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Anticapitaliste

Je suis plantée devant cette foutue boutique depuis au moins dix minutes. J’arrive pas à détacher mes yeux de ce que je vois. Des serviettes de plage avec les eucalyptus arc-en-ciel grossièrement représentés dessus ; un log avec le visage de la Sans-Nom vaguement caricaturé au pyrograveur ; des babioles artisanales et locales, que je sais que les vrais artisans de l’île auraient jamais faits même sous la torture (quand même, y’a une statuette de Red en bois fluorescent posée sur un canard fait dans la même matière !) Je crois que ce sont les T-Shirts qui me font vraiment vriller, avec leurs arbres imprimés avec de faux sourires dessinés, et des slogans du style « l’île des éveillés, l’île jamais couchée », « l’île qui brille dans la nuit, attention aux démons de minuit ! ». Dans un coin un peu plus sombre, il y en a même un avec un dessin obscène et un imprimé rose : « l’île des éveillés, l’île qui fait bander ». Je vais dégueuler.

Je ne sais pas comment ça a pu m’échapper, tout ça. Peut-être parce que c’est récent, que l’archipel en est un, justement, et que j’étais pas sur un îlot encore trop touché par tout ça. Mais là, je suis dans l’oeil du cyclone, dans le ventre de la bête, dans les flammes des enfers : là où les premières courses de Weavers ont commencé, et où tous les habitants authentiques de l’île ont déserté.

Authentiques, ouais. La Sans-Nom m’a expliqué ça avant de partir.

-Tu dois savoir, ici, les enfants sont pas encore des nôtres ; certains adultes non plus. Ils vivent là, sur la terre de leurs parents et de leurs grands parents ; mais ils ne sont pas d’ici.
-… Là il va falloir m’éclairer.
-Toi, tes parents et tes grands-parents n’étaient sans doute pas d’ici ; mais toi, tu l’es. Tu es des nôtres.
-… Toujours pas.
-Ils t’ont parlé. Tu aimes vivre ici. Tu as eu une expérience forte, intime avec l’archipel. Qu’est-ce que ça veut dire « être de quelque part », si ce n’est pas ça ? Ici, on le sait ; on l’a ritualisé ; nos enfants qui ne montrent aucun attachement aux valeurs de l’île partent, ou restent, mais vivent toujours un peu entre eux. On laisse faire. On leur reconnaît le statut d’hommes de passage.

Et c’est comme ça que la tolérance s’est payée. Ceux qui s’en foutaient et qui sont restés ont pris le pouvoir en douce, et ils sont en train de transformer l’île en n’importe où ailleurs. En parc d’attraction géant pour nouveaux riches. Putain. Ils ont même mis les gorilles en costard devant la boutique. Ça va pas se passer comme ça.



Je les ai pas déjà vu en fait ces cons là ?

-Il te faut quelque chose ma petite dame ?
-Attend, je te connais toi ! Serena, tu t’appelles !
-On s’était croisés chez Awantu, y’a un an ou deux. Toi, c’est Ben, non ?
-C’est ça. Qu’est-ce que tu fais là ? C’est qu’on commençait à se demander si on allait pas te dégager devant la boutique avec Tommy.
-Vous auriez pu essayer. Ça aurait pu être rigolo.
-Enchanté aussi, m’dame. Vous devriez pas parler comme ça. Les temps ont changés sur l’archipel. On vous envoie au trou pour avoir nui au commerce.
-Oui, c’est vrai. Décide toi si tu veux acheter un truc. Nous, on devrait pas trop te causer, on est en service ! Mais passe nous voir dans quatre heures si tu veux, on ira boire un coup.

Il faut dire que « en fin de journée » ne veut rien dire par ici.

-Ça marche les gars.

Là dessus, un bruit me fait sursauter. Je me retourne avec les poings fumants, en garde, prête à bondir. Les mecs se marrent. Un collègue à eux, qui devait être allé pisser, regarde la scène avec l’air de celui qui débarque. Le bruit s’arrête pas. Je me sens un peu con, je lâche la garde, mais je trouve pas la source. Ça vient de la boutique. Ça cogne vite, ça balance des trilles tellement aiguës qu’on le sent dans les dents, une grosse basse fait gonfler tout ça. Ça me fait bouillir le sang.

