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rencontre avec la mer

Le Mark-twain n’était pas un navire de luxe. Son objectif premier n’était pas le transport de passager, mais celui de marchandise. Son propriétaire avait cependant décidé que vaguement aménager une partie de la calle afin de permettre à des passagers ne pouvant se permettre de monter sur les beaux bateaux de ligne mais capable de tout de même payer un prix appréciable serait plus rentable que de remplir le navire à ras bord de marchandises de qualité discutable.
La frégate était un lourd bâtiment à deux ponts et deux mâts, généralement si chargé que la première ligne de canon était presque à portée des vagues. Ces canons ne risquaient cependant guère d’avoir plus de soucis de fonctionnement qu’ils n’en avaient déjà : si un curieux se décidait à les regarder de trop près, il se serait vite rendu compte que la fonte des pièces d’artillerie avait été remplacée par du bois flotté, nettement plus légers, tout aussi intimidant de loin, mais nettement moins efficace en situation de combat. Les voiles étaient usés par des années d’utilisation et la coque montrait plusieurs traces de réparation. Quant à l’équipage, il semblait avoir autant vécu que le navire.
Le bâtiment, pourtant, était tel un vieux soldat : couturé, abîmé par la vie, plus aussi rapide que dans sa jeunesse, mais plus déterminé que jamais à vivre et d’autant plus dangereux si le besoin se faisait sentir.

Parmi la vingtaine de passagers qui prenait place dans les cabines exiguës de l’embarcation, on pouvait compter deux pirates sans bateaux en fuite, un noble sous déguisement, un poète maudit et une voleuse souhaitant découvrir le monde. Un chargement inhabituellement banal, donc.
Le personnage principal de cette histoire se trouve être la voleuse. Sur les quais, devant le navire, elle fait une découverte lumineuse : les bateaux consistaient en un assemblage de planches d’une taille pas si épaisse au-dessus de beaucoup d’eau. Elle le savait depuis longtemps, bien sûr, pour avoir trainé un temps assez considérable sur les quais, mais elle ne venait de le réaliser que maintenant. La chose était somme toute assez courante, en particulier chez ceux qui s’apprêtaient à monter à bord du Mark-Twain.

Ewen, car tel était son nom, prit une profonde inspiration puis posa un pied prudent sur la passerelle. Une de ses mains s’avança pour se saisir de la rambarde tandis que l’autre se crispait autour du mince bagage qui contenait sa vie. Les jointures de ses doigts étaient blanches.
Elle bascula son poids, libérant sa jambe arrière et fit un pas. Un petit pas, un pas prudent mais un pas. Sous elle ne se trouvait plus que l’eau placide et clapotante du port, à l’abri derrière les digues. Blanche comme un linge, elle se força à relever la tête. Son deuxième pas fut moins timide que le premier. Le troisième fut ferme et le quatrième l’amena sur le pont du bateau. Alors elle relâcha son souffle et alla voir un membre d’équipage pour lui demander où se situait sa cabine.

Les chambres étaient minuscules. La couchette, à peine assez longue pour permettre à un homme de taille moyenne de rentrer, ne permettait au dormeur de se retourner qu’avec un luxe de précautions. A l’exception de l’espace nécessaire pour ouvrir la porte, toute la longueur de la cabine était occupée par une longue étagère à hauteur d’épaule. Il restait suffisamment d’espace en dessous pour que l’occupant des lieux puisse utiliser les lieux, tant qu’il restait assis. Contre la cloison du fond, sous un hublot surprenament grand au vu des dimensions de la pièce, se trouvait un petit bureau, à peine plus large que la chaise qui l’accompagnait, pour les passagers qui souhaiteraient occuper leur temps à bords avec des travaux de lettres. La jeune femme ne l’utiliserait pas, non par cause d’illettrisme, elle était capable de lire la plupart des textes, bien que lentement et en utilisant son doigt pour s’aider, mais par désintérêt général pour ce médium.

