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Arriérés de cendres [3/3]



Traversant les eaux et les océans en quelques battements d’ailes, l’actualité brulante atteignit les contrées les plus reculées du monde. Le temps d’un article, la dissolution des Nouveaux Saigneurs et la déroute des pirates mettaient en lumière l’héroïsme sans faille du Bouclier de Bliss et de ses troupes. La mise à sac avortée du Royaume s’était métamorphosée en une hymne à la Marine. La bravoure des soldats s'opposait lignes après lignes à la lâcheté des forbans. Des événements malheureux, on avait allégé la dureté pour ne pas accabler les âmes sensibles. Les morts n'étaient plus que des chiffres sur une page blanche, mis sans relief aux côtés du coût des infrastructures détruites. Rien ne venait relater le sang et les larmes, l'odeur écœurante de l'après-bataille, ni les cris et les pleures. Rien n'évoquait les traumatismes et les familles endeuillées sur une vie. Rien. Un simple bilan léché qu'une plume se plut à conter contre salaire.

L’onde de choc de la guerre menée sur Rhétalia pour la première fois avait atteint les rives du peuple assaillant. La colère du Roi Grantz II en pleine conquête de Valoonia bouillit d'une froideur explosive à l'écoute des rapports. Il savait avoir péché par orgueil. Trop confiant en la crainte qu'inspirait Bliss pour s’inquiéter d'une secousse. En réponse à la profanation, une partie des forces de la 14ème organisées en blocus autour des ports ennemis se retourna au Royaume reformer le premier mur défensif de l'île du Gouvernement. La décision répondait autant à des impératifs militaires que politiques. Les blessures pansées, la foule des petits gens impactés allait chercher un responsable à blâmer. Du tracas qu'il allait devoir superviser sitôt de retour au pays. Sa rancœur à l'encontre des malfrats ayant piétinés ses terres allait être bien plus difficile à fermer. Bliss n'oubliait pas.. L'affront serait gravé pour les générations à venir s'il le fallait et payé le temps venu.. Le Roi s'en fit le serment.


Rokade, automne 1627.

Les vibrations de l'air maintenaient dans une transe euphorique toutes les âmes du Rocher. A mille lieux de s’inquiéter pour l'avenir, les forbans savouraient le présent aux couleurs de l'ivresse. Lorsque les loups de mer avait pointé le bout de leur nez sanguinolent à l'entrée du port pirate, une clameur festive les attendait. La population de l'île s'était déplacée pour les accueillir en héros. A peine débarquée, la fatigue les quitta et bientôt les festivités gagnèrent la ville entière dans une explosion de joie. Les boulots à l’arrêt, des vagues successives de fêtards rejoignirent la troupe victorieuse. Peu de richesses dérobées survivrait à la nuit. Les natifs aux professions respectables ne manquaient pas d'offres pour s'approprier les butins mal-acquis. Partout, dans toutes les rues de ce bout du monde austère, tréteaux et tables alourdies de victuailles encombraient le pavé. La boisson n'était jamais loin. Ni les hôtesses peu farouches pour la servir. A la nuit tombée, sous l'éclat des lampes, les tablées cheminaient d'un bord à l'autre de Rokade sans interruption. D'épaisses fumées grasses de chaires frétillantes embaumées les museaux noircis à la suie. Les musiciens de tous bords liaient les accords. Une joyeuse bande hétéroclite de bons gens et de mauvais gens se mélangeaient alors avec bonne humeur,  bras de sous bras dessus, en des farandoles endiablées. Cette nuit aucune ombre ne plana au tableau. Une verre avait été offert pour les tombés, puis on les avait oubliés aussi sec. Telle était la dur fin des pirates qui n'avait pas su marquer le monde de leur vivant. Leur mort quant à elle resterait associée à l'assaut de Bliss.

Au milieu des âmes buvantes, le Cavalier écoutait pour la sixième fois avec le même plaisir enivré, en compagnie de moussaillons du Houar et du vieux Rib, l'histoire du vol plané de Farouk le second des serpents des mers. Le mastodonte après quelques jeux de chopines mâchonnait ses mots de plus en plus longuement, cependant le succès toujours au rendez vous et le public toujours plus nombreux l'encourageaient à poursuivre envers et contre tous son récit. Tapant sur la table du talon de son poignard, le vieillard participa au tintamarre pour une ristourne. Se raclant la gorge après une mimique de silence, l'esclavagiste se lança de nouveau dans l'hilarité générale. L'aura de la mort diluée par l'alcool avait perdu de sa pression sur les consciences. Se servant une nouvelle rasade à lui et à Rib, le clodo du coin, une patte d'ours lui cognant l'épaule le doucha de cervoise. Le rire gras du vieux barbu lui explosa le tympan.

- MOUOH ! OH ! Faites une place à mon gros cul ! ... Rentre le tien bougresse !! OH ! OH !

La fille de la Rainbow Housse joua les effrontées et grimpa sur les genoux de son prochain amant, un jeunot qui ne savait pas encore donc quoi il s'embarquait. Posant son litron à moitié renversé, John le Ripailleur s'installa lourdement à côté de son bon ami. Le teint rougi, il respirait la bonhommie. Sa gueule rance s'approcha du crâne souriant histoire de se faire entendre malgré le bruit ambiant.

- Vais te surprendre mais notre bon Capitaine Barbichette te souhaite la mort. Pense pas qui te reprendra de sitôt. OH ! Oh !
- C'en aurait été dommage pour l'un de nous deux si l'aventure s'était prolongée.. hé hé..
- Dis moi donc maintenant, raconte moi comment c'était sous le feu alors ? Des matins que ça me démange de ressortir ma lame...


Le pirate songea un peu à sa réponse avant de lâcher calmement à un retraité tout ouïe.

- Le sang qui bouillonne d'abord, l’œil s'affute, le souffle s’accélère... Les articulations vieillissantes et le mal de dos se font oublier... Jamais qu'on se sent plus vivant qu'à ce moment..
- Vrai.. me souviens encore de mes mains tremblantes d'excitation..
- Puis viens les combats où le monde s’arrête.. Les soldats que j'y ai vu été des braves de chez braves comme on en fait plus sur cette mer. Ils n'avaient pas froids aux yeux je te le garantis. Des gorilles pour la plupart, tout en puissance. T'aurais aimé pour sûr.
- Ce que j'ai cru comprendre Oh Oh !
- Y avait par contre une chiure de petit brin de fille dans le tas.. Une putain de tornade.. Sacrè saloperie que celle là.. Le genre qu'on a mieux fait de pas se frotter si tu vois le genre.
- Une fillette ?? Oh oh ! Elle a fait peur au Cavalier ?!
- Boucle là, t'y étais pas vieil ours ! C'était pas de la peur, j'ai juste du écourter pour de meilleurs retrouvailles héhé.. Une Lieutenant de l'élite. Une maudite qui plus est, lui faisait pousser des bras de partout. On a bien galéré avec celle là.  
- T'étais avec qui ?
- "Je" je voulais dire hé hé.. Le moment est venu pour une rasade, et je vais te parler de cette vue des toits sur l'aube du chaos que nos frères ont apportée à ces chiens !


Les deux hommes discutèrent longuement, mais pas à un moment le Cavalier n'évoqua son prisonnier ramené de Bliss. Le Ripailleur n'en souffla mot non plus, rendant difficile de mesurer son intérêt sur la question. Faible probablement, il n'y avait alors aucune raison à lui donner du grain à moudre. A peine débarqué, profitant de l'euphorie générale, le Faucheur avait pu trimbaler sans vague Boll jusqu'à une petite chambrette discrète d'une maison de passe. Le Porc attendait depuis lors son retour, enchainé fermement de tout son embonpoint sous un lit. Le surplus offert au tenancier assurait la discrétion et le bruit couvrirait toute agitation. Les précautions se pouvaient inutiles, mais le pirate ne voulait que d'autres parviennent comme lui à rattacher la face à groin et son ancien avis de recherche. Si depuis un moment le primé avait su se faire oublier, d'autres parviendraient à faire le rapprochement avec le cuisinier de la Fâcheuse Destinée. L'équipage s'était dissout depuis un moment à la mort de son Capitaine, mais le trésor lui n'avait toujours pas refait surface. On disait le magot conséquent, et nombreuses rumeurs évoquaient une mystérieuse carte. Maintenant que le Cavalier avait mis la main sur l'un des membres piliers de l'équipage, il allait prendre son temps pour lui tirer les vers du groin. Souriant à cette idée, le pirate laissa vaquer son attention au delà de l'île et de sa musique. De tous les butins, rien n'égalait la promesse d'un trésor !
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Un long grincement accompagna la lourde porte de la taverne, le frottement métallique des gonds usés s'écoula progressivement d'un bout à l'autre de la salle à manger peuplée à cette heure. Une fois annoncée par les sept trompettes du paradis, une ombre se faufila à l'intérieur sur la pointe des pieds. L'odeur de tabac froid flotta sans attendre à ses narines. Sous les frusques usées, le petit bout d'homme ne trompait pas sur sa misère. Le teint nerveux, la mine inquiète, il tacha de ne pas croiser le regard suspicieux des visages menaçants s'étant tournés à son entrée. L’ivresse avait laissé place à la gueule de bois, les têtes affables encore quelques jours renvoyaient dorénavant un appel à la prudence. Remontant le col de son manteau trop long et tirant sur ses manches trop petites, le nouvel arrivant traversa la salle minée au plancher moisissant et s’attablât à l’écart.

