Après avoir reçu le den den mushi confié par Henri Fëanor, celui-ci ainsi que Louise se tournèrent vers lui pour savoir s'il avait quelque chose à apporter à la conversation. Ce n'était pas le cas. Pour tout dire, il avait la sensation de perdre de plus en plus pied au fur et à mesure qu'il rencontrait les différents protagonistes de la maison. Il avait cette sensation de se trouver dans un labyrinthe depuis le début, qu'il pourrait terminer en un rien de temps. Mais plus il avançait, plus il se rendait compte de son immensité. Et depuis que Louise lui avait communiqué ses propres informations, il avait l'impression qu'en plus, les murs se déplaçaient pour rendre sa tâche encore plus compliquée.
Quoi qu'il en soit, la gène que portait son silence ne dura que très peu de temps, car avant qu'elle ne s'ancre dans l'ambiance Mary arriva par l'intermédiaire d'un couloir. Elle ne s'attendait probablement pas à trouver là les deux chasseurs de prime, en compagnie de son maître. Pharaun crut voir une fugace expression de mécontentement sur son visage avant qu'elle ne se ressaisisse et annonce le but de sa venue.
« Je vous prie de m'excuser, mais le repas va être servi dans un instant. »
A l'évocation du mot "repas", Pharaun se rappela qu'il était affamé depuis de nombreuses heures. Son estomac aussi s'en souvint, et ce fut ce moment qu'il choisi pour se manifester bruyamment. Mary ouvrit de gros yeux coléreux et le dévisagea d'un air accusateur. On ne gargouillait pas en présence de maître Fëanor. Mais actuellement, cela semblait être le cadet des soucis de Henri, qui semblait à nouveau perdu dans ses propres pensées. Mais il parvint tout de même à relever une dernière fois la tête pour les saluer.
« Nous nous reverrons plus tard dans la soirée. »
Pharaun voulu lui emboîter le pas, comprenant intuitivement que la nourriture se trouvait dans la direction qu'il prenait, mais il fut intercepté par la gouvernante qui se plaça entre lui et le chemin de la salle à manger.
« Pas ici. Il est certaines habitudes qui doivent être respectées en toutes occasions. La noblesse ne mange qu'avec des gens de son espèce, c'est ainsi. Suivez moi, vous mangerez avec le personnel. »
Le chasseur de prime ne pensa même pas à s'offusquer. En effet, on lui proposait de manger, alors que ça soit avec le personnel, avec les propriétaires ou avec les animaux, cela ne le dérangeait guère. Il suivit donc docilement Mary, Louise emboîtant le pas elle aussi, et se laissa guider à travers les couloirs qu'il commençait un peu à connaître après plusieurs allez-retours dans la maison. Au travers des carreaux éclairant très largement les couloirs, le soleil commençait à décroître et le ciel se teintait de rouge. Des traînées de nuage effilés, portées par la brise marine, commençaient à s'accumuler au dessus de l'île. Pharaun eut la sensation de voir des poignards blancs se plantant dans une robe bleue, provoquant l'écoulement de sang et faisant disparaître la belle couleur de l'habit.
Il tenta de penser à des choses moins sombres, comme la nourriture qu'il allait bientôt engloutir. Il y parvint pendant quelques instant, avant qu'ils sentent se hérisser tous les poils de son corps.
Un cri horrible, inhumain, se mit à retentir comme une alarme aux alentours.
Le duo de chasseur de primes eut à peine le temps de se dévisager que Mary avait bondit en avant, commençant à trottiner en direction du hurlement qui ne discontinuait pas. Pharaun et Louise se lancèrent à sa suite, prêt à intervenir. Ils maudirent très vite la lenteur de la gouvernante qui, du fait de son grand âge, n'avançait pas assez vite à leur goût. Ils ne pouvaient cependant pas la dépasser car elle semblait parfaitement savoir d'où venaient les cris, ce qui n'était pas le cas des deux enquêteurs. A plusieurs moments Pharaun aurait juré que les cris venaient d'un couloir à droite alors que Mary bifurquait à gauche. Étrangement, le visage de cette dernière ne sembla à aucun moment éprouver de l'inquiétude.
