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Coeur de glace

- Daemon ! C'est quand tu veux...

    BANG ! BANG !

- Daemon ! Moka ! Matt...



[...]


- Matt... Attention à...
- Arhye ?

    J'entends une voix à mon oreille. Une voix familière. C'est une sensation étrange car j'ai l'impression de l'avoir entendue il y a peu... Alors que j'émerge petit à petit d'un sommeil que je devine très long. Les derniers souvenirs que j'ai se mélangent aux sons et aux odeurs qui me parviennent. Mes sens me reviennent... Je reprends peu à peu conscience et chaque parcelle de mon corps se réveille.
   Et ça fait mal...
   Je grimace avant même de pouvoir ouvrir les yeux. J'ai la tête en feu, et même l'extrémité de mes orteils est douloureux. Mes doigts sont engourdis, j'ai des fourmis qui me grimpent le long des jambes et des frissons qui me parcourent l'échine. J'ose entrouvrir une paupière et la lumière au dessus de moi jaillit brutalement, désagréable au possible. Les larmes montent.

   Une silhouette se dessine sur ma droite, rendue floue par l'écran aqueux sur ma rétine. Je reconnais pourtant les cheveux blonds de mon ami :

- Matt !

   Je savais au moment où j'ai ouvert la bouche que le geste instinctif exécuté dans la foulée allait me calmer. En souhaitant me redresser, une raideur a de suite empêché mon buste de se redresser et mes bras de se plier. Je suis allongé, incapable de bouger le moindre muscle au risque de me blesser davantage.

- Vaut mieux pour toi que tu restes tranquille encore un moment mon vieux. Tu risquerais de vexer le médecin.
- Le médecin ? Léonardo... Il est là ? Et les autres ?

   Je distingue enfin le visage de Matt. Celui-ci arbore un air triste et se met à faire "non" de la tête :

- Désolé... Il n'y a que nous deux.

    Avant que je ne puisse répondre quoi que ce soit, une porte s'ouvre dans le fond de la pièce. Une femme entre alors dans mon champ de vision. Une belle femme aux cheveux noirs attachés en un chignon complexe, vêtue d'un kimono et tenant dans ses mains une bassine de laquelle s'échappe des fumerolles. Son regard est... Incroyablement doux. Si doux que j'en oublie presque ce que vient de dire Matt.
   Elle sourit en me voyant et approche sa main de mon visage :

- Ah, le voilà revenu à lui. J'en suis heureuse.

   Même sa voix est empreinte de tendresse. Un peu comme une mère s'adressant à son petit... Sauf que...

- Reuh ! Teuh !

   Je me mets à tousser. De nouveau les larmes me montent aux yeux : les fumerolles sont parvenues jusqu'à mon nez et leur parfum puissant embaume mes narines tout en se mélangeant aux odeurs alentours. J'en reconnais certaines. Toutes des plantes aromatiques !
    La femme en kimono pose aussitôt la bassine sur une table à côté d'elle et pose sa main sur mon front :

- Désolé pour ça... Hmm... La température est bonne. Voyons par là... Tu permets que je vérifie ? Alors... Le pouls... Régulier. Parfait. Tout semble aller pour le mieux. Je vais pouvoir retirer les aiguilles.
- Keuh ! Les... Quoi ?
- Les aiguilles.

   Je la regarde d'un air étonné, cligne des yeux, tourne la tête vers Matt, lequel hausse les épaules avant de me pointer quelque chose du menton :

- Les aiguilles Arhye.

   Je suis son mouvement. Je baisse le regard du mieux que je peux et je les vois : des dizaines et des dizaines d'aiguille plantées ça et là sur mon torse, sur mes bras et sur mes jambes. Aussitôt je comprends d'où viennent les raideurs....
   Un nouveau frisson me traverse et, dans la seconde qui suit, je sens mon esprit s'envoler une nouvelle fois alors que le monde s'assombrit à nouveau...

- Hé ... Hé ! HÉ ! Arhye !
- Oh... Il est du genre sensible, n'est-ce pas ?


[...]


- Comment te sens-tu ? Tu as froid ? Tu veux que je te réchauffe ?
- Hum ! Non merci ! Je vais bien. Cette femme a fait des merveilles...
- Oh ça c'est sûr ! Parce que tu peux me croire : au début j'ai vraiment cru que c'en était fini de toi...
- ... Explique-moi Matt. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

    Et Matt se met à tout m'expliquer : comment l'assaut du glacier de Jotunheim s'était passé au moment où j'ai demandé à Daemon de foncer ; comment nous nous étions fait épingler par les forces de défense ennemies ; comment nous avions été bombardé par la Marine ; comment j'avais fini par tomber à l'eau, au milieu des débris et des stalactites, le front en sang et l'avant-bras disloqué ; comment il était venu à mon aide, effrayé... Il avait nagé, avec moi inconscient sur son dos, le plus loin qu'il a pu du combat, jusqu'à se laisser dériver, épuisé, sur une planche flottant par là. Il n'avait pas compté le temps passé, mais au bout d'un moment, un navire était apparu. Il s'était époumoné en l'appelant à l'aide jusqu'à ce qu'on vienne nous repêcher. Et nous avions fini par atteindre cette île, Drum, où Chunyu Yi s'est occupée de nous jusqu'alors.
   Chunyu Yi fait partie des Toubib 20, le cercle des meilleurs médecins du royaume. Etant l'une des rares à vivre de son côté sans dépendre entièrement de son souverain, elle nous avait pris en charge par pur altruisme. Philanthrope de nature, la belle étrangère souhaite simplement sauver des vies, parce qu'elle le peut.

- Ça me fait penser qu'il y a un moment qu'ils ne se sont pas montrés...
- Qui donc ?
- Ceux qui nous ont amené sur l'île. Leur bateau est amarré au port, près d'ici. Leur capitaine venait régulièrement prendre de tes nouvelles... Même si je ne saurai pas dire s'il en avait vraiment quelque chose à faire.
- Comment ça ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Oh tu comprendras vite en le voyant.
- ... Au fait. J'ai envie...
- Envie ?
- Ouais... Envie de...
- Moi ?
- NAN ! D'une cigarette. Ça fait un moment. Je crois pas avoir eu l'occasion de fumer pendant l'assaut d'ailleurs.
- Oh ça non, tu peux me croire... Mais je pensais qu'avec toute la fumée qu'elle te faisait inhaler ces derniers jours ça allait te sevrer. La moxibustion, c'est quelque chose...
- La moxi... Hein ?
- Disons que tu ne faisais pas que ressembler à un porc-epic : il y a des fois où tu ressemblais à un début de feu de camp. Tiens regarde là.

   Je regarde l'endroit que pointe Matt du doigt : mon avant bras droit. Je le soulève doucement, le tourne et constate avec horreur le cercle de peau rougeâtre qui le décore.
    Je me remets à trembler.

- Matt... Dis-moi que j'en ai pas d'autre.
- ...
- Matt.
- ... Tu l'as dis toi-même Arhye : cette femme a fait des merveilles et...
- Oh putain.

   Chunyu Yi. Je commence à avoir peur de sa douceur apparente désormais.
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- Haaa... C'est fou ce que ça m'a manqué tiens.

   Je fume pour la première fois depuis... Très longtemps ? A vrai dire je ne sais toujours pas combien de temps s'est écoulé. Matt n'a pas non plus pris la peine de s'y intéresser. Il faudra se repérer au prochain numéro du journal économique mondial pour cela. Mais en attendant les mouettes :

- Alors ? Ils sont toujours là ?
- Ouais, j'ai vu leur bateau sur les quais. Les habitants de Bighorn m'ont indiqué où ils se sont installés. Des types chaleureux, ces gens-là. Un sacré réconfort quand on voit le temps qu'il fait chez eux...
- M'en parle pas : je me les caille ici.
- En même temps... Tu fumes sur le balcon.
- Et ?
- ... Sérieusement ?
- Bah j'allais pas fumer à l'intérieur ! Imagine que l'autre sorcière l'apprenne et je suis bon pour une nouvelle séance d'acupuncture gratuite !

   J'en avais fait les frais en m'y essayant il y a deux jours, alors que j'avais enfin le droit de me tenir debout et de piétiner dans ma chambre. J'avais à peine allumé ma cigarette que la doctoresse était entrée et, voyant la scène, s'était énervée - je n'imaginais pas que froncer les sourcils pouvait être aussi effrayant - et m'avait littéralement cloué au lit. J'ai passé les dix heures suivantes à compter le nombre de tiges enfoncées dans ma chair... En luttant contre les haut-le-coeur et l'évanouissement. Je n'ai jamais redouté une aiguille auparavant.
   Je connais l'histoire des cures pour soigner les traumatismes divers... Mais je ne pensais pas l'inverse possible.

- Moi je la trouve gentille.
- C'est pas toi qui te fait soigner.
- Et elle est loin d'être vilaine. Même moi, je ne suis pas indifférent.
- Elle a le double de notre âge !
- Du tien oui.
- Oh tu me les... Bref ! Du coup tu as pu voir le capitaine ? Asgor la Béquille ?
- C'est Arfor le Viking.
- J'étais pas loin.
- Il ne devrait pas tarder à arriver. En attendant, tu devrais rentrer avant d'attraper froid.
- J'ai bientôt fini.
- T'en as eu assez pour aujourd'hui, le convalescent. Va donc te mettre au chaud.
- ... Héhé.
- Quoi ?
- Ça serait quand même drôle que je tombe malade dans un hôpital !
- ... Mes condoléances.
- Pourquoi ?
- Ton humour a coulé. On a pas pu le sauver.
- Espèce de...

   Je m'empresse de finir ma cigarette pour courir après ce personnage taquin qui me sert de partenaire, afin de le corriger. Mais au fond... Heureusement qu'il est là et qu'il est resté le même qu'à l'accoutumée. Sans ça, j'aurais très mal encaissé les événements. Les blessures physiques, passe encore. Mais pour le reste...
   Il est vrai que je me force à sourire, preuve en est mon humour foireux. J'ai toujours l'appétit, j'ai toujours le vice du tabac, j'ai toujours plaisir à supporter la malice de Matt, mais ça ne me rend pas pour autant heureux de m'en être sorti. J'ai perdu des amis dans cette histoire. Dont un que je peux qualifier de proche désormais. La relation qu'il y avait entre Daemon et moi avait dépassé le stade du maître et de son apprenti. Nous nous faisions confiance, malgré nos profondes différences et c'est ce qui rendait notre lien fort. Il était sévère là où j'étais trop tendre, j'étais diplomate là où lui se montrait barbare. Quant à Moka... Je l'avais accepté comme capitaine. C'était inné. Il n'y a rien à dire de plus, les mots sont inutiles dans ce genre de situation.
   Et ils ne sont plus là.

   Pour autant que je sache, Matt n'a jamais mentionné leur mort. Je suis le seul qu'il a tenté de sauver des eaux. Si ça se trouve, nous sommes les seuls à avoir disparu.
   Quand bien même, j'ai du mal à me l'expliquer mais... Rien ne sera plus pareil. C'est une impression désagréable, et inconsciemment je la vois comme réelle. Quelque chose en moi n'est pas revenu lors de ce désastre. Je peux faire semblant autant que je le souhaite, je ne me persuaderais pas du contraire. Et je doute que cela dupe mon camarade également.
   Après avoir répondu à ses taquineries d'un coup sur le sommet du crâne, je me rapproche de la petite cheminée allumée au fond de la pièce, où Chunyu Yi a installé une table et ses quelques herbes fumantes, et je m'y réchauffe.
   C'est bien beau d'essayer, mais mon coeur est à l'image des montagnes de Drum.
   Gelé.


