Regarde d'où l'ennemi t'attaque: c'est souvent son propre point faible. - Les Fourmis (B. Werber)
Cette journée là encore remplit sa grève de points noirs. Des ares entiers de graviers, blanchis par les frappes du soleil, laissaient sécher des dizaines d'hommes et de femmes. L'air ne se refroidissait qu'en passant dans l'organisme des sans-emplois. Ils respiraient lentement, épuisés qu'ils furent par le simple fait de tenir debout dans cet enfer. Ce qu'ils attendaient: leur nom cité par le coordinateur des syndicats.
Etre cité, c'était pouvoir descendre. Le souterrain promettait à la fois fraicheur et travail, salaire, statut. Au coeur de cette île, le Royaume était une pyramide sociale retournée, où le ciel est l'enfer et les profondeurs l'abondance et l'espoir. Un membre d'équipage d'Hadoc avait parlé d'une tour inversée. Dans ces sociétés matriarcales, il était pertinent de considérer l'idée utérine de cette cavité où chacun voulait s'engouffrer pour aller au bout, là-bas. Sans savoir ce qui les attendait, sans même être sûrs de pouvoir accomplir le mission. Simplement, d'y aller. A ce titre, les Marines avaient la couleur de l'emploi.
Taylor - huitième sous-sol : réassort. Randy Bull - deuxième sous-sol: service de tri. Mimi Siku - deuxième sous-sol: Raffinerie de sucre. Peyton Weed: cinquième sous-sol: fonderie.
Gharr n'a jamais été cité, pas plus que les autres membres de l'équipage. Cela faisait un mois qu'il attendait, avec le même rituel chaque jour. Se lever, se laver, quitter son cabanon, être surveillé - parfois moqué - par les soldats et meurs montures insectoïdes, attendre sur la grève. Puis, regagner le cabanon, discuter avec les grévistes, accueillir les nouveaux venus, de l'extérieur ou les exclus d'en-bas et qui retentent leur chance, faire la file pour le potage du jour, manger, dormir, recommencer. Encore et encore.
Le premier jour, Hadoc était venu seul. Il avait, par un papier de la Reine Maya, pu descendre la vertigineuse ville jusqu'au palais de la Reine Werber. Cette dernière n'avait pas montré la moindre méfiance, ni même hostilité envers le Marine. Lorsque celui-ci lui fit par de son souhait de collecter sa signature sur un décret du Gouvernement Mondial assurant que Myriapolis respecte les lois des Nations-Unies votées pour l'an 1628, elle n'y vit aucune offense. Mieux encore, elle avait expliqué au commodore qu'elle saisissait les enjeux. Même si le Gouvernement mettrait du temps à conquérir l'île, vaste et terriblement hostile, le souci n'était pas tant de résister qu'éviter un déséquilibre des trois royaumes. Maya avait signé pour protéger sa cité portuaire, il devenait donc indispensable que la Reine des fourmis ajoute son paraphe. Sans quoi, elle devenait le premier avant-poste ennemi et par essence celui qui serait le plus endommagé par le conflit armé. Tout cela, elle l'avait compris. Mais la Reine Werber était rusée. Durant l'entretien, elle avait demandé au commodore s'il pouvait, au nom du Gouvernement qui l'emploie, démontrer qu'il avait saisi la culture locale. Hadoc fit montre de prudence, stipulant qu'il fallait être natif ou fervent érudit d'une cité pour en connaître la culture endémique. La réponse plut à la Reine, qui promit à Gharr sa signature et un laisser passer pour la troisième et dernière royauté s'il lui prouvait sa valeur par le travail. Hadoc, en bon manuel, avait accepté à condition que le travail demandé lui soit accessible. L'affaire fut entendue et l'émissaire fut renvoyé en surface avec une simple instruction: gagner le droit de revenir au Palais.
En surface, le seul moyen d'entrer par la porte de l'intégration est celle du travail. Et le travail, il se remporte par la grève. Bien sûr, le Marine avait les moyens de se faufiler jusqu'au palais. Il pouvait aussi entrer en se prétendant touriste. Mais ce n'était pas le défi lancé et il en avait accepté la condition. Il attendit donc, un jour, puis deux. De bonne foi, il avait spécifié tout ce qu'il pouvait faire et l'expérience acquise, y compris dans la chose martiale. Rien n'y fit. Jamais son nom ne fut cité. Lorsqu'il comprit que même les sans-emplois sous-qualifiés par rapport à lui prenaient des fonctions à sa place, il saisit l'handicap de l'épreuve. Ce n'était pas tant que la Reine voulait le maintenir en surface. Elle se fichait de lui, qui avait déjà probablement cessé d'exister dans son esprit. C'étaient les représentants des syndicats qui n'engageaient que des natifs, au détriment des étrangers. La route était barrée pour le Marine.