Après deux minutes de course laissant cent fois le temps à la nouvelle victime d'être assassinée, le trio arriva sur le lieu du crime. Les deux chasseurs de prime furent alors tout à fait décontenancés par la scène qui se tenait devant eux, alors que la source des hurlements se révélait.
Une Sandra Adams déchaînée s'écorchait la voix en tentant d’attraper un objet qu'un Lucas Miura souriant tenait dans les airs à bout de bras. Pharaun les identifia aisément car il s'agissait des deux seules personnes qu'il n'avait pas encore rencontré. La vieille semblait sur le point d'imploser. La couleur de sa peau était presque écarlate, et ses cris passaient de l'aigu strident à un semblant de pleur horrifiant.
« Lucaaaaaas ! Rend-la moiiiiii ! »
Mais le valet semblait prendre le plus grand plaisir à faire gémir Sandra, poussant même des petits ricanements courts. Il baissait le bras, attendait que la vieille sautille pour essayer d'attraper ce qui semblait être une poupée de son, mais relevait immédiatement le bras pour la mettre à nouveau hors de portée. Des instants qui parurent durer une éternité à Pharaun s'écoulèrent, tant la scène semblait cruelle, sans qu'il ne sache comment réagir. Il n'eut finalement pas à se décider car Mary s'avança en direction du domestique et tendit la main.
« Lucas. Donne. »
Dans un ultime rictus sadique, le valet tendit la poupée à la gouvernante qui la donna immédiatement à Sandra. Cette dernière la serra contre son corps avec force, gémissant des bribes de mots incompréhensibles, semblant perdre conscience de l'endroit où elle se trouvait. Lucas, lui, fila en trottinant dans un couloir, comme si rien d'important ne s'était passé et qu'il était temps de passer à un autre jeu.
Tenant sa maîtresse par l'épaule, Mary se tourna vers les deux chasseurs de prime.
« Veuillez excuser cette scène pour le moins honteuse. Comme vous le voyez, il existe certaines personnes ne jugeant pas utile de montrer un élémentaire respect à l'égard de nobles personnes. Lucas ne doit sa place ici qu'à son travail impeccable. Il est malheureusement difficilement remplaçable. Tout de même, je pensais que le deuil calmerait ses jeux tordus... »
La gouvernante semblait calme, mais Pharaun pouvait voir dans ses yeux une colère sourde. Puis elle se ressaisit et indiqua aux deux chasseurs de primes la direction que Lucas venait de prendre.
« La salle à manger du personnel se trouve juste au bout de ce couloir. Je vais raccompagner Madame Adams auprès de sa famille. »
Soutenant Sandra qui claudiquait difficilement, les deux vieilles dames disparurent en empruntant la direction qui les avait fait parvenir jusqu'ici. Avant d'aller s'installer, Pharaun jeta un regard à Louise qui semblait impassible.
« Tous fous, tous... Il n'y a pas une seule personne normale dans cette maison... »
Il attendit un instant une réponse de la blonde, mais celle-ci ne vint pas, certainement parce qu'elle était finalement autant sous le choc que lui. A la place, il n'eut qu'un vague haussement d'épaule. En silence, ils rejoignirent donc le réfectoire.
En poussant la porte, Pharaun tomba nez à nez avec le cuisinier qui lui adressa un regard hargneux en grommelant. Visiblement il avait reçu pour consigne de nourrir les deux enquêteurs, ce qui ne semblait pas l'enchanter particulièrement. Au centre de la pièce se tenait une table déjà prête à accueillir les quatre domestiques plus les deux chasseurs de primes. Mis à part elle et les chaises en bois, il n'y avait aucun meuble dans la pièce. Seulement une autre porte donnant directement sur les cuisines dans lesquels il s'était trouvé quelques heures auparavant. Excepté Mary, tout le monde était présent. Klaus et Lucas étaient déjà installés, ce dernier toujours un sourire au lèvres.