-Fais pas attention à la sono, c’est D-Dog ! On s’y habitue ! On tape en rythme quand on a un cassos à gérer !

Je fais un vague effort pour sourire et je m’enfonce dans la jungle grignotée par les chantiers et hérissée par la foule qui s’y presse pour visiter, cueillir, marcher, chier partout. Je me mets à courir. Et putain, j’ai tellement les larmes aux yeux, j’ai tellement les boules, je vais tellement tout cramer que ça me fait des volutes de vapeur qui me brouillent la vue. Je me vautre sur un pavé qui traîne. Je le ramasse et je le balance de toutes mes forces sur un mur en construction. Qui pète. Oups. Planquée derrière une fougère. Pas de témoins. Je respire profondément, l’air de l’archipel. Je me concentre sur mes battements de cœur. Il va falloir la jouer finement. Pas me retrouver avec ma tronche sur un avis de recherche, tout sauf ça. Alors, il me faut du calme ; réfléchir ; trouver des soutiens. Je peux le faire ; je peux limiter les dégâts. Virer tous ces rats du paradis, et les renvoyer à la mer ; mais il va falloir agir dans l’ombre.
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-Comment vous en êtes arrivés à bosser pour cette boutique, les gars ?

Les quatre heures d’attente, je les ai passées à zoner sur l’île, à essayer de prendre la température aussi calmement que possible. J’ai vu les courses de weavers, la foule qui s’y pressait, les bateaux de touristes qui faisaient des va et viens, et je me demande vraiment comment j’ai pu ne pas voir tout ça en revenant sur l’île. Peut-être par absence totale d’envie. Par aveuglement.
Quand j’ai eu bien fini de m’imprégner de tout ça, j’ai plongé mes mains dans le sol. Et j’ai chauffé, chauffé, chauffé. Au bout de quelques minutes, le sable est devenu liquide autour de mes doigts. En les levant, il glissait en fumant autour comme du caramel mou. Ça a eu le mérite de me calmer un peu. Même si je regrette la mer, il faut reconnaître que le Démon, il m’aide beaucoup. Il me donne des échappatoires faciles ; et il m’a tellement, tellement aidée à me contrôler. C’était simple : j’apprenais à gérer mes émotions ou bien je foutais le feu à tout ce que je touchais. J’ai appris. Je me sens mieux.

-Bah tu sais ce que c’est. On a fait un peu les cons quand tout ça s’est lancé, on s’est mangé des amendes, on pouvait pas les payer, la boutique paye bien et le boulot est facile… voilà.
-On a des familles. On pouvait pas déconner.
-Et faut dire que c’est plus confortable que ce qu’on faisait en mer. Faut bien vivre avec son temps.
-Et puis de toutes façons, Spouzi nous a collé au chômdu. Y’avait que Sirena qu’avait du taff pour nous.
-Comment ça ?
-Notre zone de pêche préférée a été prise par les courses, qui ont fait de toutes façons fuir les poissons. Fallait aller plus loin pour continuer. Ça impliquait de changer de bateau. On était les trois sur le même chalut, pas conçu ni équipé pour Grand Line. Pas les moyens. Chomdu.
-Les boules.
-Sans doute un mal pour un bien. J’en pouvais plus de vider des poissons.

A leurs regards, je sens que malgré leurs tronches de jumeaux, ils partagent pas les mêmes sentiments. Ben a une expression que je connais bien. Il a un fond de colère en lui, qu’il doit passer sur les casse-couilles qu’il fout dehors et qu’il doit bien cogner un peu en bonus ; Tommy, il a l’expression fermée des marins tristes. L’autre, qu’a du avoir une maman plus fantaisiste vu qu’il s’appelle Archi, pour Archibald, je crois qu’il s’en fout. Le genre passif, à s’adapter à tout, et qui ferait avec la même efficacité et la même indifférence le taff d’un balayeur, d’un croque mort ou d’un soldat. J’aime pas. Bien placée pour savoir que ça cache toujours quelque chose de pas clair.

-Et vous en pensez quoi de Spouzi ? Comment il a pu se démerder pour avoir autant d’emprise sur l’archipel, aussi vite ? J’arrive pas à comprendre comment il a fait.
-Moi non plus. Mais j’ai toujours pensé qu’il y avait du louche là dedans. Avec tous ces morts. Loie, surtout.
-… Loie est mort ?
-Retrouvé mort, sûrement tué par un pirate de passage, qui a lui aussi été tué. Les gens y croient plutôt. Moi j’ai des doutes. Mais ça me regarde pas. N’empêche que ça a bien arrangé les affaires de Spouzi d’avoir des nouveaux bleus moins en phase avec les idées d’Ano.

