J'ai presque l'impression que la demoiselle se fout un peu de ma gueule. Ou alors, que tout ça la gonfle, qu'elle aimerait bien être ailleurs et cherche à expédier la conversation. Sa petite boutique, c'est tout ce que j'ai à me mettre sous la dent. Pas de nom, pas de description sommaire, ni de quel type de commerce il s'agit, ni même à quoi pourrait bien lui servir l'argent. Rénover une partie du bâtiment ? En augmenter la superficie ? Faire rentrer de nouveaux articles ? Des factures à la pelle qu'il s'agirait de régler ? Des dettes personnelles ? Elle ne semble rien vouloir dire de plus, et pense peut-être que cela suffira pour que nous lâchions la thune.
Elle a totalement raison. Elle aura son petit coup de pouce financier, et n'aura que ses yeux pour pleurer et son corps mutilé si elle ne tient pas son engagement. Mon cœur se serre légèrement en m'imaginant en train d'arracher les dents de cette jolie créature, les tympans vrillés par ses cris, ses sanglots incessants. J'espère que je n'aurai pas à la retrouver pour de mauvaises raisons.
Les premiers plats nous parviennent. Du bœuf coupé en tartare, des huîtres sur la viande crue, une mousse faite du jus des huîtres et de feuilles de gélatines, le tout gazée. Des chips de pomme viennent surplomber le tout, une sauce curry venant apporter une touche visuelle appréciée autour du plat, des jeunes pousses venant en renfort. L'envie de goûter au plat, le désir de faire s'enflammer ses papilles gustatives, tout cela est transposé dans l'assiette et c'est avec appétit que j'entame la dégustation.
Je sens son regard émeraude persister à croiser le mien, il ne veut pas me lâcher et à vrai dire je ne rentre pas dans son jeu. Avare en explications, me laissant sur ma faim, peu satisfait du résultat de la pêche aux informations dans laquelle je me suis impliqué, je l'ignore. Me concentre sur mon entrée, qui pour le moment 'm'est bien plus agréable que la discussion. Mary Grace avait beau être une belle plante, dans son genre il y en avait un tas ici, il me suffisait de lever les yeux de mon tartare pour tomber sur des petites fesses bombées s'agitant frénétiquement pour notre plus grand plaisir. Elle remarque mon désintérêt pour sa compagnie, ou peut-être pas, et s’éclipse aux toilettes, probablement pour se refaire un peu le portrait. Belle en toute circonstance, fraîche en toute occasion, des fois qu'une belle gueule passerait dans le coin et lui taperait dans l’œil.
Pendant que mademoiselle s'assure que son potentiel charme est chargé au maximum, je savoure ma viande crue, et m'allume une clope une fois terminé. Elle n'est toujours pas revenu, ça commence à m'agacer, je n'aime pas attendre les autres. Tout autour, ça s'active. Le service bat son plein, les serveurs galopent à travers la pièce pour servir les clients, les débarrasser, leur envoyer la suite. Les tables sont animées par les discussions, les rires, les bruits des couverts frottant les assiettes. Flotte dans l'air une délicieuse odeur, mélange de différents tabacs tous de très bonnes qualités, à laquelle ne tarde pas à s'ajouter l'effluve de ma cigarette particulière. Je tire une fois dessus, une pleine bouffée que je garde un instant à l'intérieur, appréciant le moment. Je relâche le tout, quelques secondes passent, du nouveau est annoncé sur scène.
Messieurs.. Mesdames.. sous vos yeux ébahis ! La terrible Mary Grace...
Ça commence à devenir intéressant... Elle apparaît sur scène, bien que j'ai du mal à croire que ce soit vraiment elle, sublimée par une merveilleuse robe à paillette, perlée, tombant aux genoux, rouge éclatant, redonnant vie à mon regard. Mes yeux s'illuminent tandis que les lumières sur la scène s'éteignent, ne restant qu'un seul faisceau blanc, braqué sur Mary. Un bandeau du même ton que la robe coiffe sa tignasse d'or, une plume trônant en accessoire. Ses bras tiennent un boa de plumes sombres, son cou habillé d'un collier de perles blanches retombant sur sa poitrine. Le groupe de musiciens débute le morceau, Grace s'avance de quelques pas et lance un regard amusé et provocateur en ma direction.