D'un signe de tête, Ken les invita à s'asseoir alors qu'il allait chercher le plat principal. La marmite bouillante posée sur la table, pas question de se faire servir. Le cuisinier fut d'ailleurs le premier à remplir son assiette, puis il abandonna la louche à qui serait le plus rapide. Pharaun céda la priorité au jardinier et au valet, avant de s'emparer du couvert pour servir d'abord Louise, puis lui. Il attaqua ensuite à manger en silence. Excellent. Un ragoût de mouton aux haricot blanc, un plaisir pour son estomac vide. Il était tellement absorbé par son assiette qu'il ne se rendait pas compte de l'ambiance pesante dans l'air. Personne ne se parlait. Même l'arrivée de Mary se fit dans une discrétion totale. On avait l'impression que chacun cherchait à éviter l'autre, comme si la moindre discussion allait faire exploser les conflits qui semblaient opposer certaines personnalités de la maison. De plus, il s'agissait du premier repas depuis la découverte du corps d'Emily, et assurément des théories diverses et variées devaient se former dans l'esprit des habitants. Théories certainement très influencées par les relations qu'ils entretenaient entre eux.
Au bout de quelques minutes tout de même, le manque de discussion sembla commencer à perturber Pharaun qui leva le nez de son assiette presque terminée. Tout le monde avait le nez dans sa nourriture, sauf Lucas qui jetait des regards à tout le monde, notamment à lui, avant de rire discrètement. Cette attitude mis mal à l'aise le chasseur de prime qui décida, dans une attitude futile, de refuser de le regarder. Son attention se porta sur Ken qui finissait son repas. Mauvaise idée. Sitôt terminé, le cuisinier posa son couvert, leva la tête, capta son regard et le dévisagea avec un sourire narquois. Il fut le premier à briser le silence depuis de nombreuses minutes.
« Alors, monsieur le détective, votre enquête est terminée ? Cynthia est sous bonne garde dans une geôle humide ? »
Le début d'altercation fit lever la tête de Klaus et de Mary qui les dévisagèrent, surpris. Louise ne sembla pas réagir, sentant probablement que le duel qui se préparait ne la concernait pas. Mais elle écoutait très probablement d'une oreille attentive. Lucas, lui, éclata de rire et murmura.
« C'est très bien. Tout le monde sait que c'est mal de tuer sa propre sœur... Pauvre, pauvre fille... »
Le chasseur de primes choisit de l'ignorer, de prendre son courage à deux mains et d'affronter le regard du cuisinier. Après tout, il serait obligé un moment ou un autre d'avouer qu'il était aller un peu vite en besogne.
« Plusieurs éléments se sont rajoutés à l'enquête... » Pharaun essaya de ne pas perdre totalement la face en ajoutant : « Ça ne veut pas dire que je ne la soupçonne pas ! »
Il aurait mieux fait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche car le regard meurtrier que lui lança Mary aurait fait miauler le roi des animaux. Lucas sourit un peu plus et Ken perdit son sourire narquois.
« Vous êtes vraiment borné. Bon, peut-on savoir quelles sont ces nouveaux éléments ? »
Pour échapper à la position bancale dans laquelle il s'était mit, Pharaun décida que changer de sujet était peut-être le meilleur moyen de s'en sortir. Il leur fit donc part de ce qu'il savait, sachant qu'ils l'apprendraient tous très vite de toute façon.
« Très bien. Vous devez savoir qu'Emily avait hérité d'un collier de sa défunte mère, tout comme sa sœur d'ailleurs. Et bien ce collier, qui vaut apparemment une fortune, est introuvable depuis ce matin. »
Pas de réaction de la part de Louise et Klaus qui étaient déjà au courant. Stupeur et perte de voix pour Mary et Ken qui essayaient de comprendre ce que cela laissait supposer.
Éclat de rire de Lucas qui ne put s'empêcher de s'amuser de la situation.
