Je crois que j’ai toujours adoré le train des mers. Quand j’étais môme il figurait en bonne position dans les histoires récurrentes des fascicules d’aventure que je récupérais pour les lire en douce, des histoires d’ingénieurs, de pionniers partant a l’assaut de vagues gigantesques, luttant contre des pirates et des monstres marins pour faire avancer le train envers et contre tout jusqu'à sa destination.
Et puis j’ai grandi et j’ai changé d’avis. Ce n’est pas tant le train en lui-même que ce qu’il représente.
J’apprécie la prouesse technique, j’adore cette sensation de puissance mécanique brute qui se dégage des monstrueuses locomotives qu’on met en service aujourd’hui. Mais le train représente la mort de tout ce qu’on m’a vendu gamin. Le train c’est le progrès en marche, c’est le gratte papier en train de d’effacer la mention terra incognita et les dessins de monstres sur les cartes marines, c’est les voyages ennuyeux, le billet à composter, les horaires régulier, qui prennent la place du vent dans les voiles et de l’horizon infini qu’on découvre du nid-de-pie. Le train des mers c’est la mort du pirate et la victoire du fonctionnaire.
Mais alors que je viens de débarquer sur ce ponton flottant au milieu de nulle part, que l’iceberg d’où je suis descendu a disparu dans la brume, et que je regarde les rails qui s’interrompent a quelques mètres de la plateforme, tournés vers l’horizon lointain et ce but intangible que tous les navigateurs ont un jour rêvé d’atteindre, je dois admettre que le projet à de la gueule. Et qu’il y a encore du grandiose dans l’air ici.
Ouais. Je peux comprendre que Ravrak ait tenu a protéger ce bout du monde. Quitte à saboter tout le reste en amont.
Je me détourne de la voie en travaux pour regarder de l’autre côté. La ou les deux rails parallèle s’étendent en scintillants jusqu'à disparaitre aussi loin que porte ma vue. Rien ne bouge la bas. Et pas d’horaires affichés ici. Je suppose que je vais devoir attendre un peu.
Heureusement j’ai pris de quoi becter.
Le pirate du train
Tiens je me demande si….
Me levant de l’unique banc qui orne la plateforme, je me rapproche du bord du quai et du rail. Me baissant pour tendre la main vers l’eau et saisissant le rail à la main.
Légère sensation de faiblesse. Granit marin. Pas beaucoup évidemment, comme sur le revêtement des cuirassés de la marine, les rails sont traités pour éviter de servir de gouter aux monstres marins. Mais cette faiblesse propre aux monstres et aux utilisateurs de démons me rassure. Si je la ressens encore c’est que je dois toujours avoir mon fruit…
Et pourtant.
Machinalement je tends la main devant moi pour tenter une nouvelle fois d’y faire apparaitre ce pouvoir qui pendant un temps m’a été aussi familier que respirer. Et rien. Il est clair que je suis toujours maudit, mais ça ne marche plus. Je n’arrive plus a utiliser ce pouvoir.
A cause de la glace ? D’une sale blague du Malvoulant ? En tout cas ce n’est pas bon, et si en plus je ne peux même pas me remettre à l’eau pour compenser, je me serais vraiment fait avoir…
Bon…
Laissant le rail je retourne m’asseoir sur le banc, reprenant la lecture de la pile de gazettes que j’ai emmené avec moi et qui retracent vaguement la longue année que j’ai manqué.
J’aurais dû me douter qu’un coin nommé le bout du monde serait pas la gare la plus fréquentée du réseau.
Je me demande si je me bricolerais pas une canne à pêche.
Pour attendre sans rien faire, il n’y a rien de mieux que la pêche. La pèche, c’est avant tout un concours de patience avec la bestiole la plus méfiante du monde, le poisson. On se pose, on jette la ligne, et on attend. On attend. On attend jusqu'à faire tellement partie du décor que ce qui vit sous les eaux nous oublie et se met a considérer ce petit bout de viande qui traine entre deux eaux fait partie du décor de façon tout à fait normale et que ce serait peut-être une bonne idée de lui filer un coup de croc.
Et comme on ne peut pas parler avec le poisson, la pèche, c’est d’abord une occasion de se retrouver en tête à tête avec soi-même. Un bon pécheur, c’est un type en paix avec son moi profond, capable de soutenir un long moment de solitude sans s’emmerder, simplement attentif a ce petit bout de liège qui s’agite mollement au bout de sa ligne pendant qu’il s’abime dans de profondes pensées.
C’est les potes de la 13eme qui m’ont appris ça. La pêche c’est la seule activité qu’il leur restait une fois arrivés à court de patates a éplucher. Alors c’était toujours mieux que ne rien faire, même si dans les faits ça ne semble pas évident.
Au moins, la pêche à un objectif ?
Mon haki se déploie soudain comme une déferlante explosive tout autour de la station. C’est comme un coup de tonnerre claquant soudain dans un ciel dégagé. Et quelques secondes plus tard, tout autour de mon ponton, la surface de l’eau se couvre de poissons sonnés nageant dans les vagues le ventre à l’air, et que je n’ai plus qu’a me pencher pour ramasser.
Putain… Qu’est-ce que peut détester la pêche.
Mais en attendant, ce soir, c’est grillade.