[...]

    La porte de la chambre s'ouvre au moment où je commence à piquer du nez, tandis que Matt sifflote dans son coin en vérifiant l'état de ses gants et de sa bourse. Je m'attends à voir débarquer la doctoresse pour un ultime traitement journalier, mais il n'en est rien : à la place, c'est un colosse recouvert de vêtements en peau et en fourrure, à l'arcade avancé et aux muscles saillants qui fait son entrée. Le premier mot qui me vient à l'esprit est "Woah."
   Ok ce n'est pas un mot...

- Hmm...

   Et ça n'en est pas un non plus. Mais je suppose que c'est une façon comme une autre de dire "Bonjour, j'espère ne pas déranger." Du moins je l'espère.
   L'immense individu fait quelques pas dans ma direction. Instinctivement, je ramène la couverture plus en hauteur, jusqu'à rabattre le coin contre mon menton. Il est impressionnant, et même si le physique y est pour beaucoup, avec ses bras énormes et son allure de guerrier des légendes anciennes, il y a cette aura charismatique qui l'entoure : le simple fait d'avoir croisé son regard a rendu la pression plus lourde. Je me sens oppressé...
   Il me fixe, le visage impassible. Je sens ses yeux me transpercer et cela me dérange : l'image que j'ai de lui à cet instant est celle d'un chasseur exécutant sa proie calmement et froidement. A mains nues, bien sûr.
   Matt ose ouvrir la bouche :

- Capitaine Arfor...

   Le colosse tourne la tête dans sa direction d'un geste lent, inexpressif :

- Ravi de vous revoir. Cela fait un certain temps depuis la dernière visite.
- Je ne peux pas venir tous les jours. J'ai des hommes à surveiller.
- Et je le comprends tout à fait ! N'y voyez aucun mal ! Je vous suis reconnaissant pour tout ce que vous avez fait pour nous. Et Arhye l'est également.

   Cette fois, les deux me dévisagent. L'un en tentant d'échapper au regard du dénommé Arfor, et ce dernier en... Restant neutre.

- Euh... Bonsoir ?
- Arhye Frost.
- ... Oui ?
- Je suis content de voir que tu vas bien. Ton ami et moi nous inquiétions beaucoup à ton sujet.

   Oh... Je suis ravi de constater que tu l'exprimes aussi bien, mon grand !

- Tu as de la chance... Beaucoup de chance même...

   Il agrippe une chaise près de lui et s'installe à ma droite. Même assis, il reste immense. Matt n'ose pas bouger d'un poil. Je ne suis pas mieux loti, conscient de ma vulnérabilité. Il a beau être mon sauveur, je n'ai pas l'impression d'être en sécurité en étant aussi proche. Il prend son temps avant de reprendre :

- Ton ami a montré beaucoup de courage. Mes hommes et moi avons été touchés par sa force de caractère. Et tu as survécu... Cela prouve combien ta volonté est grande. Les eaux autour de Jotunheim sont glaciales : y rester trop longtemps signe ta fin. Et pourtant tu es là. Vous êtes tous les deux là...

   Nouvelle pause.

- Il faudra fêter ça.

   ... Comment dire. J'ai envie de soupirer de soulagement, soulagé par la conclusion. J'ai envie de me lever et de lui crier "MAIS METS-Y LE TON BORDEL !". J'ai envie de lui dire non. Mais ma langue remue à peine et tout ce que je parviens à faire, c'est déglutir.
   Finalement Matt se charge de répondre à ma place :

- Très bonne idée ! Ça ne peut que lui faire du bien : comme vous le voyez, il est encore un peu déphasé mais... D'ici demain il aura la permission de sortir, selon madame Yi.
- Bien. Dans ce cas nous viendrons vous chercher en début d'après-midi. Nous irons tous ensemble nous relaxer à Cocoa Weed.
- Les stations thermales ?
- Oui.

   Je crois entendre le voleur blond murmurer un "Yes !" de bonheur, alors que le capitaine Arfor me fixe de nouveau :

- En tant que pirate, je suis fier d'avoir pu te venir en aide. Je le répète : ta volonté m'a impressionné.
- Merci...
- Ne me remercie pas. Tu as fait le gros du travail.
- Vous n'étiez pas obligé de nous aider.
- C'est vrai. Mais nous sommes des pirates.

   Je souris, plus par politesse que par envie. D'un côté, sa gentillesse me touche. D'un autre, cette insistance discrète sur le fait d'être pirate m'inconforte. Et en quoi le fait d'en être un l'oblige à adopter un code moral ?

- C'est donc en tant que pirate que je te le dis : tu m'en dois une, Arhye Frost.

   Mon corps se crispe. Il ne fronce pas un sourcil, continuant de me regarder dans le blanc des yeux. Son absence d'expression rend l'attente insupportable. C'est au bout de quelques secondes qu'il se décide à se lever et à regagner la porte pour sortir :

- Je vous laisse tranquille pour ce soir, j'ai des devoirs à remplir en tant que capitaine. Reposez-vous bien tous les deux. Encore une fois : je suis content de te savoir remis, Arhye. Et réfléchis bien à ce que je t'ai dit.

   Il ferme derrière lui et un long silence s'installe.
   Je redoute le rendez-vous du lendemain. Cet Arfor a beau y mettre les formes et avoir un bon fond, je ne peux m'empêcher de penser qu'un fossé sépare sa façon d'être et d'agir. S'il n'affiche rien au premier abord, ses yeux ne sont pas ceux d'un homme désintéressé.
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- C'est...
- GÉNIAL !

    Matt se met à courir joyeusement en direction du village de Cocoa Weed, où l'on vit grâce à ce que les gens appellent "géothermie". Les sous-sols de ce coin d'île sont chauds, et les sources qui se trouvent à la surface profitent de cette chaleur. Il parait même que des geysers jaillissent à certaines périodes de l'année et offrent un spectacle incroyable aux éventuels touristes.
   Les pirates Nors, tous vêtus de fourrures épaisses et de pièces d'armures de cuir, observent le blondinet avec sympathie. Contrairement à leur capitaine, ils ont la chance d'être particulièrement sincères au quotidien : s'ils sont contents, ils rient de bon coeur, s'ils sont vexés, ils frappent jusqu'à ce que l'émotion s'en aille. Il n'y a pas de demi-mesure pour eux. "Tout doit être vécu comme si demain ne venait jamais"... C'est ce que m'inspirent ces hommes après le peu de temps passé ensemble.

    Cocoa Weed est un endroit agréable. Les gens y sont aussi accueillants qu'à Bighorn, malgré le côté intimidant de notre compagnie. Je suppose qu'ils ont connu pire... ou qu'ils savent discerner des clients potentiels.
    Et puis, qui irait s'enfoncer dans les terres gelées du Royaume de Drum et chercher querelle sans être au moins une armée ? En l'occurence, nous ne sommes qu'une trentaine. La plupart des armes ont été laissées au navire sur ordre d'Arfor et aucun bagage n'a été pris. C'est donc bourse à la main que notre groupe entre dans l'une des auberges spécialisées dans le bain chaud. Là, le capitaine des Nors fait signe au tenancier et nous sommes dirigés vers une grande salle avec table unique, laquelle peut tous nous accueillir. Sans doute le genre de pièce que l'on réserve à l'avance pour tout un contingent. Trois serveuses nous rejoignent et prennent notre commande.
   En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Arfor lève sa chope et nous invite à trinquer. En l'honneur de mon rétablissement, tout le monde s'extasie à l'idée de s'user le foie et tout l'équipage se met à boire et à brailler joyeusement. Au milieu de tout ça, Matt et moi ne pouvons nous empêcher de sourire.

   J'ai peut-être mal jugé le colosse : malgré son apparence peu avenante, voir toute cette spontanéité et cette joie de vivre chez ses hommes me laisse croire qu'il est un homme de confiance. J'ai toujours du mal à me lâcher, mais mon ami me force la main à sa manière, avec un sourire mielleux. Finalement je laisse retomber la pression. Il est bon de pouvoir penser à autre chose.
   Nous festoyons de la sorte pendant près de trois heures, durant lesquelles je participe même à un concours de bras de fer avec l'un des hommes les plus costauds des Nors après le capitaine. Au bout d'une longue, très longue minute, je finis par le faire pencher et un triomphe est lancé. Je lève mon bras endolori en signe de victoire, je me retrouve tenu par quatre voisins de table et projeté en l'air plusieurs fois, au signal du hourra...
   J'ai bien fait de ne pas abuser de la boisson.

   Au bout d'un moment, je vois Arfor se lever et s'occuper de la réservation de la source pour l'équipage, Matt et moi. On nous demande de déposer toutes nos affaires au vestiaire et d'y récupérer une serviette de bain.
    En tenue d'Adam, nous pénétrons tous dans l'eau en lâchant à l'unisson un "Aaaaaah" de bien-être. L'effet est immédiat : un bon bain chaud, dans un climat aussi froid que celui de Drum, est un instant sensationnellement magique.
   L'eau est si claire que nous pouvons voir sans peine le moindre galet qui compose le fond. Seule la vapeur, à hauteur d'yeux, camoufle ce qui doit l'être... Et le bon sens commun, évidemment. Le problème, c'est que certains d'entre nous n'ont pas cet état d'esprit. C'est le cas de deux personnes, dont l'une est à ma droite, avec un air de béatitude extrême, les joues rouges et le regard pétillant. Ses cheveux blonds trempés et rabattus vers l'arrière, Matt sourit bêtement en observant ce qu'il se passe devant lui. Je l'interroge du regard, ce à quoi il répond :

- Allons, faut pas manquer le spectacle...

   J'ose vérifier et... Je tombe sur la deuxième personne dénuée de bon sens. Du moins... En partie. Quoi que...
   Le capitaine Arfor, lequel n'était pas encore entré dans le bain, débarque enfin. Mais à la différence de nous tous, il a choisi de porter sa serviette de bain avec lui. Et il s'en sert comme d'un pagne. Sauf qu'un détail gênant vient déranger la scène. Au delà de la pudeur étrange du colosse, il suffit de baisser les yeux un chouïa pour constater, non sans surprise, ce qui met le feu à l'esprit de Matt, dont je connais les penchants.
   Trop de pudeur, ou trop peu, finit par devenir érotique. Là : c'en est presque vulgaire. C'est avec cette image en tête que j'en oublie le pourquoi de la raison de notre venue ici. Le regard fier et le pouce levé de Matt ne sont pas là pour m'aider...

   Finalement, c'est Arfor en personne qui efface mon traumatisme en me ramenant à la réalité :

- T'amuses-tu, Arhye Frost ?
- Je... Oui beaucoup. Vous avez de bons compagnons, capitaine Arfor : ce sont des personnes sur qui je m'appuierai volontiers. Ils inspirent confiance !
- Oh ? Voilà qui est intéressant.

   Impassible comme à son habitude, le musculeux "Viking" tourne ses yeux vers ses hommes, lesquels parlent de tout et de rien, riant pour la plupart, s'extasiant pour d'autres.

- Hmm...
- Capitaine Arfor.
- Oui ?
- Encore une fois, je vous suis reconnaissant pour tout ce que vous faîtes. Sincèrement. Mais j'ai tout de même une question.
- Pose-là.
- Pourquoi ne pas être parti ? Même sans vous connaître, je vous imagine mal rester simplement parce que mon rétablissement est synonyme de fête. Je ne suis même pas l'un des vôtres...
- Je savais que tu n'étais pas quelqu'un de stupide. Et j'attendais que tu abordes le sujet.

