Traversant les eaux et les océans en quelques battements d’ailes, l’actualité brulante atteignit les contrées les plus reculées du monde. Le temps d’un article, la dissolution des Nouveaux Saigneurs et la déroute des pirates mettaient en lumière l’héroïsme sans faille du Bouclier de Bliss et de ses troupes. La mise à sac avortée du Royaume s’était métamorphosée en une hymne à la Marine. La bravoure des soldats s'opposait lignes après lignes à la lâcheté des forbans. Des événements malheureux, on avait allégé la dureté pour ne pas accabler les âmes sensibles. Les morts n'étaient plus que des chiffres sur une page blanche, mis sans relief aux côtés du coût des infrastructures détruites. Rien ne venait relater le sang et les larmes, l'odeur écœurante de l'après-bataille, ni les cris et les pleures. Rien n'évoquait les traumatismes et les familles endeuillées sur une vie. Rien. Un simple bilan léché qu'une plume se plut à conter contre salaire.
L’onde de choc de la guerre menée sur Rhétalia pour la première fois avait atteint les rives du peuple assaillant. La colère du Roi Grantz II en pleine conquête de Valoonia bouillit d'une froideur explosive à l'écoute des rapports. Il savait avoir péché par orgueil. Trop confiant en la crainte qu'inspirait Bliss pour s’inquiéter d'une secousse. En réponse à la profanation, une partie des forces de la 14ème organisées en blocus autour des ports ennemis se retourna au Royaume reformer le premier mur défensif de l'île du Gouvernement. La décision répondait autant à des impératifs militaires que politiques. Les blessures pansées, la foule des petits gens impactés allait chercher un responsable à blâmer. Du tracas qu'il allait devoir superviser sitôt de retour au pays. Sa rancœur à l'encontre des malfrats ayant piétinés ses terres allait être bien plus difficile à fermer. Bliss n'oubliait pas.. L'affront serait gravé pour les générations à venir s'il le fallait et payé le temps venu.. Le Roi s'en fit le serment.
Rokade, automne 1627.
Les vibrations de l'air maintenaient dans une transe euphorique toutes les âmes du Rocher. A mille lieux de s’inquiéter pour l'avenir, les forbans savouraient le présent aux couleurs de l'ivresse. Lorsque les loups de mer avait pointé le bout de leur nez sanguinolent à l'entrée du port pirate, une clameur festive les attendait. La population de l'île s'était déplacée pour les accueillir en héros. A peine débarquée, la fatigue les quitta et bientôt les festivités gagnèrent la ville entière dans une explosion de joie. Les boulots à l’arrêt, des vagues successives de fêtards rejoignirent la troupe victorieuse. Peu de richesses dérobées survivrait à la nuit. Les natifs aux professions respectables ne manquaient pas d'offres pour s'approprier les butins mal-acquis. Partout, dans toutes les rues de ce bout du monde austère, tréteaux et tables alourdies de victuailles encombraient le pavé. La boisson n'était jamais loin. Ni les hôtesses peu farouches pour la servir. A la nuit tombée, sous l'éclat des lampes, les tablées cheminaient d'un bord à l'autre de Rokade sans interruption. D'épaisses fumées grasses de chaires frétillantes embaumées les museaux noircis à la suie. Les musiciens de tous bords liaient les accords. Une joyeuse bande hétéroclite de bons gens et de mauvais gens se mélangeaient alors avec bonne humeur, bras de sous bras dessus, en des farandoles endiablées. Cette nuit aucune ombre ne plana au tableau. Une verre avait été offert pour les tombés, puis on les avait oubliés aussi sec. Telle était la dur fin des pirates qui n'avait pas su marquer le monde de leur vivant. Leur mort quant à elle resterait associée à l'assaut de Bliss.
Au milieu des âmes buvantes, le Cavalier écoutait pour la sixième fois avec le même plaisir enivré, en compagnie de moussaillons du Houar et du vieux Rib, l'histoire du vol plané de Farouk le second des serpents des mers. Le mastodonte après quelques jeux de chopines mâchonnait ses mots de plus en plus longuement, cependant le succès toujours au rendez vous et le public toujours plus nombreux l'encourageaient à poursuivre envers et contre tous son récit. Tapant sur la table du talon de son poignard, le vieillard participa au tintamarre pour une ristourne. Se raclant la gorge après une mimique de silence, l'esclavagiste se lança de nouveau dans l'hilarité générale. L'aura de la mort diluée par l'alcool avait perdu de sa pression sur les consciences. Se servant une nouvelle rasade à lui et à Rib, le clodo du coin, une patte d'ours lui cognant l'épaule le doucha de cervoise. Le rire gras du vieux barbu lui explosa le tympan.
