"Boulet en vue, quatorze heures ! Plus gros que la normale !"
Un fronçage de sourcils. Une main passée sur le visage. Un soupir. Un fessier qui quitte la partie supérieure d'un tonneau. Des pieds qui s'éloignent de la coque du bateau et qui progressent dans le vide en repoussant l'air lui-même. Une jambe qui prend son élan avant d'être jetée vers l'avant, scindant la menace en deux par une nouvelle utilisation de la pression aérienne. Une explosion en hauteur. Un navire intact.
"On peut savoir à quoi tu joues, triple buse ?"
Surpris par le ton désagréable de son supérieur, le jeune artilleur se retourna lassement et attendit davantage d'explications pour comprendre l'origine de ce sermon. Sermon que l'autre reprit de plus belle.
"C'est le grand jour, sombre abruti ! Mademoiselle K'Davra est à bord, elle vient pour l'évènement qu'elle essaie d'organiser depuis un an !"
Le technicien écarquilla les yeux et se retourna vers son poste, comprenant l'erreur qu'il venait de commettre. Il tenta de se justifier.
"Oh c'est pas vrai, désolé ! C'est que... ça faisait longtemps qu'un bateau de la Marine était pas apparu par ici. J'ai perdu l'habitude de réfléchir avant de tirer... Pardon."
L'opérateur en chef prit une grande inspiration en constatant qu'il n'y avait aucun dégât. Il leva la tête vers les retransmissions que les Projecto Den Den leur permettaient d'avoir et pencha la tête en apercevant le casting présent sur l'embarcation.
"Écoute, une bonne image de l'île tout ça j'aime bien l'idée, mais c'est aussi et surtout que tant qu'ils seront captivés par cet ange du ciel, ils nous laisseront faire nos affaires tranquillement. Est-ce que ce gars vient de couper l'un de nos boulets lourds en deux ?"
L'autre acquiesça.
"Ouais. Lui et l'autre type bizarre sont des agents du Gouvernement, ça saute aux yeux."
Le supérieur se mordit la lèvre inférieure.
"Il m'a tout l'air de venir de chez nous, en plus. Comment il s'est retrouvé dans ce secteur ? Et c'est vraiment cette chiffe molle aux cheveux ringards qui est en charge du navire ? Putain, je comprends rien."
L'officier James Heed éternua, comme invoqué par la mention de son nom quelque part. Il jeta un œil nonchalant aux alentours, sans succès puisque l'île n'était pas encore à proximité, puis passa la main dans sa chevelure blonde débraillée et reprit ses responsabilités en tenant de nouveau le gouvernail correctement.
Derrière lui, une silhouette gracieuse et tonique se leva, dévoilant un visage fier et maternel appartenant pourtant à une très jeune femme. Celle-ci hasarda une question triviale pour briser le calme qui était revenu depuis l'incident du boulet de canon.
"Vous naviguez vous-même, Commodore ? Ce ne sont pas vos hommes qui s'en occupent ?"
Cette très jeune femme, c'était Ava K'Davra. L'une des rares réussites du village d'Alegria, accomplie et rayonnante en tout point, et accessoirement l'une des voix les plus plébiscitées des populations faibles. Sa beauté mature et son aura inspirante avait le don de motiver les plus faibles et d'intéresser grandement les plus forts. Une aubaine pour le Gouvernement Mondial donc, qui s'était empressé de lui envoyer deux agents pour lui permettre de mener à bien sa conférence-débat "Marine et peuples précaires : Où allons-nous" avec le Commodore sans difficultés. Sentant le souffle marin caresser la pilosité mal entretenue de son torse, le gradé ferma les yeux un instant et répondit à son interlocutrice.
"Je leur ai demandé de me laisser profiter de ce... vent de liberté, si j'ose dire. M'en voulez pas si je suis pas prompt à la discussion, là maintenant. C'est juste que ça faisait si longtemps..."
Réalisant qu'il commettait une erreur de débutant, il rouvrit les yeux brusquement et revira l'embarcation qui s'apprêtait à percuter un rocher marin particulièrement escarpé. Il ne faisait aucun doute que l'île n'était plus très loin.
