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Le monde de demain

"Boulet en vue, quatorze heures ! Plus gros que la normale !"

Un fronçage de sourcils. Une main passée sur le visage. Un soupir. Un fessier qui quitte la partie supérieure d'un tonneau. Des pieds qui s'éloignent de la coque du bateau et qui progressent dans le vide en repoussant l'air lui-même. Une jambe qui prend son élan avant d'être jetée vers l'avant, scindant la menace en deux par une nouvelle utilisation de la pression aérienne. Une explosion en hauteur. Un navire intact.


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"On peut savoir à quoi tu joues, triple buse ?"

Surpris par le ton désagréable de son supérieur, le jeune artilleur se retourna lassement et attendit davantage d'explications pour comprendre l'origine de ce sermon. Sermon que l'autre reprit de plus belle.

"C'est le grand jour, sombre abruti ! Mademoiselle K'Davra est à bord, elle vient pour l'évènement qu'elle essaie d'organiser depuis un an !"

Le technicien écarquilla les yeux et se retourna vers son poste, comprenant l'erreur qu'il venait de commettre. Il tenta de se justifier.

"Oh c'est pas vrai, désolé ! C'est que... ça faisait longtemps qu'un bateau de la Marine était pas apparu par ici. J'ai perdu l'habitude de réfléchir avant de tirer... Pardon."

L'opérateur en chef prit une grande inspiration en constatant qu'il n'y avait aucun dégât. Il leva la tête vers les retransmissions que les Projecto Den Den leur permettaient d'avoir et pencha la tête en apercevant le casting présent sur l'embarcation.

"Écoute, une bonne image de l'île tout ça j'aime bien l'idée, mais c'est aussi et surtout que tant qu'ils seront captivés par cet ange du ciel, ils nous laisseront faire nos affaires tranquillement. Est-ce que ce gars vient de couper l'un de nos boulets lourds en deux ?"

L'autre acquiesça.

"Ouais. Lui et l'autre type bizarre sont des agents du Gouvernement, ça saute aux yeux."

Le supérieur se mordit la lèvre inférieure.

"Il m'a tout l'air de venir de chez nous, en plus. Comment il s'est retrouvé dans ce secteur ? Et c'est vraiment cette chiffe molle aux cheveux ringards qui est en charge du navire ? Putain, je comprends rien."


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L'officier James Heed éternua, comme invoqué par la mention de son nom quelque part. Il jeta un œil nonchalant aux alentours, sans succès puisque l'île n'était pas encore à proximité, puis passa la main dans sa chevelure blonde débraillée et reprit ses responsabilités en tenant de nouveau le gouvernail correctement.
Derrière lui, une silhouette gracieuse et tonique se leva, dévoilant un visage fier et maternel appartenant pourtant à une très jeune femme. Celle-ci hasarda une question triviale pour briser le calme qui était revenu depuis l'incident du boulet de canon.

"Vous naviguez vous-même, Commodore ? Ce ne sont pas vos hommes qui s'en occupent ?"

Cette très jeune femme, c'était Ava K'Davra. L'une des rares réussites du village d'Alegria, accomplie et rayonnante en tout point, et accessoirement l'une des voix les plus plébiscitées des populations faibles. Sa beauté mature et son aura inspirante avait le don de motiver les plus faibles et d'intéresser grandement les plus forts. Une aubaine pour le Gouvernement Mondial donc, qui s'était empressé de lui envoyer deux agents pour lui permettre de mener à bien sa conférence-débat "Marine et peuples précaires : Où allons-nous" avec le Commodore sans difficultés. Sentant le souffle marin caresser la pilosité mal entretenue de son torse, le gradé ferma les yeux un instant et répondit à son interlocutrice.

"Je leur ai demandé de me laisser profiter de ce... vent de liberté, si j'ose dire. M'en voulez pas si je suis pas prompt à la discussion, là maintenant. C'est juste que ça faisait si longtemps..."

Réalisant qu'il commettait une erreur de débutant, il rouvrit les yeux brusquement et revira l'embarcation qui s'apprêtait à percuter un rocher marin particulièrement escarpé. Il ne faisait aucun doute que l'île n'était plus très loin.
L'un des deux missionnaires du Cipher Pol souffla alors qu'il découvrait que l'officier qui lui avait été donné à surveiller n'était pas le couvert le plus aiguisé du tiroir. Hormis plusieurs attributs classiques de l'employé des services secrets, il comptait plusieurs particularités qui le différenciaient du sbire lambda - que ce soit le chapeau blanc à bandeau noir, une addiction supposée à la cigarette ou une attitude plus décontractée que la normale, contrebalançant ainsi avec une forme de bonhomie stylisée l'aspect dandy évoqué par l'uniforme traditionnel. Plus costaud que son acolyte, il ne le dépassait cependant pas tout-à-fait en taille. Juste assez, en tout cas, pour pouvoir se tourner vers lui et revenir sur ce qui s'était déroulé il y a quelques minutes de cela.

"Très beau Rankyaku tout-à-l'heure. Peut-être même dans mon top quatre personnel."

L'autre acquiesça, le regard dans le vide et l'air pensif. Il avait effectivement dans son apparence cet équilibre curieux entre l'ostentation humble de ses origines miséreuses et la loyauté à son pôle. Des pieds à la tête, les stylistes que quelques coordinateurs avaient convoqué pour lui dés son retour d'une mission sous couverture de plusieurs mois avaient travaillé pour pousser son identité esthétique au plus loin possible. Gants et pantalon en velours, chaussures en cuir noir, chemise élégante retournée de sorte à laisser apparaître sa peau remplie d'une multitude de motifs encrés, barbe noire taillée avec précision et dreadlocks traditionnelles Alegrianes déteignant vers le rose vif. Comme une cerise sur le gâteau, quelques petits accessoires en argent renvoyaient à ses boucles d'oreilles pendantes représentant le symbole du Gouvernement Mondial.
Malgré un style peu orthodoxe, même comparé aux agents les plus excentriques, il s'efforçait visiblement de laisser transparaître une forme de droiture dans sa démarche, que ce soit dans le regard solennel qu'il posait sur ce qui l'intéressait ou sur la non-cambrure de son dos, qu'il se refusait à courber d'un centimètre. Quelques micro-habitudes gestuelles involontairement désinvoltes le ramenaient cependant à son enfance, et bien qu'il avait directement accepté cette mission lorsqu'elle lui avait été proposée, il n'était pas aidé par son retour sur cette île particulière. Il se contenta de répondre à son collègue le plus courtoisement possible.

