Campé sur un quai désert, pavé de larges pierres grises assombries par les fortes pluies, Jaros attendait. Malgré le temps frisquet, il se sentait tout à fait à l'aise, avec les couches de vêtements qui le couvraient. Planté là, un parapluie fermé à la main, sa pointe posé au sol, manteau croisé anthracite ouvert sur un costume neuf au tombé impeccable, chemise gris argent et foulard vert émeraude au cou, l'agent avait plus l'air d'un jeune précieux que de quoi que ce soit d'autre.
Quelque chose dans l'odeur fraiche de l'humidité, dans cette fragrance minérale et organique dans laquelle Water Seven était plongée, masquant le sel et l'iode de la mer toute proche, quelque chose là dedans rendait le jeune homme pensif, nostalgique. Le parfum des belles rues mouillées, d'un rare et précieux calme citadin. Un parfum qui lui rappelait des moments aussi flous dans sa mémoire que précieux.
Un parfum qui lui faisait penser qu'il ne tarderait pas à pleuvoir de nouveau, aussi, et c'était bien le genre de pensée prosaïque au possible qui rendait un tel élan sentimental quelque peu risible et décalé. Mieux valait donc chasser ces idées inutiles. *Tout de même...* L'autre ne devrait plus tarder à présent. D'une main distraite Jaros alla chercher dans la poche intérieure de sa veste un papier soigneusement plié, appréciant au passage le touché du beau tissu. *Tout de même...*
Alors qu'il enfilait précautionneusement le vêtement tout juste fini, l'attention de Jaros se concentra sur le tissu. *Comment ça s'appelle déjà... Une... serge ?* Il était relativement épais mais particulièrement fluide, d'un beau gris moyen, et son fin motif à chevrons lui donnait un aspect changeant à la lumière, légèrement moiré. Splendide. Marmonnant dans sa moustache grise, Giorgio toisait le jeune homme d'un œil critique, une cigarette se consumant doucement entre ses doigts à mesure qu'il lui tournait autour.
- Un petit centimètre trop serré au niveau de la taille peut-être... ?
À chacun des mouvements du sexagénaire, son parfum, entre épice douceâtre et oxydation métallique, répandait ses effluves et se mélangeait au tabac, cocktail étrange sans être vraiment désagréable. Ce n'était pas ce qui marquait le plus chez celui qui s’affairait autour de l'agent, étudiait son œuvre en passe d'être achevée. Non, ce qui marquait, c'était son propre accoutrement. Jaros avait été intrigué dès le début, mais il n'y prêtait une telle attention que parce qu'il avait croisé et recroisé Giorgio depuis deux semaines maintenant. Deux semaines où lui et ses chiffons constituaient finalement un divertissement inespéré. Deux semaines où il avait pu voir défiler un nombre assez incongru de vêtements, surtout.
Cet après-midi le tailleur portait un dépareillé jouant sur les tons orange. Pantalon abricot laissant négligemment voir les chevilles glabres dépassant de ses mocassins camel pour le bas, veste au motif pied-de-poule moyen. Une chemise bleu ciel, une pochette de soie à pois bleus et une cravate bleu marine finissaient de donner à la mise du vieil homme une élégante excentricité. Jaros réalisa enfin qu'on attendait de lui un commentaire lorsqu'il croisa les yeux clairs levés vers lui.
- Oh euh... Non, je pense que c'est parfait.
- Huh, mouais... Faudra pas grossir alors...
- Ce n'est pas prévu.
Giorgio eut un bref pouffement à cette réplique, ayant sans doute une petite pensée pour sa petite bedaine à lui, savamment rentrée dans son pantalon taille haute. Ou peut-être parce que ce vieux monsieur, à la vie bien remplie et confortable, en savait suffisamment sur l'existence des agents du Cipher Pol pour admettre que le jeune homme n'aurait probablement pas le luxe de faire du lard. Comme pour appuyer cette hypothèse, l'angle des rares rayons du soleil filtrant à travers le hublot de la pièce alertèrent soudain Jaros.
