choses qui mettait en péril son existence même au sein des esclaves du Dragon. Elle n'y pouvait presque rien, c'était ainsi qu'elle était faite, ainsi que dieu avait sculpté son bois pour en faire un gourdin solide et solitaire. Solitaire ? Pas tant que ça. Elle sentait que ça s'agitait au tour de son trou, et elle leva naturellement la tête quand elle entendit un "Psssht Canaille". C'était Naomita. Elle fit glisser dans le trou quelques morceaux de pain et du jambon, que Canaille s'empressa de dévorer sans demander son reste. Elle ne la remerçia pas, c'était inutile. La gentillesse de sa sœur était une bonté d'âme qui ne nécessitait aucune forme de politesse, c'était comme ça qu'elles avaient toujours fonctionné, ce serrant les coudes dans les difficultés. Sauf que sa soeur était beaucoup plus calme qu'elle, et qu'elle faisait toujours bien attention à tout faire dans l'ordre et la propreté, ce qui l'avait conduite à servir dans la maison même du Dragon céleste.
***
- J'veux m'enfuir d'ici.
Il faisait nuit noire, et sur le camps des esclaves, tout le monde dormait.
- Arrête tu sais bien qu'on ne peut sortir d'ici que les pieds devants, Canaille.
Il faisait nuit noire, et seul deux petites de onze ans discutait dans l'anonymat de la nuitée.
- Alors peut-être que j'devrais mourir. Ce serait mieux comme ça, pour tout le monde.
Deux âmes torturées qui échangeaient leur point de vue sur la fange qu'elle fréquentait tout les jours.
- Ne dis pas ça, qu'est-ce que je ferais sans toi, moi ? Tu y a pensé à moi avant de dire des conneries ?
Une petite lueur brillait encore au fond de Naomita, qui, pareille aux roseaux, ployait sous le travail sans jamais rompre.
- Oui, désolé Naomita, c'est que je suis fatigué de cette vie, c'est tout. J'te quitterai jamais !
Elle savait comment lui redonner du baume au cœur cette petite. Une embrassade plus tard, les deux petites tombèrent comme des mouches dans du vinaigre, la journée avait été difficile pour tous. Comme tout les jours que dieu faisait dans ce monde infernal. Ce n'était pas la première fois qu'elle pensait à se suicider, plutôt que de subir cette humiliation constante que l'on appelait 'l'esclavage'. Elle n'avait jamais trouver comment, c'était tout. Et puis sa sœur ne la laisserait jamais sur le carreau, elle le savait bien. C'était son opposé et son absolu à la fois. Alors, tout près de son cœur qui battait à intervalle lent et régulier, elle se sentait en sécurité et capable de tout endurer. Même ce monde de fou.
***
- Non, vous ne pouvez pas faire ça ! Cria Naomita pour la première fois depuis des années. Ne me l'enlevez pas ! Elle s'accrocha à Canaille comme si c'était son seul repère dans la tempête qui venait de s’abattre sur elles. Canaille aussi. Je veux pas la quitter, laissez moi ici s'il vous plait !
- Soit raisonnable Canaille, il est l'heure d'y aller. Fit le domestique intraitable qui la tenait par le bras. Ne m'oblige pas à appeler la garde.
- J'ai jamais été raisonnable vieux schnock, je vais pas commencer maintenant. Lâche moi bordel, laissez moi tranquille. Tout plutôt que d'être séparé de sa soeur, elle était son petit tout dans un grand rien. Tout mais pas ça !
- Bon et bien tant pis, si la méthode douce ne fonctionne pas, on va passer à autre chose.
- Punissez moi, punissez moi mais pas ça.
- Les coups de fouets n'ont pas d'emprise sur toi, tu es la seule fautive Canaille. Maintenant on n'a plus d'autre choix que de se séparer de toi. Il n'y a pas de place pour toi dans notre monde. GARDES, venez ici !
- Non pas ça !
Le monde est impitoyable pour les esclaves. L’accalmie était terminée, maintenant elle partait dans son chariot bardé de métal vers le marché aux esclaves. C'était sans doute la dernière fois qu'elle voyait Naomita de toute sa vie. Aussi, grava-t-elle dans sa mémoire ses traits décomposés et couvert de tristesse pour ne jamais l'oublier ; C'était une promesse.