A peine servi, sa moustache en poils de brosse dégoulinait de la soupaille de son auge. Myong venait d'y plonger le nez pointu histoire d'en ingurgiter le contenu plus rapidement par pelletés de cuillères voraces. La mélasse n'était pas alléchante au premier coup d’œil, ni au deuxième, mais voilà deux jours maintenant qu'il n'avait rien dégoté à se mettre sous la dent. Le casse de Bliss passé, la marine grouillante déployée d'un bout à l'autre de Portgentil avait nettement compliqué ses projets. Petite main d'un grand syndicat, dans le secteur de la magouille, l'escroc n'avait jamais percé. Pourtant il manquait pas de nez, juste de chance dans les combines. C'est ainsi que le natif avais misé ses maigres économies dans une traversée à bord d'un bidonard faisant la liaison entre Rokade et Bliss. Bien qu'il ne connaisse pas l'île, sa réputation la précédait et il savait avec qui prendre contact pour une escale. Il avait également pressenti que l'endroit n'allait pas manquer de frétiller d'autres choses que de mouettes. Mais si affaires il y eu à faire dans le port pirate, le transporteur à bas prix fut retardé suite à une avarie et ne jeta l'ancre qu'à la fin des festivités. Le passager tenant aussi mal le vin que la mer fut déchargé avec les caisses et remercié lorsqu'il proposa ses bras de maigrelets. Il se retrouva alors sans le sous et sans réseau dans une ville de boucanier. La situation lui semble plus que jamais problématique. Il venait de se coincer dans un nid de serpents. Ses tentatives à trouver piécettes à sa botte s'écopèrent d'un rançonnement successif jusqu’à épuisement des dernières en sa possession. Coincé à la rue, il rongeait sa faim depuis plusieurs jours. Jusqu'à ce que la faiblesse de son caractère le poussa à pénétrer dans cette halte de coupe-jarret sans moyen pour régler le repas consommé.

Une fois terminé, il poussa son bol à mangeaille sur le côté et cribla la salle de regards furtifs à la recherche du tenancier. La faim toujours présente le tentait à passer de nouveau commande, mais le cerveau maintenant alimenté commençait à refonctionner. Avec la compréhension du bourbier, la crainte lui tordait dorénavant les boyaux. Ne sachant comment se lever sans attirer l'attention, il resta assis à se tordre les doigts tremblants. Si ses supplications ne suffisaient pas, il finirait éventré parmi les ordures à titre d'exemple pour les prochains mauvais payeurs. Un destin qu'il cherchait à repousser années après années. Sa vie avait beau n'être qu'une suite de déconvenues et de misères, la quitter pour la mort lui foutait une trouille bleue.

- ... m'a fait froid dans le dos.. Est pas comme nous je vous dis ! Le navire de part là qu'il est venu a pas bougé des quais. Nous ont juste envoyé décroché les macchabées mais depuis personne en veut. Vont le couler au large parait.. S'auriez vu le bord... L’œuvre du Malin ou d'un de ses amis..
- Sont devenus quoi l'équipage ?
- Tseuh.. on a du les porter pour les descendre. Et depuis ils ont pas bougé.. burp.. Mangent pas. Dorment pas. Comme des coquilles vides que les vlà. T'as beau les baffer qu'y réagissent pas..  
- Drôle d'histoire..


Alors que Myong s'essuyait le front dégarni, ses fleurs de choux s'allongèrent pour mieux écouter la discussion de la table voisinne. Portant la vinasse sur le nez, les trois dockers s'exprimaient la voix pâteuse sans lui porter attention. Le baratineur se moquait éperdument des trois barriques et de ce qui pouvait sortir de leurs bouches, seulement avec la bonne approche il pouvait se les mettre dans sa poche et sortir de l'auberge en un seul morceau. S'intégrer à une conversation n'était jamais bien compliqué. Il s'agissait d'abord d'acquiescer à tout ce qui ce disait qu'importe le sujet, puis de surenchérir toujours un peu histoire de remettre de l'eau au moulin. Rien de bien sorcier quant son gagne-pain consistait à vendre des maisons de fumée.

