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C'est un lupus.

La main du commodre frappe trois fois à la porte du "Sky (on the) Rock", l'auberge de l'incident. Profitant du toit de paille longue pour se protéger de l'averse, l'homme encapuchonné fouille sous son épais manteau la poche où sa montre à gousset lui indiquera qu'il est, au fuseau local, sept heures et quarante minutes. On pourrait douter du plein jour au-delà des épais nuages qui s'essorent depuis le milieu de la nuit, tout comme on pourrait imaginer que la mer omniprésente entre les pilotis du quartier portuaire, a poussé dans la nuit, si les nénuphars ne certifiaient pas que l'inondation avait autant de vécu que d'eau à cuver.

En attente d'ouverture du tenancier, ou du marine qui l'a appelé aux petites heures, Gharr observe le décor qui l'entoure. Outre son trottoir de bois suspendu et de sa route d'eau pouvant accueillir deux bandes de barques, il jette un oeil au parcours qu'Elle a du accomplir pour passer la sortie de la ville, désormais gardée par plusieurs soldats parés à faire feu. L'issue n'est pas si éloignée à vol d'oiseau, la Bête a donc probablement sauté de pont en pont plutôt que de rejoindre la rue en dure, où la pierre remplace le bois et les victimes auraient pu être plus nombreuses. Même à ce créneau horaire...

C'est un lupus. 53208410

Le cliquetis lourd ramène le commodore à sa scène de crime. Les gongs maltraités par la masse de la Chose dévient encore de leur inclinaison initiale au moment où l'intérieur de l'auberge se révèle à Hadoc. Derrière le petit homme au visage rubicond et aux grands yeux cernés -désolé d'avoir tardé- une bouffée de chaleur donne envie au marine de s'engouffrer sans attendre.

J'étais à l'étage.

Le Sky (on the) Rock est un petit établissement, une maison à deux étages reconvertie en chambre d'hôte. Le salon est aménagé de trois petites tables rondes et de son comptoir qui dévore quasi le quart de la pièce. La cuisine est la cuisine, les sanitaires résumées à un cagibi et la dernière pièce du rez-de-ponton doit servir de seul lieu privé aux propriétaires. Le mari referme la porte derrière Gharr en lui souhaitant la "bienvenue à Dùn Èideann", histoire de dire quelque chose. Tandis qu'une femme, fine et miséreuse, descend en hâte les trois chaises de l'une des tables pour y installer le nouveau convive.

Merci. Le lieutenant Callahan est-il ici ?
A l'étage ! Il m'a dit de vous dire qu'il est à vous dans une minute. Je peux vous servir quelque chose ? Un whisky, un café peut-être ?
Un whisky, s'il vous plait. Ne noyez pas le verre.
Je vous apporte ça! se réjouit le tenancier. Ca va vous réchauffer. Anne-Marie !

Le petit homme aux cheveux bouclés d'un blond terne enjoint sa compagne à servir deux verres de "la bouteille à côté de la bleue, dans l'armoire". Hadoc en profite pour ôter son manteau trempé et l'étendre près de la petite chaudière sur deux chaises inoccupées. Il en profite également pour ôter ses gants, puis passer sa main le long de sa barbe pour en presser un maximum de gouttes qui choient sur le plancher tiède. L'essorage sommaire effectué, il profite de la quiétude anesthésiante pour identifier l'odeur des aromates suspendus aux lattes du toit à peine plus haut que lui d'une vingtaine de centimètres. Gharr ne regrette pas d'avoir arrêté sa croissance peu avant les deux mètres. Le temps de baigner dans la chaleur du foyer et de humer la sauge et la menthe, les verres arrivent et rigolent d'un breuvage ocre, solidement tassé au fond de glass décorés de carreaux par les souffleurs de verre de la région. Au moment de rejoindre la table, les pas dans les escaliers annoncent un lieutenant aux longs cheveux rouges noués en chignon, aux yeux d'un bleu arctique et à la froideur du regard qui lui sied. Arrivée en bas, elle salue de façon formelle le commodore qui rend le protocole, même si lui n'y était pas obligé.

Lieutenant Callahan, désolée du retard Commodore Hadoc.

Repos, Lieutenant. Nous sommes sur votre terrain.

Elle relâche les épaules, cependant le reste du visage peine à suivre. Soit elle veut montrer sa compétence militaire, soit cet endroit très codifié la pousse au qui-vive constant. Gharr comprendrait la prudence, mais il ne veut pas lui voler son affaire pour une question de grades. Sa présence n'est due qu'à un appel à tous les renforts disponibles cette nuit-même, tandis qu'il circulait en mer. On avait parlé d'une attaque par une bête en pleine ville, d'une victime et de la dangerosité de la chose. En bonne lame et qualité de pisteur, Hadoc s'était joint aux forces présentes.

Qu'avez-vous pour l'instant ?

Je me suis entretenue avec monsieur Olymounn et son épouse
, dit-elle en désignant le couple présent de son stylo, tandis qu'elle pointe les yeux dans le notes de son calepin. Il y a deux jours, trois jours et deux nuits pour être précise, une étrangère a loué une chambre à l'étage en demandant si elle pouvait régler chaque jour pour une nuit d'avance. Elle a pris une fois un petit-déjeuner et deux fois le souper, ça passons...voilà, hier soir elle est rentrée vers les vingt-deux heures.

C'est ça! Vingt-deux, peut-être et cinq ou dix minutes. J'ai réchauffé de la soupe exprès: on allait fermer.

Voilà ! Donc, elle est entrée, mais pas seule. Avec elle, un homme ligoté que monsieur Olymounn n'avait jamais vu auparavant. D'après ses cheveux sombres et ses traits, c'était un étranger. La dame a alors montré que l'individu était un primé, Ciro, recherché pour emploi d'armes chimiques et expériences illégales sur des animaux protégés ou domestiques. La chasseuse de primes a demandé que la porte soit ouverte pour six heures du matin car elle devait partir tôt afin de livrer son colis. J'ai mené l'enquête, visiblement le réceptionniste de la caserne qu'elle avait vu le soir-même pour y déposer Ciro lui a assuré qu'elle devait repasser le lendemain car les bureaux étaient fermés. Ce qui est faux et je prendrai des dispositions concernant ce comportement inadmissible.

Soit, vers cinq heures, monsieur et madame Olymounn ont été réveillés en sursaut à cause de forts bruits provenant de l'étage. Le temps de se lever et prendre un pistolet, la porte du haut avait été fracturée, celle de l'entrée déboîtée et ils n'ont eu le temps que de voir une silhouette s'échapper à travers l'embrasure. Les miradors de l'entrée de la ville ont confirmé avoir vu quelque chose de "rapide" et "humanoïde" courir plus vite qu'aucun homme le peut sur ses quatre membres, jusqu'à perdre cette cible de vue; la pluie et les nuages opaques ne permettant pas d'y voir à plus de quelques mètres.


