Les grognements de la bête résonnaient contre les parois rocheuses environnantes. Elle était terrifiante, pour qui n’avait pas l’habitude. A vrai dire, elle était terrifiante pour tout le monde. Même un survivant et chasseur aguerri éprouverait de la peur devant un tel monstre. Ou au moins de l’inquiétude, pour les plus téméraires d’entre eux. Ne pas mourir déchiqueté par ses griffes et ses crocs constituait un défi de taille, car les chances d’en réchapper indemne étaient minces. En revanche, sortir triomphant de ce combat acharné assurait au chasseur une récompense de taille, une gloire éternelle, voir même peut-être une place sur l’Argo. C’est en tout cas ce qu’espérait le petit être qui faisait face à la bête.
La fine silhouette, emmitouflée dans un apparat simple et rapiécé, n’avait rien de menaçant. C’était même plutôt l’inverse : du point de vue du prédateur, c’était une proie idéale qui s’offrait à lui. Et pourtant. Le petit homme s’essuya le front d’un revers de main précautionneux. Lui et la bête se tournait autour depuis maintenant de longues secondes, et le moindre mouvement brusque lancerait les hostilités, penchant la balance pour l’un ou l’autre. Cette petite valse lui rappela les parades nuptiales de sa tribu. Il n’en avait vu qu’une seule, car les femmes étaient rares et jalousement gardées ici. Il s’arrêta presque en même temps que la bête. De sa main droite, il serrait sa lance si fort que le bois du manche commençait à craquer. Il ne regardait pas la bête dans les yeux. Ces choses-là, il le savait, ça pouvait lire dans l’âme des gens. Non, il avait plutôt le regard rivé sur l’un des flancs de la bête. Dressée sur quatre pattes, la créature, une espèce hybride qui donnait l’impression d’être à la fois un lion et un scorpion, arborait une épaisse carapace qui la protégeait comme la plus formidable des armures. Mais l’homme connaissait son point faible. Il prit lentement appuie sur sa jambe droite. La bête lâcha un grave soupir, avant de racler le sol d’une de ses pattes. Ils s’élancèrent à l’exact même moment. En une fraction de seconde, ils se retrouvèrent l’un face à l’autre. D’un bond, l’homme planta sa lance en plein dans la bête, avant de se faire dégager d’un coup sec par la queue de celle-ci, furieuse. Il roula sur le sol quelques secondes avant de se prendre de plein fouet l’une des formations rocheuses derrière-lui. Sa vision se brouilla un instant, puis redevint claire pile à temps pour voir son adversaire lui foncer dessus à vive allure. Il roula sur le côté, et profita de l’hébétement de la créature, qui avait foncé tête baissée contre l’immense rocher, pour se tâter la hanche. La queue de scorpion avait bien failli lui transpercer l’estomac, mais il s’en était sorti avec une simple écorchure. Profonde, mais pas suffisamment pour être dangereuse. Non, c’était plutôt le poison dont il fallait se méfier. Il jeta un œil sur le côté. Sa lance gisait là, au beau milieu de leur première rencontre, fracassée en deux. Il avait raté son coup, et son arme avait percuté de plein fouet l’épaisse carapace de l’animal.
La bête grogna de plus belle, et fit s’envoler une nuée d’oiseaux apeurés. Une seconde plus tard, elle fonçait de nouveau vers le petit homme. Il n’eût même pas besoin de réfléchir, et roula vers la pointe de sa lance, encore intacte, qu’il rattrapa d’un mouvement habile, avant de lui-même s’élancer, d’un nouveau bond, vers le monstre. Il ne remarqua pas la teinte noire que prit sa poigne ainsi que son arme. Le cri qui suivit fut terrible. Si terrible qu’il fut sûrement entendu à des kilomètres à la ronde. Un cri de souffrance, qui se mua rapidement en râle d’agonie, avant de faire finalement place à un silence total, et froid.
