Montées sur un toit d’une baraque pourrie en tôle au beau milieu des Everglades, tandis que les autres marines attendent dans la rue en dessus, Gianna et moi observons une cour. Mais pas n’importe quelle cour. C’est pas un entrepôt ça, c’est carrément une usine abandonnée. Quoique abandonnée, vu le nombre de personnes qui s’y baladent ... deux types armés de lanternes et fusils qui vont d’un mur à un autre, c’est une patrouille non ? Devant le portail en fer, les trois clochards sous les manteaux desquels on devine des pistolets, c’est des sentinelles ? Et les lumières qui passent devant les fenêtres à l’intérieur, c’est pareil ?
Gianna parle la première, sur un ton étouffé. Si la nuit, dans ce quartier, est plus bruyante que ceux que nous avons visité plus tôt, malgré l’heure plus tardive, ça ne nous permet pas pour autant de discuter comme à la plage ou dans une caserne. Imaginons un instant tous les bruits, les appels, les verres qu’on brise, les disputes nocturnes, les prostituées toutes aussi nocturnes, si tous ces sons s’éteignaient un instant, le même, par coïncidence. Nous serions bien embêtées si notre conversation était entendue de ceux d’en bas.
- J’en compte sept à l’extérieur. Une idée de comment on procède ? Charger tout droit ça donnerait l’alerte.
Surprise, je lui demande : - Sept ? J’en compte cinq.
- Les deux qui patrouillent et les trois devant le portail ?
Je hoche la tête. C’est ça.
- Il y a un autre gars dans la cour, appuyé contre le mur extérieur. On le voit pas ni son reflet dans une des vitres, trop sales et trop nuit, mais l’un des deux patrouilleur lui jette des regards fréquents .. regarde bien souvent c’est quand ils arrivent .. là. T’as vu ?
- Euh .. oui, peut-être ? Et le septième ?
En guise de réponse, elle pointe vers une paire de bottes qui dépasse, dans l’encadrement de la porte en dessous de nous. Quelqu’un semble être en train de dormir, abrité comme il peut de la boue.
- Ce type dort dehors, ça en fait pas un complice.
- Parce que tu crois que les trois autres auraient laissé un clodo s’installer juste ici ?
- Pourquoi pas ? Ils s’en fichent du type.
- C’est une inconnue, une distraction. A moins d’être stupides, ils n’ont pas de raison de prendre ces risques inutiles.
- T’as pas faim Gianna ? T’as pas mal réfléchi là.
Réfléchir, ça donne faim. Parce que ça utilise beaucoup d’énergie pour pas grand-chose. Quoique pour une fois, ça semble avoir été utile. Pour une fois. J’insiste bien. En général ça sert pas.
- Si, maintenant que tu le dis ... faudra que je trouve quelque chose à manger.
- Hehe. Bon en attendant, je suis d’accord qu’on peut pas lancer un assaut direct. Le temps d’entrer à l’intérieur, on aura fait trop de bruit, ils auront eu le temps de prévenir leurs chefs. Et l’autre objectif sera abandonné ou sous bonne garde. Le mieux ça serait que je les neutralise à coup de bras magiques.
- Bras magiques ça fait toujours bizarre à entendre. Il faudra vraiment qu’on leur trouve un nom un jour. Mais c’est pas l’important. Tu peux pas faire ça.
- Je sais, mais j’ai jamais pris le temps de me pencher sur la question. Et pourquoi je peux pas ? En cinq secondes on se débarrasse des cinq.
- Tu es pâlotte, tu es fatiguée. Il faut que tu manges toi aussi, plus que moi. Tu dois reprendre des forces. Et je connais un plan qui nettoie tout ça en allez, vingt, trente secondes, utilisant ton pouvoir mais sans te fatiguer plus.
- Je suis pas fatiguée. Et puis c’est quoi ce plan génial ?
Je suis vexée. Qu’est-ce qu’ils ont tous à dire que je suis fatiguée ? C’est pas grave. C’est rien du tout, en plus là on a eu le temps de souffler et se reposer. Et puis c’est moi l’officier, ils ont pas à s’inquiéter pour moi.
Au lieu de répondre, Gianna tend son pouce vers son torse et me sourit. Je lui jette un regard bête.
- Eh bien quoi ?
- Moi.
- Oui, toi. Et ?
- .. Vraiment tu comprends pas ?
- Si je comprenais tu crois que je te demanderais ?
- Tu te rappelles que ça fait un bon mois que tu te sers de ton fruit de l’Éclosion en continu ? Bientôt deux mois, même.