Elle soupire en tournant la page de son calepin, agacée par tant d'incertitudes et de vague.

A l'étage, dans la chambre de la chasseuse de primes, nous avons trouvé le corps de Ciro, mort à n'en point douter au vu de son état, ainsi que les affaires de la chasseuse. Des vêtements de rechange, un morceau de billet pour la translinéenne, des primes et le contenu d'une seringue qui a été employée. Cette dernière était sous le lit. J'ai laissé cet objet au Druide Diancecht afin qu'il identifie son contenu. Je mise sur une drogue de Ciro destinée à transformer les humains en animaux sauvages. Voilà où nous en sommes.

Merci, Lieutenant. A-t-on une estimation des premiers résultats du druide ?

Il a dit "tôt dans la matinée", la seringue semblait contenir encore assez de liquide pour permettre une série de tests à spectre réduit.

Bon, conclut Gharr en goûtant pour la première fois le whisky tourbé, à la fois sec et léger, mais brulant sitôt dans la gorge et et qui laisse cette sensation d'avoir un morceau de bois fumé agréable en arrière-goût. L'arrière goût salé laissait comprendre qu'il était fait à l'eau de mer.

Vous semblez maîtriser votre sujet. En quoi puis-je vous être utile ?

Callahan referme son calepin qu'elle tient serré entre ses mains avec une concentration qui appesantit l'air. En attente de sa libération de ses troubles internes, Gharr reste figé, les yeux rivés sur elle, patient.

Avant toute chose, je dois vous dire que je sais qui vous êtes. Nous nous sommes déjà croisés à deux reprises, même si nous n'avons jamais conversé. Je sais que vous êtes un bretteur habile, que vous avez bonne réputation et que vous privilégiez la capture à la mise à mort des criminels. Les gens d'ici, ils chassent. C'est tout. Si la chasseuse est bien une victime, les druides ne l'approcheront qu'une fois qu'elle sera morte, tuée par l'un des franc-tireurs d'un seigneur local. Je ne peux pas à la fois défendre les points stratégiques de la bête et me fier aux soldats locaux, souvent natifs du pays, pour tenter une capture. Voilà le problème.


Hmm, je comprends. Quelle logistique avez-vous déployée ?

Je vous montre.


Elle se lève et se plante aux côtés de Hadoc qui décale son verre lorsqu'elle déplie une carte pour en bloquer le bord recourbé en l'y reposant.

C'est un lupus. Carte_10

Nous sommes ici. Toute cette surface, c'est la terre du clan Fraser. En quittant la ville, la bête a soit pris par les montagnes, ce que je ferais probablement si j'en étais une, soit par les plaines. Il y a de nombreux postes de trappeurs dans les montagnes et nous en avons prévenus un maximum de la présence d'un prédateur de nature inconnue. Ici, c'est le château Fraser. Les murs sont gardés et n'ouvre qu'aux membres importants du clan pour les protéger le temps que l'affaire soit résolue. Ceux qui ne se cachent pas au château gardent leur domaine, qui va d'un petit village à une ferme bien équipée.

Vous voyez toute cette surface ? Elle est peuplée de pauvres gens, beaucoup n'ont même pas d'escargophone. Autrement dit, ils ignorent totalement le danger présent. Et ce n'est pas tout. La région Fraser est atteinte d'un mal qui rend malade les gens et les animaux. Si la bête est infectée, si elle détruit des enclos, si elle suscite des mouvements de masse, la maladie peut se répandre. On n'a pas les moyens de protéger tout le monde et on ignore ses mouvements. C'est la merde, si vous me passez l'expression.


Hadoc ne répond pas, mais confirme du chef. Il regarde méticuleusement la carte, estime, hoche parfois de la tête qui goutte encore parfois sur la table.

Vous tenez vraiment à la capturer ?

Je ne sais pas, avoue le lieutenant, impuissante. Si c'est possible, oui. Mais, au point où on en est, la traquer pour l'abattre est peut-être inévitable.

Le commodore délivre l'envie de la carte de se replier sur elle-même en finissant son whisky. Puis, il se lève et demande à ce qu'on le conduise à la chambre de la chasseuse. Le propriétaire assure qu'il "y conduit, aussi sec". En montant les escaliers, en file indienne, Hadoc demande:

Combien avez-vous de chambres d'hôte ?

Quatre, mon Commodore. Bien que, par les temps qui courent, deux suffiraient amplement.

Quelqu'un d'autre a-t-il loué une chambre durant le séjour de la chasseuse ?

Non. On a eu Henorludd, un fermier local qui est venu il y a cinq jours. Viré par sa blonde ! Il m'a fait du chantage affectif pour que je lui laisse un lit le temps qu'il fasse jour. J'ai accepté, son pain est délicieux et il m'en a livré un panier plein, avec un fromage gros comme ça !

Merci, Monsieur Olymounn.

L'étroit couloir rappelle les cales des navires, si ce n'est que le sol y est droit et sec. Trois portes garnissent le flanc gauche, la dernière aboutit au fond du couloir. C'est là que la chasseuse s'est installée . Gharr comprend, c'est la seule pièce dont la fenêtre donne sur le port plutôt que les bâtiment d'en face. La porte est toujours arrachée, posée sur le mur. D'ici, on devine la pagaille à l'intérieur. Et le sang.

C'est là, précise l'hôte.

Je vais tenter d'y voir plus clair. Vous pouvez retourner à votre travail, Monsieur Olymounn. Nous vous appellerons en cas de besoin.

Ah, c'est qu'il faudra pas me le dire deux fois. C'est que, ça va en faire du nettoyage, pour rendre la chambre présentable. Anne-Marie !

Il descend, laissant les deux marines à leur investigation. Callahan connait les lieux, elle évite donc d'y déranger plus de chose et laisse à Hadoc le soin de découvrir et reconstituer ce qu'il s'est passé. Aucun scénario qui n'évite le frisson d'effroi tant ce qu'il s'est passé là-bas n'appartient pas au monde des hommes.


Dernière édition par Gharr Hadoc le Mer 9 Déc 2020 - 6:25, édité 9 fois
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C'est un lupus. A6328310
Quelque temps avant l’incident.

Pan.
Bruit de verre brisé.

Un cri.
Un râle.

Fin. Une altercation courte mais dense.

