Si Arhye avait délaissé la mission de sauvetage, Gharr ne se souciait plus non plus de l'univers qui les entourait. Le colonel débitait un rapport en catastrophe et intimait aux renforts de redoubler de vitesse, mais cela n'avait aucune incidence sur les duellistes. L'horizon demeurait loin et la guerre et avait déjà séduit ses avatars. Le combat devait se terminer ici et maintenant.
Sans plus de palabres, ce corbeau blanc et le chien fantôme se ruèrent l'un sur l'autre. A présent qu'il avait dévoilé ses talents du combat à quatre sabres, Hadoc laissait les fourreaux entre les orteils d'une jambe et doigts d'une main, les autres demeurant consacrées à son équilibre ou aux cabrioles. Car il employait à présent les manoeuvres des voiles pour défier les airs et attaquer Arhye sans reposer sur sa patinoire. En plus de glisser et ralentir ses mouvements, le froid avait suffisamment engourdi ses pieds.
Le froid prenait d'ailleurs une ampleur de plus en plus pénible. S'il était déjà contraignant de bouger par temps froid, le Marine préférait de loin la forêt chaude de Shimotsuki ou le sable battu de soleil d'Alabasta. Contrairement à Tim Uzi, les températures basses lui étaient éprouvantes et l'adversaire du jour n'avait cessé de convertir en plateforme réfrigérante le pont du navire, battu par des vents polaires que générait l'albinos au moindre mouvement, à chaque souffle. C'était comme affronter une tempête de glace. Derrière ses verres, Gharr sentait ses cils givrés autour de ses yeux qui lui piquaient, ses doigts bleuis en dehors de ses mitaines et les membres tant gelés qu'il ne ressentait pas autant qu'il l'aurait dû les coupures occasionnées par les attaques du pirate, pas plus qu'il ne ressentait la protection de ses vêtements trempés et givrés à force d'exposition au polaire. Mais le pire, c'était le souffle.
Respirer par froid glacial n'était pas seulement difficile ou brûlant, c'était aussi mortel. Le corps humain n'était pas fait pour accueillir un tel courant d'air et les poumons ne pouvaient tenir longtemps si l'air ne se réchauffait pas suffisamment en pénétrant l'organisme. Hadoc était fatigué, mais se laisser à haleter revenait à se condamner à mort. Voilà pourquoi si chaque assaut était vif et violent, il profitait de chaque opportunité pour gérer son souffle et éviter l'exténuation prolongée.
La fatigue aussi se marquait chez Frost, mais d'une autre façon. La fatigue intellectuelle, à force de générer de la glace, la manipuler, bâtir le décor à son avantage. Jouer à un jeu de stratégie et de réflexion dense ne fatiguait pas le corps, mais l'esprit finissait par se relâcher et perdre en précision. Cela se traduisait par la finesse des reconstructions de glace ou le délai nécessaire à accomplir ce qui semblait instantané au début de la confrontation. Arhye était drogué au combat, comme Gharr, mais son esprit perdait en lucidité. Le Marine avait au moins l'avantage d'une très longue expérience et d'un métier qui pousse à ne pas se relâcher avant des heures, sinon des jours. Du point de vue de la fatigue mentale, c'était le jeune corbeau qui était en difficulté.
Suspendu à une corde jumelle, le maudit simula des fourreaux de glace à ses pieds pour poursuivre le duel de sabreur comme deux singes extraordinaires. Arhye était très à l'aise dans les airs et jouer des jambes pour frapper ne l'embêtait davantage. De plus, c'était pour lui une occasion d'apprendre à se servir d'une arme en assimilant peu à peu la technique du Marine. Après quelques assauts, il savait comment parer, quand esquiver et tentait même des attaques sournoises. Tandis qu'au-dessus des deux étranges bretteurs, sur une corde suspendue à quelques mètres des stalactites naissaient, grandissaient à vue d'oeil et menaçaient de tomber à tout moment en pluie perforante sur le soldat.
La première chût directement vers le crâne de Hadoc, qui ne l'avait pas remarquée. Heureusement, un drôle d'ange armé d'arme à gros calibre veilla sur lui en explosant la pointe d'un de ses Taurus. Il réserva le même sort aux suivantes, au point qu'Arhye prit ombrage de voir sa stratégie parasitée et décocha un trait de glace qui agrippa comme un main de cristal les armes de l'agent du Cipher Pol. Sans se démonter, Tim les lâcha et tira à nouveau en mimant des pistolets de ses doigts. Toutes les stalactites furent neutralisées et, quand le pirate voulut reporter son attention sur le Marine, il vit que celui-ci avait pris de la hauteur en grimpant jusqu'à la vergue supérieure, où il l'attendait.