Mevrinn - c’était ainsi que la tribu l’avait baptisé -, exténué, se redressa maladroitement sur ses jambes. Son propre sang se mélangeait à celui de la bête, mais il n’y prêta pas la moindre attention. Son esprit était trop occupé à divaguer, sans doute un peu à cause du poison qui commençait à faire effet, et il se voyait déjà, rentrant triomphant au camp, exhibant l’ignoble gueule de la bête qu’il venait d’abattre. A lui la gloire, la reconnaissance, et sa place dans le Grand Exode.
« Mais si, j’te jure ! S’exclama une première voix qui lui sembla lointaine.
- Nan, j’te crois pas.
- Sur la tête du Grand Idium !
- On n’a jamais vu un truc comme ça, par ici. Que des basilics, des scolopendres géants, parfois des manticores… Et encore.
- Ben m’crois pas, mais moi j’y r’tourne. Tu riras moins quand j’ramènera sa gueule en trophée. »
Mevrinn cessa de contempler le plafond. Les féticheurs avaient fait du bon travail, et, en plus d’avoir refermé sa plaie, ils avaient réussi à extraire une bonne partie du poison. Ses jours n’étaient plus comptés, et il se sentait même en forme. Ce n’était que par simple effet d’euphorie, bien sûr, mais pour lui, c’était comme si il était parfaitement rétabli.
« Si c’est vrai, alors pourquoi tu l’as pas ramené directement?
- Euh… Ben, on sait jamais.
- T’as eu la flippe.
- Non, j’suis prudent, comme le conseille le Grand.
- Hinhin. »
Le chasseur se leva, pas trop vite tout de même, puis poussa d’une main le voile qui servait d’entrée dans la tente des guérisseurs. Il tomba nez à nez avec les deux bavards qui avaient perturber ses pensées. Ses yeux mirent un certain temps avant de pleinement s’habituer à la lumière du jour. Bien que perturbés par les immenses pythons qui s’élevaient vers le ciel, les rayons du soleil parvenait tout de même à retomber jusqu’ici, et donnaient un éclairage très étrange, auquel on ne s’habituait jamais vraiment, mais qui rendait les lieux encore plus atypique. La tribu avait élu domicile sur un vaste plateau rocheux, sur lequel s’écoulait une rivière qui continuait encore pendant quelques kilomètres, jusqu’à un grand lac. En dehors de l’apport en eau constant, l’endroit ne présentait aucun autre avantage ni confort. Le sol était dur, escarpé, et les tentes et cabanes de fortunes qui constituait cette sorte de proto-village étaient éparpillées un peu partout, sans véritable logique. Parfois, la disposition faisait resurgir des tréfonds de la mémoire de Mevrinn quelques lointains souvenirs des hauteurs des pythons. Comme tout les autres membres de la tribu, son ancienne vie était loin. Tous ici avaient été exilés de force pour leurs crimes. Mais tout ceci n’avait plus aucune importante.
Malgré le caractère aléatoire du camp, il était relativement fonctionnel, et avoir un repère était assez exceptionnel, ici. Déjà, que plus de trois personnes aient pu s’entendre et se réunir sans se massacrer relevait du miracle. Les membres de la tribus devait leur unité à deux choses, la première, c’était le bien nommé Grand Idium, aussi bien appelé le Patriarche, l’Hôte, voir même parfois le Capitaine, selon les vieilles croyances et origines de chacun. La seconde, c’était cet immense carcasse de navire, échoué là entre deux des énormes piliers rocheux qui formaient la frontière naturelle du camp.
De là ou Mevrinn se tenait, il avait une formidable vue dessus. L’Argo. Un cadeau du ciel. Bien que dans un état effroyable et très probablement irréparable, l’Argo représentait tout les espoirs de la tribu. Tout était mis en œuvre pour tenter de lui rendre sa gloire passée. Tâche impossible. Personne ne savait comment il était arrivé là, certains pensaient qu’il datait d’avant la formation des pythons, d’autres que les vents s’étaient tellement déchaînés sur la Mer qu’il s’était retrouvé propulsé jusqu’ici. D’autres encore disaient qu’il venait d’une des légendaires îles célestes. Quoi qu’il en soit, personne ici ne doutait de son caractère magique, voir divin. Mevrinn détacha finalement son regard de la ruine pour s’attarder sur les deux autres.