L'un des deux missionnaires du Cipher Pol souffla alors qu'il découvrait que l'officier qui lui avait été donné à surveiller n'était pas le couvert le plus aiguisé du tiroir. Hormis plusieurs attributs classiques de l'employé des services secrets, il comptait plusieurs particularités qui le différenciaient du sbire lambda - que ce soit le chapeau blanc à bandeau noir, une addiction supposée à la cigarette ou une attitude plus décontractée que la normale, contrebalançant ainsi avec une forme de bonhomie stylisée l'aspect dandy évoqué par l'uniforme traditionnel. Plus costaud que son acolyte, il ne le dépassait cependant pas tout-à-fait en taille. Juste assez, en tout cas, pour pouvoir se tourner vers lui et revenir sur ce qui s'était déroulé il y a quelques minutes de cela.
"Très beau Rankyaku tout-à-l'heure. Peut-être même dans mon top quatre personnel."
L'autre acquiesça, le regard dans le vide et l'air pensif. Il avait effectivement dans son apparence cet équilibre curieux entre l'ostentation humble de ses origines miséreuses et la loyauté à son pôle. Des pieds à la tête, les stylistes que quelques coordinateurs avaient convoqué pour lui dés son retour d'une mission sous couverture de plusieurs mois avaient travaillé pour pousser son identité esthétique au plus loin possible. Gants et pantalon en velours, chaussures en cuir noir, chemise élégante retournée de sorte à laisser apparaître sa peau remplie d'une multitude de motifs encrés, barbe noire taillée avec précision et dreadlocks traditionnelles Alegrianes déteignant vers le rose vif. Comme une cerise sur le gâteau, quelques petits accessoires en argent renvoyaient à ses boucles d'oreilles pendantes représentant le symbole du Gouvernement Mondial.
Malgré un style peu orthodoxe, même comparé aux agents les plus excentriques, il s'efforçait visiblement de laisser transparaître une forme de droiture dans sa démarche, que ce soit dans le regard solennel qu'il posait sur ce qui l'intéressait ou sur la non-cambrure de son dos, qu'il se refusait à courber d'un centimètre. Quelques micro-habitudes gestuelles involontairement désinvoltes le ramenaient cependant à son enfance, et bien qu'il avait directement accepté cette mission lorsqu'elle lui avait été proposée, il n'était pas aidé par son retour sur cette île particulière. Il se contenta de répondre à son collègue le plus courtoisement possible.
"Je te remercie, mais j'ai encore... beaucoup de progrès à faire. Dans beaucoup de domaines."
Et pour preuve : il était certes en mesure de maîtriser les Six styles, mais contrairement à la majorité des agents dont c'était le cas, il n'était toujours pas parvenu à s'échapper de la catégorie trois. Même s'il ne s'agissait que d'un grade interne et qu'il ne s'attendait pas spécialement à être promu en moins de deux ans d'activité, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il n'était pas encore aussi compétent qu'il le devrait. L'autre laissa s'échapper une bouffée de nicotine de sa bouche et le corrigea d'un reproche légitime.
"Tsss, j'vois pas bien pourquoi tu t'inquiètes. Tu veux pas juste accepter d'être fort ? Juste parce que t'es pas Mint Figura veut pas dire que t'es une merde."
Le tatoué se tourna vers son collaborateur et le regarda dans les yeux, acquiesçant son compliment en guise de remerciement.
"Je n'ai rien à t'envier sur cette mission. Nous travaillons à niveau égal."
L'autre s'éclaircit la gorge, ayant apparemment avalé une flopée de fumée qui n'était pas passée, et se contenta de répondre dans la foulée.
"Pas faux."
Comme lassée par un Commodore qui, humainement parlant, ne l'intéressait pas tant que ça et par l'attente, qui n'allait pourtant plus être longue, jusqu'à l'arrivée à Rokade, la militante se tourna d'un air déterminé et leva la voix, bien que son annonce concernait le second agent plus qu'autre chose.
"J'ai besoin d'un peu de calme, je descends dans la réserve. Vous m'y trouverez si besoin."
Alors qu'elle faisait mine de se diriger vers l'escalier sans attendre personne, l'Alegrian à costume usa d'une courte vitesse invisible à l'œil nu pour apparaître derrière elle et fermer la marche. Elle tourna légèrement la tête et lui sourit d'un air complice.
"Agent Uzielgin, quelle surprise de vous voir ici."