La deuxième semaine, il appela son équipage et l'invita à se joindre à lui. La mission n'était pas spectaculaire, ni palpitante. Usante même, pour les nerfs. Mais il était capital que d'autres viennent en renforts. Le simple petit uniforme blanc qui faisait sourire les fourmis devint plus gênant quand les soldats étrangers se multiplièrent. C'étaient des gens à nourir pour ne rien faire, la règle du Royaume voulant que chacun ait droit à son bol de potage et sa ration d'eau. L'accumulation d'immigrés créait un déséquilibre. Léger, négligeable pour une telle cité. Mais les fourmis haïssaient le désordre.
Au fil des semaines, les Marines devinrent la source de tous les problèmes. Ils ne faisaient jamais rien de répréhensible, ni ne commettaient aucune incivilité. Pourtant, les sans-emplois du royaume les méprisaient et les accusaient de leur voler leur travail, alors même qu'aucun n'avait pu tenter sa chance. De polluer, alors que chacun montrait une discipline exemplaire. De puer, alors que l'odeur n'était conditionnée que par les phéromones dans cette société. Les engagés avaient d'ailleurs droit à leur spray, qui servait de carte d'accès aux endroits mentionnés. Et si les humains étaient incapables de sentir l'odeur de ces sprays, les nombreuses fourmis gardiennent, elles, maintenaient l'ordre. L'odeur, c'était la clé.
Chaque nouveau jour, les gardiennes géantes qui surveillaient les cabanons étaient moins méfiantes envers le commodore, puis son équipage. Les grévistes partageaient le même espace, dormaient dans les mêmes draps et les spécimens des entrailles étaient constamment renouvelés. Leur odeur d'en-bas imprégnait peu-à-peu l'équipage du Gouvernement. Chaque jour était pareil, mais chaque jour rendait l'odeur des étrangers un peu moins perceptible pour les fourmis. Si bien qu'à un moment, plus aucune ne pourrait faire la différence entre un gréviste immigré et un gréviste exilé. C'était ça, le signal qu'attendait Hadoc et la raison pour laquelle il endurait ce mois d'intégration.
Vian - onzième étage: accordeur d'instruments. C'est tout pour aujourd'hui.
Le recruteur du jour reprit son casque à mandibules et rangea sa tablette de cire avant de disparaître sous le sol. Une énorme fourmi ailée boucha l'entrée de son abdomen en s'y affaissant lourdement et entama un long sommeil. C'était fini, une journée de plus en moins. Fatigués, mais disciplinés, les Marines regagnèrent les cabanes de bois où il faisait à peine plus frais qu'au dehors. Un nouveau frustré bougonna qu'il était sûr qu'on avait oublié son nom parce qu'il était plus petit que le Marine qui attendait devant lui. Hadoc s'arrêta devant l'une des gardiennes qui le fixait de ses grosses billes inexpressives. Depuis sept soirs, elle ne bronchait plus à son approche. Il devait vérifier, alors il tendit la main et lui caressa doucement la chitine entre les antennes. Elle agita lentement ses dernières et lui tapota les cheveux avec, mais ne marqua aucune hostilité. Si aux yeux des humains il demeurait un étrangers, à l'odorat de la bête il était un citoyen. Plus aucune d'elle ne le jugerait coupable s'il commettait un acte hostile envers un égal. Hadoc rejoignit ses hommes et fit passer le mot: Ce soir, ils agissaient.
Soir qui vint bien vite. Le plan était simple. Puisqu'il fallait que chacun possède les mêmes biens, il fallait créer une inégalité. Et la créer à ses dépens. Hadoc chargea donc un de ses soldats, en l'occurrence le lieutenant Shoga, de simuler le renversement de sa pitance par un des locaux. Ce serait alors à eux, les gens bien propres et sans reproches, d'avoir le choix entre provoquer la Marine et tâter du bâton, ou accepter de réparer l'erreur et de conclure un accord. Dans tous les cas et quoiqu'il arrive, il fallait que seules les soldats du Gouvernement soient présents à la grève, afin de forcer leur embauche là où le travail n'attendait jamais.