Après s’être félicité de ne pas compter la claustrophobie au nombre de ses défauts, elle s’assit sur la couchette et entama de ranger ses affaires, lesquelles se résumaient principalement à des habits et à un assemblage de rossignols. Elle était surprise du décalage entre l’impression initiale de l’endroit et la qualité de l’ameublement : le bois de l’étagère était poli avec soin, donnant presque l’impression d’être verni, tandis que le matelas, loin de la planche à laquelle elle s’était attendu, lui donnait à craindre qu’elle ne soit trop moelleuse à son goût. Il y avait même des sortes de lanières de cuir dont elle ne put déterminer l’intérêt.
Cette tâche vite accomplie elle vérifia par acquit de conscience si le précédant occupant n’avait rien oublié d’intéressant sous la couchette. Elle n’y trouva qu’une vielle chaussette qu’elle eut tôt fait de faire passer par le hublot, une fois le système d’ouverture compris.
    Ayant épuisé tout ce qu’elle avait à faire dans sa cabine, Ewen retourna à l’extérieur, sur le pont bas. Elle n’y trouva pas beaucoup plus d’activités, si ce n’est observer l’agitation du navire se préparant au départ. Les marins et les dockers faisaient des allers et retours sans fin, portant caisse après caisse de marchandises. Les marins, pourtant solidement bâtis, commencèrent à montrer des signes de fatigue après un moment, là où les dockers professionnels ne semblaient gênés que par la simple taille des containers. Ces hommes qu’elle avait si souvent vu dans le décor, comme une toile de fond à laquelle on ne faisait pas vraiment commençait à monter légèrement dans son estime personnelle.

    Perdue dans le flot de ses pensées, la jeune femme ne remarqua pas que les hommes de la mer arrêtaient un à un ce travail de force. Et même si elle l’avait été, elle n’aurait pu voir les hommes se poser dans le mess de l’équipage, dégourdir leurs bras endoloris et sortir des jeux de cartes usés avec lesquels ils se mirent à jouer avec une dédication connu seulement des plus grands joueurs et des marins qui avaient connus trop de quarts. Le capitaine, bien conscient de la situation, s’était contenté d’un hochement de tête affirmatif aux premiers hommes à s’en aller. Il ne disait rien pour deux raisons : la première était qu’il aurait besoin de tous les hommes en pleine forme au moment du départ, la deuxième que cette attitude était la tradition à bord.
    La première raison était capitale. Normalement, quelques-uns de ces hommes entrainés, même fatigués, suffisait à faire lever l’ancre et quitter le port au Mark-Twain, mais durant cette étape, le moindre problème pouvait partir en une cascade inarrêtable, laquelle pouvait facilement se payer par des semaines voir des mois à terre, avant même d’avoir levé l’ancre, pour des réparations. En une occasion mémorable, il avait vu un équipage incompétent et indiscipliné envoyer par le fond le navire, en emportant un autre avec eux tandis qu’un troisième avait été lourdement abimé par l’incident. Le port de la petite île avait été fermé des mois durant, le temps d’être libéré de ces épaves sans avoir de matériel adapté à un tel exercice.
    Mais la seconde raison était plus importante encore : La tradition et les superstitions étaient tout ce qu’avait les marins pour se raccrocher lorsque le ciel noir de la tempête s’emplissait du bleu profond des lames et que le pont se retrouvait couvert par le blanchâtre de l’écume, que les voiles claquaient et ruaient, arrachant les cordages des mains des marins qui tentaient désespérément de les replier avant qu’elles n’éclatent où ne retournent le navire, quand on ne parvenait pas à savoir si le long hurlement que l’on entend est celui du vent entre les haubans ou celui d’un amis, arraché par la mer, que l’on ne reverra plus, ni vivant ni même mort, quand la pluie était si violente que sa propre main devient une forme si flou qu’elle semble devenu étrangère et que soudainement des feux de Saint-Elme enflamment les mâts, la dunette et la proue alors qu’un gout métallique emplissait notre bouche. Lors de ces nuits, les marins savent qu’ils ne doivent leurs vies qu’à la clémence des démons des mers et aux traditions. Les marins eux-mêmes ne savaient pas toujours l’origine de ces traditions ou comment elle les aidait, mais ils savaient que ceux qui les suivaient vivaient. Aucun capitaine ne pouvait changer les traditions si ses hommes n’était pas prêts à le suivre jusqu’en enfer, persuadés qu’il les en ramènera vivant.


