Cher journal,
Paisiblement installée à la terrasse d'un café, je remue avec douceur le contenu de ma tasse de thé, faisant tinter les glaçons au rythme de ma cuillère. Indifférente aux quelques passants, au magnifique panorama de bord de mer et à l'immense carcasse de calmar géant desséché qui gît non loin du port, je parcours la rubrique des petites annonce du journal. Je te parle bien "du" journal et pas de "mon" journal, mais ne sois pas jaloux: celui-là n'a le droit à aucun traitement de faveur ! Déjà parce que contrairement à toi il n'a pas de pages en papier velouté et satiné, mais surtout parce qu'il n'a pas le privilège d'abriter des récits aussi palpitants que ceux qui te garnissent ! Sans parler du fait qu'il finira très probablement abandonné sur ma table quand j'en aurai fini avec lui parce queje n’ai pas envie de m’embêter à chercher une poubelle je suis gentille et que je pense à ceux qui voudront le lire après moi.
Mais dis, tu ne trouves pas que quelque chose a changé chez moi ? Vois un peu cet œil aguerri, cet air encore plus resplendissant qu’à l’accoutumée, ce teint frais… Eh oui journal, je suis une femme riche à présent, et je suis donc par extension plus belle et plus intelligente ! Grâce au trésor sur lequel j’ai mais la main dans l’Archipel aux Éveillés, j’ai accumulé une jolie fortune en objets précieux dont une partie a déjà été convertie en liasses de billets qui garnissent à présent mon sac à main. Je possède l'équivalent de plusieurs années de salaire que je compte bien dépenser à bon escient !
Comme la plupart des gens je pense, j'ai déjà réfléchi à ce que je ferais si je gagnais soudainement une très grosse somme d’argent. Mais contrairement à la plupart de ces personnes, j'ai réellement prévu ce que j'allais faire au point d'étudier très sérieusement toutes les possibilités qui me venaient à l'esprit au point de monter un véritable dossier d'investissement !
J'ai longuement étudié tous les marchés possibles. L'idéal était de choisir un secteur très demandé, ou bien de trouver une niche peu exploitée mais qui intéresserait un grand nombre de personnes avec des tarifs abordables afin de ne pas me ruiner en emprunts. On ne connaît que trop ce genre de déboires dans ma famille...
La vente d’armes par exemple connaît un plein essor, mais la concurrence est souvent un peu agressive dans tous les sens du terme. Les clients aussi ! La construction de navires a toujours un grand succès quelles que soient les époques, mais je n’ai pas très envie qu’on me reproche d’équiper des pirates. Dans les secteurs plus originaux j'avais pensé au relooking, ça aurait concerné une part vraiment importante de la population, mais le travail aurait été trop fastidieux et puis le simple fait de prononcer ce mot m'aurait fait mal aux lèvres. Et puis la solution m'est finalement apparue comme une évidence: qu'est-ce qui m’a le plus manqué lors de mon propre voyage sur la route de tous les périls ? On a bien pu me fournir un bateau, des vivres et du matériel, des hommes de main même, mais personne n’a songé à me proposer de véritables souvenirs de voyage ! Quel genre de voyageur songerait à revenir de son périple sans ramener à sa famille, ses amis ou ses collègues, quelques bibelots criant d'authenticité pour offrir et faire plaisir ?
Voilà la raison du journal que je lis. A la page des petites annonces on trouve toutes sortes de bonnes affaires pour peu qu'on ait un peu de flair et qu'on sache faire abstraction des "perdu enfant de 5 ans - Vu pour la dernière fois sur le calmar-toboggan géant" et autres annonces sans intérêt. La fortune attend ceux qui savent profiter d'occasions telles que "revend mobilier fin XIVème début XVème - Tombé du bateau - Urgent svp", ou encore dans le cas qui m'intéresse: "Vente pour cause de décès - Charmante maisonnette de ville et son mobilier - A deux pas du port". Je replie soigneusement le journal, l’abandonne négligemment sur ma table avec le règlement de ma consommation, et me dirige vers cet "à deux pas du port".
Me voilà, mon sac à main et ses billets sous le bras, à l'adresse indiquée. La description ne mentait pas: pour une charmante maisonnette c'est une charmante maisonnette ! Toute pimpante et colorée, installée à l'angle d'une rue pavée et pourvue de jolies fenêtres, j’ai tout de suite le coup de cœur pour elle. Il faudra peut-être quelques travaux d'aménagement pour la faire correspondre à ma vision d’une boutique de souvenirs, mais c'est un bon début.
