L'île du Piton Blanc est un petit bout de terre, perdu au beau milieu de nulle part de North Blue, éloigné des principaux axes de navigations commerciaux et militaires, boudé par les pirates et ignoré de la Révolution. La seule richesse dont peuvent s'enorgueillir les habitants de l'île est sa position de leader mondial incontestable dans la production des bâtons de craies, bien qu’il faille reconnaître qu'en dehors des professeurs des écoles, rares sont ceux à jamais avoir entendu parler de ce fait. Et étrangement, personne n'a jamais ne serait-ce que songé à tenter de leur ravir cette prestigieuse position.
La géographie de l’île est fort simple, ce qui présente l’indéniable avantage de permettre aux enfants du coin de la dessiner facilement. En son centre, le fameux piton, celui-là même qui donne son nom à l’île. C’est au sein de ce massif qu’on trouve les fameuses carrières de craie qui font la non-renommée du coin. Tout autour du piton, formant une petite couronne circulaire, s’étendent de vastes prairies d’herbes grasses, arpentées par des troupeaux de chèvres, seconde industrie majoritaire de l’île.
Tout au Sud de l’île se trouve Blanchemuraille, une petite ville d’environ sept milles âmes. D’après les habitants, il s’agit de la capitale de l’île. D’après les rares visiteurs, il s’agit surtout de l’unique ville digne de ce nom de toute l’île. Mais qu’importe les médisants. Blanchemuraille est une cité de caractère, toute jolie et proprette. Outre la grande Muraille qui la ceint et lui donne son nom, on y trouve aussi un hôtel de ville, plein centre, avec son Beffroi qui sonne toutes les heures avec soixante-cinq minutes d’avance : son mécanisme est un véritable chef-d’œuvre d’engrenages délicats et géniaux que plus personne ne comprend depuis des siècles, aussi la mairie a-t-elle renoncé à la faire remettre à l’heure depuis bien longtemps. Les habitants sont si habitués à la gymnastique mentale pour associer la bonne heure qu’ils n’y font même plus attention, mais ce n’est pas le cas des rares touristes qui débarquent et cela n’aide pas à améliorer l’image de l’île auprès d’eux. Tout au sud de la ville se trouve le port : l’île ne produisant essentiellement que de la craie et du fromage de chèvre, elle est majoritairement tributaire de l’extérieur pour se ravitailler, aussi des armateurs locaux organisent régulièrement des convois pour alimenter l’île en tout ce dont elle a besoin.
À l’ouest de la ville se trouve la Caserne. Aussi vieille que la Muraille, la Caserne a servi jadis à accueillir la garde de la ville, il y a des éons, avant que l’existence de l’île ne soit réellement reconnue et que le Gouvernement Mondial ne l’incorpore à son domaine. La Caserne héberge maintenant un petit contingent d’une cinquantaine de Marines, chargé de faire régner l’ordre et respecter la loi dans la cité.
Tout à l’est de l’île par rapport à Blanchemuraille se trouve la Base. En réalité, son nom administratif est la Base #127 de North Blue, mais ici, tout le monde l’appelle « la Base ». Ce n’est pas comme s’il y en avait beaucoup d’autres dans les environs : la plus proche doit être à deux bonnes semaines de navigation… La Base contient tout le reste de la garnison de la Marine, pour un total de cinq cents hommes, qui se relaient avec ceux de la Caserne. C’est un petit effectif, mais ce n’est déjà pas si mal pour une petite île sans importance symbolique, politique, économique ou stratégique. En réalité, la Marine entretient une présence militaire surtout pour s’assurer que l’île ne tombe pas dans l’escarcelle d’un pirate friand de fromages de chèvre (ou ayant développé une addiction à la craie) qui en ferait sa base arrière et pourrait alors en profiter pendant des années le temps que la Marine ou le Gouvernement Mondial ne réalisent qu’ils se la sont fait piquer.
En dépit de sa taille minuscule, la garnison militaire est tout de même placée sous les ordres d’un Colonel. Traditionnellement, il s’agit souvent d’une pré-retraite dorée qui ne dit pas son nom, l’Officier en poste se contentant de se la couler douce en attendant paisiblement l’heure du départ. En effet, il ne se passe jamais rien sur le Piton Blanc. Bien qu’à en croire l’actuel Colonel, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, il y a de cela de très nombreuses années…
« Non ! » Asséna haut et fort Rachel.
Dans l’une des salles de briefing de la Base, l’imposante sergent albinos fusillait du regard son interlocuteur, un homme mince au visage effilé, au cheveux bruns mi-long soigneusement brossés en arrière, et arborant les insignes de commandant sur ses épaulettes. Le commandant Song, le numéro 2 de la hiérarchie du Piton Blanc, juste après le Colonel en personne.
« Je me permets d’insister, sergent, fit l’officier.
_ Non, c’est non, mon commandant ! Je refuse, s’entêta la jeune femme.
_ Allez… Pour me faire plaisir ?
_ Mon commandant, je vous rappelle que le bizutage est interdit par le règlement de la Marine, lui rétorqua la sergente avec un sourire appuyé. Alors veuillez arrêter votre mauvaise blague avant qu'elle n'aille trop loin.
_ Ce n'est pas une blague, c'est très sérieux, assura Song. Et c'est un véritable ordre de mission, ajouta-t-il en agitant le papier en direction de son interlocutrice. Prenez-le, s’il-vous-plaît, je commence à me sentir ridicule, là…
_ Les vampires, ça n'existe pas ! Martela Rachel. Il n'y a même pas à réfléchir, je ne vais pas enquêter là-dessus, c'est trop débile, mon commandant.
_ Écoutez, plusieurs habitants s'en sont émus et en ont fait part au Colonel. Il souhaite donc qu'on enquête, expliqua patiemment Song. C’est véritablement un ordre.
_ Non mais sérieusement, c'est ridicule, mon commandant. On commence comme ça, et après, il va falloir qu'on se dérange à la moindre rumeur de yétis, de lueurs célestes ou de possessions démoniaques ! On est la Marine, voyons, on a sûrement mieux à faire que de pourchasser les fantômes !