- Euh ..
- Je te parle de moi.
- Ah !
... Ah, trop fort, trop fort. Je me suis exclamée on va se faire repérer je suis une idiote je suis une idiote je suis une idiot. Je m’aplatis contre le toit et Gianna fait pareil ... sous la nuit mal éclairée, sans lune. On attend, en chuchotant, que l’alerte retombe. En me baissant j’ai vu un des deux patrouilleurs qui levait la tête pour regarder dans notre direction. J’espère qu’il m’a pas vu. Même si Gianna ne veut pas, j’utilise mon fruit du démon pour faire apparaître un œil, pour surveiller la cour. Je garde mes vrais yeux fermés, pour ne pas me distraire. C’est comme si je m’étais transportée, d’un coup, sur un autre point de vue ... avec toujours la tôle humide qui me colle à la joue.
- Alors, c’est quoi ton plan ?
- On s’en occupe toutes les deux, facile. On saute, d’un Soru je suis sur les trois là que je tue. Pendant ce temps tu te débarrasse de celui juste en-dessous de nous.
- A supposer qu’on fasse ça, tu oublies les trois dans la cour intérieure ? Les patrouilleurs ont la vue sur les trois à côté du portail.
- Seulement pendant un quart, un sixième de leur chemin. Suffit de frapper au bon moment. On se débarrasse des quatre dehors, puis tu me fais la courte échelle. Je passe au-dessus du mur, élimine celui qu’on voit pas, et je bondis sur les deux autres d’un Soru et je m'en occupe.
- Tu penses être assez rapide pour faire tout ça, sans faire trop de bruit ? Et puis tu parles quand même de tuer sept personnes, là, comme ça, de sang froid.
- Des fois, il faut. Tu vois une meilleure solution ? Ils ne sauront rien, au mieux s’ils survivent ils finissent aux travaux forcés ou en prison pour dix ans.
- Pour de la contrebande ?
- Tu crois quoi ? Je dis dix ans, ça peut être pire. Les tuer c’est limite une bonne chose.
- C’est pas moral. Il faut les juger.
- Je sais, je sais comment tu penses. Moi aussi. Mais là c’est vraiment pas pratique. Et ils nous apporteront rien d’utile. On a pas trente-six choix.
- Les poings d’air ...
- Tu sais, les gens ça s’assomme pas comme ça. Pas d’un coup. Essayer de les assommer, c’est prendre le risque qu’ils sonnent l’alarme, tout en ayant quand même des risques de les tuer.
- T’as pris des leçons avec Angus sans me le dire, pour vouloir tuer tout le monde ?
- Non, je l’ai pas vu depuis .. pourquoi tu dis ça ?
- Ce plan, ça lui plairait bien.
- Hihi, possible. Bon, on y va ?
- Oui, c’est bon. Ils regardent plus, on peut se redresser un peu ... j’aime pas ça mais je trouve pas mieux ... sept morts parce que je trouve pas mieux, super quoi ... Je te laisse donner le départ, si tu veux vraiment tout faire toute seule. Tu as assez de couteaux ?
- Une Scorone sans couteaux, c’est pas une Scorone. Allez, t’en fais pas, c’est des méchants de toute façon.
- Mamma n’a pas toujours un couteau sur elle. Et méchants ou pas, ça change pas qu’on devrait pas avoir ce droit.
- Faut croire qu’on est les premières à en faire une tradition. Et si on a ce pouvoir, c’est pour défendre les gens.
- Hihi, t’es bêtasse toi. Mais oui, pour défendre, pas pour en tuer juste parce que c’est pratique. La contrebande ça tue personne.
- On va éviter de faire de la philosophie c’est pas le moment ni l’endroit, d’accord ? Y a pas d'autre chose, alors on y va ? Ils arrivent au bon endroit, sinon on va devoir attendre un nouveau tour de la patrouille.
Je hoche la tête. Elle se met à compter. J’ai fait disparaître l’œil pendant que je me redressais.
- Trois. Deux. un. C’est parti.
Sans traîner, elle saute du haut du toit. Deux étages dans de la terre encore boueuse. Elle est folle. Moi je m’accroche au toit et me laisse tomber, pour aller de moins haut. Histoire de limiter les risques. J’atterris nez-à-nez devant le mec aux bottes de la porte, un type aux cheveux noirs humides, des habits sales et un paquet de boutons sur le visage. Il est en train de sortir une arme quand je lui tombe quasiment dessus. Il est surpris, déjà qu’il s’attendait pas à la chute de Gianna. Je lui fiche un gros coup de poing dans le menton, son crâne va taper la porte derrière. Ses yeux roulent, il s’effondre. Euh ... au moins il est peut-être pas mort. Il a fait tomber un pistolet. Je le récupère. Pas très beau, mais il est en bon état. Ça peut servir, et en attendant le gars est désarmé.
