Manshon, il y a deux ans, c'était l'enfer.
Manshon, c'était la mafia qui s'affaiblissait, le début de la guerre civile, la Marine qui menace de tout casser, de tuer tout le monde pour faire table rase de ce lieu dégénéré. En deux mots, de nous foutre le Buster Call du siècle, qui mettrait même Ohara à l'amende. En trois mots : de nous niquer.
La vérité est tout autre. Du moins pour les gens malins. La vérité, c'est que la répression avait changé la donne. Là où tous les boules de graisses de mafieux y voyaient un verrou total de l'île, là où tous les grands naïfs de pécores ont pris leurs jambes à leur cou, moi je voyais un nouveau début. Manshon, de nouveau, était pure. Pure de tous les parasites qui m'empêcheraient de faire monter la famille.
En deux ans, quand on est revenu, les choses ont bougé comme elles n'ont jamais bougé. Et pourtant, il y avait des choses qui ne changeaient jamais. Tous les marins, jusqu'au dernier, étaient restés pourris. La Marine, qui avait, il y a longtemps, lancé une initiative pour reprendre le contrôle, l'avait aussi vite perdu à coup de pots de vins et intimidations en tout genre. Le pire, c'est que c'était pas nous qui les intimidaient. Ils se mettaient des pressions eux-mêmes, entre mecs qui touchaient par-dessous la table et les mecs qui devaient de l'argent. Ils n'avaient jamais touché autant d'argent de leur vie, pourquoi ruiner un truc aussi réussi ?
Les autres, les locaux, c'était simple. Tout le monde devait jouer son morceau, en accord avec les autres. Tout le monde devait contribuer sa part en unisson. Le message était celui-ci : La symphonie était celle des Lupertazzi, et gare à tout ceux qui tenteraient d'y introduire des fausses notes.
Et en même pas deux ans, Manshon avait réalisé le rêve que les révolutionnaires avaient toujours rêvés d'atteindre : l'indépendance. Mieux encore, elle était indépendante, pleins aux as, et le Gouvernement Mondial ne les faisait pas chier.
Judith trempa ses lèvres dans le martini, l'olive flottant au gré des vaguelettes engendrées par le mouvement. Le Badda Boom n'était pas si rempli, mais il l'était rarement un lundi soir. Les crooners s'évertuaient néanmoins à animer la salle, qui de blagues, qui de chansons. Assise dans un coin du cabaret, elle refusait les rares avances, profitant du spectacle, attendant.
Manshon, de ses souvenirs, n'avait pas changé. La même qu'avant, pas de violences dans les rues, mais le sentiment d'insécurité palpable. Enfin, pas exactement comme avant. L'ambiance avait légèrement changé. Les gens avaient l'air plus dangereux, un vague air de désespoir même chez les mafieux les mieux lotis. Ils avaient déjà presque tout perdu lors du blocus de l'amiral Jared en 1626, ils avaient tout regagné, et ne comptaient sûrement pas revivre une telle horreur.
Comme un air de Grand Line.
Cela faisait combien de temps que Tarnotevsly Vitaliyovitch, caporal et sous les ordres de Judith, avait disparu ? Quelques jours, diraient certains. Une éternité, diraient Judith et son unité. Ils avaient épuisé tous les recours des canaux habituels sans rien n'y faire. Si quelqu'un savait, ce quelqu'un était dedans, ou bossait pour quelqu'un qui était dedans. Et même ceux-là rechignaient à donner toute information utile à la marine, de peur d'être considéré comme une balance, ce qui équivalait, dans ce milieu, à la mort.
L'autre jour, la rencontre avec Peeter lui avait apporté comme une lueur d'espoir, mais elle n'espérait pas trop. De toute manière, elle avait d'autres options, et le Badda Boom était devenu le lieu de tous les possibles de l'île.
Assise, elle observait, et attendait.