"Je te remercie, mais j'ai encore... beaucoup de progrès à faire. Dans beaucoup de domaines."

Et pour preuve : il était certes en mesure de maîtriser les Six styles, mais contrairement à la majorité des agents dont c'était le cas, il n'était toujours pas parvenu à s'échapper de la catégorie trois. Même s'il ne s'agissait que d'un grade interne et qu'il ne s'attendait pas spécialement à être promu en moins de deux ans d'activité, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il n'était pas encore aussi compétent qu'il le devrait. L'autre laissa s'échapper une bouffée de nicotine de sa bouche et le corrigea d'un reproche légitime.

"Tsss, j'vois pas bien pourquoi tu t'inquiètes. Tu veux pas juste accepter d'être fort ? Juste parce que t'es pas Mint Figura veut pas dire que t'es une merde."

Le tatoué se tourna vers son collaborateur et le regarda dans les yeux, acquiesçant son compliment en guise de remerciement.

"Je n'ai rien à t'envier sur cette mission. Nous travaillons à niveau égal."

L'autre s'éclaircit la gorge, ayant apparemment avalé une flopée de fumée qui n'était pas passée, et se contenta de répondre dans la foulée.

"Pas faux."

Comme lassée par un Commodore qui, humainement parlant, ne l'intéressait pas tant que ça et par l'attente, qui n'allait pourtant plus être longue, jusqu'à l'arrivée à Rokade, la militante se tourna d'un air déterminé et leva la voix, bien que son annonce concernait le second agent plus qu'autre chose.

"J'ai besoin d'un peu de calme, je descends dans la réserve. Vous m'y trouverez si besoin."

Alors qu'elle faisait mine de se diriger vers l'escalier sans attendre personne, l'Alegrian à costume usa d'une courte vitesse invisible à l'œil nu pour apparaître derrière elle et fermer la marche. Elle tourna légèrement la tête et lui sourit d'un air complice.

"Agent Uzielgin, quelle surprise de vous voir ici."

Sans véritablement rebondir sur cette remarque, l'homme au torse découvert se gratta la nuque et répondit de manière concrète.

"Ma mission a démarré dés l'instant où j'ai embarqué ici. Et mes ordres sont d'être ton garde du corps, indépendamment des circonstances."

La jeune femme roula des yeux et, une fois avoir trouvé un abri sous l'escalier en bois, invita le sniper à s'asseoir sur le rebord en face du sien. Les deux nettoyèrent d'un coup de main leurs parcelles de bois avant de s'y installer.

"Même si je dois aller aux WC ?"

Le tatoué hocha calmement la tête, tentant une plaisanterie sans pour autant parvenir à perdre son air sérieux.

"Surtout. Tu serais surprise du nombre de tentatives d'assassinats qui se passent au WC. D'ailleurs, est-ce que tu as des ennemis particuliers ? Des gens qui pourraient t'en vouloir ? On vient de se faire viser par un boulet de canon géant, tu sais."

Elle souffla tendrement du nez avant de l'apaiser et de lui expliquer la situation.

"Je pense que c'est surtout l'insigne "Marine" écrite en grosses lettres, et la présence de James Heed, et toi et ton nouvel ami de Marie-Joie avec vos costumes du Cipher Pol. L'île a été réaménagée par un pirate très puissant pendant ton absence, et il l'a fortifiée et équipée comme il l'a pu. Je n'ai jamais su ce qu'il devenait, par contre."

L'agent sortit du holster rattaché à sa poche droite un encrier miniature, et commença à se tatouer un minuscule dessin abstrait au-dessus de son sourcil gauche. Ava soupira.

"Ta mission c'est une chose, et c'est bien que ça te tienne à cœur comme ça, mais... Je n'ai pas vraiment besoin d'être protégée. Aucun Rokadien n'osera me faire de mal. Je suis probablement la raison pour laquelle ils n'ont tiré qu'un boulet sur nous, et pas cinquante. Je suis aussi la seule raison pour laquelle cette embarcation va pouvoir mouiller au port de Rokade, et en repartir en un seul morceau."

Le tatoué désigna l'extérieur du navire d'un léger coup de tête dans le vide.

"Et concernant le Commodore ?"

Elle ferma les yeux et prit une grande inspiration.

"Oh si, par pitié, protégez-moi au moins de lui. Il n'est pas méchant et a l'air de faire plutôt bien son travail, mais il est resté sur les mers de West Blue pendant un moment. On dirait qu'il a du mal à se reconnecter à la réalité, je ne sais même pas à quand remonte la dernière fois qu'il a vu une femme."

Uzi réfléchit, comme toujours, hormis qu'il y avait eu beaucoup plus de choses préoccupantes qui envahissaient son esprit ces derniers temps. Lui aussi, après avoir vécu au milieu de nomades et tué sans compter sous une fausse identité pendant quelques mois, n'avait pas encore entièrement rétabli sa connexion au vrai monde.
Plus grave encore, l'image de son père assassiné par cet inconnu ne cessait de le hanter. Cette prédiction allait-elle vraiment se réaliser ? Son père était un être humain, il était évident qu'il allait donc quitter cette Terre un jour où l'autre. Mais dans quelles circonstances, et pour quelle raison ? Et avant même tout ça, qui était l'autre homme ? Il s'agissait clairement d'un Alegrian, mais le tatoué ne l'avait jamais vu, ni même aperçu au coin d'une ruelle. Depuis cette vision, l'agent s'était promis d'accepter la prochaine mission qu'on lui proposerait sur Rokade, ce qu'il avait fait. Mais il savait très bien qu'il n'allait pas se rendre dans son village natal cette fois.