_ Allons, Rachel, les missions sont rares, ici, au Piton Blanc : c'est une occasion en or de faire vos preuves, l'amadoua le commandant. Et puis, si vous comptez rester dans la Marine, vous vous apercevrez très vite que l’institution s'y entend, côté mission débile, vous pouvez me croire.
_ Si c'est vraiment une occasion en or, pourquoi vous ne la saisissez pas, mon commandant ? S'enquit Rachel, suspicieuse.
_ Je suis né ici, révéla Song. J'ai postulé pour être en poste ici. Ce qui n'a pas été bien difficile, vu l'absence de concurrence, pour le coup... Personnellement, je n'ai pas d'autre ambition que de prendre la relève du Colonel lorsqu'il prendra sa retraite.
_ Ah.
_ Mais vous, Rachel, qu'est-ce que vous pensez de cette île ? Voulut savoir le commandant.
_ Une île très sympa, pleine de caractère, assura la jeune femme. En plus, les habitants sont adorables, j'aime beaucoup. C'est un endroit magnifique et paisible, j'ai vraiment eu de la chance d'être affectée là.
_ Vous pouvez être sincère, je ne m’en formaliserai pas, vous savez…
_ Ok, c'est la mort, il se passe jamais rien, je veux m'tirer de là au plus vite, déballa une Rachel désespérée. C'est que j'ai rejoint la Marine pour botter le cul des pirates, moi, quand même !
_ Hé bien, voyez cette mission comme votre ticket de sortie. » Souligna Song.
La jeune femme hésita devant le bout de papier que persistait à lui tendre le commandant, avant de finalement le rafler. D’accord, c'était complètement ridicule et ça ne mènerait sûrement à rien, mais bon, au moins, ça l'occuperait elle et ses hommes pendant un petit moment.
« Très bien, mon commandant, soupira Rachel. Je vais m’en charger. Qu’est-ce que je dois faire, du coup ? Je patrouille en ville et j’ouvre les yeux des fois qu’un type aux longues canines passe par là ?
_ Vous n’avez jamais menez d’enquête, hein ? S’amusa Song
_ L’investigation c’était pas vraiment une compétence recherchée dans les commandos d’assaut de la marine d’XXXX, non plus…
_ Je suis sûr que vous vous débrouillerez à merveille, sergent. Mais si je peux permettre un petit conseil, pourquoi ne pas commencer par interroger les gens à l’origine de cette plainte et comprendre d’où leur vient cette histoire de vampire ?
_ Ooooh, c’est vrai que c’est pas con, ça… Merci du conseil, mon commandant. Je m’en occupe de suite. »
Rachel se leva, salua son supérieur et s’en fût à grand pas de la salle de briefing. Quelques instants plus tard, elle se retrouvait au niveau des casernements où elle aperçut l’un de ses caporaux, Jürgen Krieger, facilement reconnaissable avec son casque à cornes qui dépassait de sous sa casquette de Marine. Après la capture de Tom le Rétameur, lui, Edwin et elle avait tous trois eut le droit à une promotion et les deux larrons étaient donc restés sous ses ordres. Du reste, elle n’avait pas d’autres caporaux : au vu de la taille de l’effectif, le contingent de la Base fonctionnait en organigramme réduit et la nouvelle sergente ne commandait donc qu’à deux escouades pour un total de douze Marines, contre la grosse trentaine à laquelle son grade aurait du la destiner.
Rachel s’en satisfaisait complètement. Le commandement, ce n’était pas son truc.
« Krieger ! Le héla la jeune femme.
_ Oui, mon sergent ? Réagit le Nordique au quart de tour.
_ Rassemblez les hommes dans la cour, on a une mission à Blanchemuraille. On part dans cinq minutes, je vous rejoins dans un instant !
_ A vos ordres, mon sergent ! » Acquiesça Jürgen avant de commencer à aboyer des ordres à travers le dortoir.
Rachel en profita pour filer jusqu’à sa chambre. Un gros plus : en tant que sergent, elle n’était plus contrainte de dormir dans le dortoir commun des filles. Au-dessus de son bureau était punaisé une grande carte de Blanchemuraille. La jeune femme vérifia rapidement les adresses des témoins du vampire et nota mentalement leur localisation en ville. Elle aurait eu l’air franchement tarte devant ses hommes si elle n’était pas fichue de les amener au bon endroit pour commencer l’enquête.
Une fois fait, elle attrapa prestement son sabre d’abordage et descendit en trombe dans la cours.
Jürgen l’y attendait déjà, son escouade de cinq soldats alignés derrière lui, l’ensemble se mettant au immédiatement au garde-à-vous sur l’ordre du caporal dès qu’il aperçut la jeune femme. Celle-ci retint une grimace : elle n’aimait pas du tout ces marques de respect ostentatoires. Cela lui donnait l’impression d’être plus distante de ses hommes, de ne plus faire partie du même groupe contrairement à l’époque où elle n’était que caporal, comme dans la Marine d’XXXX ou jusqu’à récemment dans la Marine.
« Repos, les gars, fit Rachel en arrivant devant eux et leur adressant un sourire. Vous n’êtes vraiment pas obligé de leur faire faire ça à chaque fois, Krieger, vous savez ? Ça me met super mal à l’aise…
_ Oui, mon sergent, acquiesça Jürgen. Mais ce ne sera peut-être pas le cas des prochains supérieurs de ces recrues, alors il faut qu’ils prennent les bonnes habitudes dès maintenant !
_ Vous êtes accroc à la discipline…
_ Bien obligé puisque vous y rechignez, mon sergent.
_ Au fait, et Marlow et son escouade ? S’enquit Rachel. Ousskisson ?
_ Sur la côte, en train de faire des "tests", mon sergent. Et ne m’en demandez pas plus, j’ai pas compris ce qu’il a expliqué. »
Rachel hocha la tête en souriant. Leurs promotions communes dataient de moins d’une semaine et il n’avait pas encore été dûment incorporés dans le planning des tâches de la Base. Ils avaient donc pas mal de temps libre en attendant et Edwin Marlow avait décidé de mettre ces instants et ses hommes à profit pour mener divers tests et bricolages. Dès leur première rencontre, la jeune femme avait senti que le timide binoclard n’était pas un foudre de guerre plutôt un cérébral. Mais même elle n’avait pas anticipé que la jeune recrue était du genre bricolo-geek-artisan.