« Quelle gueule? Fit-il simplement.
- Un monstre ignoble ! Couvert de poil, des griffes d’une coudée et demie, et une gueule… Des crocs… Jamais vu ça !
- Slit est en plein délire.
- Je le jure ! S’exclama le dénommé Slit. Si j’ramène sa gueule, j’serai couronné Premier Chasseur, et alors à moi la place à bord du-
- Premier Chasseur, toi? Ricana l’autre. Les féticheurs parlent déjà d’élire l’bon Grenn, après aujourd’hui. »
Mevrinn frissonna en entendant ces dernières paroles. Après tout ce qu’il avait accompli, le titre prestigieux de Premier Chasseur allait revenir à un autre? Impensable. Pas comme ça. Pas après avoir risqué sa vie d’innombrable fois.
« Moi, j’te crois, fit finalement Mevrinn.
- Ah !
- N’importe quoi…
- Si, reprit-il, même que j’vais venir avec toi.
- Euh… Ben, c’est que moi, ça m’dérange pas, mais qu’c’est quand même moi qui l’ai trouvé, et…
- Je viens avec toi. »
Mevrinn menait la marche. Malgré sa fatigue et ses blessures, il était plein d’aplomb. Slit, lui, se contentait de donner de vagues indication au chasseur. C’était un peureux de première, encore plus frêle et petit que Mevrinn, et c’était un miracle qu’il ai survécu jusqu’ici.
« On y est presque? Demanda Mevrinn.
- Oui ! Presque ! J’crois.
- Tu crois?
- Je sais ! Par là, derrière la grosse butte. »
Les pieds des pythons constituait une région particulièrement hostile, et les deux prêtaient grande attention au sol sous leurs pieds, ainsi qu’à tout ce qui les entourait. La végétation, dense malgré les faibles rayons du soleil, était tout sauf commune. Elle avait l’aspect d’une jungle, constituée de lianes, de plantes carnivores, et d’immenses arbres qui poussaient même sur les parois rocheuses. Chaque pas avait une chance de les précipiter vers une mort prématurée, car le nombre d’herbes, champignons et insectes vénéneux à la ronde était grand.
« Là ! J’reconnais ! On continu par là, derrière l’arbre, et y’a le cadavre du monstre.
- Le cadavre? T’es sûr qu’il est bien mort?
- J’ai pas vérifié, mais il bougeait plus, ça oui !
- ... »
Mevrinn s’équipa de sa lance réparée pour l’occasion, ou plutôt rapiécé avec des lianes et du cordage de fortune. Il avait tenu à garder la pointe de l’arme, qu’il considérait maintenant comme un porte bonheur. Slit resta bien derrière le chasseur, prouvant à nouveau son affreuse couardise aux yeux de Mevrinn. Celui-ci s’approchait de l’arbre à pas de loup, le contournant légèrement, pas à pas, jusqu’à parvenir de l’autre côté. Il prit appuie sur ses jambes, prêt à esquiver le moindre assaut, ou à bondir le premier.
Mais rien. Rien que du sang. Pas mal de sang, même. L’herbe était rougie sur un bon périmètre.
« Un monstre, hein.
- Il était là, j’le jure sur le Grand !
- Mouais. A tout les coups, t’es tombé sur un sanglier à moitié bouffé, et t’as détalé comme un lâche. Le cadavre a sûrement dû être emporté par un basilic. Ça grouille, ici.
- Mais non ! Un monstre, j’te dis. Poilu comme tout. »
Mevrinn prit le temps de réfléchir un instant. Après tout, qu’avait-il à perdre? Son titre promis était entrain de lui passer sous le nez. Mais si, par chance, même une infime chance, Slit disait la vérité…
Respiration lourde, saccadée, faible.