Sans véritablement rebondir sur cette remarque, l'homme au torse découvert se gratta la nuque et répondit de manière concrète.
"Ma mission a démarré dés l'instant où j'ai embarqué ici. Et mes ordres sont d'être ton garde du corps, indépendamment des circonstances."
La jeune femme roula des yeux et, une fois avoir trouvé un abri sous l'escalier en bois, invita le sniper à s'asseoir sur le rebord en face du sien. Les deux nettoyèrent d'un coup de main leurs parcelles de bois avant de s'y installer.
"Même si je dois aller aux WC ?"
Le tatoué hocha calmement la tête, tentant une plaisanterie sans pour autant parvenir à perdre son air sérieux.
"Surtout. Tu serais surprise du nombre de tentatives d'assassinats qui se passent au WC. D'ailleurs, est-ce que tu as des ennemis particuliers ? Des gens qui pourraient t'en vouloir ? On vient de se faire viser par un boulet de canon géant, tu sais."
Elle souffla tendrement du nez avant de l'apaiser et de lui expliquer la situation.
"Je pense que c'est surtout l'insigne "Marine" écrite en grosses lettres, et la présence de James Heed, et toi et ton nouvel ami de Marie-Joie avec vos costumes du Cipher Pol. L'île a été réaménagée par un pirate très puissant pendant ton absence, et il l'a fortifiée et équipée comme il l'a pu. Je n'ai jamais su ce qu'il devenait, par contre."
L'agent sortit du holster rattaché à sa poche droite un encrier miniature, et commença à se tatouer un minuscule dessin abstrait au-dessus de son sourcil gauche. Ava soupira.
"Ta mission c'est une chose, et c'est bien que ça te tienne à cœur comme ça, mais... Je n'ai pas vraiment besoin d'être protégée. Aucun Rokadien n'osera me faire de mal. Je suis probablement la raison pour laquelle ils n'ont tiré qu'un boulet sur nous, et pas cinquante. Je suis aussi la seule raison pour laquelle cette embarcation va pouvoir mouiller au port de Rokade, et en repartir en un seul morceau."
Le tatoué désigna l'extérieur du navire d'un léger coup de tête dans le vide.
"Et concernant le Commodore ?"
Elle ferma les yeux et prit une grande inspiration.
"Oh si, par pitié, protégez-moi au moins de lui. Il n'est pas méchant et a l'air de faire plutôt bien son travail, mais il est resté sur les mers de West Blue pendant un moment. On dirait qu'il a du mal à se reconnecter à la réalité, je ne sais même pas à quand remonte la dernière fois qu'il a vu une femme."
Uzi réfléchit, comme toujours, hormis qu'il y avait eu beaucoup plus de choses préoccupantes qui envahissaient son esprit ces derniers temps. Lui aussi, après avoir vécu au milieu de nomades et tué sans compter sous une fausse identité pendant quelques mois, n'avait pas encore entièrement rétabli sa connexion au vrai monde.
Plus grave encore, l'image de son père assassiné par cet inconnu ne cessait de le hanter. Cette prédiction allait-elle vraiment se réaliser ? Son père était un être humain, il était évident qu'il allait donc quitter cette Terre un jour où l'autre. Mais dans quelles circonstances, et pour quelle raison ? Et avant même tout ça, qui était l'autre homme ? Il s'agissait clairement d'un Alegrian, mais le tatoué ne l'avait jamais vu, ni même aperçu au coin d'une ruelle. Depuis cette vision, l'agent s'était promis d'accepter la prochaine mission qu'on lui proposerait sur Rokade, ce qu'il avait fait. Mais il savait très bien qu'il n'allait pas se rendre dans son village natal cette fois.
Parce qu'il avait peur. Sa gorge se nouait et respirer ne lui était pas aussi évident et mécanique que d'habitude. Ces sensations, il ne les avait pas connues avant. Mais il lui semblait évident que cette émotion se présentait aujourd'hui à lui. L'angoisse de l'inconnu, de savoir quoi mais pas pourquoi, ni où, ni quand, ni comment. Et paradoxalement, il n'avait pas envie de le savoir. Voilà pourquoi il n'allait pas à Alegria aujourd'hui. Voilà pourquoi il allait simplement protéger Ava, et rentrer aussi vite qu'il était reparti.