Parce qu'il avait peur. Sa gorge se nouait et respirer ne lui était pas aussi évident et mécanique que d'habitude. Ces sensations, il ne les avait pas connues avant. Mais il lui semblait évident que cette émotion se présentait aujourd'hui à lui. L'angoisse de l'inconnu, de savoir quoi mais pas pourquoi, ni où, ni quand, ni comment. Et paradoxalement, il n'avait pas envie de le savoir. Voilà pourquoi il n'allait pas à Alegria aujourd'hui. Voilà pourquoi il allait simplement protéger Ava, et rentrer aussi vite qu'il était reparti.
Un cri du Commodore leur signalant qu'ils arrivaient à terme de leur périple rappela le sniper à l'ordre. Il reprit sa conversation avec la diplomate.

"Compréhensible. Et puis, tu es vraiment devenue jolie en grandissant. C'est assez injuste pour lui de tomber sur toi d'emblée."

L'activiste rit simplement et se contenta de lui taper l'épaule d'un air mesquin.

"Arrête de dire n'importe quoi, va. C'est vrai que toi aussi, tu as... pris du niveau en terme de style. Et tu sembles plus sûr de toi. Ça fait du bien de te voir comme ça, un peu plus épanoui. Tu ne sortais pas beaucoup de chez ton père, à l'époque. Et quand tu le faisais, c'était pour un jogging intensif. Je n'ai plus jamais revu quelqu'un courir aussi vite."

Elle se contenta d'un rictus en le regardant de haut en bas, constatant encore avec peine que Timmerson Uzielgin travaillait maintenant au Cipher Pol. N'osant pas lui avouer que les tailleurs avaient fait le gros du travail, il baissa les yeux, gêné.

"Oui, j'ai plus ou moins arrêté de courir. J'ai pris un peu de muscle, par contre. Il s'est passé beaucoup de choses en un an et demi..."

Elle reprit son voyage merveilleux dans les contrées magnifiquement lugubres d'Alegria telles qu'elles étaient dans ses souvenirs.

"Tu passais quand même un petit moment avec les autres garçons du village, de temps en temps, mais... même quand tu étais là, tu n'étais pas là. C'est vrai que j'étais encore un peu plus jeune que vous, ceci dit. Mais même si on n'était pas vraiment de la même génération, je me souviendrais toute ma vie que ta tête était celle d'un rêveur, de quelqu'un qui voulait être ailleurs. Comme nous tous, tu me diras. Mais toi plus que nous."

S'il pouvait sourire, il l'aurait fait à ce moment-là. Mais à défaut, le sourire fut mental. Il évoqua à son tour quelques rapides piqûres de rappel.

"Toi aussi, tu avais ta petite réputation. Les adultes buvaient tes paroles. Tu étais devenue une sorte de vieux sage du village, mais version petite fille. Mon père ne t'aimait pas beaucoup, d'ailleurs. Avec du recul, je me demande s'il n'était pas juste jaloux de ta mère. Ce n'est pas comme s'il avait eu la chance d'avoir un fils aussi... satisfaisant, en tant que parent."

Elle lui posa la main sur le bras, d'une manière qui se voulait compatissante.

"Ne dis pas ça. Regarde-toi maintenant ! D'ailleurs, ton ami et mon partenaire de conférence nous attendent. Viens."

Les deux Alegrians se levèrent avec entrain et se dirigèrent vers le sol de Rokade en compagnie de leurs collègues respectifs. Alors que les habitants, en plein conflit interne, hésitaient à agresser les trois dépositaires de l'autorité qui accompagnaient leur héroïne, le gradé tenta une interrogation banale pour couvrir l'atmosphère pesante qui les entourait.

"Comment était le trajet, messieurs-dames ? Vous avez fait bon voyage ?"

L'agent au chapeau blanc souffla du nez et répondit rapidement, sans s'éterniser sur une conversation qui allait certainement l'ennuyer - ce qui ne l'empêcha pas de soulever un point qu'il voulait éclaircir.

"Bah, pas compliqué pour moi. Depuis Marie-Joie, tu vas partout. Même si c'est pour péter à West Blue et se retrouver sur South Blue en suivant, ça n'avait aucun sens."

La militante se hâta de lui expliquer pourquoi ils avaient fait ce détour.

"C'est moi, agent Lewis. J'étais en séminaire à Las Camp, et le Commodore Heed ci-présent a généreusement proposé de me transporter."

L'officier leva lascivement la main, l'air de dire qu'il n'y avait pas de quoi, et laissa traîner un silence pour faire comprendre à l'homme à la peau brûlante qu'il attendait aussi une réponse de sa part. Celui-ci avala sa salive et rattrapa son retard, l'air désolé.

"Hm, je... suis basé au QG de South Blue, avec le G-4. Et je suis aussi originaire de Rokade, donc j'ai l'habitude de faire des allers-retours assez régulièrement, y compris... ici."

Un mensonge pour une vérité. C'est bien Uzi, tu progresses.

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Sacrée arrivée, hein?

Je vais pas te mentir, je suis pas spécialement jouasse d’être là. D’habitude, mon boulot, c’est de passer inaperçu, et de pas foutre grand-chose, à part regarder et surveiller. Là, bizarrement, on me demande de pas me cacher, même l’inverse, et donner bonne impression, tout en foutant une raclée à quiconque essayerait de perturber la petite conférence que mes nouveaux potes chapeautent. Mais bon, tu me connais, je suis un grand professionnel, alors je vais faire de mon mieux. Premier objectif, me faire passer pour un grand taiseux absorbé par son boulot, pour éviter un maximum qu’on vienne trop me faire la discussion. Jusqu’ici, je pense avoir réussi un minimum. J’fais quand même connaissance avec mon copain du jour, parce que si les choses tournent mal, je serai bien content s’il couvre mes arrières. Surtout que moi, le rokushiki, je maîtrise pas. A part une bonne tarte dans la gueule, je fais pas grand-chose. Je me demande d’ailleurs pourquoi c’est moi qu’on colle à ce commodore.

M’enfin bon, pas le temps de trop réfléchir, nous voilà arrivé, et mon boulot commence vraiment maintenant. Second objectif : en plus d’avoir l’air d’un taiseux, faut que je fasse un peu peur, tout en ayant l’air cool. Je fronce les sourcils, je toise tout ceux que je croise du regard. Sans la miss qu’on accompagne, mon petit doigt me dit qu’on serait déjà six pieds sous terre. Surtout moi et mon commodore, en fait. La miss, elle pourrait se balader toute seule pénard que tout ce qu’elle risquerait, ce serait des ovations. Et mon copain des bureaux, il se fond plutôt pas mal dans le décor. Si il doit se passer quelque chose, c’est évidemment pour ma poire.