Un œil a peine entre-ouvert, elle tenta de se concentrer sur ses autres sens. La douleur l’assaillait de partout, le sifflement dans ses oreilles, de plus en plus sourd, l’empêchait d’entendre convenablement les voix. Les caillots de sang qui lui bouchaient les narines ne lui laissaient pas le loisir de sentir quoi que soit. Il n’y avait que le froid du sol, et ses nerfs à vifs. Elle tenta de se redresser, en silence, mais le moindre mouvement lui arrachait un gémissement de douleur qu’elle était bien incapable de réprimer. Elle laissa son crâne retomber lentement sur la pierre. Elle n’y voyait pas grand-chose, non plus. Le côté gauche de son visage, qui avait vraisemblablement encaissé un lourd choc, était si tuméfié qu’il lui était impossible d’ouvrir son deuxième œil, entravé par quelques mèches grisâtres qui semblaient avoir fusionnées avec ses blessures.
« B… -u vois des traces, aille...? ... sang? » Reprit l’une des voix, proche.
Ils ne la voyaient pas. Ils ne pouvaient pas la voir. Elle avait, sans savoir comment, réussie à se mouvoir jusqu’à un endroit à proximité, où la végétation semblait jouir d’une croissance plus folle qu’ailleurs. Cachée par les arbres et les fourrées, elle retint son souffle, et tenta à nouveau de tendre l’oreille.
« - ...f . ...ois pas grand-chose.
- Un cadavre, ça disparaît pas comme ça. Encore moins un monstre. Viens, je crois que je vois des empreintes, par là-bas. »
Elle souffla. Difficilement, et toussota pour dégager ses poumons, ce qui raviva encore plus la douleur qui lui parcourait l’échine. Les voix s’éloignaient. Ils ne la trouveraient pas. En tout cas, pas maintenant. Après avoir attendu quelque minutes, pour être sûre, elle tenta de mouvoir un doigt, puis deux. Finalement, c’est tout son bras droit qu’elle parvint à bouger. Elle se tâta le corps, puis le visage, pour évaluer les dégâts. Elle s’estima être dans un « état catastrophique », mais « pas mourante », ce qui était une plutôt bonne nouvelle. Le silence environnant la rassura quelque peu, et elle se permit de fermer à nouveau l’œil, le temps d’une petite minute.
Elle ne se réveillera que plusieurs heures plus tard, tandis que la nuit commençait lentement à recouvrir l’endroit.
La fine silhouette, emmitouflée dans un apparat simple et rapiécé, n’avait rien de menaçant. C’était même plutôt l’inverse : du point de vue du prédateur, c’était une proie idéale qui s’offrait à lui. Et pourtant. Le petit homme s’essuya le front d’un revers de main précautionneux. Lui et la bête se tournait autour depuis maintenant de longues secondes, et le moindre mouvement brusque lancerait les hostilités, penchant la balance pour l’un ou l’autre. Cette petite valse lui rappela les parades nuptiales de sa tribu. Il n’en avait vu qu’une seule, car les femmes étaient rares et jalousement gardées ici. Il s’arrêta presque en même temps que la bête. De sa main droite, il serrait sa lance si fort que le bois du manche commençait à craquer. Il ne regardait pas la bête dans les yeux. Ces choses-là, il le savait, ça pouvait lire dans l’âme des gens. Non, il avait plutôt le regard rivé sur l’un des flancs de la bête. Dressée sur quatre pattes, la créature, une espèce hybride qui donnait l’impression d’être à la fois un lion et un scorpion, arborait une épaisse carapace qui la protégeait comme la plus formidable des armures. Mais l’homme connaissait son point faible. Il prit lentement appuie sur sa jambe droite. La bête lâcha un grave soupir, avant de racler le sol d’une de ses pattes. Ils s’élancèrent à l’exact même moment. En une fraction de seconde, ils se retrouvèrent l’un face à l’autre. D’un bond, l’homme planta sa lance en plein dans la bête, avant de se faire dégager d’un coup sec par la queue de celle-ci, furieuse. Il roula sur le sol quelques secondes avant de se prendre de plein fouet l’une des formations rocheuses derrière-lui. Sa vision se brouilla un instant, puis redevint claire pile à temps pour voir son adversaire lui foncer dessus à vive allure. Il roula sur le côté, et profita de l’hébétement de la créature, qui avait foncé tête baissée contre l’immense rocher, pour se tâter la hanche. La queue de scorpion avait bien failli lui transpercer l’estomac, mais il s’en était sorti avec une simple écorchure. Profonde, mais pas suffisamment pour être dangereuse. Non, c’était plutôt le poison dont il fallait se méfier. Il jeta un œil sur le côté. Sa lance gisait là, au beau milieu de leur première rencontre, fracassée en deux. Il avait raté son coup, et son arme avait percuté de plein fouet l’épaisse carapace de l’animal.