    Peu de temps après, les dockers, leur travail fini, se regroupèrent avant de disparaitre dans le labyrinthe du port, partant vers d’autres chantiers, un des nombreux lieux de plaisir de l’endroit, leur famille et, dans le cas d’un jeune homme aux cheveux blonds, vers sa mort.
    Sur le pont, Ewen remarqua finalement la diminution de l’activité et l’excitation en elle, jusqu’ici contrebalancé par sa profonde répulsion pour l’eau, explosa. La myriade de monde, de gens, de couleurs de formes et d’histoires dont elle avait rêvée tout au long de sa vie, toutes ces choses qui toute sa vie avaient été les chimères inatteignables de ses rêves d’enfants semblaient à ses yeux se tenir juste-au-delà de l’horizon, tel des géants dansant bien trop loin pour qu’on puisse jamais les voir mais dont les ombres se projetaient sur les derniers nuages qu’elles pouvaient embrasser, créant des formes pâles et incertaines, mais bien présentes, promesses de leur existence malgré leur absence.
    Le départ de la frégate serait pour elle le premier pas de son voyage en direction de ces pays merveilleux, mais ce départ n’arrivait pas. Les derniers retardataires montaient à bord d’un pas lent tandis que quelques hommes de la mer arpentaient le pont d’un pas indolent, surveillant la marée, à laquelle nulle force ne saurait dire se presser. A l’opposé, le soleil, pourtant déjà bien rouge par l’heure commençait à se rapprocher lentement de la terre avec une vitesse inverse de celle à laquelle la patience de la jeune femme s’épuisait. Elle avait envie de courir, de sauter, de crier… Tout plutôt que cette attente imbuvable.

    Il n’y eut pas de signal aux yeux de la voyageuse, mais il devait pourtant y avoir eu un car l’équipage se mettait rapidement au travail. Les hommes sur le pont s’affairent autour des cordages pendant que d’autres sortaient rapidement des entrailles du bateau, chacun se dirigeant vers leur poste de travail et commençant le travail, se coordonnant sans difficulté avec les autres bien qu’aucun ne semble communiquer sur quoi que ce soit en rapport avec le navire.
    Alors qu’elle tentait de tout voir, Ewen entendit un cri, un peu plus loin. Curieuse de tout, elle dut se forcer à ne pas se précipiter vers cette nouvelle action. Elle commença à marcher vers la rambarde correspondante d’un pas un peu trop rapide pour être innocent quand elle vu les amarres qui retenaient la frégate s’élevaient au-dessus de la rambarde pour atterrir sur le pont.

    Doucement d’abord, puis de plus en plus clairement, ils commencèrent à avancer. Le ponton s’éloigna doucement, la poupe dépassa l’avant des autres navires. Elle observa, grisée, chaque détail de la manœuvre, gravant dans sa mémoire ce moment. Le jour où elle partait découvrir le monde.
      Alors que la nuit tombait sur le navire, la lune se leva et les lumières apparurent une à une dans le ciel, se reflétant sur les vagues, apparaissant et disparaissant au gré du mouvement des eaux en un spectacle empli de poésie. Ewen, penché sur la rambarde, le regard planté dans les vagues, n’était certainement pas dans l’état d’esprit pour en profiter. Un peu plus tôt dans la soirée, la fatigue des émotions et le mal de mer, dont elle avait beaucoup entendu parler, mais qu’elle expérimentait pour la première fois, l’avait fait rejoindre son lit.
      Mais si elle avait trouvé le chemin jusqu’à son lit, le sommeil, lui, n’avait pas trouvé le chemin jusqu’à elle. Si le premier effet de se trouver sur un bateau pour ceux qui n’en avait pas l’habitude était la somnolence, le second, plus spectaculaire, était de donner la nausée. Et, sans être insupportable, la maladie restait une nuisance plus que suffisante pour l’empêcher de se reposer.