- Personne l'avait vu avant.. Ce Cavalier.. Pas de canasson non plus.. burp.. peut être il a complété les rations  ? Bizarre.. Comme ci l'appel de la bataille qui l'a fait v'nir abattre sur Bliss ! Le regard vide et le crâne souriant ça rien de normal. Non non rien de normal. L'ai vu d'y a quelques jours, m'en suis pas approché. Un truc pas net avec ce gars là je vous le dis. Froid dans le dos alors qu'il était midi... Ch'ai pas que fout le Ripailleur avec ça.
- Habillé comme un moine.. croyez qu'il est moine ?
- Whouoh ! T'l'as vu aussi ?!
- Ouai..
- Bah dis pas de conneries alors, a pas plus une tête de moine que ton cul ! Les ratichons mettent pas le froid dans le dos la journée et laissent pas la nuit un navire de pendus à dépendre. Les chiens du Barbichu par contre...

- Scusez moi Messieurs ?

Tout en courbette et politesse, la face de rat de brigandeau puait l'entourloupe à une lieu. Le profil dépeint lui titillait la mémoire, de celle qu'on oublie pas et hante vos nuits. Rien que d'y repenser sa vessie sonnait l'alarme, pourtant il continuait de creuser à pleine turbine ses souvenirs de la mise à sac. Lorsqu'il racla sa chaise jusqu'à leur table, les trois hommes l’accueillirent avec froideur, une main posée instinctivement sur la bourse. La face suintante, le bonimenteur défraichi essayait de se montrer aussi avenant que possible. Mais plus qu'inspirer la confiance, il présageait le flot de balivernes à venir.

- Dites moi, votre homme, cette taille environ ? Pas très gros ? Pas très beau ? Vieille soutane qui pue ?
- S'pourrait..
- Le genre à vous faire remonter les roubignoles d'un regard ? Hein ? Bien ce que je me disais ! Car sauf s'il a un jumeau porté sur la laideur, les chances sont grandes que je l'ai rencontré à Portgentil le bougre.
- Peuh.. t'vas nous faire croire que t'as participé à l'assaut de Bliss ?
- Non ! Ah ah ! Non du tout... Voyons, je n'ai pas attaqué Bliss non, j'ééétais à Bliss ! Pour le travail. Rien à voir. Les affaires vous savez.. Du coup aux premières loges quand les boulets sont tombés ah ah ! Je vous avoue sur le moment c'était plus "Oh putain !" Ah ah ! Enfin n'écoutant que mon courage, je me suis quant même approché pour aller voir si y avait besoin de moi. Bien sure je n'ai rien contre les pirates qu'on soit d'accord. Équipe pirate à jamais ! Mais aider la veuve et l'orphelin, un devoir que je m'impose toujours vous voyez ?
- Bouaih donc tu l'y as vu tu dis ?
- Ouai vous avez parfaitement compris ! Il se trouve que votre gars et moi on s'y ait vu, et qu'on a patoisé un peu. J'étais dans la rue entrain de ranger un tonneau quand là, ce damné débarque de je ne sais pas où. Pouf qu'il apparait !
- Pouf ? Comment ça pouf ?
- Ah oui pouf, je m'en rappelle très bien. Un petit pouf comme un petit pet, un peu venteux. Et là y avait des habitants qu'étaient venus me demander ce que je faisais. Voyez vous... euh.. enfin.. Voilà. Donc là, comme par magie il apparait dans la rue de nulle part. Faisait nuit, on apercevait pas grand chose mais je jurerais avoir vu des ailes en plumes de noires dans le dos et une nuée de corbeaux au-dessus de son crâne chauve. Croa.. croaa qu'ils faisaient. Un bordel je vous dis pas. On s'entendait plus. Il marche comme ça, tac tac tac. Ah non c'était toc toc toc car il avait une longue et terrifiante faux aussi. Il semblait même flotter maintenant que j'y pense. Et Fiou ! Il a aspiré toutes les âmes d'un coup ! Pam.. tous par terre inertes. Un putain d'ange de la Mort mais sans le côté ange vous voyez ?!