On grimpe des marches de pierres qui n’en finissent plus, plus ou moins bien taillées dans la roche. Je sens bien que les types armées qui surveillent l’endroit ont a la gâchette facile. Je remets mon chapeau en place, qui essaye de se barrer avec le vent, sans y prêter plus d’attention. La plupart veulent juste jouer aux durs, mais y’a rien derrière. A Marijoie, on en voit la blinde, des comme ça. Ava ouvre la marche, c’est mieux comme ça. Moi, je la ferme. La marche, comme ma gueule. Le commodore offre un large sourire à tout ceux qu’il croise, comme si il tentait de les charmer. Mon vieux, si tu savais… On arrive finalement en haut, la vue des premiers bâtiments s’offre à nous. Un vieux gars salue gaiement la jeune femme qu’on accompagne, avant de nous offrir le regard le plus noir que j’ai jamais vu. Pour rigoler, je lui adresse un large sourire qui sonne bien faux. Il rentre dans sa cabane en claquant la porte. Ça continue comme ça tout le long de l’allée qu’on remonte. Je me sens comme dans un escargofilm de cow-boy. Et plus on s’enfonce sur cette île de mort, plus le risque est grand. Seul point positif, on devrait vite arriver à l’endroit qui servira aux deux zozos de faire leur petit débat, et d’après ce que j’ai compris, ça devrait commencer le plus tôt possible. Seulement voilà, les conférences, je connais; ça va durer des plombes, va y avoir un petit buffet pour mettre les gens à l’aise et les pousser à écouter, puis les discussions interminables entre les grands noms de l’endroit… Je sens que ça va être un calvaire. Et évidemment pas moyen de boire un coup en service, ce serait complètement con. Alors à la place, je me rallume une clope.

Tandis qu’on se rapproche d’un grand hall un peu plus classe que la moyenne locale, K’davra sert des mains, tends des grands sourires, lance des salutations à des types qu’elle reconnaît. Elle sait y faire, la miss.

Rokade, c’est censé être une terre sans foi ni loi. Je suppose que c’est vrai, sauf qu’on doit représenter un ennemi qu’ils détestent suffisamment pour que ces types mettent leurs querelles de côté, parce que ce que j’ai devant moi, ça ressemble pas mal à une garde plutôt vénère. Ils ont pas d’uniforme, mais ils ont des armes, l’air sévère qui va bien, et ils sont postés un peu partout. Certains sur les toits, fumant d’une main, tenant leur pistolets ou leur coutelas aiguisé de l’autre. Plusieurs sont rassemblés devant l’entrée du bâtiment, s’arrêtant de discuter quand on arrive à leur hauteur. Les lourdes portes en bois du hall censé nous accueillir sont déjà entrouvertes. Le bâtiment ressemble vaguement à une coque renversée, ça reste dans le ton. L’intérieur, je suis mitigé. Tout fait faussement propre. Tu vois un peu ce que je veux dire ? C’est organisé, préparé, avec des grandes tablées, des chaises bien droites qui forment des gradins, avec en face une sorte de scène en bois. C’est bien fait, mais c’est pas censé l’être, ça ressemble pas aux gens d’ici. Tout ça sonne faux. Ou forcé. Même les types déjà présents à l’intérieur s’efforcent d’avoir l’air le plus civilisé et poli possible. Ça semble devenir plus facile pour eux quand la jeune femme qu’on accompagne fait savoir sa présence, mais je le sens toujours pas. Ils me jettent tous des regards pas sympa du tout les corniauds, mais bon ça, on va dire que j’ai l’habitude. On passe devant le buffet, ça sert des mains, ça prend des nouvelles, et pendant ce temps là, moi, je dois me retenir de pas me jeter sur les casses-gueules et la bière, ça le ferait pas trop. Au lieu de ça, je jette un coup d’œil aux recoins, au plafond, bref, à tout endroits bien pratique en cas d’embrouilles. Mon collègue tatoué semble faire de même, ça me rassure : en plus d’assurer en rokushiki, il est pro.

D’autres personnes rentrent dans le hall, et prennent place dans les gradins de fortune, ou restent un peu à l’écart, comme pour faire savoir qu’ils sont pas super jouasses. Les portes vont pas tarder à se refermer, ça va commencer. J’espère que ça va pas trop durer, cette histoire.
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Le tatoué ne put s'empêcher de remarquer qu'il ne reconnaissait que très peu Rokade dans cet endroit, comme si un tour de magie l'avait télétransporté hors du rocher géant dés l'instant où ils avaient passé la porte d'entrée. Un tour de magie un peu trop réussi à son goût. Pourtant, il ne parvenait pas plus que son collègue, manifestement, à repérer les signes d'une quelconque embuscade ou même à notifier la présence d'une menace sortant de celle du Rokadien armé ordinaire. Or, il n'était définitivement pas rassuré par la tournure qu'allait potentiellement prendre cette mission.
Cherchant une ombre de réconfort dans le regard de quelqu'un, il se tourna vers sa camarade Alegriane qui, occupée avec un homme semi-voyou semi-classieux qui était probablement le propriétaire de la salle, semblait manifestement vouloir remettre en question les traditions de son île natale.

"Kingsley, qu'est-ce que c'est que ça ? Je pensais avoir demandé à ce qu'on interdise l'entrée aux personnes armées ?"

L'individu haussa des épaules d'un air désolé.

"Vous savez aussi bien que moi où on est, mad'moiselle K'Davra. On se serait retrouvés avec une salle complètement vide. Et vu depuis combien de temps on essaie d'organiser ct'évènement, on peut pas se le permettre."