   Ce sur quoi, le grand homme se redressa de toute sa taille afin de paraître plus solennel. Et plus intimidant :

- Arhye Frost. Je veux que Matt et toi rejoigniez mon équipage.

   Je reste coi un instant. Le voleur, qui avait entendu cela, se lève à son tour, visiblement surpris. Tout l'équipage s'est tu également. Malgré la chaleur des lieux, un frisson semblable à celui de notre première rencontre me parcoure l'échine.
   Je me doutais, depuis la veille, qu'il y avait un intérêt à me surveiller de la sorte. J'ai rarement vu une personne agir de manière charitable et aller aussi loin sans raison. Surtout dans la piraterie. Les paroles qu'il avait prononcées alors me reviennent et je comprends où il voulait en venir.

- Je vous dois la vie, je le reconnais... Mais pourquoi nous ? Vous ne nous connaissiez pas jusque là. Vous auriez très bien pu nous laisser mourir en mer. Qu'est-ce qu'on a de si spécial ?
- Ne monte pas sur tes grands chevaux : vous n'êtes en rien spéciaux. Intéressants tout au plus. Et j'aime ce qui est intéressant, tout comme je pense que tout en ce monde n'est qu'échange. "Une vie pour une vie", comme disent les sages. Si je t'ai sauvé, c'est à cause de ceci...

   Ce sur quoi il fait signe à un de ses hommes d'aller chercher ses affaires. Le pirate court dans les vestiaires et revient avec une affiche. Il s'agit de ma mise à prix :

- Tu as l'âge d'être mon fils, tout au plus. Et tu fais déjà parler de toi... Tu n'as pas la tête d'un meneur, ni d'un fauteur de troubles. C'est ce qui rend la chose intrigante. J'estime que tu as du potentiel, et ta survie renforce ma conviction.
- Quand bien même, je...
- Mon instinct me trompe rarement, Arhye Frost. Je peux faire quelque chose de toi. En tant que capitaine des Nors et que futur détenteur du One Piece, toutes les cartes sont bonnes à prendre pour parvenir à mes fins. Je veux que Matt Denuy et toi deveniez mes hommes à compter de ce jour. Vous me le devez pour l'aide que je vous ai apportée.

   Il n'affiche toujours rien, mais la dernière phrase ressemblait davantage à un ordre qu'à une demande. Le ton était menaçant. L'ambiance en a pâti : les autres membres se sont rapprochés de nous et forment presque un cercle autour de Matt et moi. La plupart sourient encore.
   Le sentiment d'être oppressé revient alors. Ma tête bourdonne et les vapeurs d'eau et d'alcool s'entremêlent, les paroles d'Arfor résonnant toujours à l'intérieur de mon crâne. Je revois Jotunheim, l'espace d'un éclair. Je revois les boulets fondrent dans notre direction...
   Je secoue la tête. Les poings crispés, je regarde tour à tour Matt et le capitaine. J'avais raison de me méfier. Je suis content qu'il y ait eu cette fête pour me le rappeler et me remettre les pendules à l'heure : je ne suis pas prêt à passer à autre chose. Intérieurement, j'ai encore mal. L'attaque de la prison de glace, dont je ne comprenais même pas les enjeux, m'a laissé une marque qui ne s'effacera peut-être jamais. Voilà ce que rapporte de faire confiance à des gens trop prétentieux, des égoïstes. Les visionnaires du dimanche, les pilleurs impitoyables, les égorgeurs sans scrupule... Toute cette bande de déchets va de pair avec les écarts viciés de la Marine. Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre. Ce n'est pas le monde auquel je souhaite appartenir. Malheureusement, si j'ai bien appris une chose au cours de mon voyage, c'est qu'il faut plus que de bonnes intentions pour généraliser des idées. Alors s'il faut qu'un homme devienne la bête noire afin de rallier tous les autres et les guider vers la justice, qu'il en soit ainsi. J'agirai à ma façon à partir de maintenant.
   De toute manière, je n'aime pas la façon de penser d'Arfor. Elle est trop différente de ma vision des choses.

   Je décide d'y faire face, à ma manière. Je relève la tête, l'air aussi assuré que possible. C'est quitte ou double :

- Je comprends votre raisonnement. Et je suis flatté par votre proposition... Mais pour être honnête, je ne m'attendais pas à ça. Je souhaiterai un peu de temps pour y réfléchir, si vous le permettez.

   Un long silence s'installe. Quelques pirates Nors crispent la mâchoire, attendant les ordres de leur capitaine. Celui-ci a fermé les yeux, songeur. Je peux voir ses sourcils se froncer au fur et à mesure que les secondes passent. Finalement :

- Nous vous raccompagnons. Demain matin à l'aube, j'aurais ta réponse... Je n'ai pas besoin de te dire quelles seront les conséquences, n'est-ce pas ?
- Je les imagine.
- ... Fort bien.
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Nous sommes de retour dans la maison de Chunyu Yi, qui lui sert également de lieu de travail : c'est une demeure relativement grande, adossée à un pan de montagne à l'extérieur de Bighorn. L'étage tout entier est consacré aux patients de l'acupunctrice. En nous voyant revenir, elle s'est empressée de m'examiner, pour s'assurer que les variantes de température n'aient pas dérangé mon équilibre corporel... J'ai donc eu droit à un nouveau soin à base de moxibustion. Cette journée m'aura requinqué, d'une certaine façon.

- Bon... Qu'est-ce qu'on fait ?

   Matt m'observe, inquiet. J'attendais justement d'être à l'intérieur de la maison avant de dire quoi que ce soit. Ça m'a laissé le temps de réfléchir plus en détail de la suite des événements. Chunyu Yi nous lance un regard interrogateur. Je jette un oeil par la fenêtre, discrètement, et constate sans surprise qu'au moins deux des hommes d'Arfor sont là, à surveiller l'endroit. Ce qui signifie que nous ne pourrons pas quitter les lieux avant de lui avoir donné notre réponse. Je ne peux pas lui en vouloir : je ferai la même chose dans son cas.
   Je sors une cigarette que j'allume avant que mon médecin ne puisse dire quoi que ce soit. Au moment où la belle dame en kimono s'apprête à me retirer le mégot du bec, je la retiens par les épaules et la ramène vers le centre du salon :

- Y a-t-il un moyen de sortir autre que cette porte ?
- Que... Pas vraiment, pourquoi ?
- Parce que vous êtes en danger en restant ici.

   La bouche de la doctoresse se fige, légèrement entrouverte. Circonspecte, elle ne sait quoi dire :

- Je vous suis extrêmement reconnaissant pour tout ce que vous avez fait pour moi. Je ne voudrais pas qu'il vous arrive quoi que ce soit...
- Allons calmons-nous un instant... De quoi parles-tu ?
- Les hommes qui m'ont amené ici sont toujours là. Ce sont des pirates. Ils souhaitent m'avoir, de gré ou de force.
- Arhye ! Tu es f...
- Matt, ça ne sert à rien de mentir. Madame Yi n'est pas stupide : elle se doute bien que nous ne sommes pas de simples voyageurs. Tu avais encore ton pistolet sur toi en arrivant, non ? Et Arfor ne ressemble pas non plus à un marin ordinaire... C'est pour ça que je veux jouer franc-jeu avec vous, madame. Vous n'êtes pas en sécurité en restant là. J'aurais préféré ne pas vous mêler à tout ça, mais la situation fait que nous n'avions nul part ailleurs où aller.
- ... Tu ne souhaites pas les rejoindre, n'est-ce pas ?
- Pas vraiment non. Ce ne sont pas de bonnes personnes.
- Te considères-tu comme une bonne personne ?

   Je ne dis mot. C'est une question à laquelle je ne peux pas répondre moi-même. Bizarrement, cela n'empêche pas Chunyu Yi de sourire. Je reconnais alors sa douceur de tous les jours, et ses mains viennent délicatement retirer les miennes de ses épaules.

- Je suis membre des Toubib 20. Je ne fais pas partie de l'élite du Royaume pour rien ! J'ai soigné bon nombre de gens, et la plupart étaient des criminels. Mais tel est mon métier, telle est ma passion : sauver des vies, en faisant fi de leurs histoires, et avec l'espoir qu'elles continuent. Je te suis reconnaissante de t'inquiéter pour moi, mon garçon. Mais je compte pas laisser des intrus pénétrer dans ma demeure sans rien dire. C'est un lieu de soin où j'exerce seule ! Personne n'a le droit de déranger mes patients. Tant que tu resteras ici, tu seras considérer comme tel.
- Madame Yi...

   D'instinct, j'ai envie de la prendre dans mes bras. Son aura maternelle me pousse à le faire... Mais je parviens à me retenir, non sans émotion. Je reçois vraiment trop de stimuli ces derniers temps ! De son côté, Matt parait soucieux :

- C'est bien beau tout ça, mais que fait-on alors ?!
- Demain, Arfor va venir. Je lui répondrai non.
- ... Ce après quoi il te tuera.
- Je me défendrai.
- Tu ne voulais pas dire "nous" ?
- Tu t'enfuieras.
- Hé ! Je ne m'enfuis pas tout le temps ! Qu'est-ce qui te permet de...
- C'est ce que je te dis de faire Matt : demain, tu t'enfuieras.
- Pourquoi je ferai ça ?!
- Parce que tu es mon ami.
- ... Illogique !
- Je te dois la vie.
- Tu ne me dois rien du tout ! Nous restons ensembles un point c'est tout.
- Taisez-vous !

   D'un geste vif, Chunyu Yi nous jette à chacun une aiguille dans le bras, ce qui a pour effet de nous calmer de suite. La douleur, bien que minime, suffit à rediriger notre attention sur elle :

- Je viens de repenser à quelque chose.
- Quoi donc ?
- Ils surveillent la maison, n'est-ce pas ? C'est pour ça que vous regardiez par la fenêtre tout à l'heure ?
- Oui.
- Dans ce cas, il est possible de sortir de nuit.
- Qu'est-ce que cela change, que nous sortions de nuit ou de jour ?
- J'ai un manteau de fourrure blanc assez large dans une armoire. Il a été fait à partir d'un lapin géant vivant sur notre île et son aspect permet de passer pratiquement inaperçu en terrain enneigé. Il suffira que nous nous cachions dessous et que nous passions par la fenêtre de derrière, la plus proche du pan de montagne, et il deviendra impossible pour eux de nous localiser.
- Oh ! C'est super !
- Hmm... Non, nous le ferons pas.
- Quoi ?! Arhye c'est notre chance de...
- Et après ? Où nous cacherions-nous ensuite ? Et cette maison ? En plus, madame Yi deviendrait notre complice... Et si ces hommes décident de nous traquer et se mettent à semer le chaos dans Bighorn, nous causerions des victimes inutiles.
- Mais on s'en...
- Non on ne s'en fiche pas ! Ce n'est pas comme je veux faire les choses.

    Les deux autres me fixent en silence. Je ne sais pas à quoi ils pensent à cet instant, mais moi je réfléchis à toute allure. Ce que suggère la doctoresse n'est pas mauvais en soi. Il y a quelque chose à tirer de ce fameux manteau blanc. De toute manière je ne reviendrai pas sur ma décision.
   Puis soudain le flash :

- Pourriez-vous aller chercher ce manteau, madame Yi ?
- J'y vais de suite.
- Faudrait savoir.
- Tu vas comprendre.