- Ca ne changera rien !
Agacé, le pirate s'autopropulsa d'une épaisse colonne de glace jusqu'au tronc qui portait la voile. Au moins, le bois n'était pas encore couvert de glace et l'adhérence y était plus agréable aux membres inférieurs du soldat. A nouveau les deux adversaires se ruèrent l'un sur l'autre. Cette fois, le fourreau de Gharr envola après quelques échanges, avant de se faire rattraper entre ses dents pour porter une attaque surprise à la clavicule de Frost qui se fissura jusqu'à l'omoplate. Le chien en profita pour couper l'autre bras, saisir le logia par le col et le jeter sur le pont. Arhye n'eut pas le temps de se reconstituer, criblé des impacts de shigan durant sa descente pour que seul son faciès accueille le sol du navire. Sa tête de glace se brisa à l'impact. Gharr descendit le temps que le corps du pirate se reconstitue. Ce qui n'arriva jamais.
Des pans de glace, épaisse et lisse, s'érigèrent autour du commodore et de l'agent pour les enfermer dans un gros cube individuel . Enfin Arhye réapparut à quelques mètres, défiguré par l'effort à manipuler son élément et l'envie d'en finir. Avant même d'avoir repris entièrement forme humaine, il fit apparaître devant lui un sac de frappe en glace. Lorsqu'il le percuta de son poing, ce dernier s'enfonça dedans pour réapparaître dans un des terrariums où il frappa tour à tour Tim et Gharr. L'attaque était quasi impossible à bloquer, car si Arhye demeurait statique devant son sac et que ses directs se ressemblaient, ils surgissaient de n'importe quelle paroi de la prison de glace, y compris les verticales. L'albinos s'en donna à coeur joie un moment, battant les deux adversaires jusqu'à les voir fléchir et ne même plus chercher à parer les coups. Le dernier assaut, plus terrible de tous, était un poing de glace artificiellement agrandi et partant de toutes les parois à la fois. Le CP et le Marine encaissèrent, crachèrent le sang accumulé comme on jette l'éponge et espérèrent que le pirate les pensaient KO.
Profitant d'un léger moment d'accalmie, Gharr découpa d'une lame d'air un rond de glace et l'expulsa vers Arhye. Peu surpris, ce dernier le balaya d'un revers de la main sans quitter des yeux la prison du Marine. quand son champ de vision se craquela au son des impacts de Uzi qui tirait à répétition depuis le même trou qu'il s'était creusé, shigan après shigan, durant la correction. Le logia rendu aveugle un court instant, Hadoc bondit de sa prison par l'orifice créé et fit une longue glissade sur la patinoire qui liait les cubes et leur créateur. Son coup de sabre trancha les jambes d'Arhye pour lui couper tout lien physique avec la plateforme qu'il commandait. Dans un effort violent, il souleva le bloc de glace qu'était devenu l'albinos pour le jeter dans la prison autrefois sienne. Arhye n'allait pas mettre longtemps à s'en échapper, c'est pourquoi Uzi, tout juste échappé lui aussi, donna une ruade puissante pour éjecter le glaçon qui trébucha sur le bastingage et passa par-dessus bord.
La méfiance habitait les deux employés du Gouvernement. Arhye pouvait être dans le cube qui venait de plonger, comme dans la glace du pont. A leur grand soulagement, ils virent le maudit s'extraire du cube sous forme de bloc mal tracé, quasi bestial et dirigé droit vers le navire afin de les rejoindre. Les deux hommes sautèrent sur le haut de la rambarde et entamèrent, à leur tour, un déluge d'attaques. Hadoc fit pleuvoir les lames d'air de tous ses fourreaux, Uzi des balles d'air de tous ses doigts. La glace tranchée et brisée par les tirs ne cessait de se recroqueviller et chercher des ramifications par lesquelles rejoindre le pont. Frost était alors une créature difforme, immense et mutante, probablement prise par la colère d'être privé de son combat et la crainte de se faire engloutir par les eaux. Sans plus rien de semblable à ce qui aurait pu s'apparenter à un être humain, le golem de glace perdit ses protubérances, ses courbes déchiquetées et ses appendices anarchiques. Jusqu'à ce que plus rien ne se régénère et que les blocs de glace, soudain éteints de cette volonté propre, s'effondrent dans un boucan d'enfer pour ne plus donner place qu'à un cimetière de petits blocs flottants et dérivant. Puis, le silence total.
Un temps incertain s'écoula, l'agent et le soldat n'osant croire que c'était terminé. Il fixèrent l'océan à grumeaux comme si le diable allait en ressurgir, guettant d'eux le premier instant de relâchement pour les attraper. Pourtant, Frost ne réapparaissait pas.