La militante souffla, exaspérée par une situation qu'elle ne contrôlait plus à cent pour cent, et signala d'un clin d'œil et d'un sourire radieux à Uzi que tout allait bien se passer. Le sniper se contenta d'acquiescer silencieusement, avant de la laisser s'installer sur l'un des deux tabourets disposés de biais prévus pour la conférence. D'un air détendu et comme si ni le temps qui passait ni le public constitué d'hors-la-loi armés ne lui faisaient plus aucun effet, son invité de la Marine fit de même pour se retrouver à trois quarts en face de la jeune femme. Il fit du mieux pour contrôler son regard traduisant sa réceptivité aux charmes passifs d'Ava, mais ce ne fut pas assez pour s'en cacher aux yeux de l'homme à la peau brûlante, qui épiait presque mécaniquement tous les faits et gestes pouvant viser de près ou de loin celle qu'il avait été donnée à protéger. L'agent Lewis, posté vers le coin gauche de la scène en bois de manière opposée à son comparse, semblait tout aussi exaspéré que lui.
L'activiste pacifiste invita d'un signe de tête Kingsley à ordonner la fermeture de la porte principale. Le semi-vaurien s'exécuta et, après l'avoir entendu frapper deux fois dans ses mains et se mettre en retrait, un mastard à la peau foncée la poussa d'un coup sec jusqu'à son enclenchement. Encore une fois, tout ne fonctionnait que trop bien, ce qui laissait perplexe l'ex-armurier ; lui qui avait le souvenir d'une Rokade où le moindre mécanisme de porte s'interdisait de se plier à sa fonction première. La venue d'un pirate pouvait-elle réellement modifier autant les moyens dont une île disposait ?
La lumière s'éteint soudain pour laisser place à quatre uniques lumino-dials, dont deux finissaient par confondre leur rayon au-dessus de chacun des deux acteurs de l'évènement. L'agent au chapeau blanc grommela, contrarié de ne pas avoir été prévenu que le débat se tiendrait dans une telle obscurité. Bien qu'il ne pipât mot, l'ancien artilleur partageait entièrement cette insatisfaction, tentant d'adapter ses pupilles et de profiter du maigre taux de luminosité qu'il lui restait pour pouvoir distinguer le mieux possible les formes et couleurs qui se présentaient à lui pendant qu'il surveillait le public. Il y cherchait peut-être même son géniteur, d'ailleurs, mais il s'est vite avéré que le père Uzielgin n'était pas dans le coin.

Sans montrer une once d'hésitation, la demoiselle d'Alegria se tourna vers l'assemblée de brutes présente devant elle et ouvrit la conférence.

"Bonjour à tous. Je pense que vous me connaissez pour la plupart, mais je vais quand même me présenter. Je m'appelle Ava K'Davra, responsable de l'association Ambition pour un avenir. Je suis née dans le village d'Alegria et j'ai donc, comme certains d'entre vous, grandi ici. Tout comme mon ami ci-présent."

Elle désigna subtilement Uzi, sourire complice aux lèvres. L'audience n'eût pas tout-à-fait la même approche et, non contente d'être interrompue dans sa contemplation de la grandeur esthétique et intellectuelle de sa jeune porte-parole, se contenta de répudier sa présence d'une manière, bien que cela le surprenait, plutôt calme. Le tatoué dut faire face à deux glaviots bien envoyés qu'il esquiva, blasé, d'un Kami-E. Son collègue à la cigarette se moqua doucement de la situation avant de manquer de recevoir, à son tour, un duo de crachats à la trajectoire particulièrement bien calculée. La militante reprit, présentant son homologue conférencier - du moins l'était-il ce jour-ci.

"Comme vous le savez, cette entrevue était vivement attendue de ma part depuis un bon moment. Le Commodore James Heed est venu de West Blue pour nous honorer de sa présence, et nous faire part de son point de vue quant à la situation."

L'Alegriane ne leur demanda pas de l'applaudir, sachant pertinemment qu'ils ne le feraient pas de toute façon. Comme pour confirmer ce soupçon, une petite partie de la foule se mit à huer l'officier qui, l'air gêné, se contenta de se gratter la nuque et tenta de s'introduire sobrement.

"Salut, et merci de l'accueil ! Rassurez-vous, je suis pas arm..."

Il fut surpris par un Shigan soudain de la part de l'agent à la peau brûlante, survenu afin de neutraliser une tomate abîmée qui arrivait droit sur son visage. Il remercia le sniper d'un sourire maladroit et d'un geste las de la main, avant de laisser sa congénère enchaîner et, il l'espérait, faire taire les protestations de l'auditoire qui lui étaient adressées. La conférencière fit preuve de plus de sévérité que prévu.

"Silence ! Nous valons bien mieux que ça, et vous le savez ! Vous avez une chance de passer pour autre chose que des sauvages auprès de la Marine, saisissez-la !"

Le peuple se tut plus ou moins immédiatement, laissant s'échapper quelques plaintes sourdes. L'autorité d'Ava sur le peuple de l'île semblait complète. Même s'il avait déjà régulièrement eu vent du puissant charisme qu'avait la jeune femme devant une audience - et qu'il lui arrivait même de suivre les retransmissions escargofilmiques des interventions de son amie partout sur les Blues -, le tatoué en était certain : quelque chose ne tournait pas rond. Silencieux mais plus méfiant que jamais, il laissa les choses aller dans le sens qui allait, il l'espérait, lui faire comprendre ce qui l'inquiétait tant. Plus encore que la vision insistante du meurtre de son père. Quelque chose de bien plus gros que ses simples et inintéressantes histoires de famille était dans l'air. Le dialogue commença enfin, ouvert par l'homme à la chemise débraillée que les Rokadiens, désormais, osaient à peine interrompre.

"Concernant l'avenir des populations précaires... j'ai moi-même fréquenté le Grey Terminal étant plus jeune. Trop jeune, même, pour tout ça. Et la Marine ne m'a pas vraiment paru comme étant un corps étranger, impénétrable, disons. Du moins si elle l'est paru, elle ne l'est pas resté longtemps. Les profils sont variés. Quelque chose d'assez familial découle de ce petit melting-pot."

Cette tentative de rapprochement n'avait pas convaincu les locaux, qui continuaient cependant à obéir à leur voix de la sagesse non sans un certain mépris envers l'officier à la pilosité blonde. La pacifiste rebondit sur cette remarque, manifestement intéressée par celle-ci.