Un cri du Commodore leur signalant qu'ils arrivaient à terme de leur périple rappela le sniper à l'ordre. Il reprit sa conversation avec la diplomate.
"Compréhensible. Et puis, tu es vraiment devenue jolie en grandissant. C'est assez injuste pour lui de tomber sur toi d'emblée."
L'activiste rit simplement et se contenta de lui taper l'épaule d'un air mesquin.
"Arrête de dire n'importe quoi, va. C'est vrai que toi aussi, tu as... pris du niveau en terme de style. Et tu sembles plus sûr de toi. Ça fait du bien de te voir comme ça, un peu plus épanoui. Tu ne sortais pas beaucoup de chez ton père, à l'époque. Et quand tu le faisais, c'était pour un jogging intensif. Je n'ai plus jamais revu quelqu'un courir aussi vite."
Elle se contenta d'un rictus en le regardant de haut en bas, constatant encore avec peine que Timmerson Uzielgin travaillait maintenant au Cipher Pol. N'osant pas lui avouer que les tailleurs avaient fait le gros du travail, il baissa les yeux, gêné.
"Oui, j'ai plus ou moins arrêté de courir. J'ai pris un peu de muscle, par contre. Il s'est passé beaucoup de choses en un an et demi..."
Elle reprit son voyage merveilleux dans les contrées magnifiquement lugubres d'Alegria telles qu'elles étaient dans ses souvenirs.
"Tu passais quand même un petit moment avec les autres garçons du village, de temps en temps, mais... même quand tu étais là, tu n'étais pas là. C'est vrai que j'étais encore un peu plus jeune que vous, ceci dit. Mais même si on n'était pas vraiment de la même génération, je me souviendrais toute ma vie que ta tête était celle d'un rêveur, de quelqu'un qui voulait être ailleurs. Comme nous tous, tu me diras. Mais toi plus que nous."
S'il pouvait sourire, il l'aurait fait à ce moment-là. Mais à défaut, le sourire fut mental. Il évoqua à son tour quelques rapides piqûres de rappel.
"Toi aussi, tu avais ta petite réputation. Les adultes buvaient tes paroles. Tu étais devenue une sorte de vieux sage du village, mais version petite fille. Mon père ne t'aimait pas beaucoup, d'ailleurs. Avec du recul, je me demande s'il n'était pas juste jaloux de ta mère. Ce n'est pas comme s'il avait eu la chance d'avoir un fils aussi... satisfaisant, en tant que parent."
Elle lui posa la main sur le bras, d'une manière qui se voulait compatissante.
"Ne dis pas ça. Regarde-toi maintenant ! D'ailleurs, ton ami et mon partenaire de conférence nous attendent. Viens."
Les deux Alegrians se levèrent avec entrain et se dirigèrent vers le sol de Rokade en compagnie de leurs collègues respectifs. Alors que les habitants, en plein conflit interne, hésitaient à agresser les trois dépositaires de l'autorité qui accompagnaient leur héroïne, le gradé tenta une interrogation banale pour couvrir l'atmosphère pesante qui les entourait.
"Comment était le trajet, messieurs-dames ? Vous avez fait bon voyage ?"
L'agent au chapeau blanc souffla du nez et répondit rapidement, sans s'éterniser sur une conversation qui allait certainement l'ennuyer - ce qui ne l'empêcha pas de soulever un point qu'il voulait éclaircir.
"Bah, pas compliqué pour moi. Depuis Marie-Joie, tu vas partout. Même si c'est pour péter à West Blue et se retrouver sur South Blue en suivant, ça n'avait aucun sens."
La militante se hâta de lui expliquer pourquoi ils avaient fait ce détour.
"C'est moi, agent Lewis. J'étais en séminaire à Las Camp, et le Commodore Heed ci-présent a généreusement proposé de me transporter."
L'officier leva lascivement la main, l'air de dire qu'il n'y avait pas de quoi, et laissa traîner un silence pour faire comprendre à l'homme à la peau brûlante qu'il attendait aussi une réponse de sa part. Celui-ci avala sa salive et rattrapa son retard, l'air désolé.
"Hm, je... suis basé au QG de South Blue, avec le G-4. Et je suis aussi originaire de Rokade, donc j'ai l'habitude de faire des allers-retours assez régulièrement, y compris... ici."
Un mensonge pour une vérité. C'est bien Uzi, tu progresses.