Je serais étonné qu'il se soit noyé.
Peu importe, c'est fini. Soupira Gharr en rejoignant le pont pour y provoquer la glace, inerte, de ses coups de talon.
Agent Uzi, avez-vous pu mener votre interrogatoire ?
Toujours perché, Tim acquiesça sans quitter les blocs des yeux.
J'ai terminé ma mission.
Beau travail. Colonel, je vous laisse procéder à l'arrestation des révolutionnaires en attendant les renforts. Que les membres d'équipage dégivrent ce navire d'ici là. Nous sommes en excédent de poids et avons encore de la route. Le rapport portera Monsieur Frost disparu, sans ôter sa prime.
Ces blocs ne dérivent pas de façon indépendante.
Le ton monocorde de Tim appuyait quelque chose d'aussi sinistre que sa constatation. Si les blocs tenaient ensemble, cela voulait dire que les deux employés du Gouvernement n'avaient vu que la partie cachée de l'iceberg. Il réagirent vite, mais le monstre de glace était déjà là.
Des pointes de lance percèrent les deux pieds de Gharr qui poussa un hurlement de surprise et d'une douleur abyssale, sans plus pouvoir contenir son souffle. Déséquilibré par les odieux pieux qui lui fendaient les os, il prit appuis sur une main pour ne pas tomber et s'arracher le reste des extrémités. Une nouvelle pointe lui perça la paume pour définitivement l'immobiliser dans cette position humiliante; autant qu'ils avait pu humilier Arhye en le brisant à plusieurs reprises. Mais le corps du Marine, lui, ne se reconstituait pas.
Tim réagit aussitôt. Hélas, la silhouette brillante et sans aucune opacité apparut devant lui, lui saisit la gorge et le plaqua au sol, avant que la patinoire tire des langues glacées pour lui agripper les poignets et qu'une gueule garnie de dents acérées se referme comme une couverture de livre sur le dernier chapitre de sa propre histoire. Seul le tekkai, blindage du corps mis au point par les membres du Cipher Pol, permit au corps de l'agent de résister aux dents qui continuaient de pousser pour l'empaler de toutes parts. Il n'était pas sauvé pour autant, car s'il bougeait pour se dégager ou tentait toute autre action de mouvement, le tekkai faiblirait et le sarcophage se refermerait définitivement sur lui. Arhye était enfin tranquille.
Sans hâte, il glissa jusque devant Gharr, toujours cloué au sol, et reprit sereinement teintes et matières. Le visage du pirate était grave, toujours courroucée, mais la bête avait eu assez de sang en sacrifice pour s'apaiser un instant.
- Il s'en est fallu de peu.
Ce fut à cet instant que l'albinos vit à quel point le Marine était consumé. Il ne luttait plus contrer le froid et n'avait plus aucune superbe. C'était un homme grelotant, inapte à se dégager des pointes. Et quand bien même l'aurait-il pu, à quoi cela aurait bien pu servir ? Il lui fallait toutes ses capacités physiques pour tenir tête au pirate. Ce paramètre était définitivement compromis. Même sa voix, chaude et ample, sortait en filet fragile duquel il fallait approcher pour en saisir distinctement chaque syllabe. En cet instant, Gharr riait, sans conviction, comme un animal piégé et qui admettait sa situation d'une pointe d'ironie.
Je m'étais demandé comment vous aviez pu recouvrir de glace notre coque à distance. Vous vous servez de liens de glace que vous tissez sous l'eau. Je n'imaginais pas les logias capables de ça.
Arhye, plus calme, admit, d'un sourire complice et un peu désolé.
- C'est très difficile de travailler l'eau de mer, mais pouvoir la geler est assez pratique.
Gharr tourna la tête pour vérifier que Uzi tenait bon. L'idée de négocier sa libération en échange des prisonniers était venue un instant, pour repartir aussitôt. Le Cipher Pol, la Marine, tous interdisaient ce genre d'initiative. La mission demeurait. Gharr cassa la pointe qui lui perçait la main, la tint fermement de son dernier membre valide et poinçonna la poitrine d'Arhye qui eut un léger mouvement de recul, avant de voir que l'arme improvisée servait davantage à se maintenir droit qu'à chercher à le tuer.
Vous savez, j'ai souvent entendu que les maudits étaient appelés ainsi à cause de leur incapacité à flotter. A dire vrai, je n'y ai jamais vraiment cru.
Hadoc raffermit sa prise et se redressa suffisamment pour enfin pouvoir regarder Arhye dans les yeux. Ce qu'il allait lui transmettre le méritait.