- Bon eh bien... Vous n'avez besoin de rien d'autre pour les autres ? Combien de temps pour leur confection ?
Le moustachu secoua la tête en marmonnant, puis tira longuement sur sa cigarette avant de répondre, ricanant avec malice devant tant d'empressement. Une mine réfléchie accentuant ses quelques rides, il se frotta la moustache du bout des ongles.
- Alors... Oh... Allez, je te fais ça d'ici la semaine prochaine.
Le jeune ne put retenir un haussement de sourcil exagéré, brisant le calme plat de son visage. Un vêtement intriqué et complexe comme un costume prenait au moins soixante heures de travail après tout, alors en finir trois en moins de cinq jours ? Voyant cela Giorgio eut une autre secousse d'un rire qui, aux oreilles de son client, sonna étrangement. Peut-être à cause du geste que le tailleur fit, presque déplacé par rapport à son aspect maniéré, qui passa deux doigts dans le col de sa chemise et frotta son cou, mouvement réflexe et nerveux, bref. *Eh bien...* Un détail qui ne passa pas inaperçu. Avec un regard volontairement appuyé, l'agent se permit une remarque.
- Vous n'avez pas besoin de vous presser vous savez.
- Oh ça, héhéhé... J'me presse jamais mon gars, jamais ça sert à rien. Suffit d'être rapide.
- Jamais plus, peut-être. L'expérience... Le savoir-faire parle.
Commentaire anodin au possible, que le jeune homme avait cependant délivré d'une façon qui, manifestement, ne plut guère. Derrière les lunettes, les petits yeux pâles se teintèrent d'une vive lueur, difficile à interpréter précisément mais qui confirmait à Jaros qu'il avait touché quelque chose du doigt, quelque chose de bien sensible. Mais Giorgio semblait avoir connu bien pire comme insinuations, et il ne se laissa pas déstabiliser plus que cela. *Autant jouer au petit bleu alors.* Mieux valait continuer comme de rien n'était.
- ... C'est votre p'tit plaisir coupable d'asticoter votre prochain hein...
Une remarque pour une remarque, qui fut superbement ignorée. L'agent était sur le départ, de toute manière.
- Vous avez souvent à faire à Beladon, si j'ai bien compris ?
- Huh... Pas que, pas que. J'ai beaucoup d'hommes du Gouvernement dans mes clients, il faut dire. Et de femmes.
- Au vu de la qualité de vos réalisations, je n'en doute pas, et je remercierai mon supérieur de m'avoir permis de découvrir votre travail.
- C'est ça oui. Bon, Heko... Hekonemy ?
- Hekomeny monsieur Giorgio, Jaros Hekomeny. Oui, je vais vous laisser à vos ouvrages. Merci pour tout.
Malgré les souvenirs occupant sa pensée alors qu'une fine pluie commençait à tomber, le jeune homme gardait ses sens en alerte. Suffisamment pour s'animer soudain et se retourner fluidement.
- Je peux vous aider ?
Pas bien grand et efflanqué, à l'air jeune et quelque peu efféminé, l'inconnu semblait un peu perdu avec un imperméable noir trop large pour lui sur les épaules. Dans ses grands yeux sombres défilèrent, alors que l'agent se retournait, une série d'émotions diverses et variées, aucune cependant n'étant positive.*Drôle d'énergumène...* C'était à croire qu'il était vexé de se faire couper l'herbe sous le pied alors que son approche avait été d'un silence admirable. Réaction gamine et ridicule au possible de la part d'un agent gouvernemental, improbable. Et pourtant... *Oh et puis merde hein.* Jaros mit de coté cette question et se permit un petit mouvement des sourcils. De toute manière il allait vite en avoir le cœur net.
- Oui ?
- ...
- C'est... Falk, c'est bien ça ?
- ...
- Quelque chose ne va pTa gueule !! Ta gueule. Ferme. Ta. Gueule. Ferme ta gueule.