La tour est sans dessus dessous. Déjà bien abîmée par le passage du temps, ravageur, elle avait été abandonnée depuis bien des années, avant d’être réquisitionnée il y a peu, pour servir certains desseins bien sombres. On y trouvait, il y a encore cinq minutes, des étagères où s’entassaient livres et babioles en tout genre, des tables portant divers outils et ustensiles, et un large bureau couvert de schémas et de notes, seulement éclairés par un chandelier posé près du bord. Ce fut la première victime de l’affrontement. Pulvérisé par l’arrivée soudaine et involontaire du propriétaire des lieux, ce qui avait jadis été un fier bureau n’est maintenant plus qu’un tas de planches fendues. Les étagères, renversées durant la pagaille, ont vomis leur contenu partout sur le sol de pierre. Au centre, sous la partie du toit effondré, le maître de l’endroit gît, à moitié conscient, dans un cocon grisâtre.

La jeune femme, victorieuse, s’assure de l’état de sa victime avant d’ordonner à ses cheveux de relâcher la pression. Le corps retombe lourdement sur le sol. Il est temps de rentrer.

*

Ciro. Primé à X millions. La jeune femme, affalé dans le lit de sa chambre d’hôte, regarde une dernière fois l’avis de recherche. L’homme, attaché dans un coin de la pièce, lui offre exactement la même expression mauvaise que sur le portrait. Elle n’aime pas ça. D’habitude, elle ne traîne pas avec elle ses cibles. En tout cas, pas aussi longtemps.

Une exception qui lui coûtera. Elle froisse le papier dans sa paume, et le jette vers son prisonnier. Il n’a pas dit mot depuis sa capture. Il se contente de la fixer du regard. Les coupures et hématomes qu’il a un peu partout au visage l’empêche de se donner un véritable air menaçant. La flamme de sa lanterne vacille lentement, et en voyant Ciro abandonner son duel de regard et se laisser porter par la fatigue, Klara décide qu’il est temps pour elle aussi de se reposer un instant, après avoir vérifier que les liens sont bien solides. Bercée par le léger courant d’air nocturne qui vient balayer la pièce, quelques longues inspirations lui suffisent pour gagner un demi-sommeil réparateur.

Un léger bruit, presque imperceptible, l’extirpe de ses songes. Par réflexe, ses yeux se portent vers le coin de la pièce ou se tient Ciro. Son regard croise le sien. Les liens gisent sur le sol, défaits. Dans sa main, un petit objet métallique dont la pointe, minuscule, reflète un instant la lumière de la Lune. Elle bondit, débarrassée de sa couverture d’un rapide mouvement de bras, vers le primé, l’écrasant contre le mur et, au passage, l’empêchant de parvenir à ses fins au dernier moment. Klara lui plaque la main armée contre le mur, et assène un coup de tête à son opposant pour le calmer. Ce qu’elle a prit pour une arme n’est en fait qu’une simple seringue de taille réduite. L’aiguille est brisée, et son contenant à moitié vide. La chasseuse tourne sa main vers elle. Malgré l’obscurité, elle parvient à déceler, au milieu de sa paume, une minuscule goûte de sang. En voyant l’expression d’horreur qui défigure Ciro, elle comprends que le contenu de la seringue ne lui était absolument pas dédié. Le dernier atout du scientifique, obnubilé par ses recherches, vient de se volatiliser devant ses yeux, entraînant avec lui son dernier espoir. La suite, il s’en doute. Il s’en doute tellement que la peur que cette pensée lui inspire lui donne une force suffisante pour repousser la chasseuse d’un coup de pied. Hébétée, Klara se contente d’observer sa main. Ses pupilles se dilatent, sa respiration ralentie. Tout autour d’elle s’évapore, la chambre, la Lune, le vent. Ne reste que sa respiration et les battements de son cœur, lourds. Ciro se relève tant bien que mal, et tente d’atteindre la porte. Ses pas sont saccadés, hésitants. Et terriblement bruyants. Le bruit des planches qui craquent sous le poids du primé résonnent dans le crâne de la chasseuse, se répercutent contre les parois de sa boite crânienne, avant de se muer en un sifflement assourdissant. Le crissement de la porte qui s’entre-ouvre fini de rendre le tout insupportable. D’un mouvement rapide, trop pour le primé, elle referme la porte du poing. Le bois se brise sous l’impact. De l’autre main, elle soulève l’homme par le col et l’envoie valser vers l’autre bout de la pièce, comme s’il n’était qu’une simple poupée de chiffon. Il s’écrase contre l’armoire, le souffle coupé.

Elle regarde ses mains à nouveau. Quelques ongles de sa main droite se sont retrouvés arrachés dans l’opération. Elle relève la tête. C’est lui le coupable. La chasseuse ne prête pas attention au fait que les extrémités de ses doigts repoussent, et ne s’arrêtent pas.

« A-Attends… »

Les vibrations de ses cordes vocales percent les tympans de la chasseuse comme des aiguilles chauffées à blanc. Elle porte ses mains jusqu’aux oreilles, crispée.

« Je… C’était pas… »

Son mal de tête empire, et elle sent son esprit fondre. Elle doit le faire taire. D’un bond, elle se propulse face à lui, et profite de son élan pour lui porter un coup latéral, en plein dans le bide. Lacéré, son abdomen laisse s’échapper quelques organes. Il pousse un dernier cri, étouffé par la main grise et rugueuse d’une chasseuse de prime plus tout à fait humaine. Les griffes se plantent dans ses joues, l’agrippent fermement. D’un simple mouvement brutal et rapide, Klara lui écrase le crâne contre le mur. Encore, et encore. Jusqu’à ce qu’il finisse, enfin, par se taire. La dernière étincelle de conscience qui anime Klara lui permet d’admirer son œuvre macabre, avant d’être à nouveau perturbée par un bruit sourd, en contre-bas.

Quelqu’un monte avec hâte. Son instinct, perturbé par le liquide injecté, ferme les dernières portes encore ouvertes de son esprit, parachevant ainsi son coup d’état pour prendre un contrôle quasi total. La jeune femme disparaît, se voile derrière un bouclier hideux prenant la forme d’une créature tout droit sortie d’une peinture horrifique. La Bête se rue vers le couloir, là où une lumière orangée lui brûle la rétine. Elle brise la barrière de bois qui la sépare du rez-de-chaussée, saute en contre-bas, puis s’extirpe de l’atmosphère pesante de l’auberge. Le vent lui hérisse le poil, les bruits environnants, même peu nombreux, font revenir les maux qui lui agitent le cerveau. Elle court. Vite. Bientôt, elle bondit vers le toit peu élevé d’une forge, puis passe par dessus la muraille de bois qui ceinture l’endroit. Elle doit partir, loin. Loin de tout. Loin des soldats, alertés par le son de cloche qui résonne derrière elle.

