Nul part, sur la route de tout les périls, 1628.
Quand on est perdu au milieu de la mer, la folie l’emporte rapidement, et elle peut prendre des formes bien diverses. Pour certains, c’est les visions d’une terre paradisiaque, pour d’autres la folie prend la forme d’un chant de sirène. Pour Klara Eilhart, la folie se manifesta d’une drôle de manière.
Le regard plongé dans la dernière édition du journal internationale officiel, un crayon cassé en deux à la main, qu’elle tapotait rapidement sur son menton, elle était en pleine réflexion. Elle avait passé en revue les primes récentes depuis un bon moment maintenant, et avait lu la plupart des articles au moins deux fois. Elle avait passé un bon moment à lire la transcription du discours du porte-parole du gouvernement pour la nouvelle année, et la chamboulement mondial qui se laissait deviner à sa lecture ne l’avait pas plus bousculé que ça ; Klara s’était toujours arrangée pour se tenir loin des complots, de la politique, et des évènements importants d’une manière générale. Elle avait accepté avec joie, depuis maintenant des années, de n’être qu’un minuscule petit point sans importance dans la fresque de l’Histoire. Elle qui était d’une incapacité folle à prendre des décisions, la neutralité lui sied à merveille.
Non, ce qui accaparait son attention depuis maintenant une bonne heure, c’était ce satané quiz en dernière page qui, supposément, pouvait vous attribuer un archétype de personnalité tout à fait réaliste. Il fallait y répondre sans réfléchir, afin de ne pas fausser le résultat, ce dont s’était avérée bien incapable la chasseuse. Certaines questions étaient faciles, comme par exemple « Êtes-vous capable d’ôter la vie d’autrui ». Bien sûr que oui, quelle question. Ou encore « Pour combien de berrys seriez vous prêt à découper un être humain » ; elle avait coché le montant le moins élevé. C’est la suite qui fut plus difficile. Comment diable pouvait-elle savoir sa « couleur préférée »?! Ou même son « chiffre porte-bonheur » ? La suite lui donna une migraine. Il fallait choisir. Prendre des décisions.
Question 175 : Le train aquatique de Water Seven s’apprête à écraser cinq enfants bloqués sur les rails. Un homme de forte corpulence se tient sur un navire à proximité. Le pousser sur les rails permettrait d’arrêter le train à temps pour sauver les enfants.
A : Vous partez dans rien faire, l’air de rien.
B : Vous regardez les enfants mourir.
C : Vous utilisez une arme expérimentale pour exploser le train ainsi que ses passagers.
C : Vous poussez le gros.
Question 176 : Un enfant maladif est sur le point de succomber. Seule votre mère est compatible pour une greffe de cœur qui pourrait à coup sûr le sauver.
A : Vous effectuez la transplantation.
B : Vous laissez l’enfant mourir.
C : Vous poussez le gros.
C’était tout bonnement impossible. Klara n’avait absolument aucune idée de comment répondre à ces questions. Alors elle avait commencé à s’interroger. A réfléchir, sur elle même. Qui était-elle ? Qu’est-ce qui pouvait bien la définir ? Le crayon était presque neuf, il y a encore quelques heures, mais elle avait fini par le ronger.
Elle sortit son petit carnet, qui ne la quittait plus, pour y gribouiller quelques inscriptions et pistes. Elle en oublia la faim et la soif. Grâce à un petit morceau de miroir brisé qu’elle retrouva dans la minuscule cale de son navire, Klara se risqua à un croquis d’autoportrait. Une seule question occupait son esprit fatigué :
Qui suis-je ?
* * *
Je vous le dis comme je l’ai vu… J’ai tout de suite senti un truc qu’allait pas, comme un changement dans l’air, vous voyez ? C’est là que je l’ai vu. Tout droit sorti d’un mauvais rêve. Toute squelettique, elle flottait dans les airs ! On voyait à peine son visage, mais moi, j’ai vu ses yeux. Elle m’a regardé. J’ai jamais eu aussi peur de ma vie ! Les rivages sont hantés, moi je vous le dis.
Témoignage anonyme, édition n°542 du journal matinal de l’Archipel.
On raconte que le navire avait accosté sur l’une des plages vierges de l’archipel, s’échouant à moitié, un peu avant l’aube. Ses voiles étaient déchirés, sa coque fissurée. Il était de petite taille, et son arrivée à bon port tenait déjà du miracle.
On raconte que par la suite, une étrange silhouette mit pied à terre. Une longue cape noir la recouvrait entièrement, et seule une partie de son visage se découvrait sous sa fine capuche. La lumière tout à fait unique des nuits de l’archipel lui donnait un air de mort. Elle marchait lentement, donnant l’illusion de glisser, sous son long manteau, ne prêtant attention à rien d’autre que sa destination. La suite, l’histoire ne nous le dit pas. Probablement car le seul témoin, l’un des poivrots du coin qui s’était un peu trop éloigné du village pour pisser, tourna de l’œil lorsqu’il vit la silhouette s’allonger pour faiblement prendre la forme d’une créature à quatre pattes. Par la suite, plus personne ne l’avait revu.
