J'écrase la fin de ma clope au sol, de la semelle de ma godasse, fatigué. Je dors pas beaucoup ces derniers jours, encore moins que d'habitude je veux dire. 'Faut croire que même ce que je me fous comme litre d'alcool et tout l'opium fumé suffit plus. Je suis énervé, et le manque de sommeil arrange pas ce fait. La faute à ce fouteur de merde qui a bien secoué le Boss avec son assaut contre la garnison marine, de ce qu'on raconte il s'est emparé de documents importants concernant les Tempiesta et le gouvernement. C'est une surprise pour personne, ce qui touche à la famille dominante touche aux Bambana. Résultat, quand ce Frost et son alliée qu'on suspecte provenir de ces traîtres de Venici ont quitté l'île avec de quoi foutre en l'air les petits arrangements des Tempiesta et du gouvernement, le Padre est devenu fou. Et quand il est dans cet état-là, c'est sur ses hommes que ça retombe.
On charbonne deux fois plus, voir d'avantage pour les types comme moi, qui ont plus de responsabilité au sein de la famille. Déjà qu'il était devenu parano après le fiasco de l'opération contre le Gila, soupçonnant lourdement et à juste titre si vous voulez mon avis, plusieurs familles traîtres, ses craintes se sont fondées après ce dernier revers.
D'un mouchoir en soie sorti de mon costume, je m'essuie le visage puis les mains. Un instant, je mire le sang maculant le tissu. En aucun cas ce n'est le mien. Il a beaucoup coulé ces dernières semaines, on m'a envoyé faire des choses pas très propres en pleine nuit, le genre de job dans lequel je suis doué à mon grand désarroi. De mouchoirs, j'ai dû en changer régulièrement, au fur et à mesure que je mutilais un Venici pour obtenir une information, ou que j'en égorgeais un autre. Le visage à découvert, le patron affirmant que ce n'était plus la peine de se cacher après tout ce qu'ils avaient fait. J'en ai fait hurler, de cette saloperie, et souvent c'est de ma main qu'ils ont été forcé au silence. Je me démerde pas mal dans l'art de faire souffrir, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Indirectement ou volontairement.
Dans le feu de l'action, on y pense pas et on le fait. L'ennui, c'est ce qui vient après.
Car je déteste ça, faire souffrir gratuitement. Rien contre coller une balle dans le crâne d'une raclure qui l'aurait bien méritée, j'ai seulement du mal avec l'acharnement. Je préfère encore expédier le travail. Y'a pourtant des cas ou je choisis pas comment ça va se passer, des fois où on m'impose la punition à infliger. J'oublierai jamais la fois où en représailles d'un sale coup porté contre un Bambana, Antoni Caesar Bambana en personne a voulu que je l'accompagne pour les représailles. Son clébard à moitié brûlé qui lui sert de bras droit étant pas loin, pensez bien. L'occasion aurait été trop belle pour moi autrement. On est allé chez le malheureux, avons enfermé tout le monde à l'intérieur. Lui, sa femme, et ses trois enfants. Avant même qu'on me donne un ordre, je savais déjà que ça allait pas me plaire.
Il a commencé par tabasser le gars devant sa famille, jusqu'à qu'il soit à peine conscient pour assister à la suite. Ensuite, c'eut été au tour de son épouse, de ramasser les gnons. Face à son mari, impuissant, à genoux, baignant dans son sang et ses larmes, suplliant la pitié du Padre. Sciavonnache lui a martelé le visage si fort que de ce faciès doux et chaleureux que j'avais perçu chez elle, il ne restait plus que des bosses, des bleus, des plaies ouvertes, des pleurs et de l'incompréhension totale. Elle était belle, elle en est sorti méconnaissable. Défigurée n'était pas un mot assez juste tant il ne restait plus rien d'elle. Si ce fut insoutenable pour moi, j'ose même pas imaginer ce que devait ressentir son homme...
Quand j'ai cru qu'on me demanderait de terminer le travail et de nettoyer derrière, j'ai reçu une claque. Le genre qui te fais regretter d'avoir cru trois secondes que t'étais dans un monde de bisounours. Sciavonnache a tiré la femme par les cheveux pour qu'elle se mette à genoux à son tour, à côte de sa moitié. Le Padre m'a ensuite invité d'un geste de la main de les imiter, en prenant pour cible les gamins...
Saloperie de fils de pute de raclure de merde.
La solution, c'est d'éteindre ses émotions. Appuyer sur le bouton, désactiver le cerveau et toute empathie. Oublier qui tu es, ce que tu es, ce que tu éprouves, ce que tu vas ressentir par la suite, et juste t'exécuter.
Dans le feu de l'action, on y pense pas et on le fait. L'ennui, c'est ce qui vient après.
Tss... Conneries.
J'en ai pas dormir durant des semaines, hanté par ce que j'avais fais. Lorsque je ferme les yeux, ils viennent me hanter, me harceler, me rappeler ce que je suis vraiment, un monstre comme les autres. Le même pourri que tous ceux que je déteste tant, et ça me fait encore plus les haïr. Ils m'ont fait devenir ce que je suis devenu. Parfois, j'en arrive à croire qu'ils n'ont fait que réveiller quelque chose qui sommeillait au fond de moi.. Je supporte plus tout ça. J'en arrive à m'enfermer dans une bulle de violence, noire et profonde, tellement que je finis par me noyer. J'ai plus rien pour me sortir la tête de l'eau, les nuits se ressemblent toutes. Déambuler dans les rues de Manshon, perdu, fatigué, apeuré...
Bah putain. Caporal Dicross. En cher et en os. Tu fous quoi ici ?
Surpris, je me tourne vers cette voix qui semble me reconnaître. Me connaître d'une vieille époque, qui me semble bien loin avec tout ce qu'il s'est passé depuis que j'ai quitté les rangs militaires de la Marine. Mes yeux croisent ceux de mon interlocutrice, une jeune femme à la chevelure aussi foncée que l'obsidienne, mais à la peau si pâle en contraste qu'elle semble illuminer dans la pénombre. Il me faut pas une plombe pour remettre un nom sur cette tronche, je suis loin de l'avoir oubliée celle-là.
Judith ?! Merde ! Ça fait un bail !
Bah ouais que ça fait un moment, depuis que je me suis barré de la Marine quoi. C'était un peu con comme réponse et ça apportait aucun élément de réponse à sa question, mais l'effet de surprise m'a laissé un peu comme un gland. C'est pas exactement la personne sur laquelle je m'attendais à tomber ici, à cette heure.
Je traîne, j'ai du mal à dormir... Je me suis dis que peut-être de marcher aiderait. Ou au moins, ça m'évite de tourner en rond dans ma piaule.
Je lève les yeux au ciel, laissant quelques gouttes de pluie humidifiaient ma fiole. La vérité c'est que je sais pas trop ce que je fous ici.
Je regrette pas au final, Judith quoi ! En pleine phase d'insomnie toi aussi ? Ou tu t'es dis qu'une petite patrouille nocturne ferait pas de mal ? Hé hé.
J'aime bien me foutre de la Marine et ses missions foireuses, maintenant que j'en fais plus partie encore plus. C'est marrant de tacler un soldat en sachant parfaitement quelle merde il doit subir tous les jours.
D'ailleurs, comment ça se passe pour toi chez les mouettes ? T'as fais travailler ta langue pour prendre quelques galons ?
Celle-ci, elle est purement gratuite. Depuis le temps que je l'ai pas vu, je dois me rattraper à ce niveau-là. J'affiche un air moqueur, provocateur.
Ça fait du bien de revoir sa tête dans le coin, putain.