- MOUOH ! OH ! Faites une place à mon gros cul ! ... Rentre le tien bougresse !! OH ! OH !
La fille de la Rainbow Housse joua les effrontées et grimpa sur les genoux de son prochain amant, un jeunot qui ne savait pas encore donc quoi il s'embarquait. Posant son litron à moitié renversé, John le Ripailleur s'installa lourdement à côté de son bon ami. Le teint rougi, il respirait la bonhommie. Sa gueule rance s'approcha du crâne souriant histoire de se faire entendre malgré le bruit ambiant.
- Vais te surprendre mais notre bon Capitaine Barbichette te souhaite la mort. Pense pas qui te reprendra de sitôt. OH ! Oh !
- C'en aurait été dommage pour l'un de nous deux si l'aventure s'était prolongée.. hé hé..
- Dis moi donc maintenant, raconte moi comment c'était sous le feu alors ? Des matins que ça me démange de ressortir ma lame...
Le pirate songea un peu à sa réponse avant de lâcher calmement à un retraité tout ouïe.
- Le sang qui bouillonne d'abord, l’œil s'affute, le souffle s’accélère... Les articulations vieillissantes et le mal de dos se font oublier... Jamais qu'on se sent plus vivant qu'à ce moment..
- Vrai.. me souviens encore de mes mains tremblantes d'excitation..
- Puis viens les combats où le monde s’arrête.. Les soldats que j'y ai vu été des braves de chez braves comme on en fait plus sur cette mer. Ils n'avaient pas froids aux yeux je te le garantis. Des gorilles pour la plupart, tout en puissance. T'aurais aimé pour sûr.
- Ce que j'ai cru comprendre Oh Oh !
- Y avait par contre une chiure de petit brin de fille dans le tas.. Une putain de tornade.. Sacrè saloperie que celle là.. Le genre qu'on a mieux fait de pas se frotter si tu vois le genre.
- Une fillette ?? Oh oh ! Elle a fait peur au Cavalier ?!
- Boucle là, t'y étais pas vieil ours ! C'était pas de la peur, j'ai juste du écourter pour de meilleurs retrouvailles héhé.. Une Lieutenant de l'élite. Une maudite qui plus est, lui faisait pousser des bras de partout. On a bien galéré avec celle là.
- T'étais avec qui ?
- "Je" je voulais dire hé hé.. Le moment est venu pour une rasade, et je vais te parler de cette vue des toits sur l'aube du chaos que nos frères ont apportée à ces chiens !
Les deux hommes discutèrent longuement, mais pas à un moment le Cavalier n'évoqua son prisonnier ramené de Bliss. Le Ripailleur n'en souffla mot non plus, rendant difficile de mesurer son intérêt sur la question. Faible probablement, il n'y avait alors aucune raison à lui donner du grain à moudre. A peine débarqué, profitant de l'euphorie générale, le Faucheur avait pu trimbaler sans vague Boll jusqu'à une petite chambrette discrète d'une maison de passe. Le Porc attendait depuis lors son retour, enchainé fermement de tout son embonpoint sous un lit. Le surplus offert au tenancier assurait la discrétion et le bruit couvrirait toute agitation. Les précautions se pouvaient inutiles, mais le pirate ne voulait que d'autres parviennent comme lui à rattacher la face à groin et son ancien avis de recherche. Si depuis un moment le primé avait su se faire oublier, d'autres parviendraient à faire le rapprochement avec le cuisinier de la Fâcheuse Destinée. L'équipage s'était dissout depuis un moment à la mort de son Capitaine, mais le trésor lui n'avait toujours pas refait surface. On disait le magot conséquent, et nombreuses rumeurs évoquaient une mystérieuse carte. Maintenant que le Cavalier avait mis la main sur l'un des membres piliers de l'équipage, il allait prendre son temps pour lui tirer les vers du groin. Souriant à cette idée, le pirate laissa vaquer son attention au delà de l'île et de sa musique. De tous les butins, rien n'égalait la promesse d'un trésor !