Mademoiselle, vous avez eu ma curiosité, maintenant vous avez toute mon attention.
Elle se lance, une danse qui se veut sensuelle autant que ses maigres talents dans le domaine lui permettent, provocatrice, faisant passer un petite message à l'attention des malpolis osant regarder ailleurs sen sa compagnie. Elle est là, Mary Grace, peu enclin à partager le premier rôle. La fièvre commence à monter, je ne saurai dire si c'est de sa faute à elle ou les effets de l'opium qui se font ressentir. Ce que je sais, c'est que la température semble avoir soudainement grimpé en flèche, que j'en ai des sueurs et le regard perdu sur la silhouette et les courbes tentatrices de la créature m'offrant ce spectacle. Car bien évidemment, je m'attribue tout l'effort mis dans cette danse, il est inconcevable que ça puisse avoir été exécuté pour exciter les autres gars présents dans la salle. Pas quand je suis là.
Pas alors que nous dînons ensemble.
Elle plaît, c'est indéniable. Elle ne fait pas partie du milieu, et pourtant hommes comme femmes ne se plaignent pas du numéro improvisé. D'autres se rincent carrément l’œil, bavant sur ses formes qu'elle tache de faire se mouvoir avec élégance. La cendre du bedeau tombe soudainement sur la nappe et me ramène à moi, perdu que j'étais dans cet océan onirique partageant fantasmes et luxure. Cette fille sortie de nulle part m'a perturbée avec ces conneries, je me suis laissé prendre. Un serveur se pointe, je lui demande de nous remettre la même chose en alcool et d'aller me chercher mon manteau. Il est pas pour moi, j'ai bien assez chaud comme ça.
Le vêtement en main, je me lève finalement de table, la roulée au préalable écrasée sur le cendrier, M'avance vers le rebord de l'estrade, où la prestation de Mary semble prendre fin, doit prendre fin. Je lui tends mon manteau, histoire qu'elle ai de quoi se couvrir pour le restant de la soirée, et que ça camoufle un peu sa chair de tous ses vautours.
Spectacle terminé les gars, on remballe les langues et range les crocs, la demoiselle est déjà accompagnée.
Si je m'attendais à un tel talent caché, je vous aurais proposé un duo.
Frimeur, un brin moqueur, et pourtant je suis une vraie merdasse en danse. Parvenir à coordonner mon corps avec le rythme d'une musique est peine perdue chez moi.
Allons prendre l'air, voulez-vous.
Le choix n'est pas offert, c'est toujours moi qui mène la danse, même si elle se permet quelques écarts. Ce que je lui offre, en revanche, c'est ma main afin de l'aider à descendre de son perchoir. On se dirige vers de grosses baies vitrées, lesquelles donnent sur un vaste jardin merveilleusement éclairé. En terrasse, chaises, tables, fauteuils, il y en a pour tous les goûts. Je pose mes miches sur un fauteuil en cuir, et offre à mon interlocutrice l'échange de regards qu'elle attendait. Pas plus d'intensité dans le mien que d'ordinaire, seulement une profonde lassitude.
Je crois que certaines Folles Danseuses vous ont jalousé tout à l'heure, la Terrible Mary Grace leur a volé la vedette ce soir.. .
Un trait d’humour, et pourtant, rien ne vacille de ce masque désabusé qu'un artiste semble m'avoir peint sur la fiole il y a longtemps de cela.
Dois-je en déduire que votre boutique proposera des prestations de cours de danse ?
On lui rappelle qu'elle ne m'a rien dit de ce que j'attendais, au passage. On continue de la fixer.
Il va falloir passer à table, Grace, si vous souhaitez espérer profiter de la fortune de Monsieur Bambana.