* * *
« Bon, faisons le point. » se lança finalement Cannelle, d’un ton qu’elle voulait ferme.
Autour d’un léger feu de camp, à l’abri des intempéries dans une légère crevasse creusée dans la roche d’une falaise, plusieurs jeunes femmes s’étaient réunies. Elle étaient vêtues de tenues rupestre et taillées pour le voyage. Deux des filles venaient de débarquer, et se réchauffaient près du feu.
« Amelia, Marie. Vous avez vu quelque chose ?
– Un navire. Petit, commença la seconde. Il s’est échoué.
– Un naufrage ?
– Oui ! S’exclama Amelia. On s’est pas approchée, comme t’as dit.
– Hm… Vous n’avez vu personne en sortir ?
– Non. Personne à l’horizon. Pas de trace, rien. Pas de traces humaines, en tout cas. » précisa Marie.
Cannelle, qui semblait être la cheffe du petit groupe, déplia une petite carte qu’elle gardait dans l’une de ses poches. Une croix rouge indiquait une plage, sans doute non loin d’ici.
« Vous n’avez rien vu d’autre ?
– Non m’dame ! » s’amusa Amelia.
Bizarre.
« C’est peut-être ça, que la vieille folle voulait qu’on trouve ? Demanda Sarah, la quatrième membre de la petite troupe.
– Y’avait rien, hier. Ce navire vient d’arriver, je vois pas trop comment ça pourrait avoir un rapport avec nos pirates. Dans le doute, prenez vos précautions.
– Plus que d’habitude, tu veux dire ?
– Ouais. Sarah et Amora, vous avez la prochaine patrouille. Soyez prudente. Je vais faire part de vos découvertes au li- »
Un cri. Sans doute celui d’Amelia, qui s’est jeté en arrière d’un bond, pour se retrouver aux côtés de Cannelle. Face à elle, à quelques mètres à peine du feu, se trouvait un buisson éclairé par les lucioles qui poussaient dessus. Mais plus important encore, il s’y trouvait une gueule de loup qui dépassait des feuillages.
« Salut. » fit simplement l’animal.
* * *
« Vous êtes qui ? Demanda curieusement la jeune fille aux cheveux bleus.
– Klara.
– Vous faites quoi ici ? »
En voilà une bonne question. Klara dût réfléchir une bonne seconde avant de répondre. Les derniers évènements l’avaient laissé perplexe. Elle s’était perdue en mer. Enfin, perdue. Elle n’avait pas de trajet à suivre, en quittant les Jumeaux, difficile donc de se perdre. Disons plutôt qu’elle s’était retrouvée au milieu de nul part pendant plus longtemps que prévu. Mais elle était bel et bien vivante, et c’est la terre ferme que ses pieds foulaient à présent. Elle avait débarqué la veille, avec fracas. Son arrivée sur l’archipel, c’est bon, elle avait. Son arrivée ici précisément, maintenant. Elle avait suivi l’odeur, tout simplement. Bien que la petite troupe de jeune femme avait pris des précautions quant à leur présence ici, il était bien difficile de passer sous le radar olfactif de la chasseuse. D’instinct, après avoir posé pieds sur la plage, elle avait pris sa forme animale, simplement parce que c’était plus simple de voyager ainsi, et de chasser. Elle avait déambulé un moment, avant de finalement parvenir jusqu’au campement de fortune. Et d’effrayer sans le vouloir une partie de ses habitantes.
Amélia était la plus enclin à faire connaissance, les autres étant bien plus réservées. Et elles avaient raisons, se dit Klara. Elle avait repris forme humaine, par preuve de bonne foi, et avait simplement demandé à pouvoir se réchauffer près du feu, et pourquoi pas partager un peu de leur pitance.
« Je me suis échouée ici, répondit-elle simplement.
– Comment on peut savoir qu’on peut vous faire confiance ? » Demanda Cannelle avec méfiance.
Pour toute réponse, Klara se contenta de sortir de sa poche sa vieille carte de chasseuse de prime.
« Oh ! »
Les yeux d’Amelia et d’Amora s’illuminèrent.
« Une consœur ! Sacrée coïncidence.
– Du coup… Je peux savoir où je suis exactement, et ce qu’il se passe ici ? »
Cannelle jaugea la chasseuse du regard, avant de légèrement hocher la tête de haut en bas. Elle sortit de son sac un petit escargophone à qui elle donna quelques feuilles à mâcher.
« Bienvenue sur l’archipel aux éveillés, Klara Eilhart. Tu débarques à un moment étrange, mais c’est peut-être pas plus mal pour nous. »
Elle rapprocha l’escargophone de son visage, ses yeux illuminées par les lucioles et les flammes dansantes.
« Mieux vaut prévenir le vieux. »