Je me dépêche de rejoindre Gianna, qui nettoie ses couteaux sur les habits crasseux des trois sentinelles ... beurk, c’est un bout de quoi ça ? Elle a pas tranché que des gorges ... brute. Ma jumelle est une brute. Non moi je suis pas une brute, je cogne les gens, je les tue pas. Nuance.
Gianna me regarde en souriant, d’un signe de tête m’indique le mur, pour que je lui fasse la courte échelle.
Rapidement, c’est chose faite, et elle s’élance. Pendant ce temps, je vais chercher le reste de l’unité, ainsi que les derniers réguliers qui nous accompagnent encore. Pour le dernier bâtiment, on s’en occupera seuls, entre Élites. Le temps de faire l’aller-retour, le portail est grand ouvert, il y a trois cadavres de plus et Gianna transporte deux lanternes en suivant à peu près le trajet de la patrouille. Elle les passe à un marine en lui disant de la remplacer.
Je suis la première à parler, cette fois.
- Pourquoi tu fais ça ?
- Pour pas donner l’alerte à ceux de l’intérieur.
- Et maintenant, on attaque directement ? je lui demande.
- On peut. Mais on sait pas comment ils sont à l’intérieur. On essaye de trouver une autre entrée ?
- .. Si tu veux une autre entrée, pourquoi on a fait ça ?
- Euh ... bonne question. C’était marrant ?
- Tu vas pas bien sœurette ...
- Rhoo allez, fais pas cette tête.
- Je suis sérieuse.
- Je sais, je sais. Allez, c’est pas que je t’aime pas mais on a des trucs à finir.
- Je jette un œil à l’intérieur.
- Le fais pas tomber, eheh. Et évite de te fatiguer.
- Je ne suis pas fatiguée.
- Moi c’que j’en dis ...
- Justement, chut. Tu me laisses faire. Je te dirais si jamais je fatigue.
- Houlàlà, d’accord. Comme tu veux Gall, comme tu veux.
Choisissant de l’ignorer et de ne pas continuer la conversation, parce qu’effectivement c’est pas le moment, je regarde en l’air. Par un carreau cassé, je vais avoir la vue sur le plafond pour y placer un œil et ensuite je pourrais explorer l’intérieur sans ... c’est trop sombre. Il fait tout noir.
Zut.
Je secoue la tête, explique aux autres autour de moi.
- Je ne vois rien à l’intérieur, pas moyen de me servir de mon fruit sans support visible.
- Zut. Alors on charge à l’intérieur ?
- Sauf si tu as une meilleure idée. Nous deux on fonce faire le tour, pour bloquer d’éventuelles autres issues, les autres tiennent cette porte et le centre avant de s’éparpiller, en faisant gaffe à tout escargophone. Ça vous irait ?
Mitzu, notre seul caporal dans ce pays de Bliss, profite de ma question pour intervenir dans la conversation.
- C’est risqué à mon avis. L’bâtiment à l’air assez grand. Moi j’pense qu’on serait mieux à encercler le bâtiment et en entrant par toutes les issues à la fois.
- Toutes à la fois, rien qu’ça ? demande Gianna goguenarde.
- Si ça marche, on sait faire, qu’il dit en haussant les épaules.
- On sait même pas combien y a d’entrées.
Je les laisse débattre tandis que je cherche une idée de mon côté. Évidemment avec mon fruit ça serait facile, mais Gianna ne veut pas que je m’en serve trop. N’importe quoi, je suis pas fatiguée. Pas du tout. Nope.
Et puis ils en savent quoi les autres ?!
J’aurais dû emmener mon bazooka. On s’ouvrait une porte et on se posait plus de questions. Mais ça serait pas très discret, voire carrément bruyant. Et on est censés mener cette opération le plus discrètement possible.
Allez, c’est pas en restant dehors qu’on va avancer, et il nous reste encore une place à visiter après celle-ci. Je ne sais pas si c’est ici que je vais trouver l’appartement de mes rêves, mais on peut pas savoir sans se rendre compte.