      Lassée, elle avait fini par se lever, tenter d’aller prendre l’air sur le pont. Les premiers pas lui avaient fait du bien. Puis elle s’était accoudée à la rambarde et avait regardé l’abysse. La mer, sous la coque, semblait une faille sur le néant. Elle avait plongé son regard dans ces ténèbres infinies, fasciné par cette vision. Une vague avait alors éclaté contre la coque, sous elle et un peu de l’écume s’éleva jusqu’à elle.
      En sentant l’eau goutter doucement de ses cheveux, son regard changea. Elle savait qu’elle était perdue sur un absurde ensemble de planche au milieu d’une immensité d’eau à nul autre pareil à travers le monde, mais ce fut le moment où elle le réalisa réellement.
      Ses mains se crispèrent sur le bois à faire blanchir ses phalanges, tandis que le sang désertait son visage. Elle sentit un grand froid l’envahir, son regard fixé sur la surface miroitante de l’eau comme dans les yeux d’un serpent sur le point de bondir. Un besoin irrépressible de s’enfuir monta en elle, chassant le froid de ses membres. Mais il n’y avait nulle part où fuir et elle resta tétanisé, agrippée à la barrière comme si elle était le dernier fil la reliant à la vie. La terreur gelée qui l’emplissait atteignit son cœur et elle se mit à pleurer de manière incontrôlable.

      Impuissante, elle regarda les vagues monter les unes après les autres à l’assaut de la coque, ne reculant que pour en laisser une autre attaquer à nouveau. Quand l’une d’elle l’atteignit à nouveau, elle se recroquevilla sur le pont.


      « Madame ? »
      Une voix, derrière elle.
      « Madame, vous allez bien ? »
      La voix, plus proche. Et une main sur son épaule. Elle commence doucement à reprendre le contrôle.
      « Vous m’entendez ? »
      « … Oui. » Elle décrispa lentement ses doigts du bois. La vie revenant lentement en eux, elle sentit la profonde piqure des nombreuses échardes qui avaient pénétrés sa chaire.
      « Et je vais bien, je vous remercie. Juste un moment d’égarement
      -Non, vous n’allez pas bien et vous le savez. C’est aussi notre rôle de s’assurer que les passagers vont bien. Qu’est-ce qui se passe ? »
      La raison, elle le savait, aurait l’air stupide. Mais elle était encore trop secouée pour être gênée :
      « j’ai une peur irrationnelle de l’eau et je viens de faire une crise de panique. » Il cligna les yeux, visiblement surpris par la nouvelle.
      « Et vous prenez le bateau dans ces conditions ?
      -Je n’ai pas le choix si je veux pouvoir voyager. »

      Ils se regardèrent, muets, sans savoir trop quoi dire. Après quelques instants, hésitant, il proposa : « Si vous êtes d’accord, je peux prévenir les autres, qu’on puisse réfléchir à ce qu’on peut faire pour vous aider. »

      Face à lui, la jeune femme s’arrêta, réfléchissant à la proposition.
      « Non. Je vous remercie, mais c’est un démon que je dois vaincre seule.
      -Je comprends. » Une pause « mais s’il vous plaît, prévenez moi quand vous tentez de le faire, que je m’assure que vous ne passiez-pas par-dessus bord »
      Elle le regarda, piquée dans sa fierté.
      « Ça n’arrivera pas, je ne le laisserais pas arriver ». Il secoua la tête, incrédule.
      « Dans l’état où vous étiez, ce n’est plus vous qui pouvez choisir quoi que ce soit. Même sans que vous amusiez à enjamber le bord, des accidents peuvent arriver. Et si un accident devait arriver alors vous ne pourriez rien y faire. »