Cette journée là encore remplit sa grève de points noirs. Des ares entiers de graviers, blanchis par les frappes du soleil, laissaient sécher des dizaines d'hommes et de femmes. L'air ne se refroidissait qu'en passant dans l'organisme des sans-emplois. Ils respiraient lentement, épuisés qu'ils furent par le simple fait de tenir debout dans cet enfer. Ce qu'ils attendaient: leur nom cité par le coordinateur des syndicats.
Etre cité, c'était pouvoir descendre. Le souterrain promettait à la fois fraicheur et travail, salaire, statut. Au coeur de cette île, le Royaume était une pyramide sociale retournée, où le ciel est l'enfer et les profondeurs l'abondance et l'espoir. Un membre d'équipage d'Hadoc avait parlé d'une tour inversée. Dans ces sociétés matriarcales, il était pertinent de considérer l'idée utérine de cette cavité où chacun voulait s'engouffrer pour aller au bout, là-bas. Sans savoir ce qui les attendait, sans même être sûrs de pouvoir accomplir le mission. Simplement, d'y aller. A ce titre, les Marines avaient la couleur de l'emploi.
Taylor - huitième sous-sol : réassort. Randy Bull - deuxième sous-sol: service de tri. Mimi Siku - deuxième sous-sol: Raffinerie de sucre. Peyton Weed: cinquième sous-sol: fonderie.
Gharr n'a jamais été cité, pas plus que les autres membres de l'équipage. Cela faisait un mois qu'il attendait, avec le même rituel chaque jour. Se lever, se laver, quitter son cabanon, être surveillé - parfois moqué - par les soldats et meurs montures insectoïdes, attendre sur la grève. Puis, regagner le cabanon, discuter avec les grévistes, accueillir les nouveaux venus, de l'extérieur ou les exclus d'en-bas et qui retentent leur chance, faire la file pour le potage du jour, manger, dormir, recommencer. Encore et encore.
Le premier jour, Hadoc était venu seul. Il avait, par un papier de la Reine Maya, pu descendre la vertigineuse ville jusqu'au palais de la Reine Werber. Cette dernière n'avait pas montré la moindre méfiance, ni même hostilité envers le Marine. Lorsque celui-ci lui fit par de son souhait de collecter sa signature sur un décret du Gouvernement Mondial assurant que Myriapolis respecte les lois des Nations-Unies votées pour l'an 1628, elle n'y vit aucune offense. Mieux encore, elle avait expliqué au commodore qu'elle saisissait les enjeux. Même si le Gouvernement mettrait du temps à conquérir l'île, vaste et terriblement hostile, le souci n'était pas tant de résister qu'éviter un déséquilibre des trois royaumes. Maya avait signé pour protéger sa cité portuaire, il devenait donc indispensable que la Reine des fourmis ajoute son paraphe. Sans quoi, elle devenait le premier avant-poste ennemi et par essence celui qui serait le plus endommagé par le conflit armé. Tout cela, elle l'avait compris. Mais la Reine Werber était rusée. Durant l'entretien, elle avait demandé au commodore s'il pouvait, au nom du Gouvernement qui l'emploie, démontrer qu'il avait saisi la culture locale. Hadoc fit montre de prudence, stipulant qu'il fallait être natif ou fervent érudit d'une cité pour en connaître la culture endémique. La réponse plut à la Reine, qui promit à Gharr sa signature et un laisser passer pour la troisième et dernière royauté s'il lui prouvait sa valeur par le travail. Hadoc, en bon manuel, avait accepté à condition que le travail demandé lui soit accessible. L'affaire fut entendue et l'émissaire fut renvoyé en surface avec une simple instruction: gagner le droit de revenir au Palais.
En surface, le seul moyen d'entrer par la porte de l'intégration est celle du travail. Et le travail, il se remporte par la grève. Bien sûr, le Marine avait les moyens de se faufiler jusqu'au palais. Il pouvait aussi entrer en se prétendant touriste. Mais ce n'était pas le défi lancé et il en avait accepté la condition. Il attendit donc, un jour, puis deux. De bonne foi, il avait spécifié tout ce qu'il pouvait faire et l'expérience acquise, y compris dans la chose martiale. Rien n'y fit. Jamais son nom ne fut cité. Lorsqu'il comprit que même les sans-emplois sous-qualifiés par rapport à lui prenaient des fonctions à sa place, il saisit l'handicap de l'épreuve. Ce n'était pas tant que la Reine voulait le maintenir en surface. Elle se fichait de lui, qui avait déjà probablement cessé d'exister dans son esprit. C'étaient les représentants des syndicats qui n'engageaient que des natifs, au détriment des étrangers. La route était barrée pour le Marine.