   Une fois le manteau entre mes mains, je demande à Matt de l'essayer. Ce qu'il fait : il ressemble alors à une boule de poil blanche, le visage à moitié caché par une capuche à oreilles. Je le fais s'accroupir, s'allonger, se mettre à quatre pattes, se baisser... Jusqu'à ce que je sois satisfait. Je repense au lancer d'aiguilles de l'acupunctrice et de ce qu'elle avait dit à propos de l'élite des médecins de Drum :

- Je suppose que vous savez vous battre, madame Yi.
- Tout à fait.
- Dans ce cas, vous seriez prête à protéger votre maison jusqu'au bout ?
- Même si tu tentes de m'en dissuader.

   La voix est tendre, mais ce n'est qu'une façade. Derrière ce gentil bout de femme se cache une ombre dangereuse à laquelle je ne voudrais pas me frotter. Du moins c'est la sensation que j'en ai.

- Bien. Dans ce cas, je vais pouvoir répondre au capitaine Arfor dès ce soir. Matt, tu profiteras de ce moment pour sortir par derrière...
- Je ne fuirais pas !
- Au contraire : je veux que tu leur en fasse voir de toutes les couleurs. Tu vas saboter leur navire et prévenir les autorités lorsqu'ils seront ici à tenter de nous déloger. Pris en tenaille, ils ne pourront plus rien faire.
- Et vous serez seuls pendant ce temps-là !
- Nous tiendrons...
- Pfeuh ! Y a intérêt... J'espère sincèrement que tu sais ce que tu fais.
- Tu me connais maintenant, tu sais que je peux me débrouiller. Va chercher nos affaires. Et laisse-moi ton pistolet si possible avant de partir.

   Au moment de monter à l'étage, il s'arrête, une main sur la rambarde de l'escalier. Il se tourne vers moi et me lance :

- Le coffret...
- Quoi ?
- Pendant la traversée sur leur navire, j'ai entendu plusieurs fois les hommes d'Arfor parler d'un coffret incroyable qu'ils auraient dénicher au milieu d'un trésor. C'est le trophée de leur dernier pillage. Il renfermerait quelque chose d'inestimable et... De dangereux.
- Dangereux ? Oh... Qu'est-ce que tu prévois, sale voleur ?
- Si par chance ce coffret peut nous servir d'une quelconque manière, je dois le récupérer. Et même dans le cas contraire, nous aurons au moins la chance de sortir de cette histoire avec un lot de compensation.
- Si nous nous en sortons.
- Ce n'est pas drôle, Arhye.
- Je te fais confiance Matt : fais ce que tu veux, mais ne prends pas de risque inutile je t'en prie.

[...]

- Ils ont pas bougé.
- Nan... J'ai pas l'impression que c'gamin soit du genre à trahir sa parole.
- C'est un pirate, comme nous. Arfor nous a dit d'surveiller, alors on surveille.
- Ouais ouais... Mais quand même : j'espère qu'il acceptera. J'le trouve sympa ce p'tit.
- C'est vrai qu'on a passé un bon moment. Ils ont un côté attachant. Mes gosses doivent avoir leur âge tiens...
- Ça fait longtemps qu'on a pas vu nos familles hein ?
- A qui le dis-t... Aïe !

    Une pierre vient de percuter le crâne d'une des sentinelles devant la maison de Chunyu Yi. Le deuxième la ramasse et constate qu'un papier est enroulé autour. Il lit ce qui y est écrit :


"Capitaine Arfor,

   Je respecte ce que vous avez fait pour nous, mais je refuse de faire partie de votre équipage. Je sais ce que cela implique et suis tout à fait à même de vous recevoir : j'ai pris mes précautions.
   Sachez cependant que je suis prêt à revoir mon engagement si vous faîtes de moi votre second, mais encore faudra-t-il Nous faire plier le genou. Nous vous invitons donc à venir nombreux car Nous ne sommes pas du genre à faire dans la demie-mesure. Vos hommes sont compétents, mais pas suffisamment pour Nous effrayer le moins du monde... Ne Nous insultez pas, par pitié.
   Saluez au passage Throdin et Gunnar de ma part. J'espère que leur défaite au bras de fer ne les a pas traumatisé.


A très bientôt !
Que le meilleur gagne"
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Ma petite provocation avait fonctionné comme je l'espérais : les pirates d'Arfor le Viking sont là, faisant masse entre le chemin boisé et la maison de madame Yi. De notre côté ? Nous ne sommes plus que deux... Matt a réussi à quitter les lieux sans se faire remarquer, comme prévu. Ses talents de voleur, travaillés des années durant au sein de la famille Martico, y sont pour beaucoup évidemment.
    J'observe la trentaine d'hommes avec appréhension. J'ai beau croire en mon idée, chaque fois que le capitaine des Nors entre dans mon champ de vision, je me rends compte du défi qu'il représente à lui seul. Je fais plus ou moins confiance en ma partenaire du jour, malgré son apparente fragilité... Comme aurait dit ma mère : "En chaque femme se trouve un océan de surprises." Espérons que cela joue en notre faveur.

    J'entends gueuler dehors :

- GAMINS ! SORTEZ DE LÀ ! ON A DES CHOSES À SE DIRE !

   Avant que je ne puisse répondre, Chunyu Yi ouvre la fenêtre près d'elle et y passe la tête :

- Mes patients n'ont rien à vous dire ! Vous nous dérangez ! Si c'est pour une visite, veuillez avancer bien gentiment en file indienne et je m'occuperai de vous réceptionner.

   Ce sur quoi elle referme avec un sourire satisfait avant de me jeter un regard innocent. J'imagine la tête de l'autre ahuri dehors, face à telle réponse. Très vite pourtant, j'entends le bruit des lames que l'on extirpe du fourreau. Je jette un oeil à mon tour et remarque le bras tendu d'Arfor, pointant dans notre direction.
    L'assaut est lancé.

[...]


- Fiou...

    Matt a réussi à pénétrer dans la zone du port sans se faire repérer par les Nors. Il lui aura fallu faire un grand détour pour ne pas courir le risque d'être vu. Il a cependant pu assister aux préparatifs du colosse et de sa bande : suite au retour d'un éclaireur, ce sont près de trente individus en armure de cuir et en manteau de fourrure, avec casque, sabres, harpons et pistolets à silex pour certains, qui se rendent au lieu-dit où il a laissé son ami. Ce qui laisse au voleur au moins un quintet d'hommes à éviter avant d'atteindre son objectif, à savoir les entrailles du navire, ancré non loin, la dernière porte au fond de la cale, après les quartiers de l'équipage, et le mystérieux trésor d'Arfor.
    Une tâche simple se dit-il.

    La nuit est calme : il y a peu de personnes aux abords, à part quelques fêtards sortant de beuverie, ou quelques marins assignés à la surveillance de leurs propres cargaisons. "Sweety" délaisse son habit blanc pour revenir à son style habituel, le noir. Il avance dans l'ombre des maisons et des caissons alentours, à pas de loup, enfilant ses gants sombres afin de faire disparaître le plus de peau possible. Il maudit intérieurement ses cheveux blonds, trop voyants, lesquels sont en partie cachés par un chapeau de feutre dérobé il y a quelques temps et qui l'accompagne désormais partout.
   Il n'est plus qu'à quelques mètres du bateau quand il se rend compte que, peu importe l'endroit où il décidera d'aller pour monter à bord, on le verra forcément : deux hommes devant la passerelle, assis chacun sur une bitte d'amarrage, un autre sur le pont, les bras croisés, un autre sur la proue, jouant avec le percuteur de son pistolet... Sans compter les quelques mousses éveillés du bateau voisin ayant écopé de la corvée de garde. Il ne peut pas s'y diriger comme si de rien n'était.
   Une diversion peut-être ? Il y avait pensé en chemin : difficile à mettre en place avec les rares badauds du coin. Et dieu sait qu'il est compliqué de motiver quelqu'un la nuit, surtout par ce froid. Une attaque rapide et discrète est tout aussi irréalisable.

    Matt se mord la lèvre. Cela fait un bon moment qu'il n'a pas eu à faire ce "travail", et il lui arrivait de craindre de rouiller à force... Maintenant qu'il est sur le terrain, il se rend compte à quel point ce genre de situation ne lui manquait pas : tout ce stress et ce doute... Les enjeux ont changé - en mieux selon lui - mais l'épreuve reste la même. Il a beau avoir un talent inné pour le vol à la tire, il y a des domaines dans lesquels il se sent fragile. Tout peureux qu'il est, ce n'est pas dans ce genre d'opération qu'il excelle malheureusement.
    Alors pourquoi le faire ?
    Parce qu'Arhye compte sur lui. Il a lui-même fait part de ses indiscrétions à son jeune ami et s'est proposé pour agir de la sorte. Lui aussi a envie de changer.

    Son visage s'éclaire tout à coup. Une nouvelle idée vient de germer dans son esprit. Une idée culottée.

[...]

   Trois pirates tombent à terre, touchés par les aiguilles de la doctoresse. Tandis que d'autres approchent, une ligne d'ennemis s'agenouillent, fusils prêts à l'usage, n'attendant que le signal de leur capitaine pour faire feu.
   Lorsque celui-ci acquiesce, plusieurs balles s'écrasent contre la bâtisse, faisant voler des éclats de verre et des copeaux de bois ça et là. Je me tiens la tête entre les bras, recroquevillé sur moi-même, espérant échapper aux tirs. Chunyu Yi n'en mène pas large non plus, à plat ventre sur son propre plancher.

   Au moment où le tonnerre s'éloigne, nous nous redressons d'un bond et courons vers l'ouverture. Je dégaine le pistolet laissé par Matt pour me défendre, vise, et terrasse un autre forban. Puis un autre encore. Le temps que l'ennemi recharge, cinq individus de plus sont à terre. De nouveau nous nous cachons pour survivre à la deuxième salve. Et le temps que nous nous relevions, les autres sont déjà en train d'enfoncer la porte d'entrée.

- Allez ramenez-vous...

   J'ai prononcé ces mots à voix basse, davantage pour me motiver moi plutôt que comme quolibet. Et le pire, c'est que ça marche : je me sens étonnamment... Vivant.
   Le premier à apparaître reçoit une gifle monumentale de la part de mon médecin, ce qui a pour effet de l'envoyer s'étaler contre le mobilier sur sa droite. Le second se fait cribler d'aiguilles. Le troisième bondit en avant, près à trancher tout ce qui se trouve sur son passage à l'aide de sa hachette. Madame Yi s'écarte à temps, me laissant le champ libre pour décocher un coup de pied dans la figure de l'intrus. Un autre jaillit depuis la fenêtre brisée, bientôt rejoint par deux camarades. Nous ne parvenons pas à limiter le flux...
   Mais nous n'avons pas le choix : il faut foncer sans hésiter ! C'est donc sans mot dire que nous courrons chacun vers un adversaire pour lui faire mordre la poussière. A la manière de sauvageons, nous leur rentrons dans le lard avec toute la force dont nous sommes capables, elle à la porte, moi à la fenêtre. Forcés à reculer, les premiers de la file font tomber à la renverse ceux de derrière. Je chope mon adversaire par la tête et lui brise le nez contre mon genou avant de tirer sur le suivant. J'évite un sabre, puis un autre in extremis avant de reculer d'un pas et de me courber. Depuis peu, je n'ai plus besoin d'autant d'élan pour préparer mon coup le plus puissant : fracture.