« Très bien, allons récupérer notre bricoleur du dimanche puis je vous expliquerai à tous la teneur de notre prochaine mission. En avant ! »
Il fallut une dizaine de minutes à la petite troupe pour rejoindre la côte, au sud-ouest de la Base. C’est là qu’Edwin était en train de… de… De faire ses trucs de bricoleurs. Rachel n’était pas certaine de ce qui se tramait, mais visiblement, Edwin avait monté un grand cadre de bois de plus deux mètres de haut, pour presque autant de large, et tendus de la toile entre les montants. Le tout relié à une grosse bobine de ficelle. Genre, cerf-volant géant. Une échelle était aussi installée à côté, bien que la sergente ne soit pas bien certaine du rapport avec la choucroute.
La jeune femme s’approcha de son ingénieur en herbe, qui s’était mis à leur faire de grands signes pour les attirer dès qu’il les avait aperçus.
« Caporal Marl… n’eût même pas le temps de finir Rachel.
_ Hé, mon sergent, vous tombez à pic ! J’aurais besoin de votre aide pour terminer mon test ! L’alpagua derechef Edwin.
_ C’est-à-dire qu’on a une mission, caporal, lui indiqua gentiment la jeune femme.
_ Ça ne sera pas long, je vous promets ! S’il-vous-plaît-s’il-vous-plaît-s’il-vous-plaît ! »
Difficile de reconnaître dans cet échange le garçon timide qu’était Edwin, songea Rachel. Mais dès lors qu’il était question de ses bricolages, le caporal s’enflammait, littéralement transcendé par sa passion.
Et du reste, Rachel était curieuse de savoir ce qu’il avait en tête. Ce projet travaillait Edwin depuis tout de même quelques jours, maintenant.
« Très bien, soupira la sergent avec sourire. Il n’y a vraiment pas d’urgence, alors on peut bien prendre dix minutes pour que vous puissiez boucler proprement ce que vous étiez en train de faire.
_ Super ! Magnifique ! Rayonna instantanément Edwin. Alors, on essaye de faire voler Laurent à l’aide de ce cerf-volant. Mais on n’arrive pas à le propulser assez haut pour atteindre les vents portants. Est-ce que vous pourriez le lancer ? On est que des humains, nous, mais vous…
_ Je vous ai déjà dit que j’étais humaine, voyons. Heu… Hé bien, pourquoi pas, je peux essayer. »
Rachel rejoignit le cerf-volant géant où, effectivement, côté pile, le matelot seconde classe Laurent était solidement harnaché par tout un tas de cordes et des nœuds compliqués.
« Matelot, le caporal souhaite que je procède au lancement, le prévint doucement la jeune femme. Ça ne vous dérange pas ?
_ Du tout, mon sergent ! Assura joyeusement Laurent. Si ça peut faire fonctionner le bazar, moi, ça me va !
_ Mais… heu… Vous n’avez pas peur de vous envolez avec ce… cette… hum, de façon aussi artisanale ? S’inquiéta tout de même Rachel.
_ Naaan, j’ai confiance, assura le matelot. Et puis le caporal m’a promis ses desserts pour toute une semaine si je le fais ! Demain soir, c’est tarte aux pommes, en plus !
_ Ok, je vois… Sournois, le Edwin, en fait… Très bien, alors préparez-vous ! »
La jeune femme disposait d’une imposante stature. D’ordinaire, elle prenait grand soin de faire attention à sa force et de la garder sous contrôle : elle avait remarqué que c’était de nature à rassurer les gens, quand elle était dans les parages. Mais elle ne rechignait jamais à l’exploiter à son maximum lorsque le besoin s’en faisait sentir, comme en cet instant.
Rachel attrapa deux montants du cadre et commença un mouvement de balancier avec les bras.
« À trois ! Prévint la sergent. À la une… à la deux… et à la trois ! »
D’un seul coup, la jeune femme déplia sa grande carcasse, mobilisant tous ses muscles au maximum et propulsa l’étrange projectile aussi haut qu’elle le put à la verticale. Laurent et son aéronef improvisé s’élevèrent d’une demi-douzaine de mètres, ce qui fut suffisant pour capter les rafales de vent côtier.
Edwin laissa filer la bobine de corde et le cerf-volant et son passager se retrouvèrent bien vite très haut dans le ciel.
Rachel s’en retourna auprès du maître d’œuvre.
« Alors, Marlow, satisfait ? Demanda-t-elle.
_ C’était génial, mon sergent ! Assura Edwin. On va pouvoir commencer à expérimenter !
_ Ce n’était pas le vol, l’expérimentation ? S’étonna la jeune femme.
_ Non, non, non ! Assura le caporal. J’avais calculé le poids, la puissance du vent, la surface portante, tout ça. Ça ne pouvait pas échouer, ça. J’avais juste pas pensé au décollage, mais je vais résoudre ça aussi pour la prochaine fois…
_ Heu… Très bien, mais alors, qu’est-ce qu’on teste ? Pourquoi mettre Laurent en danger, du coup ?
_ Le moyen de communication, pardi ! S’exclama le bricoleur. Ça n’a pas de sens d’envoyer quelqu’un dans le ciel s’il ne peut pas communiquer avec nous ! Et Laurent ne craint rien, j’ai tout bien calculé, je vous dis !
_ D’accord, admettons. Mais pourquoi ne pas se contenter d’utiliser des escargophones ? Tenta de démêler la sergente.
_ Vous en avez une paire sous la main ? Lui rétorqua Edwin. La Marine est toujours casse-pied avec ce genre de fournitures. En plus, j’ai entendu dire qu’on pouvait brouiller ou pirater le signal. Non, non, non, il nous faut quelque chose de suffisamment rustique pour pouvoir le mettre en place facilement, n’importe où, mais aussi de suffisamment robuste pour s’assurer qu’il ne nous fasse pas défaut !
_ Et donc… ?
_ Et donc, j’ai pensé à ça ! »
Le caporal Marlow lui tendit un gobelet. Dont le fond était traversé de part en part par un fin fil de nylon. Ce n’est qu’à ce moment que Rachel remarqua l’autre bobine, près d’Edwin. Celle-ci traversait le gobelet et filait jusqu’au ciel, vraisemblablement rattaché au cerf-volant géant. Laurent devait avoir son propre gobelet embarqué, du coup.