"Je vois ! Votre exemple est intéressant, bien entendu, car à l'image de plusieurs officiers, vous êtes plus proches de peuples tels que celui auquel j'ai pu appartenir qu'il n'y paraît. Vous pensez donc pouvoir affirmer que les cas de discriminations au sein des institutions gouvernementales, classisme et racisme notamment, sont en baisse ?"

Le Commodore hocha horizontalement la tête. Malgré ses nombreux défauts, il était très lucide sur les conditions de travail actuelles qui n'était qu'à demi-mot assumées par le Gouvernement.

"Je ne peux parler que pour moi, et c'est vrai je n'ai pas mis les pieds dans un QG depuis un certain moment. Je reste un membre de la Marine parmi beaucoup d'autres. Certains officiers venant de milieux plus, hum, privilégiés disons, commencent cependant à chercher à comprendre le monde qui les entoure. Le mode de vie militaire conduit naturellement à comprendre les environnements qui ne sont pas les nôtres. Bien sûr que les discriminations n'ont pas disparu, puisqu'on reste des êtres humains, et si elles devaient disparaître un jour, ce ne serait pas sans de lourds et douloureux efforts de la part de vous... et de nous. Croyez-moi, je serais le premier à vouloir qu'une femme aussi séduisante que vous soit payée à hauteur de son travail."

Quelques objections se laissèrent entendre depuis le public. Cette remarque de trop ne ravit pas non plus les deux agents, dont celui au chapeau blanc s'empressa de prendre rapidement le blondinet à parti, lui expliquant qu'il était précisément là pour empêcher les conséquences fâcheuses qui pourraient typiquement découler de ce genre de réflexions. Le gradé s'excusa platement, et laissa l'activiste poursuivre et mener le dialogue dans le sens souhaité. Certainement habituée aux compliments déplacés, elle ne tint pas rigueur de celui de l'officier.

"Oui, on remarque de plus en plus ce genre d'empathie au sommet des autorités gouvernementales, même si ce n'est encore qu'un bourgeon de reconnaissance. Continuer dans cette lancée est espéré, bien entendu, mais essayer d'accélérer le processus est toujours mieux qu'en être un simple spectateur ! C'est pourquoi, pour un jour faire fleurir cet épanouissement des populations précaires et pauvres, il semble qu'une paix et une coopération entre Marine et peuples des classes basses doive émerger. Qu'en pensez-v..."

Alors que le gradé s'apprêtait à intervenir, probablement pour confirmer cette dernière idée, ce fut celle-ci qui déchaîna la foule. L'agent vit ses inquiétudes se confirmer à ce moment-même, observant un public passer de l'adoration à l'indignation en claquement de doigts. Le dandy à la cigarette fut pris du même sursaut d'adrénaline, constatant rapidement le revirement dont le public avait fait preuve. Quelques objets volèrent vers les deux conférenciers, tous neutralisés par une série Shigan précipités. Lorsque le tatoué repéra dans la sombre fosse du public un homme sortir une arme à feu, il s'empressa de se placer devant Ava avant de résister d'un coup de Tekkai à la cartouche initialement destiné à sa camarade.
L'auditoire n'était plus sous contrôle. Alors qu'Uzi reprenait son souffle, son comparse au chapeau blanc tenta de détendre l'atmosphère d'une remarque à moitié cynique.

"On dirait que la grande aura pour laquelle vous êtes admirée ne suffit pas pour retenir ces types, mam'zelle K'Davra."

Toujours assis en espérant pouvoir reprendre ce pourquoi il était venu en premier lieu, le dit "Capitaine" s'adressa à sa partenaire de débat d'un air alarmé.

"Mademoiselle K'Davra, avez-vous déjà fait des conférences à plusieurs ?"

Comme pour répondre à cette question qui ne lui était pas adressée, l'ancien armurier hocha la tête et, continuant à épier d'autres réactions violentes, rebondit sur la pertinence de ce constat.

"Heed n'a pas tort, Ava. Ils ne sont pas supposés agir comme ça en ta présence. Quelque chose ne va pas."

Craignant un nouvel assaut envers celle qu'il devait ici protéger, l'homme à la peau brûlante descendit directement dans la fosse et, tentant de ne blesser personne gravement, s'empressa de désarmer les voyous de Rokade un par un. Certains luttaient avec plus de résistance que d'autres, mais quelques minutes et le sang-froid nécessaire pour endurer plusieurs éraflures au niveau du torse et du dos lui suffirent pour priver l'entièreté du premier rang de tout ce qu'ils pouvaient utiliser pour aggraver la situation. Y compris les bras, pour certains, que le tatoué s'était empressé de casser en leur infligeant le moins de dégâts possibles.
Reprenant son souffle, le tatoué fit face au reste de l'auditoire. Beaucoup avaient été dissuadés de l'attaquer par ce qui venait de ses dérouler sous ses yeux, mais ceux-ci le haïssaient désormais bien plus qu'au départ. Timmerson Uzielgin faisait face à son peuple, qui le considérait désormais comme le pire des opportunistes.

De la tête aux pieds, Rokade voyait Timmerson Uzielgin comme un traître.

Alors qu'il s'apprêtait à engager une seconde vague de désarmement intensif, lui et ses nouveaux ennemis furent interrompus par la missive étrangement calme d'une silhouette visible depuis l'encadrement de la porte.

"Un problème ?"

Alors que le sniper se demandait par quel moyen cet inconnu avait-il ouvert la porte, beaucoup se retournèrent, prêts à en découdre avec celui qui interrompait leur soif de révolte. Ils calmèrent cependant leurs ardeurs lorsqu'ils reconnurent le visiteur, à même titre que l'ancien artilleur, qui le salua d'un bref signe de tête.
Il s'agissait de Pika Tomi, dit le "Jeunot". Ce garçon d'à peine vingt-et-un ans aux cheveux blancs et aux yeux d'un bleu plus cristallin encore que ceux du tatoué faisait partie du conseil de cinq membres qui gérait et dirigeait l'ensemble du rocher géant sur lequel ils se trouvaient. Cinq monstres, appartenant à des clans ancestraux ou pas, qui s'étaient imposés par la force pour finir par représenter la figure hiérarchique la plus haute de Rokade. Le numéro un, responsable en chef des finances de l'île, s'avança dans la masse, se frayant un chemin au milieu de celle-ci sans avoir besoin de faire quoi que ce soit, et s'arrêta devant l'agent. Celui-ci ne pouvait se retourner contre l'autorité suprême Rokadienne sans grandement compromettre sa mission, aussi il se contenta de fermer les yeux et d'accepter son sort.
Qui fut une main posée sur l'épaule. Le sniper rouvrit brusquement les paupières, surpris par ce qu'il se passait. Devant lui, Pika le regardait d'un air sincèrement cordial, comme s'il observait la scène depuis suffisamment longtemps pour en comprendre tous les tenants et les aboutissants. Il parla, d'une manière qu'on pouvait presque associer à un quarantenaire. Ses mots étaient prononcés de manière tant solennelle que son jeune âge, malgré son apparence, aurait pu passer comme une information ridiculement fausse.