Explosion brutale d'une vulgarité pour le moins surprenante, à laquelle succéda un silence un peu gêné, rythmé par le doux bruit croissant de la pluie. Plus perturbé qu'autre chose, Jaros n'eut pas moins conscience du fait qu'il n'avait plus du tout le contrôle de la situation. Et bien que manifestement au courant de l'effet provoqué, l'autre ne semblait pas plus maître de lui-même que cela.
Quelque chose dans l'odeur fraiche de l'humidité, dans cette fragrance minérale et organique dans laquelle Water Seven était plongée, masquant le sel et l'iode de la mer toute proche, quelque chose là dedans rendait le jeune homme pensif, nostalgique. Le parfum des belles rues mouillées, d'un rare et précieux calme citadin. Un parfum qui lui rappelait des moments aussi flous dans sa mémoire que précieux.
Un parfum qui lui faisait penser qu'il ne tarderait pas à pleuvoir de nouveau, aussi, et c'était bien le genre de pensée prosaïque au possible qui rendait un tel élan sentimental quelque peu risible et décalé. Mieux valait donc chasser ces idées inutiles. *Tout de même...* L'autre ne devrait plus tarder à présent. D'une main distraite Jaros alla chercher dans la poche intérieure de sa veste un papier soigneusement plié, appréciant au passage le touché du beau tissu. *Tout de même...*
Un peu plus tôt...
Alors qu'il enfilait précautionneusement le vêtement tout juste fini, l'attention de Jaros se concentra sur le tissu. *Comment ça s'appelle déjà... Une... serge ?* Il était relativement épais mais particulièrement fluide, d'un beau gris moyen, et son fin motif à chevrons lui donnait un aspect changeant à la lumière, légèrement moiré. Splendide. Marmonnant dans sa moustache grise, Giorgio toisait le jeune homme d'un œil critique, une cigarette se consumant doucement entre ses doigts à mesure qu'il lui tournait autour.
- Un petit centimètre trop serré au niveau de la taille peut-être... ?
À chacun des mouvements du sexagénaire, son parfum, entre épice douceâtre et oxydation métallique, répandait ses effluves et se mélangeait au tabac, cocktail étrange sans être vraiment désagréable. Ce n'était pas ce qui marquait le plus chez celui qui s’affairait autour de l'agent, étudiait son œuvre en passe d'être achevée. Non, ce qui marquait, c'était son propre accoutrement. Jaros avait été intrigué dès le début, mais il n'y prêtait une telle attention que parce qu'il avait croisé et recroisé Giorgio depuis deux semaines maintenant. Deux semaines où lui et ses chiffons constituaient finalement un divertissement inespéré. Deux semaines où il avait pu voir défiler un nombre assez incongru de vêtements, surtout.
Cet après-midi le tailleur portait un dépareillé jouant sur les tons orange. Pantalon abricot laissant négligemment voir les chevilles glabres dépassant de ses mocassins camel pour le bas, veste au motif pied-de-poule moyen. Une chemise bleu ciel, une pochette de soie à pois bleus et une cravate bleu marine finissaient de donner à la mise du vieil homme une élégante excentricité. Jaros réalisa enfin qu'on attendait de lui un commentaire lorsqu'il croisa les yeux clairs levés vers lui.
- Oh euh... Non, je pense que c'est parfait.
- Huh, mouais... Faudra pas grossir alors...
- Ce n'est pas prévu.
Giorgio eut un bref pouffement à cette réplique, ayant sans doute une petite pensée pour sa petite bedaine à lui, savamment rentrée dans son pantalon taille haute. Ou peut-être parce que ce vieux monsieur, à la vie bien remplie et confortable, en savait suffisamment sur l'existence des agents du Cipher Pol pour admettre que le jeune homme n'aurait probablement pas le luxe de faire du lard. Comme pour appuyer cette hypothèse, l'angle des rares rayons du soleil filtrant à travers le hublot de la pièce alertèrent soudain Jaros.
- Bon eh bien... Vous n'avez besoin de rien d'autre pour les autres ? Combien de temps pour leur confection ?
Le moustachu secoua la tête en marmonnant, puis tira longuement sur sa cigarette avant de répondre, ricanant avec malice devant tant d'empressement. Une mine réfléchie accentuant ses quelques rides, il se frotta la moustache du bout des ongles.