Les derniers vestiges de morale qui lui reste lui intiment de partir loin de la populace innocente.
Vers les montagnes.
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La chambre, sous la lumière blafarde du matin, ressemble à un tableau expressionniste désaturé, jouant du fort contraste entre le lugubre crépusculaire de la pièce aux bois ténébreux et la vive lumière en majesté, blanche, froide et floue, éclairant la brume venue s'inviter avec les enquêteurs dans la petite pièce où plus rien n'émet de chaleur depuis deux bonnes heures. La lanterne murale se pense encore au beau milieu de la nuit et n'a plus été dérangée depuis l'assoupissement de la chasseuse. Quant au primé, froid et raide, il paye le prix de l'avoir éveillée. L'éventail de lumière éclaire peu, mais il y a peu à révéler. Un lit, directement devant soi en ouvrant la porte. Un bon deux mètres de parquet, une cruche en fer posée au pied de la fenêtre et à l'autre bout, les pieds du défunt prolongé d'un buste encastré dans une armoire. A gauche, sous la lanterne, un petit bureau de récupération avec une chaise simple en bois qui doit sa seule sophistication à l'arrondi de la latte du dossier, pensé pour maintenir un certain confort le temps de rédiger une lettre ou se restaurer. L'absence de tapis ou d'éléments de décors limite les indices sur les mouvements opérés, mais Hadoc est quasi certain que la chasseuse a réaménage les meubles. Le bureau devait être face à la fenêtre, le lit proche de la lanterne. Elle voulait pouvoir bloquer la porte en cas d'urgence et se servir du lit comme rempart entre la porte et sa prise. La fenêtre devait être dégagée afin qu'elle puisse surveiller dehors, mais également n'avoir aucun obstacle en cas de fuite. C'était une professionnelle, pas une débutante cherchant à arrondir ses fins de mois.

Les marques d'usure au sol confirment le déplacement du lit. Le lit est lourd, or je ne vois aucune marque de trainée. La cible est dotée d'une force au-delà du commun.

Calahan comprend qu'Hadoc ne s'adresse pas à elle, du moins pas directement. Il collecte des informations. Restée dans le couloir, elle ouvre la porte d'une autre chambre et constate que le lit n'est pas disposé de la même façon, alors que tout y est ameublé pareillement.

C'est exact. Je demanderai à monsieur Olymounn une confirmation officielle.

Gharr inspecte sous le lit, où la seringue a été trouvée. Le plancher est très abîmé. Impossible de savoir si un coup a été porté récemment à tel ou tel endroit. Aucune arme n'est dissimulée dans ni sous le lit.

Pas d'arme. Vous disiez que vous aviez trouvé ses effets personnels, mais n'avez cité aucune arme. Se bat-elle avec ses poings ?

A dire vrai, je l'ignore. J'ai posé la question au couple et aucun ne se souvient si elle possédait ou non une arme. Cela dit, j'ai retrouvé une petite pierre à eau pour aiguiser les lames. C'est courant chez les aventuriers, ne serait-ce que pour affûter son couteau à tout faire. Mais comme vous le dites, pas d'arme. Pas même de couteau. Soit elle se bat à mains nues, soit...

...soit elle avait ses armes sur elle, mais n'a pas eu les moyens de les utiliser. Il se peut que la bête que nous cherchons porte encore ses vêtements ou ses armes.

Oui. Pour ce que ça vaut dans les bonnes nouvelles, elle n'a pas d'arme à feu. Je n'ai trouvé aucune trace de poudre, aucune balle, aucun matériel d'entretien. Pas même d'huile pour éviter la rouille. Etant donné que la pierre était là, je suis sûre que le reste aurait été retrouvé sinon.

Je pense que vous avez raison.

Le côté droit de la chambre inspectée, Hadoc s'attaque au gros morceau. Il avise le cadavre, toujours figé dans une grotesque mimique d'effroi. La peau est pâle, les yeux complètement éteints, mais peu de mouches s'intéressent au corps pour l'instant. Trop frais. D'ici trois ou quatre heures, elles lui rendront visite.

Le commodore sort de la poche de son veston un petit luminodial, qu'il porte à l'intérieur de l'armoire afin d'inspecter le mort sous toutes les coutures.

Il a été heurté à plusieurs reprises contre le fond de l'armoire, puis le mur derrière lui. L'arrière de la tête est  déformée et la plaque de l'armoire défoncée. Probablement la cause de la mort. Sa mâchoire a été fracturée et ses joues percées par des griffes. La cible est droitière. Présence de sang aux orifices des joues, dans les oreilles et la bouche. Plusieurs incisives et une canine manquent. Vous auriez une pince ?

L'enquêtrice arrive en renforts avec l'objet demandé. Elle ne peut réprimer un léger rictus de dégoût quand elle voit son collègue enfoncer la pince en métal dans la gorge du macchabée pour en extraire une dent gorgée de sang à peine séché.

Ce n'est pas le repas du condamné auquel il devait s'attendre. La cible a eu suffisamment de force pour lui broyer les os et lui briser les dents par simple pression. Elle devait vouloir le faire taire.

Pourquoi l'empêcher de crier ? Vu les traces de lutte, elle ne devait pas espérer un meurtre discret.

C'est étrange. Si je devais tuer quelqu'un sans tarder, je lui tiendrais le haut du crâne pour le détruire contre le mur. Et si j'étais une bête, j'attaquerais à la gorge. Or, les traces de contusions au cou sont moindres. Alors qu'il s'agit de la même main.

Je pense pouvoir répondre à ça. J'ai retrouvé près du lit un ongle de femme. Un ongle entier, entre deux lattes de bois. Et si vous regardez attentivement le cou, on y voit des trous qui évoquent le plantage d'ongles courbés de taille humaine. D'une main de femme.


Hadoc décale le col de Ciro pour constater que le lieutenant dit vrai. Elle connait son métier. Il acquiesce et inspecte le ventre ouvert d'une hanche à l'autre comme un bien sinistre sac banane.  

Lacération nette: un trou en un coup. Elle n'a pas dévoré le foie, ni abîmé les viscères. La faim n'était pas le mobile. Les mains de la victime ont tenté de les remettre en place. Aucune peau sous les ongles, il n'a pas cherché à empêcher la cible de lui broyer la tête. L'action a dû être aussi rapide que violente. Présence de contusions aux poignets, mais les cordes tranchées au pied de l'armoire ne sont pas imbibées de sang.

Le marine se redresse, inspecte une dernière fois la pièce et résume.