Un fronçage de sourcils. Une main passée sur le visage. Un soupir. Un fessier qui quitte la partie supérieure d'un tonneau. Des pieds qui s'éloignent de la coque du bateau et qui progressent dans le vide en repoussant l'air lui-même. Une jambe qui prend son élan avant d'être jetée vers l'avant, scindant la menace en deux par une nouvelle utilisation de la pression aérienne. Une explosion en hauteur. Un navire intact.
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"On peut savoir à quoi tu joues, triple buse ?"
Surpris par le ton désagréable de son supérieur, le jeune artilleur se retourna lassement et attendit davantage d'explications pour comprendre l'origine de ce sermon. Sermon que l'autre reprit de plus belle.
"C'est le grand jour, sombre abruti ! Mademoiselle K'Davra est à bord, elle vient pour l'évènement qu'elle essaie d'organiser depuis un an !"
Le technicien écarquilla les yeux et se retourna vers son poste, comprenant l'erreur qu'il venait de commettre. Il tenta de se justifier.
"Oh c'est pas vrai, désolé ! C'est que... ça faisait longtemps qu'un bateau de la Marine était pas apparu par ici. J'ai perdu l'habitude de réfléchir avant de tirer... Pardon."
L'opérateur en chef prit une grande inspiration en constatant qu'il n'y avait aucun dégât. Il leva la tête vers les retransmissions que les Projecto Den Den leur permettaient d'avoir et pencha la tête en apercevant le casting présent sur l'embarcation.
"Écoute, une bonne image de l'île tout ça j'aime bien l'idée, mais c'est aussi et surtout que tant qu'ils seront captivés par cet ange du ciel, ils nous laisseront faire nos affaires tranquillement. Est-ce que ce gars vient de couper l'un de nos boulets lourds en deux ?"
L'autre acquiesça.
"Ouais. Lui et l'autre type bizarre sont des agents du Gouvernement, ça saute aux yeux."
Le supérieur se mordit la lèvre inférieure.
"Il m'a tout l'air de venir de chez nous, en plus. Comment il s'est retrouvé dans ce secteur ? Et c'est vraiment cette chiffe molle aux cheveux ringards qui est en charge du navire ? Putain, je comprends rien."
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L'officier James Heed éternua, comme invoqué par la mention de son nom quelque part. Il jeta un œil nonchalant aux alentours, sans succès puisque l'île n'était pas encore à proximité, puis passa la main dans sa chevelure blonde débraillée et reprit ses responsabilités en tenant de nouveau le gouvernail correctement.
Derrière lui, une silhouette gracieuse et tonique se leva, dévoilant un visage fier et maternel appartenant pourtant à une très jeune femme. Celle-ci hasarda une question triviale pour briser le calme qui était revenu depuis l'incident du boulet de canon.
"Vous naviguez vous-même, Commodore ? Ce ne sont pas vos hommes qui s'en occupent ?"
Cette très jeune femme, c'était Ava K'Davra. L'une des rares réussites du village d'Alegria, accomplie et rayonnante en tout point, et accessoirement l'une des voix les plus plébiscitées des populations faibles. Sa beauté mature et son aura inspirante avait le don de motiver les plus faibles et d'intéresser grandement les plus forts. Une aubaine pour le Gouvernement Mondial donc, qui s'était empressé de lui envoyer deux agents pour lui permettre de mener à bien sa conférence-débat "Marine et peuples précaires : Où allons-nous" avec le Commodore sans difficultés. Sentant le souffle marin caresser la pilosité mal entretenue de son torse, le gradé ferma les yeux un instant et répondit à son interlocutrice.
"Je leur ai demandé de me laisser profiter de ce... vent de liberté, si j'ose dire. M'en voulez pas si je suis pas prompt à la discussion, là maintenant. C'est juste que ça faisait si longtemps..."
Réalisant qu'il commettait une erreur de débutant, il rouvrit les yeux brusquement et revira l'embarcation qui s'apprêtait à percuter un rocher marin particulièrement escarpé. Il ne faisait aucun doute que l'île n'était plus très loin.
