Du côté d'Angelica
Elle jeta un dernier regard sur le champ de bataille, tandis que les hommes poussaient le navire vers le large. L'appel reçu plus tôt mentionnait un point au nord : le campement de Falstaff, c'était devenu sa destination, sa priorité. Une journée entière s'était presque écoulée depuis le départ d'Eleanor ; le jour commençait à pointer le bout de son nez, le soleil diffusant ses rayons couleur corail sur la surface de l'immensité bleutée. Lucky siégeait à ses côtés, la langue pendue tandis qu'elle commandait :
« - Tous à bord. Allez, allez, allez, allez ! »
Les derniers hommes se pressaient sur les échelles avant elle, elle bouclait la marche avec le chien-loup dans ses bras, qu'elle libérait volontiers sur le pont pour le laisser explorer le navire. Un regard vers l'arrière lui permettait de constater une fois de plus le charnier sous ses yeux. De la soixantaine de forbans qui les avaient attaqués, une dizaine demeuraient prisonniers, parmi lesquels Arya et son équipage. Elle ne leur faisait pas confiance, naturellement, et tant que les deux sœurs ne se seraient pas expliquées, elle se montrerait sous son pire jour. Car c'était celui qu'elle s'était habituée à revêtir, Quartier-Maître, son rôle lui collant à la peau pour dissimuler ses cicatrices. Elle ne pleurerait pas non plus de joie ni de tristesse, car cela on le lui avait enlevé.
« - Funeste, le compte des morts.
- Six hommes ont péri : Erikson, Farstein, De l'Aven...
- Préparez leurs dépouilles pour les lester en bonne et due forme une fois que nous serons en eaux profondes. Combien de blessés ?
- Sœur Silence s'occupe de trois hommes blessés légèrement et de la prisonnière, cependant elle ne peut rien faire pour Doherty : un vilain trou au flanc le ronge à petit feu.
- Merde. »
Les pertes étaient minimes, en comparaison de celles de l'ennemi, mais elles étaient quand même. Angelica ne supportait pas de devoir enterrer ses propres hommes, elle se fustigeait, s'imputait la responsabilité de leur mort. Si elle avait mieux mené la charge. Si elle n'avait pas perdu son temps avec Arya et ses amies. Si...
« - Il y a un autre problème, » minauda La Guigne qui venait de rejoindre son frère d'arme ou frère tout court, on ne savait jamais.
Il était blanc comme un linge. Angel n'appréciait pas trop cela, elle avait un mauvais pressentiment.
« - Parle.
- C'est Sloan... Il a disparu. »
Elle eut un vertige soudain, au point où elle dût se tenir au bastingage pour ne pas tomber. Sloan avait disparu ? Elle fit rapidement le lien toutefois : Rafaelo. Il était même probable que Judas ait pu être complice et le savoir depuis le début, mais elle ne pouvait se permettre de lui jeter ses doutes en plein visage comme cela.
Sitôt remise de sa perte d'équilibre, elle descendit à la cale pour constater l'absence du prisonnier dans son compartiment.
« - C'est pas vrai... Funeste, prends mon escargophone et préviens le capitaine. La Guigne, suis moi. »
Elle ne savait pas comment Eleanor réagirait : mal, probablement. Karen, pire encore, mais ce que pouvait penser cette femme ne lui importait guère. Non, par contre la situation était bien merdique et, comble du comble, lorsque Angelica passa devant la cellule où se trouvaient les Louves, elle ne vit rien qui pouvait ressembler à Arya à l'intérieur.
L'équipage de femme gisait, poings liés, dans un flegme absolu : tantôt elles étaient affalées contre la coque, tantôt allongées sur le sol. Il donnait l'impression de revivre un moment similaire de son existence. Angelica se fichait éperdument de leurs conditions de vie, elle bouillonnait de l'intérieur.
« - Où est-elle ? »
Personne ne répondit, naturellement. Elle cogna donc contre la grille, espérant réveiller un peu les condamnées.
« - Où est Arya ? »
Premier embryon de réponse : l'une d'entre elles, aux cheveux blonds, haussa les épaules, l'air défaitiste. Une autre se leva pour planter ses yeux dans ceux de l'ex-agent du CP9, l'air patibulaire.
« - Pourquoi vous nous enfermez ?! On s'est battues pour vous sur le champ de bataille !
- J'en ai rien à carrer ! Où. Est. Ma. Sœur ? »
Les yeux d'Angelica pouvaient bien trahir ses émotions à ce moment précis, des pulsions de mort émanaient de tout son corps. La tête brûlée recula d'un pas.