Bon, la chasseuse a Capturé Ciro et l'a ligoté à l'armoire. Elle s'est assoupie, mais lumières éteintes. Les draps ont été arrachés à la hâte et une lutte a débuté près de la porte. Ciro s'était détaché et cherchait sans doute à lui fausser compagnie. Le plancher ne grince pas, donc soit il  manqué de discrétion, soit la chasseuse a des sens affûtés. Elle l'a projeté et s'est changée en quelque chose de plus fort et plus massif durant la confrontation. La transformation semble involontaire au vu des nombreux gestes de panique ou de rage de la cible. Ciro a dit quelque chose qu'elle ne pouvait entendre, à moins que la simple voix humaine soit un facteur suffisant à entrer en rage berserk pour la chasseuse. Elle a abandonné ses affaires et fui par là où elle était entrée. Elle a même pensé à quitter la ville par le chemin le plus direct. Si le contenu de la seringue est bien une drogue, elle a toutefois pu conserver des comportements humains. Elle aurait plongé dans l'eau si elle avait été une sirène. La cible agit comme un monstre, mais son schéma de pensée demeure humain. Je pencherais également pour un retrait par les montagnes.  

Calahan prend note à mesure des éléments de Gharr. Elle confirme lorsqu'elle rejoint les conclusions et attend que l'enquêteur finisse les siennes pour ranger son calepin et préciser qu'il serait judicieux de demander aux soldats, ainsi qu'à l'équipage qui devait récupérer la chasseuse, s'ils ont son signalement précis. Gharr rejoint l'initiative, quand en descendant les marches, ils retrouvent les tenanciers affairés avec un  druide Diancecht bien plus jeune que le commodore pouvait l'imaginer. L'homme est à peine adulte et cultive une barbe paresseuse, qui peine à lui ronger toute la joue. Le druide pose son verre de whisky à peine entamé quand il entend les deux enquêteurs rejoindre la petite table ronde. De nouveau, le couple s'excuse d'être présent chez eux et rejoint sa partie privée en n'oubliant pas de conseiller au commodore de l'appeler en cas de besoin. Le druide est abandonné aux soldats, mais cela ne semble pas le déranger le moins du monde. De son visage éternellement souriant, il déclare, une pointe guillerette dans la voix.


Druide Diancecht ! J'ai vos analyses. Alors, d'autres résultats viendront plus tard, mais j'ai cru comprendre que vous deviez faire au plus vite. Ce que je vais vous dire sera d'ailleurs sujet à caution. Ce sont des observations plausibles, probables même, mais rien qui ne puisse tenir de vérité scientifique. Vous êtes prêts ? Bien, je vois que la lieutenante a pris son plus beau carnet.

C'est un cocktail mortel ! Personne ne peut survivre à ça. J'ai même failli arrêter en découvrant la composition des ingrédients, parce que je suis sûr que personne ne s'est injecté ça. Puis, je me suis dit qu'il valait mieux faire le boulot à fond. Pour vous la faire simple et courte, c'est un cocktail absolument dégueulasse d'adrénaline de synthèse. Le but de ce machin est de faire s'emballer votre organisme jusqu'à provoquer un arrêt du coeur. Et pas après un marathon. Je sais que vous n'avez récolté qu'une demi-dose, mais là on parle d'une mixture assez concentrée pour filer le tango à un éléphant avec trois gouttes. La lieutenante m'a expliqué que la victime a probablement créé ce poison et je le crois aussi. Mais il devait le destiner au suicide.

Voilà, en gros. On m'a parlé d'une bête qui avait quitté la ville à quatre pattes. Si j'avais un peu de ce truc dans le sang, ou entré en contact avec mon sang d'une façon ou d'une autre, moi aussi je sauterais partout. Mais je vous le dis tout net: soit votre coureur fou est un humain qui a une chance de cocu et il va survivre au cocktail pour se réveiller avec la plus grosse migraine de sa vie après des jours de sommeil, ou le poison a bien rempli son rôle et son coeur a cessé de battre aux alentours de la ville. Il y a plein de champs, on retrouvera son cadavre picoré par les corbeaux.


La nouvelle ne rassure pas les enquêteurs, ce qui brise un peu l'entrain du druide jusqu'alors très désinvolte. En voyant que les soldats ne partagent pas son enthousiasme, il récupère un calme un peu feint et tâche de tempérer son naturel insouciant.

Je suis désolé. Je sais qu'on parle d'un pauvre chasseur qui s'est fait empoisonner. Mais il n'y a pas de grand méchant loup. C'est un pauvre gars qui s'est fait avoir par sa prime. C'est triste, mais l'affaire s'arrête là.

Gharr se poste devant Diancecht, toujours assis. Le jeune homme perd peu à peu son sourire en sentant l'ombre épaisse du commodore les couvrir, lui, son verre et sa table. Il affiche même le visage inquiet de ceux qui vont recevoir un changement de ton par claquement de gifle. Mais cela n'arrive jamais. Hadoc tire la chaise d'en face, s'y installe et joint les mains devant ses lèvres pour réfléchir quelques instants, les yeux rivés dans ceux du druide.

Et si la chasseuse avait survécu ?

Officier, avec tout mon respect, ce serait pure spéculation.

Je vous entends. Mais admettons.

"Admettons" ? Bon, bon admettons. Admettons...Si votre chasseur..sseuse a bien trouvé un moyen d'apaiser son corps ou possède un coeur cybernétique qui accepte les trois milles battement par minute, alors elle mourra quand même. Il faut voir le corps comme une machine qui pompe de l'énergie. Ce cocktail, c'est une sorte de courbure du temps qui fait qu'il épuise une minute de votre existence chaque seconde. Si votre chasseuse ne peut pas mourir des effets directs de la mixture, elle va suer, haleter, vivre chaque instant de sa vie comme si des sirènes lui hurlaient dans les oreilles. Elle va paniquer. Pas paniquer comme vous et moi quand on ne trouve plus son porte-feuille. Une vraie panique, avec désorientation, vertiges, confusion, maladresse, vomissements. La sensation d'être face à un prédateur, sauf qu'il n'y en a aucun. Son corps va pomper une énergie folle, pour la préparer à contrer un danger. Ce qu'on peut avoir quelques secondes, quelques minutes, elle va le vivre sans arrêt.

Les gens qui ont un bon coup d'adrénaline sont en général épuisés et doivent dormir et manger du costaud après une exposition de quelques minutes à la panique pure. Vous imaginez ce que cette chasseuse devrait endurer si elle ne peut pas dormir ni manger ? Son corps va l'abandonner. Elle sera épuisée, ne parviendra plus à bouger et se laissera mourir, ou sombrera dans le coma pour tenter d'éteindre la saturation d'informations. Si votre chasseuse a reçu l'équivalent de ce que vous m'avez envoyés, son état de transe va durer des jours. Personne, absolument personne, ne peut survivre à ça. Et je ne souhaite pas à mon pire ennemi de mourir de cette façon. L'injection létale c'est une des pires choses qui puisse tuer quelqu'un. Parce que c'est immonde, dans ses effets.

Diancecht ne plaisante plus. Hadoc continue de le dévisager quelques secondes, puis hoche la tête, le remercie et quitte la table.