Je me disais bien que quand j’allais me foutre à la baille avec les anciens collègues, ça manquait de Loie, sans mauvais jeu de mot. Je l’avais cru trop occupé avec ses histoires de cœur. Ça me fait quelque chose quand même. Et ça me fait un peu chier, aussi. Je l’aimais bien Loie. On peut penser ce qu’on veut de son sens du devoir, mais il était attaché à l’île par le biais d’Ano. Et il transmettait toujours mon courrier.

-En tous les cas, ce que je peux te dire c’est qu’il y a des mécontents. Spouzi a des sales manières, à côté desquelles celles de la patronne sont irréprochables.
-En plus, on raconte qu’il est mort dans une sombre histoire d’explosion de bureau. Mais les courses, y’en a toujours autant. Je parle pas du fric que ça rapporte, des gens que ça attire, des contrats que ça pousse à signer… A ce rythme les bûcherons vont finir par raser pas mal de secteurs.
-Ouais. Ça fait beaucoup pour un coin comme l’archipel. Bougez pas, la petite sœur est pour moi.

Je gamberge vite ; les idées se bousculent trop, il faut que je retourne chez la Sans-Nom, que je dorme, que je boive un maté posée ; ce qui m’obsède, c’est l’envie de tout foutre à l’eau, les bûcherons qui pactisent, la boutique Sirena, les weavers, les pilotes, les marchands, tous ces parasites de merde qui sont en train de pousser sur ma zone ; mais je sens surtout se dessiner une révolte que je peux peut-être salement contribuer à enflammer ; l’envie de voir au moins le mal s’agglutiner sur une ou deux îles de l’archipel ; les gens être poussés au choix, à assumer d’être amoureux de cette foutue terre ; à se découvrir une conscience politique.

Merde. Ça veut dire que moi aussi je m’en suis découvert une, de conscience politique. Putain. Comment ça va s’appeler, ça, cette rage contre les billets qui apportent rien d’autre que de la gloire facile, des avantages pour ceux qui bitent rien, et de la misère et de la tristesse pour tous les autres, et de l’injustice à toutes les pages… oh, le souvenir est lointain, mais je suis sûre d’avoir lu ça dans un bouquin. A Navarone. Dans une autre vie.

J’y suis !

J’ai viré anticapitaliste.
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-Taper fort et longtemps.
-Brûler des trucs.
-Préparer des remèdes et cautériser des plaies.
-Guider une troupe armée.
-Parler à un public, mais vite fait, et j’aime pas.
-Visiblement, causer aux arbres de l’archipel.
-Me faire passer pour une pirate.
-M’engueuler facilement avec un peu tout le monde.
-Pas dormir longtemps.
-Pas manger longtemps.


L’ennemi, il est identifié, donc. L’ennemi, c’est le capital. Le capital, c’est avoir assez pour pouvoir dépenser dans des choses qui aident pas à vivre. C’est pouvoir investir. Investir dans des courses de Weavers qui attirent des boutiques et des touristes, parmi lesquels il y a des commerçants qui trouvent dans le bois de l’île une piste juteuse. Sans le capital, personne qui paye pour une merde, personne qui se fait des thunes avec et qui les utilise pour en avoir plus. Pas de grosse réalisation uniquement destinée à moissonner de l’or. Parce que sans le capital, il y a que le bien commun, ce que les gens veulent bien faire et qui profiterait vraiment à tout le monde ; sans le capital, y’a encore des maisons, y’a encore des fêtes de village et des monuments symboliques, et aussi des lois ; mais y’a plus de t-shirts « vacances fluos, c’est rigolo », plus d’ultra-riches venus d’ailleurs pour tout bouleverser, plus de bouffe dégueulasse hors des périodes de pénurie, plus de complots chelous, plus toute cette merde qui me pourrit la vue, qui me fous hors de moi ; tiens, y’aurait même sûrement jamais eu de Grey T. !