L'un des deux missionnaires du Cipher Pol souffla alors qu'il découvrait que l'officier qui lui avait été donné à surveiller n'était pas le couvert le plus aiguisé du tiroir. Hormis plusieurs attributs classiques de l'employé des services secrets, il comptait plusieurs particularités qui le différenciaient du sbire lambda - que ce soit le chapeau blanc à bandeau noir, une addiction supposée à la cigarette ou une attitude plus décontractée que la normale, contrebalançant ainsi avec une forme de bonhomie stylisée l'aspect dandy évoqué par l'uniforme traditionnel. Plus costaud que son acolyte, il ne le dépassait cependant pas tout-à-fait en taille. Juste assez, en tout cas, pour pouvoir se tourner vers lui et revenir sur ce qui s'était déroulé il y a quelques minutes de cela.
"Très beau Rankyaku tout-à-l'heure. Peut-être même dans mon top quatre personnel."
L'autre acquiesça, le regard dans le vide et l'air pensif. Il avait effectivement dans son apparence cet équilibre curieux entre l'ostentation humble de ses origines miséreuses et la loyauté à son pôle. Des pieds à la tête, les stylistes que quelques coordinateurs avaient convoqué pour lui dés son retour d'une mission sous couverture de plusieurs mois avaient travaillé pour pousser son identité esthétique au plus loin possible. Gants et pantalon en velours, chaussures en cuir noir, chemise élégante retournée de sorte à laisser apparaître sa peau remplie d'une multitude de motifs encrés, barbe noire taillée avec précision et dreadlocks traditionnelles Alegrianes déteignant vers le rose vif. Comme une cerise sur le gâteau, quelques petits accessoires en argent renvoyaient à ses boucles d'oreilles pendantes représentant le symbole du Gouvernement Mondial.
Malgré un style peu orthodoxe, même comparé aux agents les plus excentriques, il s'efforçait visiblement de laisser transparaître une forme de droiture dans sa démarche, que ce soit dans le regard solennel qu'il posait sur ce qui l'intéressait ou sur la non-cambrure de son dos, qu'il se refusait à courber d'un centimètre. Quelques micro-habitudes gestuelles involontairement désinvoltes le ramenaient cependant à son enfance, et bien qu'il avait directement accepté cette mission lorsqu'elle lui avait été proposée, il n'était pas aidé par son retour sur cette île particulière. Il se contenta de répondre à son collègue le plus courtoisement possible.
"Je te remercie, mais j'ai encore... beaucoup de progrès à faire. Dans beaucoup de domaines."
Et pour preuve : il était certes en mesure de maîtriser les Six styles, mais contrairement à la majorité des agents dont c'était le cas, il n'était toujours pas parvenu à s'échapper de la catégorie trois. Même s'il ne s'agissait que d'un grade interne et qu'il ne s'attendait pas spécialement à être promu en moins de deux ans d'activité, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il n'était pas encore aussi compétent qu'il le devrait. L'autre laissa s'échapper une bouffée de nicotine de sa bouche et le corrigea d'un reproche légitime.
"Tsss, j'vois pas bien pourquoi tu t'inquiètes. Tu veux pas juste accepter d'être fort ? Juste parce que t'es pas Mint Figura veut pas dire que t'es une merde."
Le tatoué se tourna vers son collaborateur et le regarda dans les yeux, acquiesçant son compliment en guise de remerciement.
"Je n'ai rien à t'envier sur cette mission. Nous travaillons à niveau égal."
L'autre s'éclaircit la gorge, ayant apparemment avalé une flopée de fumée qui n'était pas passée, et se contenta de répondre dans la foulée.
"Pas faux."
Comme lassée par un Commodore qui, humainement parlant, ne l'intéressait pas tant que ça et par l'attente, qui n'allait pourtant plus être longue, jusqu'à l'arrivée à Rokade, la militante se tourna d'un air déterminé et leva la voix, bien que son annonce concernait le second agent plus qu'autre chose.
"J'ai besoin d'un peu de calme, je descends dans la réserve. Vous m'y trouverez si besoin."
Alors qu'elle faisait mine de se diriger vers l'escalier sans attendre personne, l'Alegrian à costume usa d'une courte vitesse invisible à l'œil nu pour apparaître derrière elle et fermer la marche. Elle tourna légèrement la tête et lui sourit d'un air complice.
"Agent Uzielgin, quelle surprise de vous voir ici."
Sans véritablement rebondir sur cette remarque, l'homme au torse découvert se gratta la nuque et répondit de manière concrète.