Lieutenant Calahan, prenez toutes les informations nécessaires auprès de la base de la Marine. S'ils rechignent, dites-leur que le commodore Hadoc les tiendra responsables de toute obstruction à l'enquête. Qu'ils vous fournissent toute information concernant les chasseurs de primes de sexe féminin, avec des cheveux longs et blancs, employant la lame ou les mains nues pour se battre et étant dotés d'un zoan. Z-O-A-N. Peu importe lequel, mais particulièrement ceux qui peuvent posséder des griffes. Je vous transmets la fréquence de mon escargophone. On se donne rendez-vous devant les portes de la ville dans dix minutes.

A vos ordres !

Elle quitte le Sky (on the) Rock au pas de course. Gharr aussi se hâte, mais pour s'équiper au voyage. Il achète à Anne-Marie de quoi boire et manger pour trois jours. Plus des bocaux de terrine. Il récupère également les vêtements de la chasseuse et ses effets personnels, qu'il emballe dans un sac hermétique. Le temps de vérifier ses armes, la solidité de sa corde, de garder son carquois à portée de flanc et le voilà parti pour le lieu de rendez-vous. Calahan l'y attend déjà, avec un cheval à lui proposer en plus du sien.

Vous savez monter ?

Théoriquement, oui. Mais cela remonte à bien des lunes.

L'équitation, c'est comme le cheval: ça ne s'oublie pas.


Gharr sourit au trait d'humour et la remercie pour l'initiative. Il met le pied à l'étrier et constate, sitôt en selle, que les chevaux d'Alba sont d'une discipline exceptionnelle et d'une robustesse impressionnante. Des chevaux de montagne, taillés pour le long trajet et les reliefs. Ceux des soldats sont des montures de guerre, avec l'équipement et l'entraînement adéquat. Le lieutenant guide le duo en dehors de la ville et entame un galop léger, le temps que Hadoc se fasse à sa monture.

Comment vous saviez pour le zoan ? C'est très rare comme maladie.

Il s'agirait plutôt d'une malédiction. Quand on y pense, ça semble évident. Je crois que c'est l'aspect zoan de la cible qui a pris le dessus pour combattre le poison de Ciro. Son corps a opté pour un organisme apte à survivre et, si le druide dit vrai, la bête est la seule raison pour laquelle notre cible vit toujours. J'en conclus que vous avez découvert son identité ?

Non sans mal, ce n'est pas vraiment une célébrité. Mais une zoan albinos, ça se retient. Notre chasseuse est Klara Eilhart. Une jeune femme avec des yeux verts et une cicatrice sur la joue gauche. Elle fait dans la crapule méprisable, pas forcément de haut renom. De ce que j'ai compris, elle favorise l'abject à la hauteur de la prime. Et le druide Diancecht, il a dit une belle bêtise quand il affirmait qu'il n'existait pas de grand méchant loup. Notre Klara, son zoan, c'est celui du canidé. Modèle loup.

Je vois. Il y a une autre chose pour laquelle le druide s'est trompé. Je suis d'accord avec lui quand il dit que la victime du poison ne parviendra sans doute pas à dormir. Mais j'ai de sérieux doutes quant à son incapacité à manger.


Dernière édition par Gharr Hadoc le Sam 6 Fév 2021 - 19:20, édité 1 fois
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Un dernier râle. Les crocs s’enfoncent et déchiquettent la chair encore fraîche. Sa victime, une simple vache, ne suffira à combler sa faim qu’un petit moment. L’ombre difforme, repue, se dirige vers la bâtisse qui étend son ombre sur l’enclot à moitié détruit. La ferme est calme, vide. Seul le bruit des oiseaux et le grincement des fenêtres de bois se font entendre. La bête se risque vers l’habitat, dont s’échappe l’odeur qui l’a attiré jusqu’ici en premier lieu. Elle passe sa gueule par l’entre-ouverture de la porte, silencieuse. De la fumée s’échappe encore d’une marmite à moitié remplie d’un bouillon de légume. Des assiettes ont été disposés sur une petite table de bois. Pour quatre personnes. Mais l’endroit est vide. Tout le monde est parti à la hâte. L’odeur embrume l’esprit de la bête l’espace d’une seconde. Elle pousse un grognement rauque et menaçant, avant de s’éloigner.

Elle hère ainsi depuis des heures, suivant les pistes olfactives qui parviennent jusqu’à elle, ou fuyant les bruits sourds qui la harcèlent. Quand elle pense avoir trouver un endroit calme, le bruit la rattrape, et elle se retrouve à fuir, toujours plus loin. Son cœur ne cesse jamais de battre, la faim revient toujours à la charge, et ce bruit, ce bruit qui lui perce les tympans, le bruit des feuilles, de la faune, le bruit des hommes. La bête hurle de tout son souffle, à l’orée de la forêt qui borde la ferme fraîchement abandonnée. Les branches d’arbres se plient sous sa puissance, et les oiseaux s’envolent. A quelques mètres d’elle, les insectes et les proies se terrent, à l’abri. Plus loin, à quelques lieux, les hommes, eux, se préparent.

Les montagnes, qui se dressent derrière l’épaisse forêt, ne sont plus très loin. Son instinct pousse la Bête à s’y rendre, coûte que coûte.

La forêt est dense, mais pas impraticable. Encore moins pour ce monstre, qui pousse sur ses pattes arrières pour bondir vers l’avant, franchissant les kilomètres comme s’ils n’étaient rien. Sa course se retrouve cependant déviée, quand à nouveau ses nasaux s’emplissent d’une forte odeur, plus à l’Est. Cette fois, c’est l’odeur de sang. A quelques lieux, à un endroit que le monstre rejoint en quelques bonds, pend à un mètre au dessus du sol la carcasse d’un élan, éventré. La bête s’avance, prudente. Le cadavre est suspendu à une corde, fermement attachée à l’un des arbres centenaire qui l’entourent. Un pas, puis un autre. Son instinct ne cesse de crier danger, mais sa faim sans limite étouffe ces quelques pensées encore lucides.

Clic.