- Alors... Oh... Allez, je te fais ça d'ici la semaine prochaine.
Le jeune ne put retenir un haussement de sourcil exagéré, brisant le calme plat de son visage. Un vêtement intriqué et complexe comme un costume prenait au moins soixante heures de travail après tout, alors en finir trois en moins de cinq jours ? Voyant cela Giorgio eut une autre secousse d'un rire qui, aux oreilles de son client, sonna étrangement. Peut-être à cause du geste que le tailleur fit, presque déplacé par rapport à son aspect maniéré, qui passa deux doigts dans le col de sa chemise et frotta son cou, mouvement réflexe et nerveux, bref. *Eh bien...* Un détail qui ne passa pas inaperçu. Avec un regard volontairement appuyé, l'agent se permit une remarque.
- Vous n'avez pas besoin de vous presser vous savez.
- Oh ça, héhéhé... J'me presse jamais mon gars, jamais ça sert à rien. Suffit d'être rapide.
- Jamais plus, peut-être. L'expérience... Le savoir-faire parle.
Commentaire anodin au possible, que le jeune homme avait cependant délivré d'une façon qui, manifestement, ne plut guère. Derrière les lunettes, les petits yeux pâles se teintèrent d'une vive lueur, difficile à interpréter précisément mais qui confirmait à Jaros qu'il avait touché quelque chose du doigt, quelque chose de bien sensible. Mais Giorgio semblait avoir connu bien pire comme insinuations, et il ne se laissa pas déstabiliser plus que cela. *Autant jouer au petit bleu alors.* Mieux valait continuer comme de rien n'était.
- ... C'est votre p'tit plaisir coupable d'asticoter votre prochain hein...
Une remarque pour une remarque, qui fut superbement ignorée. L'agent était sur le départ, de toute manière.
- Vous avez souvent à faire à Beladon, si j'ai bien compris ?
- Huh... Pas que, pas que. J'ai beaucoup d'hommes du Gouvernement dans mes clients, il faut dire. Et de femmes.
- Au vu de la qualité de vos réalisations, je n'en doute pas, et je remercierai mon supérieur de m'avoir permis de découvrir votre travail.
- C'est ça oui. Bon, Heko... Hekonemy ?
- Hekomeny monsieur Giorgio, Jaros Hekomeny. Oui, je vais vous laisser à vos ouvrages. Merci pour tout.
Malgré les souvenirs occupant sa pensée alors qu'une fine pluie commençait à tomber, le jeune homme gardait ses sens en alerte. Suffisamment pour s'animer soudain et se retourner fluidement.
- Je peux vous aider ?
Pas bien grand et efflanqué, à l'air jeune et quelque peu efféminé, l'inconnu semblait un peu perdu avec un imperméable noir trop large pour lui sur les épaules. Dans ses grands yeux sombres défilèrent, alors que l'agent se retournait, une série d'émotions diverses et variées, aucune cependant n'étant positive.*Drôle d'énergumène...* C'était à croire qu'il était vexé de se faire couper l'herbe sous le pied alors que son approche avait été d'un silence admirable. Réaction gamine et ridicule au possible de la part d'un agent gouvernemental, improbable. Et pourtant... *Oh et puis merde hein.* Jaros mit de coté cette question et se permit un petit mouvement des sourcils. De toute manière il allait vite en avoir le cœur net.
- Oui ?
- ...
- C'est... Falk, c'est bien ça ?
- ...
- Quelque chose ne va pTa gueule !! Ta gueule. Ferme. Ta. Gueule. Ferme ta gueule.
Explosion brutale d'une vulgarité pour le moins surprenante, à laquelle succéda un silence un peu gêné, rythmé par le doux bruit croissant de la pluie. Plus perturbé qu'autre chose, Jaros n'eut pas moins conscience du fait qu'il n'avait plus du tout le contrôle de la situation. Et bien que manifestement au courant de l'effet provoqué, l'autre ne semblait pas plus maître de lui-même que cela.