J’entends la loco avant de la voir surgir sur les rails. Pas vraiment un son d’ailleurs, plutôt une vibration qui parcourt le réseau et qui vient perturber les mouvements du ponton. Le temps de déplier une longue vue et d’aller me planter au bord de l’eau pour suivre du regard le chemin de fer jusqu'à l’horizon, et je la voit. Une petit loco d’un bel orange vif, avec un seul wagon, et qui file doucement vers moi et le terminus de la ligne.
Il était temps, j’étais en train de me demander si j’allais pas essayer de bricoler un mat et des voiles sur ce ponton et partir avec en suivant la ligne.
-Qu’est-ce que vous foutez la ?
-Ça me semble évident, j’attends le train.
-Ben voyons. Il n’y pas de trains ici, juste moi.
-Pour moi ça ressemble vachement à un train, mais je suis pas un expert.
-Ne croyez pas que je ne sais pas qui vous êtes. D’ailleurs il parait que vous êtes morts.
-J’ai l’air d’aller mieux non ?
-C’est une vraie question ou vous préférez que je vous mente pour vous faire plaisir ?
-Laissez tomber. J’ai besoin de votre train.
-Si vous voulez prendre la ligne, le tarif unique du bout du monde jusqu’au centre est à un million de Berrys. Et je fais pas de crédits aux pirates.
-Et pour 17 Berrys j’ai quoi ?
-Je peux partager mon café et mon whisky.
-Vendu, amenez ça ici qu’on discute, moi j’ai des grillades à partager.
-Mais vous avez cramé la guérite !
-Fallait laisser un barbecue et du charbon.
Autour d’un repas partagé tout le monde se détend. De mes années d’infiltration dans la piraterie j’ai gardé une solide pratique de la cuisine de base qui me sert toujours, et quand Hana rajoute de quoi boire on se retrouve au bout du monde aussi bien qu’installés à Marijoa. Et on peut se mettre a causer de façon un peu moins agressive. Hana est de retour au bout du monde pour au moins un mois, avec dans son wagon une cargaison de traverses toutes neuves qu’elle a bien l’intention d’installer en solitaire, comme d’habitude, avant de prolonger le trajet et de déplacer le bout du monde de quelques centaines de mètres un peu plus loin sur la route de tous les périls. Et elle n’a aucun intention de se compromettre en ramenant un pirate connu, même connu pour être mort, en direction de la civilisation de l’autre côté de la ligne.
Une position que je peux comprendre, ce que j’ai lu dans les dernières gazettes montre une intention assez clair du GM de taper sur les proies les plus faciles, et s’attaquer aux collaborateurs a toujours été un bon moyen de gonfler les chiffres des arrestations et exécutions. Je sais de quoi je parle, moi aussi j’ai joué à ça à l’époque.
-Laisse tomber ça marchera pas.
-Et pourquoi ça marcherait pas ? Si le train peut le faire je peux y arriver aussi. Je me mets sur un rail et hop, je marche jusqu'à la prochain station, facile pour Red.
-Tu t’y connais surement en piraterie, mais en trains des mers t’es nul. Tu crois que tu peux marcher sur les rails, mais c’est pas possible.
-Pas possible ? J’ai un super sens de l’équilibre. J’ai passé ma vie sur des bateaux, alors marcher sur un rail, aucun problème.
-Mais non, c’est pas ça.. Tu t’es jamais demandé pourquoi les bateaux rentraient jamais dans les rails ?
-Euh… C’est vrai ça…
-Parce que les rails ne flottent pas toujours en surface ! Voila pourquoi tu peux pas marcher dessus. Les rails tu vois… ils sont euh…
-Flottants ?
-Flexibles ! Ils sont flexibles, ils ondulent comme les vagues, et en temps normal, une fois qu’ils s’éloignent de la gare, hop, ils plongent et ils flottent a quelques mètres sous l’eau. Du coup, les bateaux peuvent passer au-dessus. Et quand le train arrive tu vois, il produit un genre de courant le long des rails qui les fait remonter et qui les rigidifie, et ensuite hop, ils replongent. Alors si tu essayes de marcher dessus. Plouf.
-Plouf ?
-Noyé !
-Merde.
-Non ce qu’il te faut pour prendre les rails sans passer par mon train c’est euh…
Dans le regard flou d’Hana une illumination soudaine.
-Tu viens de penser à une solution non ?
-La draisine ! Suis moi !
Emboitant le pas de la cheffe de train, je la suis jusqu’en queue de second wagon, visiblement dévolue au transport de matos, ou je l’aide à sortir de sous une bâche une série de caisses plutôt lourde qu’elle entreprend d’ouvrir, dévoilant des roues et des pièces mécaniques diverses emballés avec soin.
-La draisine !
-Ça me dit rien.
-C’est un truc qu’on utilise sur les chemins de fer terrestre, pour vérifier l’état des voies. C’est une sorte de petit charriot avec des roues adaptés aux rails et qui sert à transporter une ou deux personnes le long de la voie pour des petits trajets. Sur le train des mers c’est évidemment beaucoup trop dangereux, mais y’a quand même des fadas qui ont essayés d’en construire. J’ai récupéré celle la au musée Puffing Tom a Water Seven, ils allaient la jeter.
-Et ça avance comment ?
-Avec un système de balancier à main classique. Tu pompes, tu roules.
-Et on peut la remonter ?
-Évidemment.
-Ok, je prends.
-Attends, je t’ai pas encore dit combien ça allait te couter.
- Une draisine: