_____La Pyrphidée s’avance langoureusement, exaspérant notre impatience. Nous y sommes. Le cri que la vigie a lancé il y a quelques minutes à peine résonne dans notre mémoire, et nous tendons le cou pour espérer la voir. La Terre, celle que nous recherchons depuis des semaines déjà, essai après essai, échec après échec. Nous avons d’abord collecté une liste de pistes potentielles, toutes plus foireuses les unes que les autres. Certaines ne semblaient pas dépasser le stade de la légende, mais d’autres étaient avérées, comme l’attestaient les archives des journaux qui détaillaient les exploits de nos prédécesseurs. Après avoir brainstormé celles qui nous semblaient les plus pertinentes, nous avons multiplié les choux blancs et les fausses pistes. Trésors inexistants ou déjà pillé, île introuvable ou n’abritant qu’une poignée de berries… jusque-là, la chance n’a pas été de notre côté et nous avons même commencé à douter. Certains envisagent de laisser tomber, je le sais. Seul le salaire que je continue à leur verser les maintient à bord. D’autres sont indifférents et ne sont là que pour s’amuser. Finalement, ce qui a redoré mon blason auprès de mes hommes et femmes, c’est notre dernier échec, que j’ai réussi à transformer en la promesse d’une réussite.
_____Parmi toutes les cartes qui circulent, beaucoup sont fausses. Faussaires, dessinateurs malhonnêtes, charognards de faux espoirs et autres bonimenteurs sont légions. Mais là où nous avons fait fort, c’est que nous sommes tombés sur une vraie carte faite par de vrais pirates qui possédaient un vrai trésor. Sauf qu’il s’agissait d’une embuscade. Un piège astucieux qui visait à nous attirer sournoisement sur une île déserte pour nous y égorger et nous soutirer tous nos objets de valeur. Bien essayé.
_____Marins, loups de mer, bagarreurs, maîtres d’arme et jeunes aventuriers, nous ne sommes pas tous des fines lames mais nous ne sommes pas du genre à nous laisser faire. Avec mon navire de guerre, je navigue dans la catégorie « gros poisson » et je ne me suis jamais vraiment inquiétée d’une potentielle attaque pirate. Bilan des courses : deux blessés par balle de notre côté, victimes de l’effet de surprise. De leur côté, cinq morts au combat, trois noyés, dix-sept capturés et des déserteurs. Or, ces imbéciles avaient pour habitude d’aller cacher les richesses volées aux apprentis chasseurs de trésors sur une île voisine, et c’est justement ce morceau de terre qui nous fait face, et vers lequel nous glissons avec la langueur d’un couple d’amoureux au réveil.
— Tenez-vous prêts !
_____Les marins s’accrochent comme ils peuvent. Manœuvres, barres de métal, rambarde, La Pyrphidée offre de quoi se tenir et pourtant qu’elle s’échoue sur le sable à une vitesse quasi-nulle, la secousse nous surprend tous, par la majesté de sa puissance muette. Alors, à vingt, nous sautons par-dessus bord pour atterrir souplement sur une plage nue, qui s’étend encore sur quelques mètres avant d’être coupée par de petites falaises. Comme un mantra, je rappelle à mes coéquipiers les indications que nous ont gentiment confiées nos amis les pirates – avant qu’on les jette à la mer d’un coup de pied au derrière. Nous contournons la falaise qui nous fait face à la recherche d’un petit chemin de pierre abrupte qui nous permet de l’escalader et de rejoindre la forêt. Là, des marques de peinture à moitié effacées nous indiquent le chemin. Compte tenu de l’obscurité offerte par les feuilles en été, il est très difficile de les repérer, et j’imagine qu’elles sont complètement introuvables pour qui ignore leur existence.
_____Alors nous arrivons devant un immense puits, un cercle de pierre si haut qu’il faut qu’on se fasse la courte échelle pour monter dessus. Nous envoyons deux de nos gars les plus costauds, attachés par un nœud de chaise, descendre dans les tréfonds de l’obscurité. Arrivés en bas, ils grattent leur briquet et nous annoncent l’existence d’un tunnel, alors nous envoyons deux autres gars, puis deux autres encore. En un rappel vertigineux, je rejoins mes camarades six pieds sous terre et nous commençons à explorer les galeries, nous perdant parfois. L’excitation se mêle à l’impatience dans un bouillonnement frustrant qui nous tiraille les entrailles. Parfois la peur se glisse entre deux inspirations, quand nous entendons l’eau gouter, la pierre crisser sous les griffes de quelque chauve-souris et, surtout, quand nous voyons les flammes de nos torches frémir dans des mouvements inexplicables.
— C’est ici !
_____Ganya, un jeune garçon qui agit plus vite qu’il ne pense et que je reconnais à sa voix cassée d’adolescent, nous mène dans une petite salle où quelques coffres et broutilles nous attendent. C’est tout ? Un peu déçue, j’ordonne à un binôme de remonter ça à la surface et je continue l’exploration du souterrain avec les deux autres, mais nous faisons rapidement le tour. Finalement, nous ne trouvons qu’une deuxième salle où étaient conservés quelques objets de valeur, à l’abri des bestioles et de l’humidité. Miroir en or, tableaux de maîtres, bijoux, objets décoratifs, figurines en jade et coffres remplis de berries, voilà notre bilan du mois. Bien sûr, ça n’a rien à voir avec la montagne de fric de la reine Kalida mais avec ça, je vais largement pouvoir payer le salaire de mes matelots, sans parler du gros boost de leur morale ! Cela dit, je ne vais pas me contenter de ça. Je leur ai promis du rêve, du gros, de l’aventure ! Mais là, on arrive sur une impasse neuf fois sur dix pour, une fois de temps en temps et sur un malentendu, tomber sur un trésor de seconde zone qui permet à peine de nous sustenter… Nous voulons faire fortune, que diable ! La prochaine fois, il va falloir viser plus gros, plus haut, plus fort. Ainsi, j’épluche une fois de plus les mythes et légendes d’East Blue à la recherche de la piste qui nous mènera vers la fortune, qui nous permettra de percer, d’étendre notre renommée au-delà de cette mer.
— Boss, on a trouvé ça qui appartient à un vieux retraité de la marine à la retraite, et cette valise a une étiquette dessus, on en fait quoi ?
_____Miloupe, une rousse aux cheveux tellement délavés qu’ils paraissent parfois translucides, me tend un vieux médaillon sans valeur et une valise en très mauvaise état. Nous ne sommes pas et nous ne voulons pas être des voleurs. Et même si voler des pirates, ce n’est pas vraiment du vol, tous ces objets sur lesquels nous avons mis la main aujourd’hui appartenaient jadis à des vrais gens, qui sont sans doute morts le jour où ils les ont perdus. Et alors ? Et alors, je pense que si l’objet appartient à une personne vivante et identifiable, et si elle possède une valeur sentimentale avérée, nous devons lui ramener. Et si la personne n’est plus de ce monde mais possède un entourage proche qui pourrait légitimement hériter de l’objet, nous devrions aussi lui ramener, mais seulement si ça n’est pas trop galère. Pour le médaillon, l’envoyer par courrier devrait suffire. Je ne sais pas qui le recevra. Le monsieur ou la madame, ou peut-être leurs enfants, leurs parents, leurs amis ? Des gens qui sont sans nouvelle depuis des mois, ou peut-être des années ? Seront-ils soulagés de recevoir ce médaillon ? L’aidera-t-il à faire leur deuil ou, au contraire, ravivera-t-il une douleur difficilement enterrée ? Je l’ignore mais moi, je pense que j’aurais aimé recevoir un dernier souvenir, comme ça, comme un dernier message laissé par un aimé qui s’en va.
— Il y a quoi dans la valise ?
_____Miloupe hausse les épaules :
— Des vêtements, des jouets, un livre…
_____Pas grand-chose. Je regarde l’étiquette et, soudain, l’évidence me frappe. L’île de Clare… Mais oui, j’en avais déjà entendu parler, non ? C’était quand, déjà ? J’étais marchande ambulante à bord d’un bateau qui doit désormais sillonner la mer du Nord, et on m’avait raconté cette histoire… Jérôme de Clare ! Un naufragé retrouvé mutilé sur la plage d’une île paumée au milieu de nulle part, juste à l’angle entre Red Line et Calm Belt… Je m’en souviens, maintenant. Souriante, je m’empare d’une clochette qui traînait par là et, d’un ton enjoué que je voulais énigmatique, j’annonce à ma mousse :
— On va leur rapporter !