Je tire sur la clochette à l'entrée. Très élégante dans ma robe jaune "chic sans être stricte", mes chaussures à talons assorties à mon sac à main, ainsi que mon chapeau cloche, j'ai un petit côté distingué qui devrait mettre en confiance le vendeur ; ou les vendeurs plutôt, car c'est un petit couple de gentilles personnes âgées d’une soixantaine d’années qui vient m'ouvrir. Il y a des ménages comme ça dont on dirait qu'ils sont faits l'un pour l'autre tant ils se ressemblent: tous les deux ont les cheveux fins et gris, les visages parés de grands sourires, les yeux intelligents, avec des manières très prévenantes et des gestes toujours très délicats -quoique vifs-.
"- Entrez, entrez jeune fille." m'accueille l'homme en me prenant chaleureusement par le bras. "Vous venez pour la visite ?"
"- Tout à fait. Je suis madame Citrophélie, j’ai vu votre annonce dans le journal."
"- Eh bien venez, venez donc ! Vous prendrez bien un thé avant de commencer ?"
J'ai un bref échange avec mon estomac qui me dit "pourquoi pas", mes papilles qui ajoutent "saisis toutes les occasions possibles", et ma conscience que j'ai depuis longtemps abandonnée fait semblant de regarder ailleurs.
"- Volontiers, je n'ai pas encore pris ma collation ! Je bois mon thé avec des glaçons s'il vous plaît monsieur, merci."
Tandis que le mari part dans la cuisine préparer "une boisson dont vous me direz des nouvelles ma petite !", la femme m'entraine dans le salon. La pièce, bien qu'un peu défraîchie, est suffisamment spacieuse pour l’usage que je compte en faire. J'essaie d'imaginer ce que l'endroit donnerait si on abattait le mur qui sépare le hall d'entrée de la cuisine et... oui, ça devrait convenir.
"- Ce sont mes parents qui ont bâti cette maison. Je suis née ici, et j’y ai grandi. J’aimais beaucoup jouer dans ce salon lorsque j’étais petite, hihi ! Vous l'aimez le salon ? Vous le trouvez joli n'est-ce pas ?"
"- Oh oui, c'est un aménagement de très bon goût."
Et il le sera encore plus quand j'aurais fait sauter les cloisons ! Il faudra juste que je m'assure qu'il n'y a pas de mur porteur, mais si c’est le cas on pourra toujours installer un ou deux piliers... Tu en penses quoi journal ? Qu'il vaut mieux que je garde mes idées pour plus tard histoire de ne pas froisser cette gentille vieille dame en lui expliquant que je compte réaménager sa maison familiale à grand coup de masse ? Oh, oui, tu as sans doute raison. Mais de toute manière la femme semble tellement occupée à me parler de ses enfants et à me faire dire que "oui, oui, sa maison est belle" que je ne suis pas sûre qu'elle m'écouterait !
"- [...] et puis hélas j’ai fini par grandir et par vouloir découvrir le monde. J’ai vécu loin d’ici et les années sont passées si vite... je n’ai pas pu passer tout le temps que j’aurais voulu avec ma famille."
La vieille femme se fait soudain triste et silencieuse. Je vois à son regard que ses pensées sont parties vers des souvenirs lointains, et douloureux.
"- Je vois. L'annonce disait "vente pour cause de décès"..."
Nous échangeons un regard triste.
"- Je suis désolée madame, toutes mes condoléances.""
Elle me tapote l'épaule:
"- Vous êtes une brave petite."
Je lui souris en prenant un air compatissant, mais je me retiens de répliquer que:
1) Je suis une dame, j'ai dix-huit ans, est-ce que vous pourriez en tenir compte ?
2) En fait vous êtes bien gentille mais en fait j'espérais juste visiter, signer les papiers, hop hop tout le monde dehors et bim bam on démolit les cloisons !
Mais je reste polie parce que j'espère toujours négocier le prix à la baisse, acquiesce gentiment lorsqu'elle me fait dire que l'escalier que son père a sculpté lui-même est magnifique, et accueille avec plaisir son mari lorsque ce dernier revient avec une tasse de thé fumant.
"- Goûtez-moi ça jeune fille, c'est du véritable thé de west blue !"
"- Vous avez oublié les glaçons je crois..."
Pourquoi est-ce que tout le monde oublie systématiquement ? C'est si aberrant de vouloir glacer mon thé chaud ?! Par politesse, parce qu'on ne précisera jamais assez que je suis une fille polie -une dame polie plutôt journal, une dame !-, je trempe mes lèvres dans le breuvage et avale quelques petites gorgées.
"- C'est délicieux je vous remercie. On sent parfaitement la petite touche de cannelle."