"Ma mission a démarré dés l'instant où j'ai embarqué ici. Et mes ordres sont d'être ton garde du corps, indépendamment des circonstances."
La jeune femme roula des yeux et, une fois avoir trouvé un abri sous l'escalier en bois, invita le sniper à s'asseoir sur le rebord en face du sien. Les deux nettoyèrent d'un coup de main leurs parcelles de bois avant de s'y installer.
"Même si je dois aller aux WC ?"
Le tatoué hocha calmement la tête, tentant une plaisanterie sans pour autant parvenir à perdre son air sérieux.
"Surtout. Tu serais surprise du nombre de tentatives d'assassinats qui se passent au WC. D'ailleurs, est-ce que tu as des ennemis particuliers ? Des gens qui pourraient t'en vouloir ? On vient de se faire viser par un boulet de canon géant, tu sais."
Elle souffla tendrement du nez avant de l'apaiser et de lui expliquer la situation.
"Je pense que c'est surtout l'insigne "Marine" écrite en grosses lettres, et la présence de James Heed, et toi et ton nouvel ami de Marie-Joie avec vos costumes du Cipher Pol. L'île a été réaménagée par un pirate très puissant pendant ton absence, et il l'a fortifiée et équipée comme il l'a pu. Je n'ai jamais su ce qu'il devenait, par contre."
L'agent sortit du holster rattaché à sa poche droite un encrier miniature, et commença à se tatouer un minuscule dessin abstrait au-dessus de son sourcil gauche. Ava soupira.
"Ta mission c'est une chose, et c'est bien que ça te tienne à cœur comme ça, mais... Je n'ai pas vraiment besoin d'être protégée. Aucun Rokadien n'osera me faire de mal. Je suis probablement la raison pour laquelle ils n'ont tiré qu'un boulet sur nous, et pas cinquante. Je suis aussi la seule raison pour laquelle cette embarcation va pouvoir mouiller au port de Rokade, et en repartir en un seul morceau."
Le tatoué désigna l'extérieur du navire d'un léger coup de tête dans le vide.
"Et concernant le Commodore ?"
Elle ferma les yeux et prit une grande inspiration.
"Oh si, par pitié, protégez-moi au moins de lui. Il n'est pas méchant et a l'air de faire plutôt bien son travail, mais il est resté sur les mers de West Blue pendant un moment. On dirait qu'il a du mal à se reconnecter à la réalité, je ne sais même pas à quand remonte la dernière fois qu'il a vu une femme."
Uzi réfléchit, comme toujours, hormis qu'il y avait eu beaucoup plus de choses préoccupantes qui envahissaient son esprit ces derniers temps. Lui aussi, après avoir vécu au milieu de nomades et tué sans compter sous une fausse identité pendant quelques mois, n'avait pas encore entièrement rétabli sa connexion au vrai monde.
Plus grave encore, l'image de son père assassiné par cet inconnu ne cessait de le hanter. Cette prédiction allait-elle vraiment se réaliser ? Son père était un être humain, il était évident qu'il allait donc quitter cette Terre un jour où l'autre. Mais dans quelles circonstances, et pour quelle raison ? Et avant même tout ça, qui était l'autre homme ? Il s'agissait clairement d'un Alegrian, mais le tatoué ne l'avait jamais vu, ni même aperçu au coin d'une ruelle. Depuis cette vision, l'agent s'était promis d'accepter la prochaine mission qu'on lui proposerait sur Rokade, ce qu'il avait fait. Mais il savait très bien qu'il n'allait pas se rendre dans son village natal cette fois.
Parce qu'il avait peur. Sa gorge se nouait et respirer ne lui était pas aussi évident et mécanique que d'habitude. Ces sensations, il ne les avait pas connues avant. Mais il lui semblait évident que cette émotion se présentait aujourd'hui à lui. L'angoisse de l'inconnu, de savoir quoi mais pas pourquoi, ni où, ni quand, ni comment. Et paradoxalement, il n'avait pas envie de le savoir. Voilà pourquoi il n'allait pas à Alegria aujourd'hui. Voilà pourquoi il allait simplement protéger Ava, et rentrer aussi vite qu'il était reparti.