La deuxième semaine, il appela son équipage et l'invita à se joindre à lui. La mission n'était pas spectaculaire, ni palpitante. Usante même, pour les nerfs. Mais il était capital que d'autres viennent en renforts. Le simple petit uniforme blanc qui faisait sourire les fourmis devint plus gênant quand les soldats étrangers se multiplièrent. C'étaient des gens à nourir pour ne rien faire, la règle du Royaume voulant que chacun ait droit à son bol de potage et sa ration d'eau. L'accumulation d'immigrés créait un déséquilibre. Léger, négligeable pour une telle cité. Mais les fourmis haïssaient le désordre.
Au fil des semaines, les Marines devinrent la source de tous les problèmes. Ils ne faisaient jamais rien de répréhensible, ni ne commettaient aucune incivilité. Pourtant, les sans-emplois du royaume les méprisaient et les accusaient de leur voler leur travail, alors même qu'aucun n'avait pu tenter sa chance. De polluer, alors que chacun montrait une discipline exemplaire. De puer, alors que l'odeur n'était conditionnée que par les phéromones dans cette société. Les engagés avaient d'ailleurs droit à leur spray, qui servait de carte d'accès aux endroits mentionnés. Et si les humains étaient incapables de sentir l'odeur de ces sprays, les nombreuses fourmis gardiennent, elles, maintenaient l'ordre. L'odeur, c'était la clé.
Chaque nouveau jour, les gardiennes géantes qui surveillaient les cabanons étaient moins méfiantes envers le commodore, puis son équipage. Les grévistes partageaient le même espace, dormaient dans les mêmes draps et les spécimens des entrailles étaient constamment renouvelés. Leur odeur d'en-bas imprégnait peu-à-peu l'équipage du Gouvernement. Chaque jour était pareil, mais chaque jour rendait l'odeur des étrangers un peu moins perceptible pour les fourmis. Si bien qu'à un moment, plus aucune ne pourrait faire la différence entre un gréviste immigré et un gréviste exilé. C'était ça, le signal qu'attendait Hadoc et la raison pour laquelle il endurait ce mois d'intégration.
Vian - onzième étage: accordeur d'instruments. C'est tout pour aujourd'hui.
Le recruteur du jour reprit son casque à mandibules et rangea sa tablette de cire avant de disparaître sous le sol. Une énorme fourmi ailée boucha l'entrée de son abdomen en s'y affaissant lourdement et entama un long sommeil. C'était fini, une journée de plus en moins. Fatigués, mais disciplinés, les Marines regagnèrent les cabanes de bois où il faisait à peine plus frais qu'au dehors. Un nouveau frustré bougonna qu'il était sûr qu'on avait oublié son nom parce qu'il était plus petit que le Marine qui attendait devant lui. Hadoc s'arrêta devant l'une des gardiennes qui le fixait de ses grosses billes inexpressives. Depuis sept soirs, elle ne bronchait plus à son approche. Il devait vérifier, alors il tendit la main et lui caressa doucement la chitine entre les antennes. Elle agita lentement ses dernières et lui tapota les cheveux avec, mais ne marqua aucune hostilité. Si aux yeux des humains il demeurait un étrangers, à l'odorat de la bête il était un citoyen. Plus aucune d'elle ne le jugerait coupable s'il commettait un acte hostile envers un égal. Hadoc rejoignit ses hommes et fit passer le mot: Ce soir, ils agissaient.
Soir qui vint bien vite. Le plan était simple. Puisqu'il fallait que chacun possède les mêmes biens, il fallait créer une inégalité. Et la créer à ses dépens. Hadoc chargea donc un de ses soldats, en l'occurrence le lieutenant Shoga, de simuler le renversement de sa pitance par un des locaux. Ce serait alors à eux, les gens bien propres et sans reproches, d'avoir le choix entre provoquer la Marine et tâter du bâton, ou accepter de réparer l'erreur et de conclure un accord. Dans tous les cas et quoiqu'il arrive, il fallait que seules les soldats du Gouvernement soient présents à la grève, afin de forcer leur embauche là où le travail n'attendait jamais.