Mais comment on fait pour frapper un ennemi qui est une idée, un concept avant d’être un fait ? Attaquer les riches ? Dangereux, et un peu con, ils sont dans leur droit et ce serait un coup à me ramasser une prime ; travailler à changer les mentalités ? Oui, mais avec quelle méthode, et de quel droit ? Je suis d’ici sans l’être, qui m’écoutera ? Qui croira mon histoire, ma discussion avec l’âme de l’archipel ?

Non, je crois que le plus simple, c’est de faire dans le pragmatique. Enquête pour trouver et réunir les mécontents → les inciter à parler autour d’eux pour fédérer → entraîner un boycott et un mauvais accueil des touristes → saboter les courses discrétos pour les rendre aussi attrayantes qu’un bœuf en train de brouter. Pas de gros accidents. Des bécanes qui démarrent jamais. Des pilotes malades. Des bancs de poisson qui viennent squatter la zone. Ce genre d’anti-spectacle qui donne juste à la foule ce qu’elle déteste, et qui lui retire ce qu’elle adore.

Sur un papier, j’avais fait la liste de ce que je sais faire et qui pourrait m’aider ; mais en la regardant, j’ai juste envie de tout rayer. Parce qu’il va surtout falloir faire dans le réseau, la diplomatie, la ruse, l’organisation. Tout ce qui me fait défaut. Mais une étincelle de génie me rappelle Loies. Son air gentil et un peu con quand il parlait d’elle… elle… évidemment. C’est à elle de faire tout ça, et à personne d’autre ! Comment ça se fait qu’elle ait pas réagi, d’ailleurs ?

Il fait théoriquement nuit, mais c’est une belle nuit ensoleillée ; je quitte mon maté et ma pierre plate sous le grand cacaoyer vers chez la Sans-Nom. J’ai une visite à rendre. Une visite officielle.
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Le village autonome, île de la Sans-Nom. Je fais face à Natsu. C’est pas la première fois qu’on se rencontre, mais je suis toujours étonnée de me sentir si vieille face à elle. On doit avoir le même âge, ou pas loin pourtant. Le genre que j’aurais eu envie d’éclater contre un arbre juste par jalousie, il y a pas si longtemps.

-Natsu ? On peut parler un moment ?

Elle se retourne, s’arrache à la contemplation du coin de forêt vaguement aménagé en jardin, où elle était en train de lancer des boules d’argile, remplies de graines. Un des principes de l’île. Cultiver avec le vivant qui précède, pas contre lui. Et puis, ce serait con de faire autrement : tout est immense, et beaucoup de choses sont bonnes à manger sans avoir à les cultiver. Je sursaute presque. Elle a un air vieilli, vraiment. Je percute direct. Loie est mort ; Spouzi ; les wavers. Je vois la chaîne de causalité qui a du l’affaiblir politiquement en même temps qu’elle perdait une assise psychique fondamentale. J’essaye de rien montrer. Mais le démon, lui, tout domestiqué qu’il soit, il montre. Mes paumes sont brûlantes, et le cuir de mes poches commence à puer le cochon roussi. Je les sors aussi vite que je peux, en l’entraînant avec moi.

-Je sais pourquoi tu viens me voir, Serena. Tu es une proche de la Sans-Nom. Toi aussi, tu sens la nécessité d’agir.
-Comme tu l’as toujours fait, toi.
-Je sais. J’ai déconné.

Bordel, voilà qu’elle se met à causer comme moi maintenant. Phrases courtes, droit à l’essentiel. Air fermé. Pas de doute. C’est Loie. C’est le bouclier du deuil. Un silence. Que je casse avec la finesse d’un marin ivre :

-L’heure est pas aux regrets. L’île commence juste à se rendre compte de ce qui arrive.
-On peut pas faire comme j’ai fait avant. La marine nous soutiendra pas.
-C’est pas dit, ça. Des mois que je traîne au poste, que je rigole avec les bidasses en vacances, il y a une carte à jouer. Mais toi, y’a que toi pour faire l’essentiel.