      Ewen accusa le choc. Sa réponse était une bravade stupide, et elle le savait en la disant. Mais se voir renvoyé sa propre impuissance la secoua, lui faisant prendre la mesure de ce qui venait d’arriver. Honteuse et furieuse de sa propre impuissance, elle baissa la tête, puis pris le chemin de sa cabine. Tandis qu’elle redescendait, elle entendit sans l’écouter le marin tenter de la rassurer.

      Elle rejoignit sa couchette dans un état second et ne réalisa que le lendemain qu’elle avait fermé et verrouillé la porte au nez de son interlocuteur, sans l’avoir remercié ou lui avoir donné congé.
      Une fois dans son lit, elle se mit à tourner, encore et encore, sans parvenir à trouver le sommeil et refusant de se lever. Le temps s’écoulait comme de la marmelade : lentement et de manière informe.
        Elle ouvrit les yeux, incapable de dire si elle avait dormi. Ce devait pourtant être le cas car le soleil arrivait en plein sur son visage. La fatigue de la nuit pesait sur l’ensemble de ses membres aussi fortement que si elle n’avait pas dormi, en tout cas.
        Qu’elle ait dormi ou non, elle ne dormirait plus. Et son estomac tentait de toutes ses forces d’attirer son attention. Autant se lever. Dans le mess ou sur sa couchette, elle était toujours sur l’eau, qu’elle le veuille ou non.

        Le pont était presque vide. Elle l’avait rejoint après son repas. Elle ne voulait pas voir le monde bleu qui les entourait mais elle avait envie d’air. Elle avait besoin d’air ou elle allait craquer, d’une manière ou d’une autre.
        Malgré l’attaque lumineuse qu’elle avait cru subir, il était encore tôt et le soleil, voilà jusqu’à l’horizon, n’offrait pas une lumière très forte. Celle-ci, en revanche, diffusée par les nuages et réfléchie par les vagues, semblait venir de nulle part ou plutôt de partout à la fois. Même sur le pont, seul point au monde à ne pas être une source de lumière, les ombres entouraient les quelques objets assez massif pour pouvoir tenter de faire obstacle à la radiance en une infinité de pétales diaphanes, visibles seulement lorsqu’ils se croisaient.
        Cette lumière perturbait la fille des ombres presque autant que l’eau tout autour d’elle. Son monde à elle était fait de tâches de lumières, de gradients d’ombres. Elle évoluait dans un patchwork, un environnement qui, même privé de couleurs offrait mille éclats.
        Cet éclat n’avait pas sa place dans son monde. Ou plutôt elle n’avait, elle, pas sa place ici. C’est ce que lui criait cette lumière et que l’eau, en chaque instant, lui murmurait à l’oreille, penchée contre son dos. Mais le vent lui, à sa manière détournée, insaisissable, semblait lui dire le contraire.

        La jeune femme, perdue au milieu de ce tourbillon d’angoisse et de sentiment, tentait d’en diriger le flot. Découvrir et comprendre le monde était le but de sa vie depuis plusieurs années, la chose qui la faisait avancer. Et sur cette planète de mers, il était vital qu’elle parvienne, peut-être pas à conquérir ce domaine, mais au moins à pouvoir l’arpenter. Sans cela elle se retrouverait à errer, sans but. Pouvoir parcourir ces terres était réellement vital pour elle, non pas en tant qu’être vivant, mais en tant qu’individu.
        Aussi, alors que le soleil, caché de sa vue, s’élevait vers son zénith, que l’équipage cajolait la mer comme une amante et que les passagers venait prendre leur café à la lumière du jour, Ewen, assise sur un tas de corde réunissait toute la force de sa volonté morcelée pour tenter d’écarter son sentiment qu’elle n’était pas censé être ici.

