. C’est un jeune homme brun et souriant. Ses longues mèches serpentent autour de ses oreilles et lui masquent les yeux, lui donnant un air sombre et inquiétant. Il porte un manteau beige noirci par les années ; ou plutôt un cuir foncé dont le marron a passé. Ses vêtements sont trop amples pour lui : il flotte dedans comme une apparition mystérieuse, fantôme sans voix venu d’un mauvais rêve. Car il ne parle pas. Il se contente de contempler avec intensité, d’inspecter, collant presque son nez aux petits objets qui étaient posés sur la table, les fixant de ses pupilles perçantes, brillantes comme deux étoiles perdues dans l’immensité de la nuit. Parfois, il se saisit d’un couteau, d’une boîte ou d’un porte-bonheur. C’est un geste à la fois fulgurant et fébrile, spontané mais timide ; un geste pur, figé dans sa fluidité, sa grandeur : il y a des gestes vrais et des gestes faux, des mouvements consentis et des mouvements voulus – ceux-là sont autres, hors du temps, hors de la volonté ; comme l’eau qui coule sous les ponts. Le garçon est mince, à peine plus grand que moi et ses petits gestes timorés le rendent attachant. Emmuré dans un fascinant mutisme, il ne me laisse entendre que les battements de ses paupières, les froissements de ses habits et les frémissements des arbres bercés par le vent. Depuis quelques minutes, il reste là, à détailler mes curiosités une à une, sans rien dire, sans même demander un prix, sans m’accorder un regard. Loin de m’agacer, ce comportement atypique attise ma curiosité et me pousse à prendre la parole pour briser le silence…
. Le silence. Il n’existe que dans ma tête, qu’autour de lui car sa présence calme agit comme un bouclier opaque effaçant le vacarme ambiant. Le son des conversations, des annonces, des marchands qui négocient avec leurs clients, qui leur racontent chacun ses petites histoires et les on-dit locaux, tout ceci est filtré, éliminé par mon subconscient subjugué par l’aura mystérieuse de cet envoûtant personnage. Sans dire un mot, il agite une paire de chaussures devant moi, pose des billets sur la table et s’en va.
— Mais, vous ne les avez même pas essayées !
. Elles sont noires et souples, faites dans un tissu de très bonne qualité qui a encore de longs jours devant lui. Sans rivaliser avec des pointures de marque, elles sont hyper-confortables avec une doublure de la semelle et un rembourrage printemps-hiver qui les rend aussi douillettes que des chaussons… Je comptais en tirer un bon prix. Il les a choisies parmi une impressionnante garde-robe qui réunit des vêtements en tous genre, tous neufs, tous de très bonne qualité, tous emprunts d’une certaine marque d’originalité, tous sauf cette paire de chaussures. Je ramasse machinalement les billets mais toute mon attention est dans sa démarche. Dans son dos ondulant au rythme de ses pas presque glissants qui le soulèvent calmement à intervalles réguliers, comme une plume, comme un bateau porté par les vagues, un oiseau s’élevant à chaque battement d’ailes. Après sa disparition, je fixe la ruelle où je l’ai perdu de vue pendant quelques minutes, toujours aussi insensible à mon entourage.
— Eh, mais c’est pas à toi ça !
. Toute captivée par cet énigmatique personnage, je n’ai pas remarqué qu’un guignol est en train de fouiner dans les cageots de fruits et légumes… il a déjà vidé tout un étage ! Le saligaud. Je me précipite vers lui et l’empoigne par la veste avant qu’il ait le temps de s’enfuir et le secoue furieusement, comme pour faire tomber les fruits mûrs qu’il vient de faire disparaître.
— Voleur ! Rends-les moi !
. Je ne suis pas aussi agressive, d’habitude. Mais là, c’est trop ! Ça fait quelques jours que je travaille dans ce bazar, quasiment seule à gérer les ventes, les conseils, les démonstrations et la sécurité du magasin. Les vols se multiplient et à chaque fois je suis tenue pour responsable parce que « tu pourrais très bien t’être servie dans la caisse et prétendre que les marchandises ont disparu ». Gnagnagna, margoulin ! En attendant je dois payer de ma poche et presque tout mon salaire y passe, je n’en peux plus ! Pourquoi est-ce qu’il n’embauche pas plus d’employés, il sait bien que je ne peux pas tout faire, non ? Des fois je me demande s’il ne le fait pas exprès pour booster artificiellement les ventes en encourageant les vols, et du coup c’est moi qui trinque. Mais non, voyons : personne n’est assez fourbe pour faire ça, si ?
— Mais lâchez-moi, s’écrie-t-il, je n’ai rien fait !
— Je t’ai vu ! Qu’est-ce que tu as fait des fruits qui étaient sur cet étage ?!