Paisiblement installée à la terrasse d'un café, je remue avec douceur le contenu de ma tasse de thé, faisant tinter les glaçons au rythme de ma cuillère. Indifférente aux quelques passants, au magnifique panorama de bord de mer et à l'immense carcasse de calmar géant desséché qui gît non loin du port, je parcours la rubrique des petites annonce du journal. Je te parle bien "du" journal et pas de "mon" journal, mais ne sois pas jaloux: celui-là n'a le droit à aucun traitement de faveur ! Déjà parce que contrairement à toi il n'a pas de pages en papier velouté et satiné, mais surtout parce qu'il n'a pas le privilège d'abriter des récits aussi palpitants que ceux qui te garnissent ! Sans parler du fait qu'il finira très probablement abandonné sur ma table quand j'en aurai fini avec lui parce que
Mais dis, tu ne trouves pas que quelque chose a changé chez moi ? Vois un peu cet œil aguerri, cet air encore plus resplendissant qu’à l’accoutumée, ce teint frais… Eh oui journal, je suis une femme riche à présent, et je suis donc par extension plus belle et plus intelligente ! Grâce au trésor sur lequel j’ai mais la main dans l’Archipel aux Éveillés, j’ai accumulé une jolie fortune en objets précieux dont une partie a déjà été convertie en liasses de billets qui garnissent à présent mon sac à main. Je possède l'équivalent de plusieurs années de salaire que je compte bien dépenser à bon escient !
Comme la plupart des gens je pense, j'ai déjà réfléchi à ce que je ferais si je gagnais soudainement une très grosse somme d’argent. Mais contrairement à la plupart de ces personnes, j'ai réellement prévu ce que j'allais faire au point d'étudier très sérieusement toutes les possibilités qui me venaient à l'esprit au point de monter un véritable dossier d'investissement !
J'ai longuement étudié tous les marchés possibles. L'idéal était de choisir un secteur très demandé, ou bien de trouver une niche peu exploitée mais qui intéresserait un grand nombre de personnes avec des tarifs abordables afin de ne pas me ruiner en emprunts. On ne connaît que trop ce genre de déboires dans ma famille...
La vente d’armes par exemple connaît un plein essor, mais la concurrence est souvent un peu agressive dans tous les sens du terme. Les clients aussi ! La construction de navires a toujours un grand succès quelles que soient les époques, mais je n’ai pas très envie qu’on me reproche d’équiper des pirates. Dans les secteurs plus originaux j'avais pensé au relooking, ça aurait concerné une part vraiment importante de la population, mais le travail aurait été trop fastidieux et puis le simple fait de prononcer ce mot m'aurait fait mal aux lèvres. Et puis la solution m'est finalement apparue comme une évidence: qu'est-ce qui m’a le plus manqué lors de mon propre voyage sur la route de tous les périls ? On a bien pu me fournir un bateau, des vivres et du matériel, des hommes de main même, mais personne n’a songé à me proposer de véritables souvenirs de voyage ! Quel genre de voyageur songerait à revenir de son périple sans ramener à sa famille, ses amis ou ses collègues, quelques bibelots criant d'authenticité pour offrir et faire plaisir ?
Voilà la raison du journal que je lis. A la page des petites annonces on trouve toutes sortes de bonnes affaires pour peu qu'on ait un peu de flair et qu'on sache faire abstraction des "perdu enfant de 5 ans - Vu pour la dernière fois sur le calmar-toboggan géant" et autres annonces sans intérêt. La fortune attend ceux qui savent profiter d'occasions telles que "revend mobilier fin XIVème début XVème - Tombé du bateau - Urgent svp", ou encore dans le cas qui m'intéresse: "Vente pour cause de décès - Charmante maisonnette de ville et son mobilier - A deux pas du port". Je replie soigneusement le journal, l’abandonne négligemment sur ma table avec le règlement de ma consommation, et me dirige vers cet "à deux pas du port".
Me voilà, mon sac à main et ses billets sous le bras, à l'adresse indiquée. La description ne mentait pas: pour une charmante maisonnette c'est une charmante maisonnette ! Toute pimpante et colorée, installée à l'angle d'une rue pavée et pourvue de jolies fenêtres, j’ai tout de suite le coup de cœur pour elle. Il faudra peut-être quelques travaux d'aménagement pour la faire correspondre à ma vision d’une boutique de souvenirs, mais c'est un bon début.