"Vous n'avez pas mal fait votre travail, agent Uzielgin, loin de là. C'est simplement presque impossible de réussir à contrebalancer la bêtise d'une bande d'ignares pareils. Croyez-moi, j'en sais quelque chose."

Choqué par tant d'honneurs, l'ex-armurier se contenta d'accepter de serrer la main qui lui était tendue. Le jeune homme ne l'avait pas quitté des yeux.

"Pika Tomi, l'un des responsables de l'île. Ravi de faire votre rencontre. Merci de vous être déplacé."

Le responsable des finances fit un signe lointain à Ava, sans doute déjà habitué à la voir régulièrement. Intimidée par la tentative de meurtre dont elle venait d'être victime - quoique déjà moins qu'elle n'aurait du l'être -, elle leva la main et lui répondit d'un grand sourire. L'homme à la peau brûlante, lui, digérait encore les informations. Il se doutait que les cinq de Rokade avaient été avertis de la venue de son amie, mais ne savait absolument pas qu'ils attendaient également la sienne.
Pas le moins du monde désemparé par le silence pesant qui régnait désormais dans la salle de conférence, Tomi ferma la porte derrière lui et s'adossa au mur du fond, indiquant qu'il était prêt à assister à la suite du débat.

"Maintenant, si quelqu'un a une réclamation à faire par rapport à mademoiselle K'Davra ou le Commodore, il vient me voir moi. Mais rien ne dit que si votre attitude ne me plaît pas, ça ne jouera pas sur le montant de vos taxes. Reprenons, je vous prie."
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Y’en a un, parmi la foule, un grand guignol, qui a capté mon attention dès le début. Il m’a jeté une tomate, au début, puis il a eu la brillante idée de sortir une arme avec les autres débiles. En temps normal, je m’en foutrai, mais lui a tellement une tête de con que je peux pas passer outre. Je saurai pas t’expliquer, je dois lui en mettre une, c’est comme ça, c’est mon destin. Si je le recroise dans des conditions plus favorables, je lui casse la gueule. Je te dis ça parce que faudrait surtout pas que j’oublie. J’imprime bien sa gueule dans mon esprit. Voilà. Retour aux affaires, maintenant.

Tout s’est calmé aussi vite que ça a dégénéré. Monsieur Uzi, il se la pète un peu, mais il assure, donc ça lui donne un passe-droit. A mon retour à Marie-Joie, faudra que je m’arrange pour apprendre tout ça, quand même. Les droites, c’est sympa mais ça suffira pas toujours, surtout quand il s’agit de protéger autrui. Je me met à me redemander pourquoi on m’a choisi pour cette mission, un deuxième ‘sieur Uzi, ça devait bien se trouver. Enfin bon, trop tard pour penser à ça. Le petit jeune bien habillé s’est occupé de tout pour nous. Je me souviens avoir lu son nom, dans le briefing. Il fait partie des forces à ne pas négliger, le genre de force qui peut changer le sens du vent sans trop forcer, et qui influe ta course sans te demander ton avis. La mission et son niveau de danger, ça dépend quasiment entièrement de types comme ça.

D’ailleurs, en y regardant de plus prêt, la vie de tout ces péquenauds semble dépendre pas mal de ce gars-là aussi, vu qu’ils la ferment tous depuis son arrivée. La jeune femme et mon commodore peuvent reprendre leur débat tranquillement. C’est là que je dois t’avouer un truc. J’essaie de pas être trop con, ok? Je lis, je me cultive un peu, je pense être suffisamment doué pour jouer les détectives ou savoir ce que fait deux plus deux. Mais la politique, non seulement j’ai pas le pied dedans, mais en plus, ça me gonfle sévère. Du coup, pour avoir la conscience tranquille, faut que je te le dise : j’écoute qu’à moitié. Je sais, ça fait pas sérieux, mais dis-toi que ça me permet de me concentrer sur autre chose. Exemple : tout ce qui peut menacer mon commodore. Je dis « mon » pour essayer de créer une sorte de lien entre lui et moi, parce que je vais me le farcir un petit bout de temps.

Et pour ce qui est des menaces, faut bien admettre que ce Pika fait son effet. En plus de la ferme, tout le monde reste bien gentiment à sa place. J’ai beau en voir grimacer sévère en entendant les idées lancées par notre charmante invitée, concernant un rapprochement vers le Gouvernement Mondial et l’établissement de relations officielles, ou quand mon cher commodore a prononcé le mot « ambassade », un mot visiblement tabou ici. Mais ça grogne juste, ça montre vite fait les dents, et le seul moment où un débilos a voulu faire le malin, ce Pika a juste eu a claquer de la langue pour qu’il perde ses couilles. Pas mal ce pouvoir, je voudrais bien l’apprendre.

Je crois que ça se fini pas trop mal. Je suis mitigé quant à l’utilité du truc, ça ressemble plus à un exposé de classe, où y’a ni l’élève qui passe, ni ceux qui écoutent qui ont envie d’être là, mais bon, mon opinion, elle a rien à foutre sur un rapport. Mon commodore et Ava se lèvent, se serrent la main, remerciement, conclusion, blabla. L’endroit s’illumine à nouveau, les chuchotements laissent place à un brouhaha plus classique. Moi, je m’étire, je revisse mon chapeau, et j’en profite pour rallumer une clope. Je vais pour tapoter l’épaule de mon petit protégé à la peau bronzé qui commence déjà à se faire la malle on dirait.