« - Elle est partie avec un gaillard. Costaud. Celui qui fait des choses étranges.
- Judas. »
Celui-là commençait à lui chauffer les oreilles. Toujours suivi de La Guigne, le Quartier-Maître quitta la cale en trombes pour rejoindre les quartiers d'équipage où se trouvait le hamac du mastodonte. Elle trouva ce-dernier à discuter tout naturellement avec sa sœur, libre de tous mouvements.
« - Je peux savoir ce que vous foutez ? Judas ? » grinça-t-elle à bout de rage tout en saisissant le poignet de sa sœurette et en la tirant vers elle ; son regard était planté dans celui du Lion de North. « Les prisonniers ne sont pas censés pouvoir se balader librement. Je croyais que mes ordres avaient été très clairs. »
Discuter ordres avec cet énergumène était peine perdue, elle le savait, d'autant qu'ils ne pouvaient pas s'encadrer. Toutefois si Eleanor se reposait sur elle pour commander en son absence, ce n'était pas sans raison et cela il devait le respecter. La discipline... Elle voulait que jusqu'à ce que le capitaine tranche, Arya soit considérée comme un ennemi, qu'importe leurs liens familiaux. La jeune femme n'entendait pas se laisser faire et dégagea son poignet de la prise de la borgne avant de se renfoncer dans l'ombre, loin d'elle. Elle avait peur, peur de celle qu'elle ne parvenait pas à reconnaître et si l'ancienne Angelica se voyait, elle réagirait probablement pareil.
Cette pensée lui fit d'ailleurs un choc, mais elle ne laissa pratiquement rien paraître.
« - Écoute, je fais ça pour ta sécurité et pour préserver le calme à bord. Le code est très strict, on ne peut pas se permettre d'y déroger comme cela. Cela pourrait donner de mauvaises idées. Tous les pirates à bord ne sont pas des enfants de chœur, ils se tiennent à carreau car les règles le leur imposent. »
Le regard de Judas sous-entendait qu'il ne laisserait pas ce genre de choses arriver, mais elle ne lui faisait pas confiance. Elle ne lui confierait même pas sa propre vie, alors celle d'un membre de sa famille... Cependant, elle avait retrouvé son calme et voyait bien qu'elle ne parviendrait pas au résultat escompté, ces deux là avaient trop de caractère pour se plier aux lois.
« - Bon... ça tombe bien que vous soyez là tous les deux car j'avais à vous parler, mais pas ici. Retrouvez-moi dans la cabine du capitaine dans cinq minutes. »
Il leur faudrait probablement une demi-heure pour atteindre leur destination. Cela devrait suffire au Quartier-Maître pour faire le point sur la disparition de l'administrateur du CP9 avec Judas et comprendre comment sa benjamine avait fait pour se retrouver ici alors qu'il y a à peine un an, elles se croisaient sur Suna Land.
Du côté d'Eleanor
Le commandant tenait bon malgré nos multiples assauts. L'inconnue venue m'appuyer avait essuyé un vilain coup au visage mais luttait bon gré mal gré, faisant des merveilles avec mon poignard. Pour une raison pour pour une autre, Falstaff ne pouvait pas la tuer, il limitait sa puissance face à elle, essayait simplement de l'assommer, l'écarter du combat. Je n'avais aucune idée d'où elle sortait, ni elle, ni le nain, mais je savais que les deux étaient de mèche ; le petit bonhomme gisait à présent sur la plage, profondément endormi. Tous deux avaient essayé de m'aider au lieu de simplement lutter pour s'enfuir, j'en étais reconnaissante. Mais pour la suite...
« - Tu arrives à peine à tenir debout. Écarte-toi et laisse moi faire.
- Non ! Je peux me battre ! »
Décidément. Je ne savais pas si la jeune femme aux longues oreilles était folle ou inconsciente. Je dus donc me salir les mains pour l'empêcher de finir dans un sale état, profitant de sa présence à mes côtés pour lui enfoncer mon poing dans le ventre et l'envoyer au pays des rêves. Falstaff regardait sans mot dire ; il avait recouvré des forces simplement en ayant les pieds dans l'eau et ses attaques aquatiques étaient dévastatrices. J'aurais dû rester vigilante, mais j'avais laissé une ouverture qui lui avait permis de me rejoindre sur la berge...
« - Voilà que tu mutiles... tes propres alliés à présent... » haleta-t-il tout de même, un sombre sourire gravé sur le visage.