Elle sait déjà, mais je lui redis quand même. Soulever l’île contre la Spouzi Race ; multiplier les actes de sabotage, en privilégiant le discret ; faire peur aux touristes, mais surtout, les ennuyer, leur niquer leur séjour ; impossible sans la complicité, certes, de l’île de la Sans-Nom et des deux autres îles restées indépendantes, mais aussi des habitants des neuf autres. Un gros boulot de comm’ nous attend. On laisse mourir quelques silences, mais on se prend au jeu. En regardant, de loin, les chasseurs du village assister à l’éclosion des œufs de leurs tortues d’attelage, on parle plans, on conjecture dans le sable. Elle a des idées plutôt marrantes et colorées ; j’ai des idées plutôt sobres et militaires. Elle cause banc de saumons migrateurs, je cause corruption d’agent d’entretien ; elle cause glaces aux baies de Longring (qui foutent la chiasse, et qu’ont leur pouvoir dopé par la fertilité de l’archipel), je cause sabotage.

Des cris nous font lever les yeux. Les œufs ont commencé à éclore ; les oiseaux de mer ont lancé leur raid sur les petites tortues. Beaucoup se font embarquer, retourner, croquer à vif. Tradition de l’île pour sélectionner les plus fortes, les plus rusées, les plus chanceuses : on laisse faire la nature. Seules celles qui arrivent à la mer, dans le bassin clos qui donne sur la plage, seront nourries jusqu’à devenir les monstres marins aguerris et fougueux au possible dont ont besoin les chasseurs pour leurs traîneaux marins. Je les ai déjà vus, lancés en pleine traque. Il faut voir comme ils filent, comme ils savent prendre les vagues, l’intelligence de la tortue de tête qui sait déjouer les courants peu propices, leur façon de diriger à la voix, en utilisant des fréquences basses, qui font paraît-il, vibrer les eaux. Magnifique.

Je regarde Natsu. Elle aussi, regarde les chasseurs. Je souris.

-On pense à la même chose ?
-On pense à la même chose ?
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-On résume le plan de bataille : tu vas discuter avec le nouvel officier, celui qui a remplacé Loie.
-Le mécano.
-Oui. Tu fais la nana intéressée, séduction par la faille, le point faible. Ça prendra le temps que ça prendra, mais tu te débrouille comme tu veux pour soit apprendre à dérégler un waver rapidement et sans que ça se voit, soit tu le mets dans le coup.
-Sûrement l’option 1 je pense.
-Tu bricoles ?
-Par nécessité, toujours un peu.
-Toi qui voit. Moi, pendant ce temps, je mets les chasseurs dans le coup, je réunis les forces des douze îles, j’organise la résistance en définissant des principes communs, et en tenant au courant les motivés. Pas difficile d’éviter les fuites : on est légitimes et plus nombreux, et en plus, il suffit de s’adresse qu’à ceux qui sont dans les villages indépendants. C’est notre aristocratie.
-Quand plusieurs courses auront été bousillées par mon boulot, et que tout le monde sera sur la brèche…
-On se mettra à mal achalander les trucs touristiques ! Fruits daubés, mais jolis en apparence, bois de plus en plus pourri, tout. Les chasseurs compenseront la perte en richesses en redistribuant à tous ce qu’ils attrapent. Et les pilotes, les commerçants, les curieux auront la tourista de leur vie, à les dégoûter à jamais de la simple vue du bois multicolore !
-Ils vont jouer le jeu ?
-Tu rigoles, ils sont là pour ça ! C’est leur fonction rituelle, la raison pour laquelle ils sont bien considérés ! Ce sont des pourvoyeurs de nourriture en temps de crise, une espèce d’élite qui doit son statut à ses responsabilités !
-Et si on se mange une résistance ? La marine, je sais pas, le gouv peut-être ?
-Spouzi est mort, c’est une société fantôme son truc ! Ça marche en roue libre parce que les gens le veulent bien, et que des rappias en profitent pour s’en mettre plein les poches. Rien ne les protège ici. Et on va rien faire d’illégal, on va tuer personne, et dans un premier temps, même rien casser. Ça attendra qu’ils soient partis.
-C’est vrai que je vois mal la nouvelle commandante du poste réagir à quoi que ce soit si y’a pas de violences directes. Mais y’a une carte à jouer avec elle je pense. Elle est dans le mal.
-Si on résume, du coup… tu bosses sur les marines. Je bosse sur les gens de l’archipel.
-Logique.
-On se les dégage des deux tiers des îles avant la fin du mois !