« Un avis? Qu’il me demande.
- Bof.
- Notre débat?
- Non, bof j’ai pas trop d’avis, j’veux dire.
- Et vous, mon ami? »

Je crois que mon partenaire est pas d’humeur à trop causer, il est resté plutôt silencieux depuis son altercation avec les autres cons. Je comprends, les sales regards plein de jugement, les rumeurs, quand tu connais pas les types, tu t’en branles, mais quand c’est des gens de chez toi, c’est une autre histoire. Mais je dis ça, je le connais à peine, alors je vais éviter de trop me mêler de ce qui me regarde pas. Je suis qu’un étranger, ici. Même la jolie jeune dame fait plus trop causette, je suis pas sûr que ça se soit aussi bien passé qu’espéré. Bref, l’ambiance est pas folle, mais elle se sent quand même d’attaque pour aller voir son public. Moi, j’adresse un petit signe de main à mon partenaire, parce que l’autre Heed se fait bel et bien la malle sans prévenir.

On sort du bâtiment et le soleil me tape dans la rétine, malgré mon joli chapeau. Y’a pas mal de gens dehors, qui se demandent quoi, et qui nous regardent sortir comme on regarde des insectes faire leur petite vie. On y prête pas plus attention que ça.

« Allons bon ! Une bonne chose de faite. Je vais chercher un endroit où se poser.
- Bonne chance pour ça, Commodore.
- Enfin, qui refuserait un client? Qui paye pas mal, qui plus est.
- Je vous regarde. »

Comme prévu, c’est pas une mince affaire, je crois qu’on est pas apprécié. Tu te rends compte? Quelle surprise. On fait bien une demi douzaine d’établissement tous plus pourri les uns que les autres, avant de tomber sur un rade qui pue pas l’alcool à plein nez et dont le proprio daigne bien nous laisser ne serait-ce qu’en placer une. Il fait la gueule, le Commodore aligne le pognon, il fait toujours la gueule mais un peu moins. Ca doit vouloir dire « C’est bon, restez dans mon humble établissement pour la nuit mes amis ! » ou quelque chose du genre. Super. Plus qu’à prévenir les deux autres qui sont resté là-bas faire causette, qu’il me dit le Heed. Fais bien ce que tu veux, moi je te collerai au train tout pareil. Il recommence à me parler, d’Ava, et de plein d’autres trucs. Je crois qu’il l’aime bien. Mais moi, je suis trop concentré sur les gens qui nous entourent. Trop de monde, et la façon dont les rues sont construites, ou plutôt son pas construites, rendent les embuscades bien trop faciles. Trop d’angle mort, trop de tout. Je presse la marche. Un troisième œil à l’arrière du crâne, ça serait pas mal dans ce genre de situation. Parait qu’avec la science de maintenant, et les machins robotiques, c’est pas impossible. Je me renseignerai en rentrant à la capitale, ne serait-ce que pour rire.

Je croise un visage connu, sur la route. Habillé comme le reste, avec une sale gueule toute pareil. Pourtant, y’a pas si longtemps, ce type était tout à fait honorable, avec un bel uniforme blanc et bleu. J’ai réussi à en convaincre quelques-uns de se fondre parmi les habitants de l’île, mais faut pas le dire aux autres, sinon je vais me faire engueuler. Soi-disant faut se plier aux règles du lieu, tout ça, sinon ils vont mal le prendre. Seulement voilà, ils prennent déjà mal notre présence, et si leur présence est révélée, c’est que y’a eu une accroche, donc notre réputation ça sera le cadet de nos soucis. Et ma mission à moi, c’est quand même de protéger mon gradé, pas de me faire apprécier des locaux. Je fais genre que j’ai rien vu, mais voir sa tronche me rassure un peu. Ils vont nous suivre de loin, et ça sera une assistance non-négligeable en cas de pépin.

On retrouve nos deux potes à la sortie, en pleine discussion avec ‘sieur Pika Tomi. Il a l’air de les apprécier. Il a du charisme, ce chef, mais il me donne une sale impression. Genre qu’il va nous la mettre à l’envers à n’importe quel moment. Pour tout te dire, il me rappelle les gens des Bureaux. On les prévient qu’on a trouvé un endroit où se poser, et pas bien longtemps plus tard, nous revoilà à faire la même route dans l’autre sens. C’est chiant, mais au moins je connais le terrain. Maintenant, on a plus qu’à se poser, et aviser de la suite. Enfin, eux vont aviser de la suite. Moi, je vais juste ouvrir ma gueule pour protester si ils proposent un truc débile du style faire une présentation en scène ouverte, tu vois?

Arrivé là-bas, je jauge les clients de l’auberge, l’aubergiste, la serveuse, la porte d’entrée, la porte de sortie, les escaliers qui mènent aux chambres, ceux qui mènent à la cave. On prend une table, eux commandent, mais moi et m’sieur Uzi, on reste aux aguets. Le moindre arrivant se fait fusiller du regard par quatre yeux qui n’attendent qu’un faux mouvement de sa part. Du coup, forcément, le tenancier fait la gueule, parce que ça donne pas envie. Je me fais engueulé vite fait par la dame, parce que j’ai suggérer de rester anonyme plutôt que de se pavaner comme ça, mais soi-disant faut montrer au peuple qu’on est comme eux, donner une bonne image, participer à l’économie, rencontrer les petites gens. Mais si on se prend une balle, on va plus rencontrer grand monde à part la Faucheuse. A côté de moi, ça commence à discutailler ordre mondial.

« Le soucis, ma belle, commence le Commodore, c’est qu’il suffit de voir un peu comment marche notre hiérarchie, et le dialogue entre nos branches. Je vais pas vous mentir, c’est un bordel.
- Et donc?
- Et donc moi, je le vois bien, tout les jours je le vois, on est bien incapable de communiquer comme il se doit. Rien que sur un navire, et la base à laquelle il est rattaché. Alors maintenant, imaginez ça à l’échelle mondiale. La toile que c’est, et tout les… »

Je cesse d’écouter, je baisse le volume mentalement, je tape dans le saucisson, et je me reconcentre. J’ai un mauvais pressentiment.
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