        Coupé comme elle l’était de la réalité, elle ne vit pas ce qui se passait autour d’elle. A vrai dire, la plupart des autres passagers ne le remarquait pas plus, perdus dans leurs pensées aussi sûrement qu’elle était prisonnière des siennes. L’un d’eux, pourtant, plus attentif au monde qui l’entourait que les autres, remarqua pourtant le discret ballet. L’équipage sur le pont, quoi que travaillant avec assiduité, se positionnait toujours de façon à ce que l’un de ses membres puisse voir en permanence une jeune fille dans son champ de vision. Celui qui, à un moment donné, était en charge de cette surveillance relevait la tête toutes les deux minutes environ pour vérifier si elle n’avait pas bougé. Depuis qu’il l’avait remarqué, elle ne s’était pas déplacée une seule fois.
        L’homme aimait observer les gens et, rêveur, essayer de deviner leur histoire. La population réduite du bateau ne lui offrait que peu de sujets d’intérêt, aussi son attention revenait-elle sans arrêt sur elle, la transformant tour à tour en princesse déguisé, en agent du gouvernement, en amante désespéré ou même en prisonnière impuissante.

        Les heures passèrent, remplacées à l’identique sur la mer. Chacun continua ce qu’il avait commencé, sans en bouger pendant que le soleil, qui rythmait normalement la journée, ne parvenait pas à déchirer l’océan de nuage sous ses rayons. Les corps seuls restèrent insensibles à ce blocage du temps et la faim s’installa à nouveau. Elle quitta le pont pour retourner dans l’entre-monde de la cale, échangea deux formules de politesse avec le cuisinier puis s’assit avec son repas sur l’une des tables. Le menu était correct, mais frugal. Un peu de pain, des légumes bouillis et, par moment, un minuscule morceau de viande, bouilli également.

        Le raclement tout proche d’une chaise sur le sol lui fit lever la tête. Un homme venait de s’assoir face à elle, agissant comme s’il possédait l’endroit. Et elle connaissait assez bien le bateau et son propriétaire pour savoir que ce n’était pas le cas. En temps normal, elle lui aurait reconnu un charme indéniable, entre ses yeux noisette, son visage fin et ses vêtements débraillés bien que de qualités.
        Ses premières paroles confirmèrent ses premières impressions à elle. Il y était question de faire connaissance, de découvrir qui elle était.
        Alors oui mon grand, tu es mignon mais j’ai un peu mieux faire là. Découvrir le monde, visiter toutes les maisons sur son chemin, si possible sans l’accord de leur propriétaire… Oh, et puis un petit détail : survivre à cette putain de traversée. Je n’ai pas franchement besoin d’un soupirant dans les pattes, là.

        En fait, même si je le voulais, tu me verrais aussi fragile et vulnérable qu’une enfant de cinq ans. Et si je ne te vomis pas dessus d’ici la fin du trajet, ce sera par pure chance. Si tu partais après ça, je le comprendrais, si tu restais, je ne l’accepterais pas. Donc désolée mon joli, mais ça sera non, tu ne me connaîtras pas et ce sera réciproque.

        Elle avait pris sa décision en un instant, mais il lui fallut le plus long du petit discours d’introduction pour s’en convaincre. Quand il eut fini, elle lui envoya un regard vide, tentant de trouver une façon polie de le congédier. Maltraitée par son mal de cœur et son vague à l’âme, elle finit par ouvrir la bouche pour dire, avec beaucoup trop de certitude :
        « Quittez ma table, s’il vous plaît, et laissez-moi manger. »
        Il eut l’air blessé. Evidement qu’il l’était. Même en le voulant elle n’aurait pas pu sortir pire réponse à part en lui répondant oui. Elle était désolée de sa réaction, mais ne pouvait pas s’excuser. Tant pis, il l’aurait bientôt oublié et elle aussi.
          Des années durant, l’enfant avait passé ses journées sur le port, à écouter les récits des marins, à rêver à ces pays aux ciels verts, ces arbres de bonbons, ces îles dans les nuages et ces rivières de lait qu’on lui racontait. En grandissant, elle avait appris la véritable nature de ces fables, mais sa passion pour ces ailleurs merveilleux n’en avait pas souffert longtemps.
          Si les hommes de la mer étaient souvent de grands affabulateurs, ça ne signifiait pas pourtant qu’ils étaient doués à cet art. La plupart de leurs histoires étaient incohérentes et creuses. Quand elle avait appris à lire entre les entre leurs bravades et leurs inventions, elle pouvait découvrir un monde plus réel mais presque aussi étrange et par là plus beau encore que les mondes gâteaux qu’on lui avait fait miroiter pendant des années.