Un cri du Commodore leur signalant qu'ils arrivaient à terme de leur périple rappela le sniper à l'ordre. Il reprit sa conversation avec la diplomate.
"Compréhensible. Et puis, tu es vraiment devenue jolie en grandissant. C'est assez injuste pour lui de tomber sur toi d'emblée."
L'activiste rit simplement et se contenta de lui taper l'épaule d'un air mesquin.
"Arrête de dire n'importe quoi, va. C'est vrai que toi aussi, tu as... pris du niveau en terme de style. Et tu sembles plus sûr de toi. Ça fait du bien de te voir comme ça, un peu plus épanoui. Tu ne sortais pas beaucoup de chez ton père, à l'époque. Et quand tu le faisais, c'était pour un jogging intensif. Je n'ai plus jamais revu quelqu'un courir aussi vite."
Elle se contenta d'un rictus en le regardant de haut en bas, constatant encore avec peine que Timmerson Uzielgin travaillait maintenant au Cipher Pol. N'osant pas lui avouer que les tailleurs avaient fait le gros du travail, il baissa les yeux, gêné.
"Oui, j'ai plus ou moins arrêté de courir. J'ai pris un peu de muscle, par contre. Il s'est passé beaucoup de choses en un an et demi..."
Elle reprit son voyage merveilleux dans les contrées magnifiquement lugubres d'Alegria telles qu'elles étaient dans ses souvenirs.
"Tu passais quand même un petit moment avec les autres garçons du village, de temps en temps, mais... même quand tu étais là, tu n'étais pas là. C'est vrai que j'étais encore un peu plus jeune que vous, ceci dit. Mais même si on n'était pas vraiment de la même génération, je me souviendrais toute ma vie que ta tête était celle d'un rêveur, de quelqu'un qui voulait être ailleurs. Comme nous tous, tu me diras. Mais toi plus que nous."
S'il pouvait sourire, il l'aurait fait à ce moment-là. Mais à défaut, le sourire fut mental. Il évoqua à son tour quelques rapides piqûres de rappel.
"Toi aussi, tu avais ta petite réputation. Les adultes buvaient tes paroles. Tu étais devenue une sorte de vieux sage du village, mais version petite fille. Mon père ne t'aimait pas beaucoup, d'ailleurs. Avec du recul, je me demande s'il n'était pas juste jaloux de ta mère. Ce n'est pas comme s'il avait eu la chance d'avoir un fils aussi... satisfaisant, en tant que parent."
Elle lui posa la main sur le bras, d'une manière qui se voulait compatissante.
"Ne dis pas ça. Regarde-toi maintenant ! D'ailleurs, ton ami et mon partenaire de conférence nous attendent. Viens."
Les deux Alegrians se levèrent avec entrain et se dirigèrent vers le sol de Rokade en compagnie de leurs collègues respectifs. Alors que les habitants, en plein conflit interne, hésitaient à agresser les trois dépositaires de l'autorité qui accompagnaient leur héroïne, le gradé tenta une interrogation banale pour couvrir l'atmosphère pesante qui les entourait.
"Comment était le trajet, messieurs-dames ? Vous avez fait bon voyage ?"
L'agent au chapeau blanc souffla du nez et répondit rapidement, sans s'éterniser sur une conversation qui allait certainement l'ennuyer - ce qui ne l'empêcha pas de soulever un point qu'il voulait éclaircir.
"Bah, pas compliqué pour moi. Depuis Marie-Joie, tu vas partout. Même si c'est pour péter à West Blue et se retrouver sur South Blue en suivant, ça n'avait aucun sens."
La militante se hâta de lui expliquer pourquoi ils avaient fait ce détour.
"C'est moi, agent Lewis. J'étais en séminaire à Las Camp, et le Commodore Heed ci-présent a généreusement proposé de me transporter."
L'officier leva lascivement la main, l'air de dire qu'il n'y avait pas de quoi, et laissa traîner un silence pour faire comprendre à l'homme à la peau brûlante qu'il attendait aussi une réponse de sa part. Celui-ci avala sa salive et rattrapa son retard, l'air désolé.
"Hm, je... suis basé au QG de South Blue, avec le G-4. Et je suis aussi originaire de Rokade, donc j'ai l'habitude de faire des allers-retours assez régulièrement, y compris... ici."
Un mensonge pour une vérité. C'est bien Uzi, tu progresses.