« Un yaourtophone ? Sérieux ?
_ Un téléphone acoustique ! Tout à fait, affirma le bricoleur. J’ai confié une longue-vue à Laurent. Il devrait pouvoir vous décrire tout ce qui se passe en ville ou à la Base, depuis son point de vue.
_ Oooh, pas mal ! Approuva Rachel en portant le gobelet à sa bouche. Allô ? Matelot Laurent ? Ici le sergent Syracuse. Me recevez-vous ? Terminé. »
La jeune femme porta ensuite le gobelet à l’oreille pour percevoir la réponse.
« AU SECOURS ! SORTEZ-MOI DE LÀ, SERGENT ! J’AI LE VERTIGE, J’VEUX DESCEEENNNNDRE ! »
Rachel écarquilla les yeux et fit immédiatement signe à Edwin de ramenez le pauvre cobaye sur le plancher des vaches.
« Écoutez-moi, Laurent, calmez-vous. On vous fait descendre tout de suite, essaya de le rassurer la jeune femme. Heu… Le caporal Marlow me fait signe qu’il aimerait bien que vous essayiez quand même la longue-vue pendant qu’on vous descend. Allez-y, ça va vous aider à oublier votre vertige, faites-moi confiance.
_ Heu… d’accord, mon sergent. Je vais ess… Oh merdemerdemerde… OH MON DIEU, NAN ! AAAAAH, C’EST HORRIBLE, FAITES-MOI DESCENDRE TOUT DE SUITE ! »
Edwin et Rachel échangèrent un regard interloqué, avant d’apercevoir un petit truc en chute libre s’écraser brutalement au sol. La longue-vue. Voilà qui ne devait pas aider à oublier le vertige, effectivement.
Heureusement pour l’infortuné matelot, ramener le cerf-volant près du plancher des vaches ne fut pas bien long. Lorsque l’aéronef artisanal ne fût plus qu’à quelques mètres du sol et commença à tressauter dangereusement, Edwin fit signe aux quatre autres matelots de son escouade. Ceux-ci se déployèrent immédiatement, tendant une vaste pièce de tissu entre eux, juste sous l’appareillage volant. Le caporal fit descendre encore d’un cran le cerf-volant, qui perdit sa portance et dégringola jusqu’au coussin improvisé.
Pendant que Rachel faisait de son mieux pour calmer le malheureux pilote d’essai encore hystérique, Edwin et ses hommes finirent de rassembler et ranger leur matériel. Finalement, la jeune femme jugea que le pauvre Laurent avait eu son content d’émotion forte pour la journée et le renvoya à la base, accompagné par deux membres de l’escouade d’Edwin, qui en profitèrent pour rapatrier tous les équipements.
« Au moins, le test a été concluant, marmonna Edwin, tout penaud.
_ Une vigie volante pourrait être utile sur terre, acquiesça Rachel, mais il va falloir trouver un meilleur pilote.
_ Nan, balaya le caporal. Le coup du cerf-volant, c’était juste pour la preuve de concept : on ne peut pas espérer avoir un bon vent à chaque fois. Mais puisque ça va demander beaucoup de boulot pour construire une montgolfière, je voulais d’abord m’assurer que le système de communication fonctionnerait correctement.
_ J’ai bien entendu « construire une montgolfière » ? Sérieusement, le cerf-volant géant, les calculs de portance chaipas-quoi et le dispositif d’atterrissage d’urgence, c’était juste pour tester le système de téléphone à fil que tous les enfants ont déjà essayé ? Même moi, j’ai joué avec ça étant gosse… Vous êtes sûr que ce n’était pas un peu trop ? J’veux dire, bien évidemment, que ça marche !
_ Allons, mon sergent, s’amusa Edwin, vous savez bien que le son se propage par vibration le long du fil entre les deux gobelets : quid de l’effet du vent sur ce fil ? Entraîne-t-il des distorsions ? Et le gradient d’humidité ? Vous avez pensé à l’effet de l’humidité sur la propagation de l’onde sonore ? Sans même parler de la pression qui …
_ Heu… J’ai pas tout compris mais je vais vous croire sur parole, si vous dites que c’est compliqué, en fait… Hum… Bref, passons. Rassemblement, tout le monde ! Il est temps qu’on enchaîne sur la mission ! Approchez, que je vous explique de quoi il en retourne. »
En quelques lignes concises, la jeune femme expliqua à ses troupes la teneur de leur mission : une chasse au vampire, rien de moins.
« Excusez-moi, mon sergent, mais… un vampire ? Sérieusement ? S’étonna Edwin. Non, parce que, ça n’existe pas, hein, on est d’accord ?
_ Je sais, Marlow, acquiesça Rachel. Mais la question n’est pas là : quelque chose ou quelqu’un importune les honnêtes citoyens de Blanchemuraille. Et puisque nous sommes la Marine, c’est à nous de nous assurer de la quiétude de ces braves gens. Peu importe ce qu’ils croient que cela puissent être, nous allons enquêter dessus et y remettre de l’ordre ! »
Concert de grognements approbatifs accompagnés de moult hochements de tête affirmatifs. Les deux escouades étaient majoritairement composées de jeunes fraîchement recrutés, qui s’étaient enrôlés pour un idéal et y croyaient encore totalement. Rachel les aimait bien : ils étaient sur la même longueur d’onde.
« Bien, des idées sur la façon de procéder ? Vérifia la sergente.
_ On pourrait récupérer des bijoux en argent et les fondre pour en faire des balles afin d’abattre le vampire ! Déclara Jürgen avec conviction.
_ On a pas de bijoux. Et pas non plus de pistolets, d’ailleurs…
_ Malédiction. Alors on pourrait fondre des couverts en argent pour en faire des dagues et égorger le vampire !
_ Je suis à peu près certaine que l’argent, c’est pour les loup-garous, caporal, soupira Rachel.
_ Excusez-moi, mon sergent, mais ne pourrions-nous pas commencer par interroger les témoins ? Proposa Edwin.
_ Félicitation, caporal Marlow, s’exclama Rachel avec un grand sourire. Vous voilà officiellement mon enquêteur adjoint ! »
La jeune femme se sentit rassurée : finalement, sa petite équipe était peut-être bien armée pour mener une enquête, même si elle ne devait pas être à la hauteur. Ce soi-disant vampire n’avait qu’à bien se tenir, ce n’était qu’une question de temps avant que la Marine ne lui mette le grappin dessus !