    Les doigts recroquevillés à la manière de serres, j'enfonce la paume de ma main dans le plexus d'un pirate, lequel écarquille les yeux avant de se vider de tout son air. Sa cage thoracique doit être en miette à présent.
   Chunyu Yi m'agrippe alors par le bras et m'entraîne dans la cage d'escaliers tandis que d'autres barbares pénètrent à l'intérieur. Il doit en rester une quinzaine, et malgré leur constitution hors norme, ils ne sont pas si redoutables. Le vrai problème vient de l'étroitesse de notre zone d'action face à leur nombre. Sans oublier leur capitaine... Quelque chose chez ce colosse me dit que l'assaut frontal n'est pas la seule manoeuvre qu'il a mise en place.

- Ils ne nous suivent pas ?

   Je tourne la tête. Nous venons d'entrer dans la chambre où je me faisais soigner il y a peu, mais aucun ennemi ne tente de nous rejoindre. Plus perturbant encore, l'absence soudaine de bruit... Mal à l'aise, j'ose jeter un oeil derrière la vitre du balcon et vois Arfor, les bras croisés et un air satisfait sur le visage. Habitué à moins d'émotion de sa part, je blêmis.

- Ça c'est mauvais...
- Quoi donc ?
- Je ne sais pas encore et c'est bien le problème.

   La réponse vient brusquement lorsque les pirates Nors se remettent à bouger en dessous. L'un d'eux ordonne aux autres de sortir. Je me précipite vers les marches et remarque la silhouette du dernier d'entre eux s'approcher de la porte, se retourner et sortir un briquet. Dans son autre main, une mèche...

- Madame Yi... ATTENTION !

  Comme si ça pouvait servir à quelque chose...
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Ils ont fait sauter un pan de maison.

   Dit comme ça, rien de vraiment effrayant... Et pourtant. L'explosion a suffi pour faire disparaître le rez-de-chaussée et s'écrouler l'étage où nous nous trouvions. Mais ce n'est pas le pire : la maison de Chunyu Yi était construite sur un pan de montagne enneigée. Et que se passe-t-il si une détonation vient troubler l'équilibre d'une montagne enneigée ?
   Les pirates Nors reculaient encore et toujours plus loin, jusqu'à retourner à l'abri des sapins, sur le sentier menant à la ville. Pendant que nous subissions la secousse et tombions avec le plancher et les débris, une coulée de neige finit de balayer l'habitat, nous entraînant dans sa course.
   La nature est étonnante : l'homme a beau tenter de s'adapter en renforçant les fondations de ses lieux de vie, il suffit qu'une pierre soit retirée à l'édifice - et que Dame Nature s'énerve - pour se faire démonter. Littéralement.

   Pour l'heure, je n'ai pas le loisir de penser à tout ça : j'ai mal, j'ai froid, je suis impuissant. Je ne sais pas ce qui m'arrive, mais pourvu que ça s'arrête enfin...

[...]

- Arhye...

   J'entends une voix. J'essaie d'ouvrir les yeux mais mes paupières sont gelées. Je recommence, avec plus d'efforts. Je grimace. La lumière m'assaille tout à coup et une silhouette se place aussitôt au dessus de moi.

- Oh bon sang tu vas bien... Il faut te relever, Arhye !

   Malgré l'énergie que madame Yi met dans ses propos je sens l'once de faiblesse qui la traverse : ses vêtements sont déchirés par endroit, sa peau couverte d'ecchymoses et ses cheveux mouillés lui recouvrent la moitié du visage. Mais au moins c'est une preuve qu'elle s'en tirée.
   Je réalise alors que je suis en vie, moi aussi.

- Qu'est-ce que...
- On a pas le temps, ils arrivent !

   Qui ? Oh... Oui. Attends deux secondes que je me remette de mes émotions s'il te plaît...
   Je remue la mâchoire mais ne dit rien. Je vérifie que je n'ai rien de cassé alors que la doctoresse m'aide à me relever. Une fois debout, je constate que ma jambe droite a souffert : une entaille longue comme mon avant-bras la traverse, presque jusqu'au genou. Et maintenant que le sang afflue presque normalement dans mon système, je ressens toute la fraîcheur environnante et bon sang que ça brûle !
   Beaucoup moins professionnelle qu'à son habitude, Chunyu Yi passe mon bras sur ses épaules et m'entraîne avec elle. Derrière nous, j'entends du bruit. Je n'ai pas besoin de me retourner pour me rappeler de qui il s'agit. La fuite est vouée à l'échec... C'est pour cette raison que je décide de changer mes plans.
   Le choix n'est pas facile, mais nécessaire. Je repousse gentiment la main de mon médecin et manque de tomber à nouveau par terre. Elle me regarde, surprise :

- Mais qu'est-ce que tu fais ?!
- Je regrette, madame Yi, mais vous en avez suffisamment fait. Vous avez même perdu votre maison. Ce serait cruel de vous en demander plus après m'avoir sauvé la vie.
- Cesse de dire des bêtises et viens par là qu'on puisse leur...
- Ça ne sert à rien, vous en êtes consciente. Dans notre état, on ne fera que gagner un peu de temps. Pas assez pour qu'un miracle se produise... C'est déjà une chance qu'on se soit tiré de là sans trop de mal.
- Je suis médecin ! C'est mon devoir de veiller sur mes patients !
- Et sur qui veillerez-vous si vous mourrez ici ?! Partez maintenant et laissez les pirates réglez leurs affaires entre eux ! Ça vaut mieux pour tout le monde, croyez-moi ! Vous devriez penser un peu plus à votre derrière ! De toute façon dans votre état, vous ne ferez que me gêner...

   Un simple haussement de sourcil de sa part me fait comprendre : "C'est l'hôpital qui se fout de la charité !" mais elle se retient. Nous nous fixons dans le blanc des yeux pendant quelques secondes - bien trop longues à mon goût - avant qu'elle ne finisse par lâcher un profond soupir. Je la sens écoeurée, déçue mais aussi convaincue. Sans trop pouvoir dire pourquoi, je peux affirmer que sa déception est davantage tournée vers elle que vers moi. Nous avons passé suffisamment de temps ensemble pour que j'apprenne à la connaître.
   Mais ce sourire énigmatique qui la caractérise... Jamais je ne verrai au travers. Chacun ses regrets :

- Ah les pirates... C'est la dernière fois que je viens en aide à l'un d'entre vous ! C'est mauvais pour le coeur !
- Je vous le fais pas dire.
- ... Sois fort, Arhye.

   Ce sur quoi elle fait volte face et prend la fuite, me laissant seul avec les hommes d'Arfor en approche. C'est mieux ainsi.
   Les quinze assaillants du Viking me rejoignent et m'encerclent. Leur capitaine entre dans la ronde et se place devant moi, imposant comme jamais. Mais cette fois, ça ne me fait rien : peut-être est-ce dû au choc, au froid ou à l'abandon de toute combativité, le fait est que je n'ai pas peur. Ni de lui, ni de ce qui va suivre.
   Avant qu'il n'ouvre la parole, j'esquisse un faible sourire :

- Eh bien on dirait que tu vous avez gagné. Bien joué ma foi.
- Je suis content que tu aies survécu. Quel gâchis ça aurait été sinon... Tu mérites d'autant plus d'être des nôtres. Tu n'as pas oublié, n'est-ce pas ?
- Evidemment. Comme promis : j'accepte de me soumettre.
- Parfait. En route alors...
- Capitaine ! Que faisons-nous de la femme et du blondinet ? Doit-on les suivre ?
- ... Non. Ils nous sont inutiles. Nous ne prenons que ce qui a de la valeur. Et des médecins... Nous en avons déjà.

   Cette fois, la remarque me fait grincer des dents mais je tiens bon et m'agenouille devant Arfor :

- J'attends vos ordres, capitaine.
- Tu n'es pas inquiet pour ton compagnon ?
- Pour ne pas vous mentir, je suis soulagé qu'il puisse s'en tirer de la sorte. Il n'était pas d'accord avec le fait de vous rejoindre, mais il reste un lâche... Et un ami que j'aurais eu peine à voir mourir.
- ... Merci pour ton honnêteté. Partons maintenant.

   Matt, je ne sais pas où tu en es mais j'espère sincèrement que tu vas te dépêcher d'agir. Je crois en toi !
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Matt n'était pas sur leur navire. Ni ailleurs. Je ne l'ai pas vu depuis qu'Arfor et ses hommes m'ont emmené.

   Ayant enfin eu ce qu'il souhaitait, le colosse a décidé de quitter l'île. Il m'a laissé aux mains de ses toubibs pour me remettre à peu près d'aplomb, suite à l'explosion. J'en profite pour me réchauffer un peu et, espérant toujours voir mon ami le voleur débarquer, je décide de les retenir un temps.
  Tous les prétextes sont bons : une douleur vive et inexplicable à la jambe ou au ventre ; des affaires à récupérer sur les lieux - dont le pistolet de Matt - ainsi que des cigarettes.

- Sérieusement ?!
- Sérieusement. Si vous ne voulez pas que je fasse une crise de manque en pleine traversée, il me faut un paquet de clopes. Personne ne fume ici ?
- Non.

   Je devrai les féliciter pour leur bonne santé. Mais le plus important pour l'instant, c'est de rester sur l'île ! Alors je tape du pied, je fais la gueule, je monologue de manière déplaisante... Bref j'emmerde mon monde jusqu'à ce qu'on accepte de sortir chercher ma boîte à cancer.
   Mais même ça ne suffit pas. L'ancien Martico ne vient pas. Les pirates entrent dans une boutique et en sortent avec mon vice et c'est tout. Il fait toujours nuit... J'espère que le propriétaire ne s'est pas réveillé et qu'il va bien.

   Arfor fait un geste et tout le monde se met en position. Nous quittons Drum comme ça, sans un bruit... J'ai l'impression que ce n'est pas réel. C'est presque trop simple. Trop rapide. Trop... Merde.
   Ça me fait chier.
   Nous sommes à cent mètres de l'île. On me montre les cordages et on m'invite à grimper au niveau des voiles.

- Quelle est la destination, capitaine ?

    Le Viking baisse la tête dans ma direction. J'ai posé la question avec le ton le plus neutre dont j'étais capable. Je voulais le convaincre - et me convaincre - de ma résignation. Chose encore difficile semble-t-il.
   Peut-être que le temps m'y aidera ? Au fond, payer ma dette en servant Arfor n'a pas l'air d'être une si mauvaise chose... C'est même "juste" dans un sens. Un échange équivalent.
   Il ouvre la bouche :

- Nous allons faire escale à Alabasta. Ensuite nous quitterons cette partie de Grand Line pour rejoindre...

BOUM !

   Une détonation se fait entendre. Lointaine.
   Tout le monde cesse ce qu'il est en train de faire quand soudain...

SPLASH !

   L'eau à quelques mètres du navire éclate et forme un semblant de geyser. On nous tire dessus... Mais qui ?
   Il me suffit de tourner la tête en direction de l'île pour m'en rendre compte : un vaisseau apparaît depuis le versant ouest de l'île. Les couleurs de son pavillon indiquent...

- LA MARINE ! ELLE ATTAQUE !
- Le Royaume de Drum n'est pas affilié à la Marine... Chargez les canons ! Nous virons de bord !
- Mais, capitaine...
- C'est un cuirassé. Le vent ne nous est pas favorable, donc impossible de lui échapper. Préparez-vous à répliquer, c'est un ordre !

   Personne ne répond. Tout le monde obéit sans hésiter, le regard assuré. C'est là qu'on voit à quel point l'autorité d'Arfor est incontestable. Ça et sans doute aussi la confiance forgée entre lui et son équipage depuis longtemps. Il est vrai qu'en se plaçant à ses côtés, on se sent presque invincible : il a cette espèce de charisme naturel en plus de son physique hors du commun. C'est une force de la nature qui ne montre aucun signe de faiblesse et qui, malgré tout ce qu'on peut lui reprocher en tant que criminel, sait exactement ce qu'il veut et ne se détourne pas de son objectif. En un sens, c'est honorable.
   Mais que fait un cuirassé ici ? Maintenant ?!