          Parmi ces récits fabulés, les plus réels étaient ceux prenant place sur la mer. Ils lui parlaient de ses dangers, de ces merveilles. Et, au milieu de tout cela, ils lui parlaient de ce mal des océans qui frappaient ceux qui venaient sur les bateaux, comment ils souffraient d’un même mal en redescendant sur terre après avoir passé trop de temps à naviguer.
          Et du fait que, à mesure qu’on s’y habituait, le malaise disparaissait entièrement en quelques jours au plus.

          Et elle respirait effectivement mieux, une partie du poids qui lui tordait les entrailles était déjà partis. La peur de l’eau lui faisait toujours une boule dans la gorge, mais c’était déjà plus supportable en n’ayant que ça à gérer.
          Elle avait un plan pour cette nuit et ce plan consistait à dormir. Si la fatigue mentale pesait lourdement sur son crâne, elle n’avait pas réussi à faire le moindre exercice depuis son arrivée à bord. Ewen se connaissait assez pour savoir que, sans trouver le moyen de bouger le jour, elle finirait pour tourner à l’infini dans son lit la nuit.


          Elle commença une série d’exercice, lentement d’abord, se concentrant sur un échauffement et sa souplesse, avant de monter en intensité, petit à petit. Inconsciemment, elle s’y perdit, partant loin au fond de ses forces pour échapper à cet environnement hostile. Elle continua longtemps, se perdant dans l’exercice, attirant parfois un curieux, l’observant plus pour tromper leur ennui que par un véritable intérêt. Quand elle s’arrêta, le soleil était couché et la famine lui tenaillait le ventre.
          Profitant un instant du vent, elle s’approcha de la barrière pour se reposer avant d’aller voir s’il restait quelque chose pour soulager son ventre. Son regard se perdit à l’horizon puis descendit vers les flots.

          Elle recula brutalement, comme si le bastingage était soudainement devenu brûlant. Concentré sur sa tâche, elle avait réussi à l'oublier. Un moment seulement. Désormais, la peur se vengeait d’avoir ainsi été écarté, la prenant à la gorge et au ventre.
          Légèrement tremblante mais le visage recomposé en un masque, elle redescendit dans les entrailles du bateau. Elle s’y forcerait à manger à quelque chose, même si rien ne passerait aisément.

          Plus loin sur le pont, une silhouette qui s’était tenue prête à bondir se relâcha avec un soulagement audible.

          Ewen fut réveillé par des bruits familiers : ceux qui proviennent d’un port au petit matin. Elle se releva aisément, ayant toujours eu le réveil facile. Elle était restée éveillée quelques minutes, les yeux grands ouverts hier soir, puis s’était endormie comme une masse. Ce n’était sans doute pas plus mal, se dit-elle en ramassant ses affaires.

          Le petit-déjeuner était compris, le bateau n’était pas encore à quai, aussi en profita-t-elle amplement, rassuré de revoir la terre. En arrivant à la passerelle qui l’avait accueilli, elle se sentait en confiance. Cette-fois ci elle n’aurait plus besoin de se tenir à ces barrières d’une manière aussi pitoyable.

          Dans ce sens, sauter directement sur le quai serait bien plus simple.