Après tout, combien de personnes, en ce monde, ambitionnent de quitter leur terre natale ? Combien vivent sur la mer et combien sont incapables de recourir à leur fruit pour se sauver de la noyade ? Et de toute façon, combien de gens sans fruits du démon ont appris à nager ? Parmi ceux qui ont appris, combien pourraient nager jusqu'à leur survie sur un océan vaste et tourmenté ? Un handicap qui ne condamne qu'une petite minorité, est-ce qu'on peut toujours le qualifier de malédiction ? Pour moi, c'est autre chose.
Arhye ne trouva rien à contester et sa curiosité était piquée. Il écouta, comme les dernières paroles d'un mourant.
Vous allez vivre avec ce pouvoir, Monsieur Frost. Un pouvoir que peu de gens acquièrent et que bien moins encore comprennent. Vous ne ressentirez plus le froid, plus la douleur. Jusqu'à l'oublier. Jusqu'à oublier ce que veut dire être un être humain. Tôt ou tard, le fruit sera votre atout à tout faire. Vous l'utiliserez avec abus, y compris pour des situations où vous vous en seriez passé. Mais voilà, vous l'aurez accepté et complètement intégré à votre attitude. Vous vous prendrez pour un homme-glace, un métahumain qui est plus proche du monstre mythique ou d'un dieu que de cet être si faible que vous croiserez partout et qui vous craindra.
Vous perdrez votre humanité pour coller à ce que le monde projette sur vous. Jusqu'à ce que, un jour, vous croisiez quelqu'un. Ce quelqu'un, auquel vous aviez cessé de croire. Ce quelqu'un qui vous rappellera que, en dépit de toute cette débauche de puissance, vous n'avez jamais cessé d'être humain.
Le pirate imagina un peu ce jour où le rappel à la réalité se ferait. Il n'était pas encore plongé dans la perte du réel, son fruit étant consommé depuis peu. Mais le soldat avait sans doute raison: le pouvoir allait être un paramètre à garder à l'oeil. Un goût désagréable de métal lui vint en bouche. Il pensa que c'était une impression d'inconfort psychologique, mais la sensation s'accentua jusqu'à lui baigner langue et papilles d'un liquide désagréable. Devait-il vomir ? Ne comprenant pas d'où venait cette sensation dérangeante, il cracha par instinct ce qui lui parfumait horriblement la bouche. C'est là qu'il le vit, ce sang. Son sang. Son regard se reporta sur le bas de son corps. La pique que tenait toujours Hadoc était baignée d'un rouge sombre qui puisait sa source dans les doigts du Marine. Et la douleur vint aussitôt.
Frost repoussa Hadoc comme le pire des serpents et constata que la pique perdait enfin sa teinte cramoisie. Il put enfin assimiler la glace qui lui perforait le corps et la blessure vive lui fit sentir ses côtes broyées, ses chairs déchirées et le sang, la vie, dégueulée de ses côtes dont il pouvait jurer qu'une lance s'enfonçait et se baladait toujours dans ses tissus. Arhye hurla, contre lui, contre le monde entier. Ce mal vif, sans mots pour le décrire, s'accentua quand son corps vibra sans pouvoir s'adapter à ce trou suintant d'une vie à laquelle tout être tenait. Jusqu'à ce que plus aucun cri ne puisse sortir, paralysé comme le corps entier par la souffrance. Dans son état, il pouvait à peine entendre la dernière phrase du chien qui terminait le présage de la malédiction.
...ce jour-là, vous vous rappellerez la douleur, vous ressentirez le froid, la terreur, l'impuissance. Il n'y aura pas plus humain que vous.
Une déflagration de glace balaya la moitié du pont, sans que personne ne sache si c'était Arhye ou le vent pétrifié qui criait. Le métal du bastingage gela, le bois se figea jusqu'à l'étage inférieur, les cordes cessèrent tout mouvement, la voile devint aussi cassante que le cristal. Les couleurs perdirent leur vivacité. L'équipage lui-même dut fuir ou finir gelé sur place. Gharr reposa sa main ensanglantée et laissa la vague de froid le dévorer. Il perdit conscience, figé dans un tombeau qui ne cessait de s'épaissir. La gueule qui emprisonnait Uzi fut elle-même gelée par la bombe polaire et désamorcée, pour lui permettre de s'en extraire depuis que les dents étaient rongées par le tartre polaire. Son talent de résistance au gel fit de lui le seul être apte à se mouvoir, se relever et faire face au pirate. Arhye avait littéralement congelé toute matière et être vivant des environs, y compris la mer qui suspendait sa danse et l'air qui dessinait d'immenses pétales de glace. Il pouvait répandre et contrôler la glace à volonté, jusqu'à en refaçonner son corps. Mais jamais il ne put refermer la plaie.