La bête grogna de plus belle, et fit s’envoler une nuée d’oiseaux apeurés. Une seconde plus tard, elle fonçait de nouveau vers le petit homme. Il n’eût même pas besoin de réfléchir, et roula vers la pointe de sa lance, encore intacte, qu’il rattrapa d’un mouvement habile, avant de lui-même s’élancer, d’un nouveau bond, vers le monstre. Il ne remarqua pas la teinte noire que prit sa poigne ainsi que son arme. Le cri qui suivit fut terrible. Si terrible qu’il fut sûrement entendu à des kilomètres à la ronde. Un cri de souffrance, qui se mua rapidement en râle d’agonie, avant de faire finalement place à un silence total, et froid.
Mevrinn - c’était ainsi que la tribu l’avait baptisé -, exténué, se redressa maladroitement sur ses jambes. Son propre sang se mélangeait à celui de la bête, mais il n’y prêta pas la moindre attention. Son esprit était trop occupé à divaguer, sans doute un peu à cause du poison qui commençait à faire effet, et il se voyait déjà, rentrant triomphant au camp, exhibant l’ignoble gueule de la bête qu’il venait d’abattre. A lui la gloire, la reconnaissance, et sa place dans le Grand Exode.
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« Mais si, j’te jure ! S’exclama une première voix qui lui sembla lointaine.
- Nan, j’te crois pas.
- Sur la tête du Grand Idium !
- On n’a jamais vu un truc comme ça, par ici. Que des basilics, des scolopendres géants, parfois des manticores… Et encore.
- Ben m’crois pas, mais moi j’y r’tourne. Tu riras moins quand j’ramènera sa gueule en trophée. »
Mevrinn cessa de contempler le plafond. Les féticheurs avaient fait du bon travail, et, en plus d’avoir refermé sa plaie, ils avaient réussi à extraire une bonne partie du poison. Ses jours n’étaient plus comptés, et il se sentait même en forme. Ce n’était que par simple effet d’euphorie, bien sûr, mais pour lui, c’était comme si il était parfaitement rétabli.
« Si c’est vrai, alors pourquoi tu l’as pas ramené directement?
- Euh… Ben, on sait jamais.
- T’as eu la flippe.
- Non, j’suis prudent, comme le conseille le Grand.
- Hinhin. »
Le chasseur se leva, pas trop vite tout de même, puis poussa d’une main le voile qui servait d’entrée dans la tente des guérisseurs. Il tomba nez à nez avec les deux bavards qui avaient perturber ses pensées. Ses yeux mirent un certain temps avant de pleinement s’habituer à la lumière du jour. Bien que perturbés par les immenses pythons qui s’élevaient vers le ciel, les rayons du soleil parvenait tout de même à retomber jusqu’ici, et donnaient un éclairage très étrange, auquel on ne s’habituait jamais vraiment, mais qui rendait les lieux encore plus atypique. La tribu avait élu domicile sur un vaste plateau rocheux, sur lequel s’écoulait une rivière qui continuait encore pendant quelques kilomètres, jusqu’à un grand lac. En dehors de l’apport en eau constant, l’endroit ne présentait aucun autre avantage ni confort. Le sol était dur, escarpé, et les tentes et cabanes de fortunes qui constituait cette sorte de proto-village étaient éparpillées un peu partout, sans véritable logique. Parfois, la disposition faisait resurgir des tréfonds de la mémoire de Mevrinn quelques lointains souvenirs des hauteurs des pythons. Comme tout les autres membres de la tribu, son ancienne vie était loin. Tous ici avaient été exilés de force pour leurs crimes. Mais tout ceci n’avait plus aucune importante.
Malgré le caractère aléatoire du camp, il était relativement fonctionnel, et avoir un repère était assez exceptionnel, ici. Déjà, que plus de trois personnes aient pu s’entendre et se réunir sans se massacrer relevait du miracle. Les membres de la tribus devait leur unité à deux choses, la première, c’était le bien nommé Grand Idium, aussi bien appelé le Patriarche, l’Hôte, voir même parfois le Capitaine, selon les vieilles croyances et origines de chacun. La seconde, c’était cet immense carcasse de navire, échoué là entre deux des énormes piliers rocheux qui formaient la frontière naturelle du camp.
De là ou Mevrinn se tenait, il avait une formidable vue dessus. L’Argo. Un cadeau du ciel. Bien que dans un état effroyable et très probablement irréparable, l’Argo représentait tout les espoirs de la tribu. Tout était mis en œuvre pour tenter de lui rendre sa gloire passée. Tâche impossible. Personne ne savait comment il était arrivé là, certains pensaient qu’il datait d’avant la formation des pythons, d’autres que les vents s’étaient tellement déchaînés sur la Mer qu’il s’était retrouvé propulsé jusqu’ici. D’autres encore disaient qu’il venait d’une des légendaires îles célestes. Quoi qu’il en soit, personne ici ne doutait de son caractère magique, voir divin. Mevrinn détacha finalement son regard de la ruine pour s’attarder sur les deux autres.
« Quelle gueule? Fit-il simplement.
- Un monstre ignoble ! Couvert de poil, des griffes d’une coudée et demie, et une gueule… Des crocs… Jamais vu ça !
- Slit est en plein délire.
- Je le jure ! S’exclama le dénommé Slit. Si j’ramène sa gueule, j’serai couronné Premier Chasseur, et alors à moi la place à bord du-
- Premier Chasseur, toi? Ricana l’autre. Les féticheurs parlent déjà d’élire l’bon Grenn, après aujourd’hui. »
Mevrinn frissonna en entendant ces dernières paroles. Après tout ce qu’il avait accompli, le titre prestigieux de Premier Chasseur allait revenir à un autre? Impensable. Pas comme ça. Pas après avoir risqué sa vie d’innombrable fois.
« Moi, j’te crois, fit finalement Mevrinn.
- Ah !
- N’importe quoi…
- Si, reprit-il, même que j’vais venir avec toi.
- Euh… Ben, c’est que moi, ça m’dérange pas, mais qu’c’est quand même moi qui l’ai trouvé, et…
- Je viens avec toi. »
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Mevrinn menait la marche. Malgré sa fatigue et ses blessures, il était plein d’aplomb. Slit, lui, se contentait de donner de vagues indication au chasseur. C’était un peureux de première, encore plus frêle et petit que Mevrinn, et c’était un miracle qu’il ai survécu jusqu’ici.
« On y est presque? Demanda Mevrinn.
- Oui ! Presque ! J’crois.
- Tu crois?
- Je sais ! Par là, derrière la grosse butte. »
Les pieds des pythons constituait une région particulièrement hostile, et les deux prêtaient grande attention au sol sous leurs pieds, ainsi qu’à tout ce qui les entourait. La végétation, dense malgré les faibles rayons du soleil, était tout sauf commune. Elle avait l’aspect d’une jungle, constituée de lianes, de plantes carnivores, et d’immenses arbres qui poussaient même sur les parois rocheuses. Chaque pas avait une chance de les précipiter vers une mort prématurée, car le nombre d’herbes, champignons et insectes vénéneux à la ronde était grand.
« Là ! J’reconnais ! On continu par là, derrière l’arbre, et y’a le cadavre du monstre.
- Le cadavre? T’es sûr qu’il est bien mort?
- J’ai pas vérifié, mais il bougeait plus, ça oui !
- ... »
Mevrinn s’équipa de sa lance réparée pour l’occasion, ou plutôt rapiécé avec des lianes et du cordage de fortune. Il avait tenu à garder la pointe de l’arme, qu’il considérait maintenant comme un porte bonheur. Slit resta bien derrière le chasseur, prouvant à nouveau son affreuse couardise aux yeux de Mevrinn. Celui-ci s’approchait de l’arbre à pas de loup, le contournant légèrement, pas à pas, jusqu’à parvenir de l’autre côté. Il prit appuie sur ses jambes, prêt à esquiver le moindre assaut, ou à bondir le premier.
Mais rien. Rien que du sang. Pas mal de sang, même. L’herbe était rougie sur un bon périmètre.
« Un monstre, hein.
- Il était là, j’le jure sur le Grand !
- Mouais. A tout les coups, t’es tombé sur un sanglier à moitié bouffé, et t’as détalé comme un lâche. Le cadavre a sûrement dû être emporté par un basilic. Ça grouille, ici.
- Mais non ! Un monstre, j’te dis. Poilu comme tout. »
Mevrinn prit le temps de réfléchir un instant. Après tout, qu’avait-il à perdre? Son titre promis était entrain de lui passer sous le nez. Mais si, par chance, même une infime chance, Slit disait la vérité…
* * *
Respiration lourde, saccadée, faible.
Un œil a peine entre-ouvert, elle tenta de se concentrer sur ses autres sens. La douleur l’assaillait de partout, le sifflement dans ses oreilles, de plus en plus sourd, l’empêchait d’entendre convenablement les voix. Les caillots de sang qui lui bouchaient les narines ne lui laissaient pas le loisir de sentir quoi que soit. Il n’y avait que le froid du sol, et ses nerfs à vifs. Elle tenta de se redresser, en silence, mais le moindre mouvement lui arrachait un gémissement de douleur qu’elle était bien incapable de réprimer. Elle laissa son crâne retomber lentement sur la pierre. Elle n’y voyait pas grand-chose, non plus. Le côté gauche de son visage, qui avait vraisemblablement encaissé un lourd choc, était si tuméfié qu’il lui était impossible d’ouvrir son deuxième œil, entravé par quelques mèches grisâtres qui semblaient avoir fusionnées avec ses blessures.
« B… -u vois des traces, aille...? ... sang? » Reprit l’une des voix, proche.
Ils ne la voyaient pas. Ils ne pouvaient pas la voir. Elle avait, sans savoir comment, réussie à se mouvoir jusqu’à un endroit à proximité, où la végétation semblait jouir d’une croissance plus folle qu’ailleurs. Cachée par les arbres et les fourrées, elle retint son souffle, et tenta à nouveau de tendre l’oreille.
« - ...f . ...ois pas grand-chose.
- Un cadavre, ça disparaît pas comme ça. Encore moins un monstre. Viens, je crois que je vois des empreintes, par là-bas. »
Elle souffla. Difficilement, et toussota pour dégager ses poumons, ce qui raviva encore plus la douleur qui lui parcourait l’échine. Les voix s’éloignaient. Ils ne la trouveraient pas. En tout cas, pas maintenant. Après avoir attendu quelque minutes, pour être sûre, elle tenta de mouvoir un doigt, puis deux. Finalement, c’est tout son bras droit qu’elle parvint à bouger. Elle se tâta le corps, puis le visage, pour évaluer les dégâts. Elle s’estima être dans un « état catastrophique », mais « pas mourante », ce qui était une plutôt bonne nouvelle. Le silence environnant la rassura quelque peu, et elle se permit de fermer à nouveau l’œil, le temps d’une petite minute.
Elle ne se réveillera que plusieurs heures plus tard, tandis que la nuit commençait lentement à recouvrir l’endroit.