   Je m'empresse de rejoindre les canons avec les autres. J'aide à en charger un et me met en position près de la mèche. Certains pirates me regardent, méfiants :

- Je ne sais pas pour vous, mais il est hors de question que j'y reste maintenant ! Alors on apprendra à se faire confiance plus tard, vous ne pensez pas ?

   Pas convaincus mais résignés, ils s'en retournent à leurs tâches. A moi de montrer ce que je vaux. Toute mon expérience de canonnier aux côtés de Daemon va me servir ici. Couler un navire de cette ampleur sera un sacré exploit !
   Je vise, j'allume, j'attends. Je me bouche les oreilles et le coup part en direction du cuirassé.
   Le boulet touche ! Un peu en dessous du pont cependant. Vu la carcasse et l'obscurité, difficile de dire si cela a causé des dégâts importants. Pour être sûr, mieux vaut recommencer.

CRAC !

   Un de leurs projectiles frappent la coque et remue quelques planches sous nos pieds. Je vois quelques Nors grimacer mais personne ne ralentit. Le cuirassé est proche maintenant. Le ciel étant dégagé, nous profitons des éclats de la lune et les silhouettes à bord du vaisseau ennemi sont visibles désormais.
   Le maître-artilleur s'approche de moi, lunette en main :

- Vas-y petit, tourne un poil sur ta droite et lève la bouche de dix centimètres ! Pour sûr que ça va faire mal !

   Je m'exécute.
   Effectivement, le boulet part s'encastrer dans l'une des tourelles d'artillerie de la proue, réduisant la puissance de feu adverse.

- Bien joué ! Bon timing !
- J'ai suivi vos indications.
- Est-ce que ça rend la chose efficace à cent pour cent pour autant ? La canonnade, c'est pas une science exacte... A moins d'être un fanatique de la balistique !
- Je peux voir vite fait ce qu'il se passe de l'autre côté ?
- Fais vite, on en a pas terminé.

   Il me tend la longue-vue que je m'empresse d'utiliser.
   Une sombre pensée m'est venue pendant que je tirais. Une idée saugrenue que j'aurais pu avoir... Si un ami était dans le besoin. Un maigre espoir... De la folie pure...
   Il est là cet imbécile. Exposé, les deux mains sur la rambarde, entre deux soldats. Matt Denis est venu me chercher.
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- Allez... T'es où...

   Après avoir vu mon partenaire sur le navire ennemi, je me suis senti rassuré. Du moins un peu. Nous étions toujours sous le feu de la Marine et la distance qui nous séparait diminuait à vitesse grand V. J'ai profité de la débandade causée par la dernière pluie de projectiles pour courir me réfugier en intérieur, près des appartements du capitaine.
   Me rappelant des mots de Matt, je me suis dit que sauter du bateau d'Arfor et fuir n'était pas une fin acceptable : il fallait que je lui donne une leçon. J'ai ma fierté. Je ne compte pas rester sur une défaite ! J'emporterai avec moi le trésor si spécial qu'il a emmené avec lui.

   J'ai beau fouiller, je ne trouve rien dans les cales, ni dans les coffres de la zone d'équipage... Ne reste qu'un endroit, où personne ne peut rentrer sans l'accord de l'intéressé : la cabine du Viking.

- Je peux savoir ce que tu fais ici, Arhye Frost ?

   Je frémis.
   Arfor m'a rejoint, les bras croisés, le visage neutre, le regard perçant. Je cherche une excuse à donner, mais aucun son ne sort de ma bouche. C'est comme si mon inconscient m'empêchait de mentir, sachant la chose inutile face à lui. La façon qu'il a de sonder les gens est dérangeante. Incroyable, certes, mais dérangeante.

- Je voulais rentrer dans votre cabine.

   Je signe mon arrêt de mort tout seul maintenant... Génial. Le colosse hausse un sourcil :

- Ça a le mérite d'être honnête. Mais tu comprendras qu'en tant que capitaine, je dois sévir... En pareille situation, c'est semblable à une mutinerie. Tu sais ce que ça veut dire, n'est-ce pas ?

   Pas besoin de répondre à ça. Nous le savons tous les deux.

- Et dire que je voulais t'accorder ma confiance... Tu sais j'ai vraiment foi en tes capacités Arhye. Sincèrement. Tu n'en as pas conscience, mais tu as la force qu'il faut pour aller au bout de Grand Line. Il ne te manque que des gens pour palier à tes lacunes. C'est également mon cas. Mes hommes ont le talent nécessaire pour m'aider à atteindre mon but, c'est un fait. Mais combien de personnes dans le monde nous sont-elles supérieurs ? Beaucoup j'imagine. Combien ont ta trempe ? Pas tous, j'ose le croire... Tu n'as cessé de me surprendre. Tu es un survivant, tu es sorti plus fort de ta mésaventure, tu as même survécu à mon cadeau de tout à l'heure... Tu sais tirer au canon. Quel gâchis.

   Lentement, son bras musculeux vient chercher l'imposant marteau accroché à son dos. Je me tiens prêt...
   Le coup part, mais pas de l'endroit que j'espérais : son pied m'atteint en plein dans l'estomac et me coupe le souffle tout en m'envoyant valser contre la porte de sa cabine, laquelle s'effondre avec moi à l'intérieur. C'était rapide, puissant et imprévisible. Il n'avait même pas pris la peine de prendre de l'élan ou de changer de posture ! Il a simplement fait un pas en avant et lever la jambe. C'est du moins le ressenti que j'ai... Faut dire que la surprise déforme les choses. Et son côté intimidant aussi.
   Je me relève et recule, toussant au passage. Autour de moi, un mobilier simple, en bois et en cuir, quelques feuilles parcheminées, des livres sur une large étagère et un portrait de famille au dessus de l'entrée. J'y reconnais Arfor, ainsi qu'une femme et un enfant en bas âge, visiblement heureux.

   Derrière moi se trouve le bureau, avec plume, encre, compas, lampe à huile et un coffret.
   Un coffret ?

   Le capitaine des Nors pénètre dans la pièce et lève son arme. Au moment de l'abattre, je bondis sur le côté. La masse s'enfonce dans le plancher. Il déplace son centre de gravité et prend l'arme à deux mains, sans la retirer de son trou : suivant son geste, le marteau creuse un passage dans ma direction, déchirant le bois comme si ce n'était que du papier. Cette fois je n'y échappe qu'in extremis. Mais la position du colosse, bras levés, me permet de répliquer : je fonce sur lui, prêt à dévier une éventuelle jambe folle, et le frappe derrière le genou, espérant le faire plier.
   Déséquilibré, il résiste cependant et cherche à m'attraper. Je passe derrière et cogne à nouveau dans l'articulation. Cette fois, il tombe enfin. Je m'apprête à frapper la nuque lorsque le coffret entre dans mon champ de vision. J'hésite, tend le bras, m'en empare et me retourne.

   La main d'Arfor empoigne ma jambe, me faisant chuter en avant. Nos positions inversées, l'imposant personnage cherche à nouveau à m'écraser. Je roule sur le côté, puis sur l'autre... Je me décide à aller vers l'arrière au moment où son marteau vient perforer le sol, à l'endroit où se situait mes bijoux de famille quelques instants plus tôt. De nouveau debout je recule prudemment vers la sortie.
   Lâchant un soupir agacé, le pirate revient à la charge, bien décidé à me tuer. Il fait tournoyer son arme de sorte à m'empêcher toute esquive sur les côtés. J'espérais avoir un léger avantage dans un lieu aussi fermé face à un adversaire imposant, et vu la longueur de son marteau, mais c'était sans compter sur sa force : aucun obstacle ne semble lui résister. Finalement, le moins à l'aise ici, c'est bien moi !
   Je sors enfin de la pièce et décide à nouveau de fuir avec le trésor mystérieux. Je constate avec soulagement que je suis plus rapide et, l'agilité aidant, je parviens à quitter les étages inférieurs pour me retrouver à nouveau sur le pont.

   La bataille navale est loin d'être terminée. Pire encore, la victoire semble pencher dangereusement vers la Marine : un deuxième cuirassé a décidé de se mêler à la chasse aux criminels. Il est encore loin, mais ce n'est qu'une question de temps avant qu'il ne soit à notre niveau. D'ici deux minutes, le navire des Nors sera condamné, son équipage inclus. Je dois vite sauter...
   Un boulet siffle à mon oreille et percute la poupe, à quelques centimètres de moi. Je me retrouve projeté vers l'avant, alors qu'un liquide chaud commence à couler sur ma tempe. Je constate avec horreur qu'il s'agit du sang d'un pirate, défiguré par l'impact et mort sur mon dos. Je remarque autre chose : le coffret que je tenais s'est ouvert à cause du choc, révélant son contenu.
   A l'intérieur, une étrangeté bleue, couverte de pâles motifs étranges, avec un tige sombre au bout.

- Un fruit ? Qu'est-ce que...

   Je repense alors à Daemon et comprend de quoi il s'agit. C'est en effet un trésor d'une valeur inestimable ! Pas étonnant qu'il le garde auprès de lui.
   "Pourquoi ne pas le manger ?"
   C'est la première pensée qui me vient. Seulement... Le doute me rattrape et l'affolement des personnes autour de moi me font revenir à la raison. Qui sait quels effets ces choses ont sur l'organisme en plus...

- Arhye Frost !

   Et l'autre monstre est là !
   Je me relève aussi vite que je peux, récupérant le fruit au passage. Je fonce vers la rambarde, tend le bras au dessus de l'eau et lance :

- Stop ! On arrête tout !

   Menaçant de lâcher le "trésor", je fixe Arfor, lequel affiche une mine sombre.

- N'y pense même pas.
- Et qu'est-ce que vous allez faire pour m'en empêcher ? Reculez plutôt Arfor, qu'on puisse discuter sagement.
- ... Tu n'imagines pas ce que j'ai traversé pour l'obtenir. Il m'appartient, Arhye. Tout comme tu aurais dû m'appartenir ! C'est ainsi que les choses sont faites : on a ce que l'on mérite.
- C'est comme ça que vous voyez les choses ?
- C'est comme ça que je compte aider mon peuple. Et ma famille.
- En tant que criminel ?
- Oui.

   L'entendre dire si facilement est presque déstabilisant. Mais ce n'est pas si différent de mes choix. Si ce n'est que notre conception du mérite et de l'appartenance diffèrent.

- Qu'est-ce que vous allez faire de ce fruit ?
- Le manger.
- ... Pourquoi ne pas l'avoir fait ?
- Parce que je voulais attendre le bon moment.

   D'autres boulets percutent le navire, nous secouant tous les deux. Je manque de lâcher le fruit, ce qui a pour effet de faire paniquer Arfor :

- Non !

   C'était moins une.
   Je place la chose contre moi, afin d'être sûr de ne pas la perdre. Je fixe le capitaine des Nors, lequel semble bien plus matérialiste que je ne l'aurais cru. Son désir de possession excessif a fait de lui ce qu'il est. Ça et ses aptitudes en tant que leader... Seulement ça rend l'individu fragile sur un point que je compte bien utiliser.
   J'inspire un coup, porte le fruit à ma bouche et mords dedans.
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- Qu'est-ce que tu as fait ?!