La géographie de l’île est fort simple, ce qui présente l’indéniable avantage de permettre aux enfants du coin de la dessiner facilement. En son centre, le fameux piton, celui-là même qui donne son nom à l’île. C’est au sein de ce massif qu’on trouve les fameuses carrières de craie qui font la non-renommée du coin. Tout autour du piton, formant une petite couronne circulaire, s’étendent de vastes prairies d’herbes grasses, arpentées par des troupeaux de chèvres, seconde industrie majoritaire de l’île.
Tout au Sud de l’île se trouve Blanchemuraille, une petite ville d’environ sept milles âmes. D’après les habitants, il s’agit de la capitale de l’île. D’après les rares visiteurs, il s’agit surtout de l’unique ville digne de ce nom de toute l’île. Mais qu’importe les médisants. Blanchemuraille est une cité de caractère, toute jolie et proprette. Outre la grande Muraille qui la ceint et lui donne son nom, on y trouve aussi un hôtel de ville, plein centre, avec son Beffroi qui sonne toutes les heures avec soixante-cinq minutes d’avance : son mécanisme est un véritable chef-d’œuvre d’engrenages délicats et géniaux que plus personne ne comprend depuis des siècles, aussi la mairie a-t-elle renoncé à la faire remettre à l’heure depuis bien longtemps. Les habitants sont si habitués à la gymnastique mentale pour associer la bonne heure qu’ils n’y font même plus attention, mais ce n’est pas le cas des rares touristes qui débarquent et cela n’aide pas à améliorer l’image de l’île auprès d’eux. Tout au sud de la ville se trouve le port : l’île ne produisant essentiellement que de la craie et du fromage de chèvre, elle est majoritairement tributaire de l’extérieur pour se ravitailler, aussi des armateurs locaux organisent régulièrement des convois pour alimenter l’île en tout ce dont elle a besoin.
À l’ouest de la ville se trouve la Caserne. Aussi vieille que la Muraille, la Caserne a servi jadis à accueillir la garde de la ville, il y a des éons, avant que l’existence de l’île ne soit réellement reconnue et que le Gouvernement Mondial ne l’incorpore à son domaine. La Caserne héberge maintenant un petit contingent d’une cinquantaine de Marines, chargé de faire régner l’ordre et respecter la loi dans la cité.
Tout à l’est de l’île par rapport à Blanchemuraille se trouve la Base. En réalité, son nom administratif est la Base #127 de North Blue, mais ici, tout le monde l’appelle « la Base ». Ce n’est pas comme s’il y en avait beaucoup d’autres dans les environs : la plus proche doit être à deux bonnes semaines de navigation… La Base contient tout le reste de la garnison de la Marine, pour un total de cinq cents hommes, qui se relaient avec ceux de la Caserne. C’est un petit effectif, mais ce n’est déjà pas si mal pour une petite île sans importance symbolique, politique, économique ou stratégique. En réalité, la Marine entretient une présence militaire surtout pour s’assurer que l’île ne tombe pas dans l’escarcelle d’un pirate friand de fromages de chèvre (ou ayant développé une addiction à la craie) qui en ferait sa base arrière et pourrait alors en profiter pendant des années le temps que la Marine ou le Gouvernement Mondial ne réalisent qu’ils se la sont fait piquer.
En dépit de sa taille minuscule, la garnison militaire est tout de même placée sous les ordres d’un Colonel. Traditionnellement, il s’agit souvent d’une pré-retraite dorée qui ne dit pas son nom, l’Officier en poste se contentant de se la couler douce en attendant paisiblement l’heure du départ. En effet, il ne se passe jamais rien sur le Piton Blanc. Bien qu’à en croire l’actuel Colonel, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, il y a de cela de très nombreuses années…
« Non ! » Asséna haut et fort Rachel.
Dans l’une des salles de briefing de la Base, l’imposante sergent albinos fusillait du regard son interlocuteur, un homme mince au visage effilé, au cheveux bruns mi-long soigneusement brossés en arrière, et arborant les insignes de commandant sur ses épaulettes. Le commandant Song, le numéro 2 de la hiérarchie du Piton Blanc, juste après le Colonel en personne.
« Je me permets d’insister, sergent, fit l’officier.
_ Non, c’est non, mon commandant ! Je refuse, s’entêta la jeune femme.
_ Allez… Pour me faire plaisir ?
_ Mon commandant, je vous rappelle que le bizutage est interdit par le règlement de la Marine, lui rétorqua la sergente avec un sourire appuyé. Alors veuillez arrêter votre mauvaise blague avant qu'elle n'aille trop loin.
_ Ce n'est pas une blague, c'est très sérieux, assura Song. Et c'est un véritable ordre de mission, ajouta-t-il en agitant le papier en direction de son interlocutrice. Prenez-le, s’il-vous-plaît, je commence à me sentir ridicule, là…
_ Les vampires, ça n'existe pas ! Martela Rachel. Il n'y a même pas à réfléchir, je ne vais pas enquêter là-dessus, c'est trop débile, mon commandant.
_ Écoutez, plusieurs habitants s'en sont émus et en ont fait part au Colonel. Il souhaite donc qu'on enquête, expliqua patiemment Song. C’est véritablement un ordre.
_ Non mais sérieusement, c'est ridicule, mon commandant. On commence comme ça, et après, il va falloir qu'on se dérange à la moindre rumeur de yétis, de lueurs célestes ou de possessions démoniaques ! On est la Marine, voyons, on a sûrement mieux à faire que de pourchasser les fantômes !
_ Allons, Rachel, les missions sont rares, ici, au Piton Blanc : c'est une occasion en or de faire vos preuves, l'amadoua le commandant. Et puis, si vous comptez rester dans la Marine, vous vous apercevrez très vite que l’institution s'y entend, côté mission débile, vous pouvez me croire.
_ Si c'est vraiment une occasion en or, pourquoi vous ne la saisissez pas, mon commandant ? S'enquit Rachel, suspicieuse.