Un chérubin passa.. puis deux... puis trois... Un grand blanc s'était installé qu'aucun ne rompait. Le trio se contentait de regarder circonspect le palabreur blêmir. Myong cherchait à faire bonne figure depuis le départ, mais à l’intérieur il restait un petit animal craintif qui chiait dans ses basques. Se mordant la joue, il savait être parti beaucoup trop loin. Entrainé par sa propre histoire, il s'était laissé à tricoter plus que nécessaire. La vérité énoncée en toute simplicité aurait finalement prévalu. Les pirates arrivants, la population avait fui leurs immeubles dans la précipitation et lui s'était empressé de passer derrière ratisser ce qu'il pouvait. Sauf que la malchance avait voulu que les pirates arrivent plus rapidement qu'escompté. Le Cavalier l'avait alors sorti de sa cachette et secoué comme un prunier jusqu'à le débarrasser du dernier des biens volés. Penaud et terrifié, il avait alors décampé à la suite de la population se réfugier au prêt de la marine. La dernière partie n'aurait peut être pas été nécessaire. Mais non, il avait voulu enjoliver et voilà maintenant qu'il parlait d'un "pouf". Il se serait frappé s'il avait pas eu peur de se faire mal. Sa note se rapprochait inexorablement, il lorgna le tenant de l'auberge qui fit de même. Il se mordit doublement la joue. Cette sale trogne de bulldog le lâchait plus. Un instant avait suffi pour qu'elle détecte une tromperie. Le troll fouilla son bar sans le quitta des yeux, puis en extirpa un long crochet rouillé qu'il posa ostensiblement devant lui. Les battements du cœur de l'arnaqueur l'amenèrent à la limite du malaise. Les trois pignoufes qui ne pipaient toujours pas mot. Quand enfin une porte de salut s'ouvrit.

- Ben c'est vrai qu'il a une faux...
- Ah vous voyez ? Comme vous dites, il a une faux et des corbeaux..
- ..ai pas vu les corbeaux..
- Bien sure ! Mais là n'est pas le plus important. Non, ce qui est bien plus important c'est que nous sommes bien d'accord. Cet homme n'a rien d'un homme, rien de normal non. Rien du tout !
- Ouai.. C'que je disais y te fout une frousse de l'outre tombe..
- Cette frousse.. bruh elle vous prend dans sa paume et ne vous relâche plus. La noirceur qui l'entoure ne vient pas d'ici.. non elle ne peut venir que d'ailleurs... Elle vient d'un monde où le soleil ne se lève pas, où le froid domine..
- D'une cave ?
- ...
- ... Euh... oui peut être.. Mais d'une cave très profonde alors ! Dont on remonte jamais. Celle où l'on descend lorsqu'on y passe vous voyez... Quoi ?! Bah si les limbes voyons ! Le savoir sorti sur terre est mauvais présage. Il erre maintenant sur nos mers, marchant son armée derrière lui, et apporte avec lui.. euh.. le Ragnarök !
- Ouoh le Ragnarök ! T'crois ce que tu dis ? M'avait plus l'air d'un clodo sataniste bizarre quand même.. S'rait la Faucheuse enfaite ?
- Je le tiens de sa bouche même.. Alors qu'après l'avoir reconnue je me suis prosterné à son passage, elle m'a épargné et partagé ses projets.. Elle veut.. euh.. attendez que je m'en souvienne.. Permettez que je prenne un verre ?

Difficile de dire s'ils le crurent ce soir là ou jouèrent seulement le jeu. Le plus probable fut qu'ils ne cherchèrent pas à creuser le récit, comme beaucoup à la fin d'une journée de labeur ils aspiraient uniquement à entendre une bonne histoire. Une histoire de fantôme ou de pirate à glacer l’échine de préférence. Les ports de marins n'en manquaient jamais. Ils se les échangeaient autour d'une pinte et les colportaient d'îles en îles. Les meilleurs se racontaient ainsi d'un bout à l'autre du monde. L’histoire de Myong gagnait à s'améliorer, mais ce soir là elle lui paya le repas et la boisson. Le lendemain un nouvel homme s’attabla avec le trio. Puis peu à peu une petite assemblée se déplaça l'écouter. La même histoire, retravaillée à chaque fois. Le cheminement faisait de plus en plus sens et le ton améliorait l'écoute. Il dégotta même une des âmes en peine de l'équipage maudit, la potiche lui servait à renforcer la véracité du récit. Le doute germait et les recettes pleuvaient. Rien de mirobolant, uniquement suffisant pour se coucher repu. Il ne souffrait plus de la faim, pourtant son appétit grandissait. Plus que l'histoire, c'est cet appétit qui lança Le Culte de la Dernière Chevauchée.

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