J’approuve en buvant un maté corsé de quelques grains de café. La boisson des combattants. De mon côté, c’est la première fois que j’envisage clairement une mission avec le sourire. Je vais retourner squatter avec les collègues, au final, et il y en a beaucoup que j’aime bien. Bon, pas le mécano, c’est le point compliqué de l’affaire. Mais il s’agit juste de bosser un peu avec lui. Après, je transmets le savoir à tous ceux de l’archipel qui peuvent approcher les wavers discretos, et voilà ! Le reste sera déjà lancé, trop tard pour penser l’arrêter.

Natsu a l’air enjouée, dangereusement enjouée. Elle saisit sûrement une occasion qu’elle arrivait pas à provoquer toute seule. D’un coup, elle se met à rire.

-Je vois d’ici les chasseurs faire la course avec leurs traîneaux sur les circuits des wavers, quand tout sera fini !
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L’avant poste de la marine. Deux plantons font vaguement le guet devant, on devine la rumeur vague d’un exercice, mais je sais que c’est pour donner le change. L’essentiel des effectifs prend le frais sur la plage. Mes cibles : Tichaton et Nichaut. Nichaut, elle me fait de la peine. Je l’ai vue dériver un paquet de fois depuis le port, depuis le bistrot. Un coup, y’a pas longtemps, je l’ai vue aussi zoner dans la forêt, près de la cahute d’un vieux qu’a de vieux que l’apparence, d’ailleurs, un mec que la Sans-Nom remettait pas, ça veut tout dire, et qu’a eu l’air de lui fourguer un truc qui l’a posée encore plus haut – et donc, encore plus bas – que d’habitude. Je sais pas si y’a encore de la vie chez elle. Mais elle a l’énorme mérite d’avoir poussé les choses au statu-quo grâce à son inertie. Bénis soient les dieux de la dépression !

Je suis pas venue les mains vides. J’ai un de ces machins, un vieux weaver que je traîne sur le sable. Ça laisse une grosse traînée noire. Le machin fuit. Les gamins de l’île l’ont récupéré. Un modèle rejeté par une course, sûrement, balancé à la flotte et ramené sur terre par la marée. Des coquillages et des moules ont poussé dessus, comme de grosses verrues salées. Les anciens collègues me regardent du coin de l’œil. Y’en a un ou deux qui viennent taper la discut’, un peu intrigués par la bête. Et puis on cause, on cause, et j’ai même pas le temps d’accepter une bière que c’est remonté jusqu’aux oreilles du premier intéressé, qui – chose exceptionnelle – se pointe sur la plage. Un point. Le poisson est ferré. Il se ramène dans notre cercle, avec l’air impérieux de celui qui connaît son affaire. Je lui serre la main, mais il croise même pas mon regard. Bon. Celui-là, va falloir causer fort pour qu’il entende, c’est sûr.

-On m’a dit que c’était un modèle collector. Y’a moyen de marchander, mais faut qu’on discute des conditions.


2000, non, 3000 berrys qu’il dit ; je dis non, il dit 5000, alors j’explique que le pognon m’intéresse pas. Il rougit, pour peu je le voyais déjà vendre son corps, alors je coupe net, et je lui dit : je veux une leçon de mécanique, le réparer avec lui. Il grogne un peu, je sens bien qu’il pense que je vais le ralentir, et il a sûrement raison ; mais je mets sur la table que je suis une ancienne du Lév’, que s’il est sage, promis que je lui retrace les plans de tête et que je lui explique dans les grandes lignes ce que je sais de sa propulsion. La balance a penché du bon côté juste après.

Et puis après, les jours les plus longs ont commencé. Les plus longs, parce qu’il dort JAMAIS, ce connard ! Toute la nuit, la mécanique ! Il s’endort un coup sur sa clef à molette, il somnole une heure, et hop, il s’y remet ! Et les cafés s’empilent dans son atelier avec la grâce de cadavres de rats dans une décharge ! Et fallait bien que je suive, que je l’arrête, que je pose des questions, que j’adopte son rythme de cinglé que même à la guerre, c’était pas ça ! Heureusement, il avait deux trois impératifs, des manœuvres, des papiers à signer, des conneries qui me permettaient de dormir sur la plage, les yeux dans le soleil, assommée d’histoires de vernis, de rabot, de filtre à air, de dials sous-performants et d’écrous ultra-légers.