Je me dirige vers la porte, laissant Gianna et Mitzu poursuivre leur discussion. Ils sont dans leur monde-là. Où est-ce, je vous le demande, qu’on pourrait bien trouver une demi-tonne d’huîtres ? Et puis ça servirait à quoi, à noyer les contrebandiers dans la puanteur ? Et puis pourquoi ils auraient besoin de peinture rayée ? Ça existe même pas.
J’ouvre la porte en la poussant. Ça marche pas. Elle est fermée, alors qu’ils ont des gardes à l’extérieur ? Qu’ils avaient des gardes à l’extérieur. C’est bizarre. Je me demande si .. ah ben si. Je tire la porte, cette fois ça marche.
Je charge aidée d’un Soru, il y a un type en faction près de la porte. Un fusil, une petite lanterne pour l’éclairer. Je le cogne rapidement, dans le ventre, pour lui couper le souffle. Puis je poursuis d’un gros coup sur la tête.
Dehors ça s’exclame, ils viennent de réaliser que j’ai lancé l’assaut sans les prévenir. Qu’ils fassent ce qu’ils ont à faire, j’ai déjà un rôle dans cette histoire. Fatiguée moi ? Ils vont voir si je suis fatiguée !
Dans ma course au hasard, à travers les allées de la fabrique abandonnée, faites de vieilles machines abandonnées et de piles de caisses remplies de je-ne-sais-quoi illégalement importé sur l’île, je rencontre et me débarrasse en vitesse de deux autres personnes. Le premier avait une lanterne et se promenait, peut-être à la recherche de voleurs. Alors que c’est eux les voleurs, ils contournent la loi, les douanes et toutes ces choses-là.
Le second j’ai bien failli ne pas le voir, il était resté dans le noir. Il était un peu bizarre, avec de gros yeux, une drôle de moustache et la peau était pas tout à fait normale. C’était peut-être un homme-poisson-chat ? Les chats voient bien dans le noir, mais les poissons-chats ? Et les homme-poissons en général ? J’en connais pas beaucoup, même si j’en ai déjà croisé. Je saurais pas dire, dans l’obscurité, si ce bonhomme en était un.
Il pourrait bien, en tout cas.
Je n’entends pas les autres, ce qui veut dire que soit ils ne sont pas encore entrés, soit ils se font discrets.
- Des intrus ! Sonnez l’alarme !
Bon ben j’ai ma réponse. Je pense. Je fais confiance à Gianna pour s’occuper de ce braillard et je m’occupe de finir de nettoyer ce coin que je me suis attribuée sans rien demander à personne. En même temps, c’est moi la chef ici. Même si au pas suivant je trébuche sur mon propre pied et n'est pas loin de tomber par terre, c'est quand même moi la chef !
Des détonations commencent à résonner, provenant surtout de fusils.
- Repoussez les intrus ! Prévenez les chefs ! Occupez-vous de.
Le gaillard s’interrompt en pleine phrase. Quelqu’un a dû réussir à l’avoir. J’entends un bruit non loin de moi, mais j’arrive pas à distinguer exactement ce que c’est, à cause des tirs. N’empêche, ça coûte rien d’aller voir.
Et j’ai eu raison de suivre cette idée-là, car je tombe sur un gars aux cheveux longs avec un escargophone dans les mains. D’un Soru, je suis sur lui. Je lui arrache l’escargophone des mains, avant de lui foutre un grand coup de pied là où ça fait très mal. Voilà qu’il se plie en deux et gémit, chochotte. Je pose l’escargophone à côté et assène un grand coup de pied dans les côtes du contrebandier.
Et maintenant j’en fais quoi de lui ? J’aurais dû prendre des menottes, là j’en ai pas et je suis embêtée. L’assommer c’est pas fiable, on assomme pas les gens aussi facilement que ça, faut taper fort et ça peut leur casser la tête. C’est risqué.
Finalement je me contente de prendre l’escargophone. S’il ne peut pas téléphoner et comme on tient sûrement toutes les issues à l’heure qu’il est, tout est bon, non ? Il est coincé sans pouvoir communiquer avec l’extérieur. Et c’est ce qui importe.
Finalement, quelques minutes après que je sois entrée dans la place, l’ensemble du bâtiment est sous notre contrôle. Ils n’ont pas pu téléphoner, il y a quelques blessés de chaque côté, peu de morts en plus de ceux de l’extérieur. Comme les autres fois, les prisonniers sont encadrés et emportés par la marine régulière. Comme les Everglades sont dangereuses et qu’ils ne sont pas si nombreux à encadrer les prisonniers, Gianna les escorte jusqu’à la sortie du quartier. Elle courra nous rejoindre pour le dernier entrepôt.