_ Je suis né ici, révéla Song. J'ai postulé pour être en poste ici. Ce qui n'a pas été bien difficile, vu l'absence de concurrence, pour le coup... Personnellement, je n'ai pas d'autre ambition que de prendre la relève du Colonel lorsqu'il prendra sa retraite.
_ Ah.
_ Mais vous, Rachel, qu'est-ce que vous pensez de cette île ? Voulut savoir le commandant.
_ Une île très sympa, pleine de caractère, assura la jeune femme. En plus, les habitants sont adorables, j'aime beaucoup. C'est un endroit magnifique et paisible, j'ai vraiment eu de la chance d'être affectée là.
_ Vous pouvez être sincère, je ne m’en formaliserai pas, vous savez…
_ Ok, c'est la mort, il se passe jamais rien, je veux m'tirer de là au plus vite, déballa une Rachel désespérée. C'est que j'ai rejoint la Marine pour botter le cul des pirates, moi, quand même !
_ Hé bien, voyez cette mission comme votre ticket de sortie. » Souligna Song.
La jeune femme hésita devant le bout de papier que persistait à lui tendre le commandant, avant de finalement le rafler. D’accord, c'était complètement ridicule et ça ne mènerait sûrement à rien, mais bon, au moins, ça l'occuperait elle et ses hommes pendant un petit moment.
« Très bien, mon commandant, soupira Rachel. Je vais m’en charger. Qu’est-ce que je dois faire, du coup ? Je patrouille en ville et j’ouvre les yeux des fois qu’un type aux longues canines passe par là ?
_ Vous n’avez jamais menez d’enquête, hein ? S’amusa Song
_ L’investigation c’était pas vraiment une compétence recherchée dans les commandos d’assaut de la marine d’XXXX, non plus…
_ Je suis sûr que vous vous débrouillerez à merveille, sergent. Mais si je peux permettre un petit conseil, pourquoi ne pas commencer par interroger les gens à l’origine de cette plainte et comprendre d’où leur vient cette histoire de vampire ?
_ Ooooh, c’est vrai que c’est pas con, ça… Merci du conseil, mon commandant. Je m’en occupe de suite. »
Rachel se leva, salua son supérieur et s’en fût à grand pas de la salle de briefing. Quelques instants plus tard, elle se retrouvait au niveau des casernements où elle aperçut l’un de ses caporaux, Jürgen Krieger, facilement reconnaissable avec son casque à cornes qui dépassait de sous sa casquette de Marine. Après la capture de Tom le Rétameur, lui, Edwin et elle avait tous trois eut le droit à une promotion et les deux larrons étaient donc restés sous ses ordres. Du reste, elle n’avait pas d’autres caporaux : au vu de la taille de l’effectif, le contingent de la Base fonctionnait en organigramme réduit et la nouvelle sergente ne commandait donc qu’à deux escouades pour un total de douze Marines, contre la grosse trentaine à laquelle son grade aurait du la destiner.
Rachel s’en satisfaisait complètement. Le commandement, ce n’était pas son truc.
« Krieger ! Le héla la jeune femme.
_ Oui, mon sergent ? Réagit le Nordique au quart de tour.
_ Rassemblez les hommes dans la cour, on a une mission à Blanchemuraille. On part dans cinq minutes, je vous rejoins dans un instant !
_ A vos ordres, mon sergent ! » Acquiesça Jürgen avant de commencer à aboyer des ordres à travers le dortoir.
Rachel en profita pour filer jusqu’à sa chambre. Un gros plus : en tant que sergent, elle n’était plus contrainte de dormir dans le dortoir commun des filles. Au-dessus de son bureau était punaisé une grande carte de Blanchemuraille. La jeune femme vérifia rapidement les adresses des témoins du vampire et nota mentalement leur localisation en ville. Elle aurait eu l’air franchement tarte devant ses hommes si elle n’était pas fichue de les amener au bon endroit pour commencer l’enquête.
Une fois fait, elle attrapa prestement son sabre d’abordage et descendit en trombe dans la cours.
Jürgen l’y attendait déjà, son escouade de cinq soldats alignés derrière lui, l’ensemble se mettant au immédiatement au garde-à-vous sur l’ordre du caporal dès qu’il aperçut la jeune femme. Celle-ci retint une grimace : elle n’aimait pas du tout ces marques de respect ostentatoires. Cela lui donnait l’impression d’être plus distante de ses hommes, de ne plus faire partie du même groupe contrairement à l’époque où elle n’était que caporal, comme dans la Marine d’XXXX ou jusqu’à récemment dans la Marine.
« Repos, les gars, fit Rachel en arrivant devant eux et leur adressant un sourire. Vous n’êtes vraiment pas obligé de leur faire faire ça à chaque fois, Krieger, vous savez ? Ça me met super mal à l’aise…
_ Oui, mon sergent, acquiesça Jürgen. Mais ce ne sera peut-être pas le cas des prochains supérieurs de ces recrues, alors il faut qu’ils prennent les bonnes habitudes dès maintenant !
_ Vous êtes accroc à la discipline…
_ Bien obligé puisque vous y rechignez, mon sergent.
_ Au fait, et Marlow et son escouade ? S’enquit Rachel. Ousskisson ?
_ Sur la côte, en train de faire des "tests", mon sergent. Et ne m’en demandez pas plus, j’ai pas compris ce qu’il a expliqué. »
Rachel hocha la tête en souriant. Leurs promotions communes dataient de moins d’une semaine et il n’avait pas encore été dûment incorporés dans le planning des tâches de la Base. Ils avaient donc pas mal de temps libre en attendant et Edwin Marlow avait décidé de mettre ces instants et ses hommes à profit pour mener divers tests et bricolages. Dès leur première rencontre, la jeune femme avait senti que le timide binoclard n’était pas un foudre de guerre plutôt un cérébral. Mais même elle n’avait pas anticipé que la jeune recrue était du genre bricolo-geek-artisan.
« Très bien, allons récupérer notre bricoleur du dimanche puis je vous expliquerai à tous la teneur de notre prochaine mission. En avant ! »
Il fallut une dizaine de minutes à la petite troupe pour rejoindre la côte, au sud-ouest de la Base. C’est là qu’Edwin était en train de… de… De faire ses trucs de bricoleurs. Rachel n’était pas certaine de ce qui se tramait, mais visiblement, Edwin avait monté un grand cadre de bois de plus deux mètres de haut, pour presque autant de large, et tendus de la toile entre les montants. Le tout relié à une grosse bobine de ficelle. Genre, cerf-volant géant. Une échelle était aussi installée à côté, bien que la sergente ne soit pas bien certaine du rapport avec la choucroute.