Je ne pris pas la peine de répondre, profitant du temps qu'il me laissait pour allonger la prisonnière contre la base du mangrove le plus proche. Le jour se levait, mon équipage ne tarderait probablement pas à débarquer, il fallait en finir rapidement, quand bien même je les savais capable de s'ouvrir une voie royale dans la bataille qui ravageait le camp. Celle-ci s'était d'ailleurs calmée, nombre de prisonniers avaient été maîtrisés, beaucoup de pirates du côté de Frost étaient morts. Il restait toutefois d'irréductibles combattants qui continuaient à lutter, parmi lesquels un homme pouvant maîtriser ce qui semblait être du sable ; je ne me faisais pas de mourrons, il était du côté de Karen visiblement.
Le fil de mes pensées s'arrêta net lorsqu'une colonne d'eau fonça dans ma direction. Falstaff était plus difficile à atteindre maintenant qu'il pouvait utiliser des techniques aussi efficaces contre un utilisateur de fruit du démon, toutefois ses assauts faisaient rarement mouche. Plus d'une fois, il avait essayé de m'amener là où il voulait que je sois et systématiquement j'avais vu clair dans son jeu. J'étais bien partie pour ne pas marcher une troisième fois lorsqu'il tenta de m'emprisonner dans une bulle aqueuse que je fus contrainte de balayer avec une onde de choc. Mais l'arbre cachait la forêt et un courant tentaculaire attendait le moment propice pour s'écraser sur moi depuis les hauteurs des mangroves. Le coup m'envoya valser sur moi-même et finir à demi-immergée dans l'eau, légèrement groggy. Mes forces me quittaient à petit feu. Je ne perdis pas de temps et roulai sur moi-même, évitant un pic d'eau sous pression avec lequel l'officier du Fléau chercha à me transpercer.
D'un jeu de jambes, je me remis debout en martelant brutalement la terre, en réponse à l'inquisition de l'adversaire bien trop occuper à modeler l'eau environnante ; il avait oublié la base : tout ce qui se trouve sur le sol est à ma portée. Déstabilisé par la première secousse, il n'eut pas le temps de réagir tandis que je levais mon poing derrière moi, prête à frapper le sable.
« - Réséda ! »
Sous la violence de l'impact, les grains de roche s'écartèrent soudainement, dévoilant une terre rocailleuse qui s'ouvrit en un gouffre profond. En l'espace de quelques secondes, une faille cisailla la plage et menaça d'engloutir l'ennemi qui se jeta aussitôt sur le côté en me laissant une belle ouverture. Malheureusement pour lui, tout était prévu et je me tenais déjà sur place, prête à abattre mon pied sur ses côtes et à le garder rivé au sol.
« - Tente quoi que ce soit et je te brise en deux, » déclarai-je posément, jouant de mon talon sur son thorax pour appuyer ma menace.
Il cessa de gigoter aussitôt, levant ses palmes vers moi. Je le saisis aussitôt par le col et le soulevai comme une poupée de chiffon pour le ramener vers le camp, loin de son élément naturel. Il était plus que temps de rétablir le calme, aussi ceux qui n'avaient pas déjà remarqué la présence de leur chef suspendu à mon bras durent faire l'objet d'un rappel à l'ordre.
« - Dis à tes hommes de cesser de se battre. Dis leur que vous avez perdu et que ce camp est désormais sous la juridiction de l'Exsangue.
- Je...
- Dis-le ou je te brise la nuque et je m'occupe moi-même de faire le ménage ensuite. »
Ma patience avait des limites. J'avais déjà suffisamment l'impression d'avoir perdu mon temps avec un simple subalterne, je n'attendais qu'une chose c'était de pouvoir me frotter au Fléau lui-même. Je raffermis ma prise, indiquant à Falstaff que c'était maintenant ou jamais, il s'étrangla :
« - Glrgl... Cessez... Cessez tout ! Arrêtez de vous battre, c'est un ordre ! Déposez vos armes ! J'ai dit : déposez vos armes ! »
Il fallut un certain temps pour que l'annonce fasse son petit effet, toutefois la plupart des escarmouches prirent fin instantanément et après une bonne minute, les armes tombèrent. Le bouche à oreille finit enfin par atteindre ceux qui luttaient à d'autres endroit du camp, notamment à la porte pour empêcher les prisonniers de s'enfuir.