Le piège à dents métalliques se referment en une fraction de seconde sur l’une des pattes arrières de la Bête. Le hurlement qui suit, funeste, étouffe tout les autres sons provenant de la forêt. Le silence pesant qui suit ne sera brisé que par le sifflement d’une flèche, qui vient se planter droit dans le buste du monstre. Folle de rage, la bête écarte les dents de scies et arrache sa patte de son prison. Un autre sifflement. La Bête se jette en avant, bondissant entre les arbres, et atteint bientôt la source des flèches, où l’attends un homme bien battis, les yeux écarquillés par la peur. Le coup de griffe qui suit l’empêche d’émettre le moindre son, si ce n’est celui de son corps, projeté par le coup, qui s’écrase contre le tronc d’un arbre, quelques mètres plus loin. Tout redevient bruyant. Les gémissements du blessé, les branches qui craquent autour d’elle, les pulsations de deux cœurs, autour d’elle, qui s’accélèrent. Elle hurle à nouveau, vers le ciel. Au loin, les loups répondent à son appel. Deux flèches, décochées en même temps, peinent à s’enfoncer dans son cuir. Ses assaillants n’ont ni le temps de fuir, ni le temps de sortir une autre flèche de leur carquois, que voilà la Bête, rugissante, prête à les faire taire à tout jamais. D’un mouvement de gueule, elle attrape et déchiquette le bras tenant l’arc d’un des deux hommes. Il s’écroule, et hurle, en tenant la bouillie rougeâtre à laquelle son bras droit a laissé place.   Il ne doit la vie qu’à son compagnon, qui d’un sifflement sourd attire l’attention de la Bête. Elle se précipite vers lui. Il lâche son arc, et tente de grimper à l’arbre le plus proche. De ses griffes acérées, la Bête l’empoigne par le dos et l’envoie valser derrière-elle. Un ignoble bruit de craquement se fait entendre quand le dos du chasseur rebondit lourdement sur un rocher. Elle s’approche, menaçante, et lui fait voir ses crocs encore tachés par les boyaux de son dernier repas. D’instinct, l’homme plaque ses mains contre sa bouche, pour ne plus émettre aucun son. La Bête, calmée, le renifle. Son sang bouillonne, son cœur bat la chamade. Elle ouvre à nouveau la gueule, prête.

Non.

La faible voix résonne contre les parois de son crâne. Un vestige. A des kilomètres de là, le son d’une cloche se fait entendre, probablement depuis le camp d’où viennent les chasseurs. A peine audible pour les hommes, le bruit coupe la respiration de la Bête, qui secoue la gueule de droite à gauche, avant de bondir sur sa patte blessée et de fuir, vers les montagnes au Nord, en laissant une épaisse piste de sang derrière elle.
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Encore un !

Calahan désigne les restes de ce qui était un sanglier, venu profiter de la profusion de champignons et de noix pour grignoter ce que les averses faisaient tomber ou pousser. Ses sabots enfoncés dans la terre noire n'avaient pas creusé beaucoup de trous avant que l'empreinte lupine y converge. Le duo de pisteurs ne prend plus la peine de s'arrêter. Klara est plus rapide qu'eux, mais complètement anarchique dans ses mouvements. De haies fendues, barrières brisées et cadavres semés, ils la rattrapent. Par chance, aucune perte humaine ne vient noircir la battue.

Les chevaux ne peinent pas à progresser dans cette forêt en perpétuels reliefs. Le lieutenant et guide du binôme connait la région et anticipe habilement le parcours de la bête. Ils longent la rivière, où elle a dû souvent boire. Les rares écarts ne servent qu'à vérifier que les postes de chasse ne sont ni campés, ni dégradés. Entre deux trajets, Calahan alimente la conversation que ne repousse en rien Hadoc. Elle lui parle de cette région qui a été artificiellement replantée pour cultiver le noisetier parce qu'il donne des fruits et du bois de construction pour les fermes. Puis elle dévie sur les traditions locales, comme le fait de jeter des noisettes représentant des amants au feu afin de déterminer, par leur combustion unie ou non, voire leur éclat, si le mariage est de bonne augure. Gharr pose de temps en temps des questions sur les croyances, la flore et la faune, les habitants ou Calahan elle-même. En dépit de leur preste avancée, ils se donnent la peine de se détendre. Selon leurs estimations, Klara les distance d'une bonne heure.

Ils s'arrêtent en voyant deux chasseurs descendre de monts plus avancés au triple galop. Calahan leur fait signe de s'arrêter, sans quoi ils ne les auraient probablement même pas remarqués. Dans leur traits tirés, il y a cette pointe d'hébétement qui répond d'avance à des questions qui ne se sont pas posées. L'homme et sa fille informent de demi-phrases synthétiques qu'un loup a attaqué au camp Alder Trail, qu'ils lui ont tiré dessus sans pouvoir la tuer et qu'ils filent chercher les druides pour soigner les blessés graves. Le lieutenant a son point d'intérêt et comprend que les chasseurs ne pensent qu'à reprendre leur course. Elle les remercie et fouette le sang de sa monture en quelques claquements de bride. Hadoc la suit sans que plus aucun mot ne s'échange.

Alder Trail est un petite tonsure dans la forêt d'à peine quelques tentes flanquées çà et là aux abords d'un ruisseau. Des bouquets d'aulnes bien plus vieux que les hommes s'y abreuvent sans déranger un soleil pâle baignant tant bien que mal la clairière. L'herbe grasse repousse où les hommes n'ont pas l'habitude de retourner la terre de leurs semelles. L'affection pour les tissus à motifs ne se marque pas sur les tentes brodées autours de souches d'arbres laissées volontairement en sursis. Les seuls décorations, parsemant ces épaisses toiles autrefois blanches, sont de grossiers carrés de cuir cousus sur l'usure du temps. En revanche, les couvertures et nappes destinées à conserver des outils au sec portent les carreaux du domaine Fraser. Parmi ces outils, des instruments de chirurgie, encore empoissés de sang à peine bruni. Et pour animer ce campement, des silhouettes épaisses, solides, mais aux regard fou et esprit confus. Ils mettent du temps à reconnaître Calahan et ne relâchent les bras que lorsqu'elle descend de sa monture pour établir le contact.

Pour ceux qui ne me connaitraient pas parmi vous, je suis le lieutenant Calahan. Je suis accompagnée du commodore Hadoc dans le cadre d'une enquête sur la bête qui s'est attaquée à vous.


Elle se prépare probablement à poser ses premières questions, lorsqu'un des chasseurs se réveille pour parler comme un révolté; ce qui donnera le ton de l'échange. Gharr attache les chevaux et épaule sa collègue.

Voyez ça ! On s'cale une famine du djal dispu longtemps, pas un gradé pour les doléances. A c't'heure y a un monstre qui débarque et on aligne les ficelles.
- Z'ont peut-être coutume d'envoyer le gratin en éclaireurs dans la haute des villes.


Messieurs-dames ! Ce n'est pas le sujet. Je réponds de cet officier comme de moi-même.

On n'a rien contre vous, Calahan. Mais il est où le bataillon ? Vous pensez faire mieux que nous pour tuer la bête ?
- T'as pas percuté ? C'est EUX qu'ont amené ça ici. Y a pas ce genre de loup dans nos régions.
- Y nous respectent pas. On n'existe que pour apporter le gibier, quoi de nouveau ?
- Sans vouloir jeter l'huile, je trouve aussi gonflé de voir du gratte-papier débouler avant le reste. Foi de Brooke, ça pose les priorités.