La jeune femme s’approcha de son ingénieur en herbe, qui s’était mis à leur faire de grands signes pour les attirer dès qu’il les avait aperçus.
« Caporal Marl… n’eût même pas le temps de finir Rachel.
_ Hé, mon sergent, vous tombez à pic ! J’aurais besoin de votre aide pour terminer mon test ! L’alpagua derechef Edwin.
_ C’est-à-dire qu’on a une mission, caporal, lui indiqua gentiment la jeune femme.
_ Ça ne sera pas long, je vous promets ! S’il-vous-plaît-s’il-vous-plaît-s’il-vous-plaît ! »
Difficile de reconnaître dans cet échange le garçon timide qu’était Edwin, songea Rachel. Mais dès lors qu’il était question de ses bricolages, le caporal s’enflammait, littéralement transcendé par sa passion.
Et du reste, Rachel était curieuse de savoir ce qu’il avait en tête. Ce projet travaillait Edwin depuis tout de même quelques jours, maintenant.
« Très bien, soupira la sergent avec sourire. Il n’y a vraiment pas d’urgence, alors on peut bien prendre dix minutes pour que vous puissiez boucler proprement ce que vous étiez en train de faire.
_ Super ! Magnifique ! Rayonna instantanément Edwin. Alors, on essaye de faire voler Laurent à l’aide de ce cerf-volant. Mais on n’arrive pas à le propulser assez haut pour atteindre les vents portants. Est-ce que vous pourriez le lancer ? On est que des humains, nous, mais vous…
_ Je vous ai déjà dit que j’étais humaine, voyons. Heu… Hé bien, pourquoi pas, je peux essayer. »
Rachel rejoignit le cerf-volant géant où, effectivement, côté pile, le matelot seconde classe Laurent était solidement harnaché par tout un tas de cordes et des nœuds compliqués.
« Matelot, le caporal souhaite que je procède au lancement, le prévint doucement la jeune femme. Ça ne vous dérange pas ?
_ Du tout, mon sergent ! Assura joyeusement Laurent. Si ça peut faire fonctionner le bazar, moi, ça me va !
_ Mais… heu… Vous n’avez pas peur de vous envolez avec ce… cette… hum, de façon aussi artisanale ? S’inquiéta tout de même Rachel.
_ Naaan, j’ai confiance, assura le matelot. Et puis le caporal m’a promis ses desserts pour toute une semaine si je le fais ! Demain soir, c’est tarte aux pommes, en plus !
_ Ok, je vois… Sournois, le Edwin, en fait… Très bien, alors préparez-vous ! »
La jeune femme disposait d’une imposante stature. D’ordinaire, elle prenait grand soin de faire attention à sa force et de la garder sous contrôle : elle avait remarqué que c’était de nature à rassurer les gens, quand elle était dans les parages. Mais elle ne rechignait jamais à l’exploiter à son maximum lorsque le besoin s’en faisait sentir, comme en cet instant.
Rachel attrapa deux montants du cadre et commença un mouvement de balancier avec les bras.
« À trois ! Prévint la sergent. À la une… à la deux… et à la trois ! »
D’un seul coup, la jeune femme déplia sa grande carcasse, mobilisant tous ses muscles au maximum et propulsa l’étrange projectile aussi haut qu’elle le put à la verticale. Laurent et son aéronef improvisé s’élevèrent d’une demi-douzaine de mètres, ce qui fut suffisant pour capter les rafales de vent côtier.
Edwin laissa filer la bobine de corde et le cerf-volant et son passager se retrouvèrent bien vite très haut dans le ciel.
Rachel s’en retourna auprès du maître d’œuvre.
« Alors, Marlow, satisfait ? Demanda-t-elle.
_ C’était génial, mon sergent ! Assura Edwin. On va pouvoir commencer à expérimenter !
_ Ce n’était pas le vol, l’expérimentation ? S’étonna la jeune femme.
_ Non, non, non ! Assura le caporal. J’avais calculé le poids, la puissance du vent, la surface portante, tout ça. Ça ne pouvait pas échouer, ça. J’avais juste pas pensé au décollage, mais je vais résoudre ça aussi pour la prochaine fois…
_ Heu… Très bien, mais alors, qu’est-ce qu’on teste ? Pourquoi mettre Laurent en danger, du coup ?
_ Le moyen de communication, pardi ! S’exclama le bricoleur. Ça n’a pas de sens d’envoyer quelqu’un dans le ciel s’il ne peut pas communiquer avec nous ! Et Laurent ne craint rien, j’ai tout bien calculé, je vous dis !
_ D’accord, admettons. Mais pourquoi ne pas se contenter d’utiliser des escargophones ? Tenta de démêler la sergente.
_ Vous en avez une paire sous la main ? Lui rétorqua Edwin. La Marine est toujours casse-pied avec ce genre de fournitures. En plus, j’ai entendu dire qu’on pouvait brouiller ou pirater le signal. Non, non, non, il nous faut quelque chose de suffisamment rustique pour pouvoir le mettre en place facilement, n’importe où, mais aussi de suffisamment robuste pour s’assurer qu’il ne nous fasse pas défaut !
_ Et donc… ?
_ Et donc, j’ai pensé à ça ! »
Le caporal Marlow lui tendit un gobelet. Dont le fond était traversé de part en part par un fin fil de nylon. Ce n’est qu’à ce moment que Rachel remarqua l’autre bobine, près d’Edwin. Celle-ci traversait le gobelet et filait jusqu’au ciel, vraisemblablement rattaché au cerf-volant géant. Laurent devait avoir son propre gobelet embarqué, du coup.
« Un yaourtophone ? Sérieux ?
_ Un téléphone acoustique ! Tout à fait, affirma le bricoleur. J’ai confié une longue-vue à Laurent. Il devrait pouvoir vous décrire tout ce qui se passe en ville ou à la Base, depuis son point de vue.