   La question n'en est pas vraiment une. L'impassibilité qui caractérisait jusqu'alors le Viking a disparu, laissant place à de la colère, mêlée de surprise. De mon côté, je ne sais pas trop que penser. Entre le goût indescriptible du comestible, la situation dangereuse dans laquelle je me trouve et la tête du colosse, je ne sais où concentrer mes sens.
   Le plus dérangeant est l'absence de changement en moi. Je m'étais attendu à ce qu'un truc se passe en avalant une bouchée du fruit. Mais non, rien. A part l'amertume restée sur la langue. C'est déstabilisant.
   La seule chose qui a changé, c'est l'intensité du désir d'Arfor à me faire du mal.

   Il brandit son marteau et tente à nouveau de m'écraser avec. J'esquive sur le côté et tente de lui faire un croc-en-jambe. Sans succès : il lui suffit de reculer le pied d'à peine quelques centimètres pour éviter de se faire toucher. La différence de taille et de portée est un handicap pour moi.
   Et lui continue d'attaquer, motivé par une rage meurtrière. Il a bien l'intention de me faire payer ce que je viens de faire. Tous ses traits sont déformés, les veines de ses muscles ressortent, comme chez un body-builder en excès de sucre, sa carrure n'en est que plus impressionnante. Il avait déjà un aspect menaçant avant... Comme quoi, on ne connait jamais les limites d'une personne !
   Nous continuons de nous déplacer sur le navire de la sorte, lui et son arme tentant de me réduire en miettes, moi tentant désespérément d'y échapper, sans pouvoir répliquer. Autour de nous, les pirates Nors sont trop occupés à tenter de repousser la Marine pour s'immiscer dans notre combat. Les canons tirent toujours et les boulets pleuvent.

   L'un d'eux vient briser l'une des attaches du mât principal, laquelle tombe entre nous deux. Cela parvient même à réveiller le colosse qui tourne la tête vers l'ennemi. Il finit par reporter son attention sur moi mais...
   Quelque chose a changé. Comme ça, tout à coup. Et ça se ressent dans sa manière de m'attaquer : ses assauts se font moins brusques, plus précis... Sa colère semble maîtrisée. Sa technique s'améliore et il parvient à m'imposer un rythme dont je n'arrive pas à me défaire. Je recule, encore et toujours. J'essaie bien de réduire la distance entre nous mais il lui suffit de parer de son autre bras pour me faire comprendre que c'est impossible.
   Je finis par me retrouver adossé au bastingage une seconde fois. Sauf qu'en me retournant, je me rends compte que nous sommes de l'autre côté du bateau. Je comprends alors pourquoi ce changement d'attitude chez Arfor : il m'a coincé.
   Juste en face, les deux cuirassés sont là. Alignés, armés, résolus et surtout nombreux, les soldats de la Marine nous fixent, attendant l'ordre d'un officier pour agir.

   On peut penser ce que l'on veut, se retrouver là, en pareille situation, ça a de quoi mettre le courage à rude épreuve ! Tout chez l'ennemi est fait pour nous intimider, nous déstabiliser. Nous faire sentir impuissant. Mon sang ne fait qu'un tour. J'appréhende. Je ne sais pas comment me sortir de là. J'ai beau regarder partout je ne trouve aucun moyen de m'en sortir. Si je me penche, je pourrai toujours me prendre une balle perdue, entre les barreaux de la rambarde ; si je cours à droite ou à gauche, pareil ; en arrière, Arfor m'attendra ; si je saute par dessus bord, quelqu'un s'assurera que je ne remonte jamais à la surface... Je commence à perdre espoir.
   L'officier lève le bras :

- Tenez-vous prêt !

   Tous les fusils sont braqués sur nous. Beaucoup risquent d'y rester. Le capitaine des Nors quant à lui n'aura qu'à faire un pas en arrière pour se cacher derrière un mât et mettre ses points vitaux à l'abri. Ou à soulever le cadavre d'un des siens pour se protéger. Ce n'est pas le genre de chose à laquelle je pourrai penser pour ma part... A moins que ce soit la faute d'un certain sens de l'éthique.
   Le fait est que j'ai peur. Tout arrive en un éclair, je n'ai pas le temps de m'adapter, les tournures ont quelque chose de fatal... Alors oui, je flippe à mort ! Je ne suis pas prêt à partir. Pas après m'en être sorti jusque là. Pas avant de savoir comment vont les autres... Pas avant... Beaucoup de choses en fait. Ça ne peut pas se terminer ainsi je le refuse. Je ne suis pas prêt. Je ne le veux pas.
   Je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas ! Je...

- Feu !

   Les coups de feu, des balles qui fusent, du bois qui craque et de la chair qui se déchire... J'ai l'impression que tous les bruits se mélangent et ne forment qu'un seule masse sonore assourdissante. Je ressens les projectiles qui se fraient un chemin en moi. Je ne suis pas capable de dire si je souffre ou non et je n'ose pas ouvrir les yeux pour comprendre ce qu'il m'arrive. Le fait est que la force des impacts, l'odeur de la poudre et les hurlements autour de moi sont bien réels.
   Quelque chose goutte. L'écho laisse place à un silence pesant. Je me tâte jusqu'à sentir le liquide entre mes doigts. J'ai de plus en plus froid... Il y a quelque chose de dur sous mes doigts... Un os ? Une balle qui n'a pas traversé ? Mon corps qui se raidit ? Non. C'est trop tôt. Je ne suis pas...

   J'ouvre les yeux et baisse la tête. J'ai des trous dans le ventre. Je vois mal. Du moins plus qu'avant c'est certain. J'aperçois quelque chose de blanc, légèrement bleuté, aux contours transparents... Alors que mes sens me reviennent, je viens chercher ce qui cloche au niveau de mon visage de la main droite.
   Je manque de crier, horrifié par ma découverte.
   Il me manque un oeil.

   Je respire fort, mais ce qui est étrange, c'est que tout le monde me regarde : Arfor, les pirates ayant survécu, la Marine... Et tous ont l'air stupéfait.
   Je prends le temps d'analyser la situation. Puis je souffle un coup. De la vapeur d'eau s'échappe de ma bouche. Je n'ai pas mal... En fait je ne sais plus rien aux endroits où les balles ont traversé. Et là, surprise ! Les trous blancs et rigides commencent à se résorber ! Même mon oeil se régénère ! Je ne comprends absolument rien !

- Un logia...
- C'est un logia ! Vos armes ne servent à rien ! Coulez-les maintenant !

   Un quoi ?
   J'ai l'impression d'avoir déjà entendu Daemon en parler... Une histoire sur les différents types de fruit du démon. Alors ça voudrait dire que...

- Ha !

   L'un des pirates, blessé, s'est jeté sur moi hache en main. Je ne l'ai pas vu venir, encore paralysé par mes découvertes. La lame s'enfonce dans mon épaule avant d'y rester fichée, bloquée par ce qui ressemble à...

- De la glace...

   Ce sont mes pouvoirs qui font ça. Mes nouveaux pouvoirs.
   De ce que je me rappelle, Daemon avait dit un truc. Comme quoi les logias sont un élément. Si je suis intouchable, si je produis de la glace, c'est que je suis devenu La Glace.
   Je lève le bras machinalement en direction de mon agresseur, imaginant pouvoir le geler. Mon bras blanchit et se cristallise à grande vitesse et... Rien. Nous nous regardons l'un l'autre, un peu perdus, puis il finit par se retirer et je m'éloigne.
   Les coups de canon reprennent côté cuirassés : cette fois, ils cherchent à nous faire sombrer en visant au plus bas de la coque. Sur le pont, ça tangue, ça grince, ça s'égosille... Le Viking continue de me regarder, stupéfait. En temps normal, je comprendrai. Malheureusement je n'ai pas le temps de jouer les psychanalystes.

   Tout ce que je sais, c'est que maintenant je peux répliquer.
   Je m'approche de lui, en marchant d'abord. Puis je me mets à courir. Je saute, je lui lance un coup de pied latéral en pleine tempe. Il pare à la dernière seconde. Son marteau vient balayer la zone à nouveau, augmentant à nouveau la distance entre nous. Je tente de me rapprocher mais ma jambe colle. Je constate qu'elle est fixée au sol par une fine couche de glace. Je tire un coup sec pour me libérer et je retourne à la charge.
   Pour l'instant, je ne maîtrise rien. Et on ne change pas ses habitudes de combat en claquant des doigts. J'utilise à peu près tout ce que je connais en terme de mouvements et de techniques pour décrocher ne serait-ce qu'un coup à l'immense barbare. Certains coups passent, d'autres non. Je finis même par me rendre compte du niveau de son niveau de force réel, ainsi que du mien. J'étais tellement obnubilé par le côté impressionnant de son physique que je m'imaginais inférieur...
   Tout ce temps à m'entraîner, toutes ses aventures aux côtés de Matt, Daemon et les autres. Tout ça m'a fait mûrir et progresser. Et ce n'est que le début !

   Il finit par lâcher son marteau, incapable de me tenir en respect comme auparavant. Il s'habitue à mes mouvements et pare de plus en plus, il contre-attaque aussi. Mais je parviens à en esquiver la plupart. Pour les autres, ils ne font que s'enfoncer dans la matière froide.
   Avoir mangé ce fruit aura eu un changement significatif au final : sans m'en rendre compte, j'ai fini par ne plus me laisser déconcentrer par ce qui m'entoure, sans parler du fait que ma condition suffise à me libérer de certains inhibiteurs. Confiant, je n'ai plus peur de me blesser et peut prendre davantage de risque. Je peux même encaisser ce coup pour enchaîner avec...

   La beigne que me colle Arfor me décroche presque la mâchoire et m'envoie valser jusqu'à la proue. Surpris, la joue en feu, je me masse en essayant de saisir ce qu'il s'est passé. Lui a le poing brillant : des cristaux gelés collent à ses phalanges, mais cela ne le gêne pas plus outre mesure. Le problème est que je n'ai pas absorbé le choc comme auparavant. D'où est-ce que cela vient ? Peut-être que mon corps ne s'est pas entièrement habitué aux pouvoirs du fruit et que j'en suis à une phase intermédiaire d'appropriation... Ou alors j'ai inconsciemment transformé mon corps tout ce temps en me persuadant que je ne serai pas touché...
   Toutes les théories sont bonnes, aucune ne parait juste. La seule vérité, c'est que je ne suis pas maître de ce qu'il se passe et mon adversaire vient d'en prendre conscience.
   Son visage se détend. Il est redevenu celui qu'il a l'habitude d'incarner... Autant dire qu'on en a pas encore fini.
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- ABANDONNEZ LE NAVIRE !

   En temps normal, c'est aussi ce que j'aurai en tête. Mais j'ai un autre souci sur le dos que je compte bien régler. Et puis ça n'a pas l'air d'être l'envie première d'Arfor non plus.
   Notre lutte continue au milieu des des débris, des planches qui craquent, des cordes qui pendent et des hommes qui s'affolent. Ça sent la poudre, ça sent l'eau de mer, ça sent la mort... J'ai du sang dans la bouche et une joue enflée. Le colosse est amoché : des ecchymoses ça et là, du cuir déchiré, de la fourrure tâchée de rouge et de la peau gelée. Mais il ignore le froid : il est né dans des contrées hivernales et a vécu à la dure tout ce temps. Il est plus résistant que le commun des mortels. A sa place, je serai clairement désavantagé. Ici, c'est à peine s'il montre un quelconque signe de faiblesse.