Le lieutenant les laisse cracher les éternels remontrances et extrait machinalement son carne qu'elle tient fermé, appuyé contre sa hanche. Au moment opportun de reprendre la marche, elle acquiesce d'agacement pour signifier qu'elle est au courant de leurs frustrations et poursuit, la voix aussi sèche que la leur.

J'ai compris. On avance ? Kennedy, on m'a dit que vous aviez tiré sur la bête. Est-elle blessée ?

Le-dit Kennedy, un blond quadragénaire à bacchantes taillées comme des sabres larges, fixe le lieutenant. Comme les autres, il est sous le choc. Comme les autres, il convertit sa peur en hostilité.

Pas moi, Darren. Il est blessé, merci de demander. Le dos en copeaux à cause qu'il portait secours à Tyrren. Vous voulez lui poser des questions ? On l'a dosé aux plantes pour qu'il arrête de hurler de douleur, mais je suis sûr qu'y fera une exception pour que vous remplissiez votre calepin.

La silhouette de Gharr dépasse celle de sa collègue pour rejoindre celle du moustachu. Kennedy est plus épais que grand. Surtout, il remarque les nombreuses cicatrices la peau sombre de l'homme qui le fixe en asseyant ostensiblement son avantage de stature. Le chasseur n'a pas peur de Hadoc; il vient de croiser bien pire que lui. Pourtant, sa voix reprend une forme de civilité.

Je ferais pas ça à votre place.

Gharr pose sa main sur l'épaule opposée de Kennedy. L'être sursaute et se crispe, prêt à riposter. Aucune attaque ne vient. Hadoc se décale doucement et lui tape deux fois sur la même épaule, avant de la prendre pour léger appui le temps de faire face aux autres hostiles.

Votre colère est légitime. Ce que vous ressentez aujourd'hui, je l'ai ressenti moi-même. Et vous avez raison: je ne suis pas là pour résoudre vos soucis. Ce qui m'amène, c'est un lupus.

Alba est la huitième île à subir l'attaque de ce monstre. Même procédé depuis plus de cent ans. Un loup gargantuesque apparait, dévore tout, saccage des domaines entiers et disparait comme il est venu. La Marine connait le problème et a formé des soldats aptes à les combattre. Aucune de vos armes, aucun de vos pièges ne pourra la tuer. Cette chose issue des enfers n'est là que pour manger. Elle tuera, tuera et tuera encore, jusqu'à ce qu'il ne reste rien à dévorer ou qu'on la stoppe.

Je peux arrêter la créature ! Je vous jure que je le peux. Seulement, je dois pouvoir l'affronter pour cela. Elle ne cesse de m'échapper. J'ai besoin de vous. Aidez-moi à la piéger.


Comment vous y arrêterez ?

Il le fera avec l'aide des druides. Nous leur avons donné des informations précieuses pour identifier l'espèce démoniaque. En ce moment, ils cherchent la formule pour affaiblir le monstre et permettre au commodore de conjurer le mauvais sort.

Je m'en doutais. Nous récoltons ce que nous avons semés.

Qu'est-ce que tu veux dire, Kennedy ?

Il se plante aux côtés de Gharr et répond à celle qui lui avait posé la question.

Y en qui doivent se rappeler. 1599, le massacre des loups. On en voyait bien plus que d'habitude. Je parle de pour l'époque, où y en avait déjà bien plus qu'aujourd'hui. Mais là, y en avait partout. Ils s'attaquaient au gibier et au bétail. Ils tuaient et disparaissaient. Et sans même les manger comme y faut. On en a eu assez, alors on a riposté. On les a régulés jusqu'à trouver rare d'en croiser un. Nous, on l'a pas fait par plaisir, mais pour sauver nos bêtes. Et vous vous rappelez la morale ?

On s'est aperçus que les loups ne tuaient pas le bétail par folie, ils ne visaient que ceux infectés par une grave maladie que seuls eux pouvaient sentir.


On a tué ceux qui nous aidaient. C'est notre péché. Darren, il m'a dit que le loupousse pouvait le tuer. A portée de crocs qu'il était. Il l'a pas fait. Je sais pas, imaginez que c'est notre punition. On doit pas aller trop loin, avec la nature. Les dieux se vengent pour avoir tué leurs gardiens.

Les soldats marquent un silence religieux. Kennedy se trompe totalement, ça Calahan et Hadoc le savent. Mais cette croyance les rassure et les apaise. Surtout, elle permet de compter sur leur concours. Le commodore profite de leur nouvelle complicité pour amoindrir ses talents de pisteurs et jouer les dépendants des initiatives des trappeurs. Quand il veut les amener à une réflexion, il balise la piste de questions orientées. Piéger serait une bonne idée, mais comment le rabattre vers une zone voulue ? On ne peut quand même pas aligner des feux de forêts sans les contrôler ? Et les gens en contrebas, ils n'ont pas tous un escargophone. Comment les prévenir du danger ? Au fur et à mesure, les chasseurs établissent un plan.

Le lupus n'avance que par le besoin de manger. Il n'attaque l'humain qu'en dernier recours et, comme tous les animaux, il craint le feu. Il semble aussi sensible aux bruits. Les hauts reliefs de la forêt allumeront des foyers pour servir de rempart grâce à l'odeur de bois brûlé. Les chasseurs vont contacter chaque personne qu'ils connaissent pour que les fermiers équipés aillent prévenir leurs voisins qu'ils doivent évacuer. Et au nom de leurs amis, maris et autres personnes fiables, non la Marine. Après délibérations, le château Oliver semble être le meilleur endroit pour emprisonner la bête. Sitôt à l'intérieur, on peut condamner toutes les issues et y laisser entrer le conjurateur. Pour ce faire, il faudra convaincre tout le château d'évacuer. La tâche sera ardue, d'autant que le projet consiste à remplacer les humains par du bétail. Ceux des alentours suffiront, avec des bouses et traces de sang pour baliser le terrain jusqu'à un immense abattoir. Gharr en a déjà constaté l'odeur. Klara repérera le buffet des lieues à la ronde.

Le lieutenant Calahan est chargée de convaincre la Laird Fraser d'évacuer son propre château avec tout son personnel. Une solide garde sera dépêchée pour éviter toute tentative d'assassinat, ou l'attaque de Klara. Si elle échoue, elle devra toutefois la confiner aux étages supérieurs. Hadoc aura besoin de place pour affronter la bête. De son côté, il va rendre visite aux druides, s'équiper pour l'affrontement et amener autant de Marines qu'il le peut pour encadrer le terrain. Le temps perdu a donné de l'avance à Klara, mais l'information circule bien plus vite que les messagers. Tous les volontaires se mettent en route. Il reste à trouver, pour le nouveau conjurateur, le moyen de vraiment arrêter le zoan enragé.
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