. Ce que je tiens dans mes mains, c’est un petit homme au physique bizarre. Son visage défiguré par les cicatrices et les protubérances n’est pas beau à voir, ses yeux sont désaxés, ses vêtements puent la pisse, l’alcool et la sueur et ses cheveux semblent avoir été arrachés par plaque. Et encore, je n’ai pas vu ce qu’il cache sous son manteau et je n’ai pas spécialement envie de savoir. Bref, le genre de « client » que tout marchand qui se respecte a envie de mettre dehors à coups de pieds dans le derrière dès qu’il en voit un. Moi, il me fait de la peine. J’ai mal pour lui, je ne sais pas quoi faire, mon empathie naturelle prend le dessus.
— Je les ai mangés, pardonnez-moi, j’avais faim !
. Non, Anatara, ne te laisse pas amadouer, c’est un piège ! Sois forte, sois ferme et mets ta gentillesse de côté pour une fois. C’est vrai que ça m’est arrivé souvent de donner des fruits à des enfants, à des familles ou même à des mendiants. Mais cette fois ces fruits ne sont pas à moi et donner ce qui n’est pas à soi, c’est du vol ! Bon, peut-être que s’il avait demandé gentiment je lui aurais filé une pomme discrètos mais une étagère entière ?! Il se fout de moi ou quoi ?
— Ah, non hein ! Tu ne t’en sortiras pas comme ça. Rends-les-moi !
— Mais, je les ai mangés…
— Alors paie !
— Mais je n’ai pas d’argent !
— Et puis quoi encore ? Tu crois que tu peux te servir comme ça, t’accaparer le bien des autres sous prétexte que tu as faim ? Tu crois que tu mérites ces fruits plus que moi ? Moi aussi j’ai besoin de ces fruits tu sais ! C’est pas parce que tu en as envie que tu peux les prendre comme ça, tu dois me donner quelque chose en échange ! Rends-les moi sinon je te livre à la marine et tu finiras sur l’échafaud ! Je te préviens !!
. En vérité, je ne peux pas abandonner mon bazar comme ça et il le sait très bien. Cependant, la perspective de l’échafaud semble l’avoir un peu refroidi parce qu’il se souvient soudainement de la double poche dans l’intérieur de son manteau dans laquelle il cache ses objets précieux. Sérieusement, à quel point est-ce qu’il est grand, ce manteau ? Comment est-ce qu’il a pu fourrer une étagère entière de fruits et légumes à l’intérieur ?
— Attends, dit-il, j’ai cette carte. Je suis sûr qu’elle va t’intéresser.
. Entre ses doigts fébriles couverts de pustules et de furoncles, il brandit un bout de papier parcheminé. Si cette carte avait été un poisson, non seulement il n’aurait pas été frais mais là ce serait carrément un état de décomposition avancé : coupures, déchirures, parties effacées et trouées… Pourtant, la feuille est épaisse et semble de très bonne qualité. On voit qu’elle a subit plus d’une averse mais elle a survécu. Sans doute que ce type trimballe ce truc dans sa poche depuis des années, et qu’il a fini par oublier son existence… Franchement, ça m’a l’air louche.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une carte au trésor, la seule dans le genre. Elle mène tout droit au légendaire trésor de la reine Ladika !
— Jamais entendu parler.
— Tu ne connais pas ?! La reine Ladika, la reine de légende ! Sa fortune s’élèverait à plusieurs milliards de berries, et elle aurait tout laissé là-bas ! Franchement, si j’avais vingt ans – non, dix ans de moins, je serais déjà là-bas à rouler sur l’or et dilapider sa fortune… Mais regarde dans quel état je suis ! Je ne peux plus prendre la mer alors va, prends-là ! Suis les indications et trouve le trésor pour moi. Tu peux tout garder si tu veux, considère ça comme un paiement pour les fruits.
— Plusieurs milliards ?
— Oui, attends : je vais te raconter son histoire…
. Bon, c’est ce qu’il a dit, mais en attendant sa carte est complètement illisible. Comme on se faisait face et que je ne suis pas forcément très forte en géographie je n’ai pas vraiment fait attention et j’ai pensé que c’était parce qu’elle était à l’envers. J’ai été complètement subjuguée par son discours et son histoire improvisée sur place. Quelle idiote je fais, franchement ! Je me suis encore fait avoir. Bon, j’imagine que je vais devoir la vendre ? On ne sait jamais, peut-être qu’il y a un code secret à déchiffrer que quelqu’un d’assez intelligent pourra vouloir l'acheter pour essayer ! En attendant, à part le fait qu’elle est légèrement en relief par endroits, je ne vois vraiment rien qui pourrait m’aider à la déchiffre… Voyons-voir, je lui mets quel prix ?
Dernière édition par Anatara le Lun 12 Aoû 2019 - 3:19, édité 5 fois