   Par contre, nous respirons fort tous deux. Cela fait un moment que nous nous en faisons voir ! Et chaque coup qu'il porte risque de m'arracher la figure. Je ne prends plus le risque de compter sur les capacités du fruit tant que je ne suis pas certain d'en être maître : j'esquive ses attaques tout en assimilant son tempo. La musique de fond est bruyante, anarchique, mais sa puissance nous galvanise.
   Je parviens à le frapper à l'estomac. Ses muscles contractés annulent les dégâts et son bras puissant vient me faucher en pleine réception. Je suis projeté, encore une fois, dans le décor.

   Je n'ai pas eu mal sur le coup, mais je me relève péniblement : je dois avoir une ou deux côtes cassées, mais le dos va bien. J'ai absorbé une partie du choc grâce à mon corps à moitié transformé et, sans doute par peur de l'atterrissage, suis retombé à la manière d'un glaçon qui coule sur une surface de verre. Cette fois, mon corps a réagit. Un poil trop tard, certes, mais tout de même !
   Je ne sais pas vraiment comment ça marche. C'est un phénomène illogique et incompréhensible. C'est pourquoi je ne dois plus me poser de question.
    Arfor voit bien que je souffre à ma manière de me tenir le ventre. Il s''essuie le visage et se rapproche.

   Je cherche une nouvelle fois à activer mon pouvoir, bras tendu. Rien. Le Viking est déjà face à moi et m'enserre avec ses deux énormes mains. Il me soulève et se dirige vers le bastingage :

- Tu sais ce qui arrive aux utilisateurs d'un fruit du démon, n'est-ce pas ? Malgré la force qu'ils acquièrent, ils doivent payer un prix bien particulier...

   Je ne vois pas tout de suite de quoi il veut parler, trop occupé à trouver un moyen de lui échapper. Puis ça fait "tilt" dans ma tête :

- Quiconque a mangé l'un de ces fruits est condamné à couler, perdant toutes ses forces au contact de l'eau de mer.

    C'est la merde. C'est clairement la merde ! Allez mon grand, s'il faut agir, c'est maintenant ! Fais un effort...
   Je suis suspendu au dessus du vide par mon adversaire. Il semble se délecter du spectacle. Même si je parviens à lui faire lâcher prise maintenant, je suis foutu... Il ne doit surtout pas me lâcher. Je ne dois pas tomber. Je ne dois pas tomber...

- C'est fini.
- Non !

    On aurait dit une éclosion. A l'instant même où ses mains ont lâché prise, une vague de froid m'a traversé et la glace a jaillit de mon corps jusqu'à recouvrir ses avant-bras, me liant à lui par la même occasion. Surpris, il recule, me ramenant sur le navire.
   Après un moment de flottement, il se reprend et fait travailler ses biceps jusqu'à briser la fleur de givre. Remerciant ma bonne étoile, sans perdre un instant, je me jette sur lui et lui balance une Fracture dans le poitrail. Il pousse un gémissement étouffé. Je ne m'arrête pas là. Je cogne et cogne encore dans la surface immense qu'est son tronc découvert, de toutes mes forces, sans lui laisser le temps de souffler. Je veux qu'il souffre. Je veux le voir tomber sous mes coups. Je veux me venger !
   J'arme une nouvelle fois mon bras et, dans un cri de rage, le frappe une énième fois en plein coeur.

   Il n'a rien dit. Il n'a pas fait le moindre bruit. Le temps semble s'être arrêté. Il ne bouge même plus. Je reprends peu à peu les commandes et les sons me reviennent. Je constate alors ce qu'il en est : Arfor, capitaine des pirates Nors, est mort à genou devant moi, un pieu de glace enfoncé dans le torse. La chose qui me ramène entièrement à moi, c'est de savoir qu'au bout du pieu, il y a son palpitant éteint et, de l'autre côté, ma main droite.

- Oh la vache... Soldats ! Concentrez vos tirs sur lui !
- Mais lieutenant... Il a tué le pirate. Faut-il vraiment le...
- C'est un criminel recherché. Il ne doit pas s'en sortir. C'est un ordre !
- A vos ordres, lieutenant.
- Qu'est-ce que... A TERRE !


   BANG !

   Je tourne la tête juste à temps pour voir le cuirassé le plus proche de nous frotter le navire et percuter le deuxième vaisseau de la Marine sur son flanc. Je ne comprends pas trop ce qu'il se passe mais les derniers pirates en profitent, avec l'énergie du désespoir certainement, pour grimper à bord et tenter d'en prendre le contrôle. Je reconnais alors la personne qui sort du poste de navigation : Matt Denis !    

- Grimpe vite !

   L'ordre est empli de détresse. Armé d'un fusil, il a dû profiter de la confusion pour prendre le contrôle du cuirassé mais se savoir entouré d'ennemis seul ne lui plait pas des masses. Et ça ne me fait pas plaisir à moi non plus !
   Je saute sur le pont, laissant dériver le bateau d'Arfor et sa dépouille. Je fonce sur les hommes, qu'ils soient forbans ou soldats, et commence à taper dans toutes les directions. Des balles me traversent, des lames m'entaillent, mais bizarrement je n'en ai rien à faire et de toute manière, cela n'a pas le moindre effet. Mon corps se reconstruit à la fin de ma course. Derrière moi, une vingtaine d'individus gisent au sol, inconscients ou hors d'état de nuire.
   Le fameux lieutenant me regarde, accompagné du reste de l'équipage. Les pirates Nors ont tous été vaincus. Matt court se cacher derrière moi. Je lui rends son pistolet et fixe la Marine. Ils sont tendus, je le suis aussi. L'autre cuirassé, pris de court, hésite à intervenir.

   Une idée germe dans mon esprit. Malgré la situation délicate dans laquelle nous nous trouvons tous, je décide de jouer le tout pour le tout :

- Quel est votre nom, officier ?

   Les soldats se regardent, intrigués. Pas moins surpris, le concerné me répond :

- Lieutenant Karl Derwin.
- Lieutenant Derwin... Je ne souhaite pas me battre davantage. Et je ne pense pas que vous teniez à ce qu'il y ait d'autres pertes non plus.
- Alors... Vous vous rendez ?
- Non. J'aimerais que vous posiez les armes et me laissiez prendre le contrôle de ce vaisseau.
- Pardon ?!

   Beaucoup serrent les dents. La tension remonte :

- Vous ne pouvez pas me blesser et je ne tiens pas à le faire. Nous savons tous deux qu'à la fin de l'histoire, même si vos compagnons d'à côté décident de couler ce cuirassé, vous mourrez de toute manière. Je vous propose d'en finir de manière pacifique... Nous ne pouvons pas naviguer à deux là-dessus. J'ai donc besoin de vous comme otages. Mieux, j'aimerai que nous puissions nous entendre jusqu'à ce qu'on atteigne la prochaine île. A ce moment-là, je vous libérerai et vous laisserai la vie sauve, je vous en donne ma parole.
- Que vaut la parole d'un pirate ?
- Aucune malheureusement. C'est pourquoi ce n'est pas en tant que pirate que je m'adresse à vous, mais en tant qu'homme. Tout ce que je cherche, c'est ma famille... Vous en avez une aussi, tous autant que vous êtes. Vous savez combien c'est important, n'est-ce pas ? Moi, j'en ai conscience. C'est pourquoi je veux que tout le monde ici puisse un jour rentrer chez lui et manger à sa table entouré de ceux qu'il aime.

   Matt me regarde, souriant, étonné, fier... J'ai moi-même l'impression d'avoir mûri. En face, l'interrogation se lit sur les visages. On se concerte, on s'inquiète du pourquoi du comment... Mais l'avis revient à l'officier, lequel n'a pas détourné les yeux un seul instant. Il réfléchit, il est soucieux. C'est normal. Très vite, le visage de Matt change lorsque j'enchaîne :

- Les actes valent plus que les mots, je le sais. En l'état, je n'ai aucune garantie à vous offrir. Mais je le répète, vous n'êtes pas en état de proposer quoi que ce soit. J'ai beau vous le dire gentiment, je reste celui qui a les cartes en main. Vous en êtes conscient, lieutenant Derwin. C'est pourquoi vous hésitez encore. Alors laissez-moi vous promettre une chose encore... Si jamais vous tentez quoi que ce soit, si jamais je soupçonne le moindre coup fourré... Je vous extermine tous. Jusqu'au dernier. Et pour appuyer mes propos...

   Je tend un bras menaçant en direction d'un soldat qui pâlit aussitôt. Tout le monde comprend où je veux en venir. C'est du bluff bien évidemment, mais cela devrait suffire, j'espère, à les convaincre.
   Finalement, la réponse tombe en un soupir :

- Très bien.

[...]

- Alors ? Comment as-tu fait ?
- Lorsque j'ai compris que je ne pouvais pas accéder au navire, j'ai pensé à faire intervenir la Marine. J'avais entendu dire qu'il y en avait quelques uns ici. C'était quitte ou double ! Ils ont mis du temps pour écouter, se laisser convaincre et surtout pour se préparer... J'ai bien cru que c'était trop tard quand j'ai vu que le bateau n'était plus amarré !
- Un sacré coup de veine, en effet !
- Ouais... Quand je pense que le trésor en question était un fruit du démon.
- Impressionnant, hein ?
- Je suis presque déçu.
- Espèce de rapiat...

   Nous rions doucement, à bord d'un cuirassé piloté par les hommes du lieutenant Derwin. Nous avons laissé l'autre cuirassé et son équipage derrière nous. Ils alerteront probablement leurs supérieurs et d'autres autorités pour nous chasser. Mais pour l'heure nous sommes en vie et de nouveau en route.
   Je suis un peu triste d'avoir laissé Chunyu Yi comme ça, sans un véritable mot d'adieu et, surtout, sans maison. Mais peut-être qu'un jour j'aurais l'occasion de revenir et de rembourser ma dette. Qui sait...

- Dis, Arhye.
- Oui ?
- Ces hommes, tu comptais vraiment les tuer ?

   Je ne réponds pas.
   Ce n'est pas la peine après tout... Un simple regard suffiait pour le comprendre. Je fume ma cigarette, les yeux fixant l'horizon. Aucune émotion ne me traverse. Elles sont comme endormies. Il a suffit que le combat cesse pour que je me calme et, petit à petit, l'effet tranquillisant s'est renforcé.
   Oui j'ai mûri, et oui je vais retrouver mes parents. Mais le premier mot qui me vient en tête désormais n'est pas "justice". C'est vengeance.
   Arfor était un homme brave. Il avait ses défauts, mais ceux-là sont nés d'un sentiment de besoin de la part de ses hommes et de son peuple si j'ai bien compris. Il est devenu indispensable à ses proches, il est devenu fort pour eux, il a tout tenté pour eux. Il est devenu un pirate pour eux. Tout le reste n'est que déformation de son but premier. Malgré tout, on ne peut pas lui en vouloir : il était craint et respecté des siens, mais aussi aimé ! On ne se donne pas la peine de complimenter une personne absente si on ne l'admire pas. C'est ce que j'ai ressenti en discutant avec ses hommes, en passant du temps avec eux. Avec lui également.
   Seulement voilà, il s'est trop détourné de sa route et a fini par se mentir à lui-même. Les richesses qu'il amassait pour le bonheur des siens l'ont rendu avare.
   Je ne ferai pas la même erreur. Tant que je garderai en tête mon objectif, tous mes actes, même les plus mauvais, auront un sens.

   S'il faut qu'il y ait un méchant dans l'histoire, alors soit. Du moment que le monde avance dans la bonne direction.
   Je ne sais pas si le fruit que j'ai avalé en est la cause mais... Au fond de moi, je le sens : mon coeur a froid.
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