Je tire sur la clochette à l'entrée. Très élégante dans ma robe jaune "chic sans être stricte", mes chaussures à talons assorties à mon sac à main, ainsi que mon chapeau cloche, j'ai un petit côté distingué qui devrait mettre en confiance le vendeur ; ou les vendeurs plutôt, car c'est un petit couple de gentilles personnes âgées d’une soixantaine d’années qui vient m'ouvrir. Il y a des ménages comme ça dont on dirait qu'ils sont faits l'un pour l'autre tant ils se ressemblent: tous les deux ont les cheveux fins et gris, les visages parés de grands sourires, les yeux intelligents, avec des manières très prévenantes et des gestes toujours très délicats -quoique vifs-.
"- Entrez, entrez jeune fille." m'accueille l'homme en me prenant chaleureusement par le bras. "Vous venez pour la visite ?"
"- Tout à fait. Je suis madame Citrophélie, j’ai vu votre annonce dans le journal."
"- Eh bien venez, venez donc ! Vous prendrez bien un thé avant de commencer ?"
J'ai un bref échange avec mon estomac qui me dit "pourquoi pas", mes papilles qui ajoutent "saisis toutes les occasions possibles", et ma conscience que j'ai depuis longtemps abandonnée fait semblant de regarder ailleurs.
"- Volontiers, je n'ai pas encore pris ma collation ! Je bois mon thé avec des glaçons s'il vous plaît monsieur, merci."
Tandis que le mari part dans la cuisine préparer "une boisson dont vous me direz des nouvelles ma petite !", la femme m'entraine dans le salon. La pièce, bien qu'un peu défraîchie, est suffisamment spacieuse pour l’usage que je compte en faire. J'essaie d'imaginer ce que l'endroit donnerait si on abattait le mur qui sépare le hall d'entrée de la cuisine et... oui, ça devrait convenir.
"- Ce sont mes parents qui ont bâti cette maison. Je suis née ici, et j’y ai grandi. J’aimais beaucoup jouer dans ce salon lorsque j’étais petite, hihi ! Vous l'aimez le salon ? Vous le trouvez joli n'est-ce pas ?"
"- Oh oui, c'est un aménagement de très bon goût."
Et il le sera encore plus quand j'aurais fait sauter les cloisons ! Il faudra juste que je m'assure qu'il n'y a pas de mur porteur, mais si c’est le cas on pourra toujours installer un ou deux piliers... Tu en penses quoi journal ? Qu'il vaut mieux que je garde mes idées pour plus tard histoire de ne pas froisser cette gentille vieille dame en lui expliquant que je compte réaménager sa maison familiale à grand coup de masse ? Oh, oui, tu as sans doute raison. Mais de toute manière la femme semble tellement occupée à me parler de ses enfants et à me faire dire que "oui, oui, sa maison est belle" que je ne suis pas sûre qu'elle m'écouterait !
"- [...] et puis hélas j’ai fini par grandir et par vouloir découvrir le monde. J’ai vécu loin d’ici et les années sont passées si vite... je n’ai pas pu passer tout le temps que j’aurais voulu avec ma famille."
La vieille femme se fait soudain triste et silencieuse. Je vois à son regard que ses pensées sont parties vers des souvenirs lointains, et douloureux.
"- Je vois. L'annonce disait "vente pour cause de décès"..."
Nous échangeons un regard triste.
"- Je suis désolée madame, toutes mes condoléances.""
Elle me tapote l'épaule:
"- Vous êtes une brave petite."
Je lui souris en prenant un air compatissant, mais je me retiens de répliquer que:
1) Je suis une dame, j'ai dix-huit ans, est-ce que vous pourriez en tenir compte ?
2) En fait vous êtes bien gentille mais en fait j'espérais juste visiter, signer les papiers, hop hop tout le monde dehors et bim bam on démolit les cloisons !
Mais je reste polie parce que j'espère toujours négocier le prix à la baisse, acquiesce gentiment lorsqu'elle me fait dire que l'escalier que son père a sculpté lui-même est magnifique, et accueille avec plaisir son mari lorsque ce dernier revient avec une tasse de thé fumant.
"- Goûtez-moi ça jeune fille, c'est du véritable thé de west blue !"
"- Vous avez oublié les glaçons je crois..."
Pourquoi est-ce que tout le monde oublie systématiquement ? C'est si aberrant de vouloir glacer mon thé chaud ?! Par politesse, parce qu'on ne précisera jamais assez que je suis une fille polie -une dame polie plutôt journal, une dame !-, je trempe mes lèvres dans le breuvage et avale quelques petites gorgées.
"- C'est délicieux je vous remercie. On sent parfaitement la petite touche de cannelle."
Dernière édition par Caramélie le Ven 20 Aoû 2021, 22:13, édité 1 fois