« Palpitant, c'est tout simplement palpitant ! La direction que prend cette histoire est passionannte, ce collier vaut une fortune ! Cela fait des années que je suis ici, et je ne me suis jamais autant amusé. »
Cela lui valut les regard irrités des trois autres domestiques. Lucas grogna avant d'ajouter :
« Arrêtez de faire les hypocrites. Emilie était suffisante et insupportable, ne me faites pas croire que vous regrettez sincèrement sa mort. »
« Nous ne sommes pas tous des créatures dénuées de sentiments comme toi. On devrait toujours pleurer le départ de quelqu'un. »
La voix de Mary était glaciale. La même qu'elle avait utilisé pour le forcer à lui rendre la poupée de Sandra. Mais cette fois-ci, Lucas ne se laissa pas faire et la regarda dans les yeux.
« Oh, pitié... Ne me fais pas croire ça. Je suis sûr qu'à chaque fois que tu vois les jumelles, cela te fait penser à la défunte femme du vieux Henri, pas sûr que ça te mette en joie. Comment se passe ton flirt avec lui, à ce propos ? Ça se met en place ? »
La gifle partit d'un seul coup, sans même attendre la fin de la phrase. Le monde sembla se figer un instant, tant cela semblait irréel.
« Tu ne crois pas qu'un autre moment que celui-là serait plus propice pour proférer tes bouffonneries mensongères ?
Tous les autres participants étaient décontenancés. Pharaun ne savait plus vraiment dans quel coin se mettre. Klaus et Ken dévisageaient gravement le valet, comprenant qu'il avait dépassé la limite cette fois-ci. Du côté de Louise, un petit sourire en coin s'était peint sur son visage. Elle restait silencieuse, comme tout le monde, mais semblait s'amuser de la direction que prenaient les événements. Lucas resta quelques secondes muet, le visage de profil après la claque. Toute trace de sourire avait disparu. Il revint cependant très vite, encore plus marqué que précédemment, alors qu'il se tournait vers le duo de chasseurs de primes.
« Vous voyez, dans cette maison, on n'aime pas trop dire des vérités. Je suis sans doute le seul qui n'en ai pas peur. Et c'est pour ça que je suis si mal aimé, notamment par cette pauvre Mary. Je connais leurs secrets à tous, et ils ont peur que je ne les révèle au grand jour. Ils ont raison d'ailleurs. Quand on sait ce que cachent certains, il vaudrait mieux que les murs restent muets. »
Pharaun ne put s'empêcher de constater qu'il prononçait ses mots en appuyant ostensiblement son regard sur Klaus. Le jardinier ne pouvait évidemment rien répondre, mais ses yeux parlaient à sa place, ne cédant surtout pas une miette de terrain après l'attaque affichée du valet. Lucas ne recula pas non plus et la confrontation visuelle dura plusieurs secondes avant que Pharaun n'intervienne. Le valet semblait prêt à faire des révélations, et qu'elles soient vraies ou fausses elles étaient toujours bonnes à entendre.
« Tu penses connaître l'identité du meurtrier ? »
La question était grotesque et les formes n'y étaient pas, mais Pharaun n'avait pas le temps d'enrober sa phrase. Il sentait que l'ambiance était sur un fil prêt à céder, et que si vérités il devait y avoir, c'était maintenant ou pas du tout. Avec appréhension, il attendit une réponse du valet qui ne voulait pas venir. Finalement il fut déçu quand Lucas parla enfin, toujours en fixant le jardinier.
« Je le pense, en effet. »
Puis il détourna le regard et se rendit compte qu'il n'avait pas parfaitement fini son assiette. Pharaun soupira. Le moment était passé et il n'avait pas vraiment ce qu'il voulait, mais ce n'était qu'une question de temps. L'ambiance redevint tout d'un coup plus respirable, même si elle était toujours un peu électrique. Sentant qu'il serait difficile d'obtenir plus d'information à propos de Lucas, et voulant profiter du fait que tout le monde était réuni autour d'une table, il se pencha vers Louise et lui chuchota.
« Je vais jeter un œil aux chambres. Je ne pense pas trouver le collier en évidence sur un lit, mais sait-on jamais... »
Il s’éclipsa donc le plus discrètement possible. Discrétion toute relative car Lucas frappa la table d'un petit coup à chacun de ses pas pour accompagner sa sortie.