_ Oooh, pas mal ! Approuva Rachel en portant le gobelet à sa bouche. Allô ? Matelot Laurent ? Ici le sergent Syracuse. Me recevez-vous ? Terminé. »
La jeune femme porta ensuite le gobelet à l’oreille pour percevoir la réponse.
« AU SECOURS ! SORTEZ-MOI DE LÀ, SERGENT ! J’AI LE VERTIGE, J’VEUX DESCEEENNNNDRE ! »
Rachel écarquilla les yeux et fit immédiatement signe à Edwin de ramenez le pauvre cobaye sur le plancher des vaches.
« Écoutez-moi, Laurent, calmez-vous. On vous fait descendre tout de suite, essaya de le rassurer la jeune femme. Heu… Le caporal Marlow me fait signe qu’il aimerait bien que vous essayiez quand même la longue-vue pendant qu’on vous descend. Allez-y, ça va vous aider à oublier votre vertige, faites-moi confiance.
_ Heu… d’accord, mon sergent. Je vais ess… Oh merdemerdemerde… OH MON DIEU, NAN ! AAAAAH, C’EST HORRIBLE, FAITES-MOI DESCENDRE TOUT DE SUITE ! »
Edwin et Rachel échangèrent un regard interloqué, avant d’apercevoir un petit truc en chute libre s’écraser brutalement au sol. La longue-vue. Voilà qui ne devait pas aider à oublier le vertige, effectivement.
Heureusement pour l’infortuné matelot, ramener le cerf-volant près du plancher des vaches ne fut pas bien long. Lorsque l’aéronef artisanal ne fût plus qu’à quelques mètres du sol et commença à tressauter dangereusement, Edwin fit signe aux quatre autres matelots de son escouade. Ceux-ci se déployèrent immédiatement, tendant une vaste pièce de tissu entre eux, juste sous l’appareillage volant. Le caporal fit descendre encore d’un cran le cerf-volant, qui perdit sa portance et dégringola jusqu’au coussin improvisé.
Pendant que Rachel faisait de son mieux pour calmer le malheureux pilote d’essai encore hystérique, Edwin et ses hommes finirent de rassembler et ranger leur matériel. Finalement, la jeune femme jugea que le pauvre Laurent avait eu son content d’émotion forte pour la journée et le renvoya à la base, accompagné par deux membres de l’escouade d’Edwin, qui en profitèrent pour rapatrier tous les équipements.
« Au moins, le test a été concluant, marmonna Edwin, tout penaud.
_ Une vigie volante pourrait être utile sur terre, acquiesça Rachel, mais il va falloir trouver un meilleur pilote.
_ Nan, balaya le caporal. Le coup du cerf-volant, c’était juste pour la preuve de concept : on ne peut pas espérer avoir un bon vent à chaque fois. Mais puisque ça va demander beaucoup de boulot pour construire une montgolfière, je voulais d’abord m’assurer que le système de communication fonctionnerait correctement.
_ J’ai bien entendu « construire une montgolfière » ? Sérieusement, le cerf-volant géant, les calculs de portance chaipas-quoi et le dispositif d’atterrissage d’urgence, c’était juste pour tester le système de téléphone à fil que tous les enfants ont déjà essayé ? Même moi, j’ai joué avec ça étant gosse… Vous êtes sûr que ce n’était pas un peu trop ? J’veux dire, bien évidemment, que ça marche !
_ Allons, mon sergent, s’amusa Edwin, vous savez bien que le son se propage par vibration le long du fil entre les deux gobelets : quid de l’effet du vent sur ce fil ? Entraîne-t-il des distorsions ? Et le gradient d’humidité ? Vous avez pensé à l’effet de l’humidité sur la propagation de l’onde sonore ? Sans même parler de la pression qui …
_ Heu… J’ai pas tout compris mais je vais vous croire sur parole, si vous dites que c’est compliqué, en fait… Hum… Bref, passons. Rassemblement, tout le monde ! Il est temps qu’on enchaîne sur la mission ! Approchez, que je vous explique de quoi il en retourne. »
En quelques lignes concises, la jeune femme expliqua à ses troupes la teneur de leur mission : une chasse au vampire, rien de moins.
« Excusez-moi, mon sergent, mais… un vampire ? Sérieusement ? S’étonna Edwin. Non, parce que, ça n’existe pas, hein, on est d’accord ?
_ Je sais, Marlow, acquiesça Rachel. Mais la question n’est pas là : quelque chose ou quelqu’un importune les honnêtes citoyens de Blanchemuraille. Et puisque nous sommes la Marine, c’est à nous de nous assurer de la quiétude de ces braves gens. Peu importe ce qu’ils croient que cela puissent être, nous allons enquêter dessus et y remettre de l’ordre ! »
Concert de grognements approbatifs accompagnés de moult hochements de tête affirmatifs. Les deux escouades étaient majoritairement composées de jeunes fraîchement recrutés, qui s’étaient enrôlés pour un idéal et y croyaient encore totalement. Rachel les aimait bien : ils étaient sur la même longueur d’onde.
« Bien, des idées sur la façon de procéder ? Vérifia la sergente.
_ On pourrait récupérer des bijoux en argent et les fondre pour en faire des balles afin d’abattre le vampire ! Déclara Jürgen avec conviction.
_ On a pas de bijoux. Et pas non plus de pistolets, d’ailleurs…
_ Malédiction. Alors on pourrait fondre des couverts en argent pour en faire des dagues et égorger le vampire !
_ Je suis à peu près certaine que l’argent, c’est pour les loup-garous, caporal, soupira Rachel.
_ Excusez-moi, mon sergent, mais ne pourrions-nous pas commencer par interroger les témoins ? Proposa Edwin.
_ Félicitation, caporal Marlow, s’exclama Rachel avec un grand sourire. Vous voilà officiellement mon enquêteur adjoint ! »
La jeune femme se sentit rassurée : finalement, sa petite équipe était peut-être bien armée pour mener une enquête, même si elle ne devait pas être à la hauteur. Ce soi-disant vampire n’avait qu’à bien se tenir, ce n’était qu’une question de temps avant que la Marine ne lui mette le grappin dessus !
Dernière édition par Rachel le Mer 18 Aoû 2021 - 21:57, édité 1 fois (Raison : Correction des fautes relevées par Azerios, merci à lui !)