Je souriais. Ceux qui étaient loyaux à ma cause ne tardèrent pas à se ranger à mes côtés, derrière Dax et Karen. Le marchand de sable était là, lui aussi. Ma première action fut de mettre de l'ordre dans le camp et écrouer les pirates de Frost en les jetant dans leurs propres cellules. Seul Falstaff avait besoin de rester à mes côtés, ligoté comme un saucisson. J'avisai par la suite quelques médecins parmi les survivants, peu importe leur camp, et les missionnais pour soigner les blessés, demandant à ce que la longues-oreilles et le nain soient traités en priorité. Je voulais pouvoir m'entretenir avec eux rapidement, même s'il y avait définitivement plus urgent.
Entre temps, un appel passé par Funeste sur l'escargophone d'Angelica m'informa que l'Impératrice était en route. Et d'autre chose, quelque chose de très désagréable. Mon sang n'avait failli faire qu'un tour, mais je m'étais contenue ; la piste de ma seconde était la même que celle que j'avais en tête. Peut-être n'avait-il attendu que cela : la bonne occasion de se barrer avec notre prisonnier. Il avait définitivement réussi à bien nous entourlouper ce révolutionnaire, je crissais des dents à l'appareil, marchant à travers le camp comme un diablesse enragée.
« - Selon La Guigne, Angelica compte s'entretenir avec Judas et l'une des prisonnières. Elle va aborder le sujet.
- Elle a bien raison. Judas connaît bien Rafaelo, lui seul peut savoir ce qu'il a derrière la tête. Il est impératif de retrouver Sloan, c'est notre seule monnaie d'échange avec Frost. Sans lui, tout mon plan tombe à l'eau.
- Bien compris, je transmets. »
L'île était en quelques sorte sous blocus ; l'Atout ne pourrait pas aller bien loin, d'autant plus qu'il nous avait suivi car ses compétences de navigation étaient inexistantes. Maintenant que j'étais retapée, j'étais en mesure de lui rendre la monnaie de sa pièce. Je m'isolai un temps pour me calmer et ne pas m'offrir en spectacles aux prisonniers, avisant un mangrove en bordure du camp sur lequel je me défoulai. Trois minutes passèrent, trois minutes durant lesquelles je réduisis le tronc de l'arbre parfaitement sain en copeaux, avant que je ne retrouve mon calme et ne décide de retourner parmi mes semblables pour ne pas véhiculer de mauvaises rumeurs. Ma colère grondait encore mais je pouvais la dissimuler plus facilement... il ne fallait juste pas trop m'énerver.
Depuis la fin des combats, Karen avait préféré faire bande à part, utilisant l'excuse qu'il fallait bien que quelqu'un guette l'arrivée de l'équipage depuis la plage. Je savais que le problème était plus profond : sa loyauté était mise à rude épreuve, quand bien même elle s'était battue pour moi. J'eus des nouvelles d'elle une dizaine de minutes après mon retour, alors que je me vidais l'esprit en faisant l'inventaire de notre prise, au centre du camp. En fouillant la planque de l'homme-poisson, Dax avait mis la main sur un sacré magot et me l'avait ramené, espérant me convaincre de le rendre aux autorités de l'île. La pirate l'avait coupé dans son argumentaire :
« - J'ai vu des voiles à l'horizon. C'est l'Impératrice.
- Très bien, dis aux autres de dégager les docks. Ils vont pouvoir nous aider à remettre de l'ordre ici. »
Voyant que mon visage n'arborait aucune expression, comme volontairement abscons, la cornue réprima un grognement avant de s'éclipser ; sans même la voir, on pouvait pratiquement l'entendre gueuler des ordres à un kilomètre à la ronde. Dax souhaitait revenir sur le sujet du butin, je lui fis rapidement comprendre qu'il était clos et qu'il valait mieux ne pas trop discutailler. Après une longue hésitation, je décidai d'enquêter un peu plus sur certains prisonniers, à commencer par celui qui avait fait des tours de passe-passe avec le sable et semblait particulièrement occupé à se nettoyer les ongles avec un couteau, près d'un des feux de camp.
« - Veille sur Falstaff et le trésor, assure-toi que personne ne s'en approche en mon absence. J'ai des affairesa à réglerr. »
N’attendant pas une réponse à ce qui était un ordre plus qu'une proposition, je traversai aussitôt le campement pour trouver le solide gaillard. Il montrait suffisamment d'assurance pour refuser de prêter main forte au nettoyage, c'est que les hommes ici ne devaient pas l'impressionner, pas même moi. De toute manière, nul besoin de tourner autour du pot, je venais surtout le voir pour une raison :
« - J'ai vu que tu utilisais des pouvoirs lors de te combats. J'ose pouvoir affirmer, sans me tromper, que tu as mangé un fruit du démon ? »
- Spoiler:
HRP : Dernier double post, d'ici le prochain l'équipage sera réuni.