Huit jours, j’ai tenu. Huit putains de jours. Mais je suis sortie victorieuse, avec des notes sur comment bousiller un waver proprement. En gros, y’a trois méthodes qui m’iraient bien : remplir le dial de sable et chauffer jusqu’à faire un genre de plaque de verre ; donner un grand coup bien précis au niveau de la sortie du dial de manière à l’empêcher de cracher correct ; chauffer au niveau du corps de la machine pour bloquer la direction. Je crois que je vais varier les plaisirs. Il va y avoir de la machine statique, de la machine crachotante, et de la folle de la ligne droite. Ça va être le bordel. Chiant comme la mort. Les touristes vont se barrer, et laisser le champ libre aux chasseurs.

J’ai hâte de voir ça, comme une gamine.

-Mmmh… Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

Oh. Nichaut. Elle a une sacrée sale gueule. On dirait moi y’a un temps. C’est dire.

-Je ne faisais que passer. … Vous allez bien ?

Elle soupire, et avale une poignée de comprimés avec un truc qui sent la gnôle chaude. Une intuition me traverse.

-Sauf votre respect, vous devriez venir avec moi. Je connais quelqu’un qui vous serait utile.
-Déjà tout essayé dans le coin. Vous n’êtes pas du personnel autorisé, alors fichez moi le camp !

… Je le fais ? Est-ce que je le fais, putain ? Y’a des témoins ? Gauche, droite… Non, y’a personne. Aller, je le fais ! Je suis un peu cinglée après tout, et puis, c’est pour le bien de tout le monde. Je me jette sur elle, lui plaque ma main dans la bouche, et lui colle un coup bien senti dans la tempe. Il lui en fallait pas tant. Elle s’écroule dans mes bras, et je la traîne. De loin, on dirait qu’elle marche. Pas choquant au vu de ce qu’est sa démarche habituelle, d’ailleurs.

Je l’emmène à la Sans-Nom. Je me dis, c’est l’occasion d’avoir de nouveau la marine du côté des Eveillés. Et puis, c’est con, mais elle me fait de la peine, depuis le temps que je la vois avec sa tête de dix pieds de long, pendant que ses hommes sont justes heureux d’être en vie. Il est temps de l’initier. Qu’elle capte qu’elle est tombée dans le plus bel endroit du monde. Et qu’elle l’a juste pas encore compris.
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-… C’est quoi ce bordel ? Vous êtes qui ?
-…
-Qu’est-ce que je fais à poil ? C’est quoi ces feuilles autour de moi, là ?
-…
-Bordel de merde, vous pourriez répondre !
-Oui. Aux questions qui ont un intérêt.
-Non mais ! … Je suis la commandante de la garnison ! Vous n’avez pas le droit de me traiter comme ça !
-Tu peux partir si tu veux. Je ne te retiens pas.
-A la bonne heure, donnez moi mon uniforme !
-… Puisque tu es revenue à toi, je te laisse un moment.
-Pardon ?
-Il y a un temps pour tout. Là, c’est le moment de constater. Bon réveil.
-Mais…
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Je l’ai fait. J’ai bousillé ces foutus wavers. Natsu a foutu les chasseurs dans le coup. Je les ai vus se préparer, avec leurs pagnes en fibres de lin, leurs longues tresses, et leurs lunettes en os de sèche, fendues au milieu pour qu’ils puissent y voir quelque chose tout en se protégeant du soleil et des gerbes d’eau salée. Une vraie course traditionnelle, comme il s’en fait sur l’île depuis des siècles. Bon. Il a fallu que j’assomme deux trois mecs à l’entrée du hangar, mais rien de méchant. Les courses sont tellement populaires, les machines étaient surtout protégées des voleurs. Cadenas, tout ça. Mais un cadenas, ça a jamais empêché personne de vandaliser proprement.

Et je dois dire que je suis fière de mon coup. Sur la plupart des carlingues, on voit même pas vraiment de choc au premier coup d’œil. Sûr que la course sera lancée, sûr que tout le monde va être vaguement révolté, mais clairement déçu. Et que les cerveaux disponibles se rabattront sur les chasseurs, avec leurs attelages, leurs tortues nerveuses comme des renards, leurs tenues multicolores qui font ton sur ton avec l’archipel. Ouais ! J’ai hâte, putain.

Il fait encore nuit, ou du moins, c’est l’heure morte pour les courses, et à peu près le moment où pas mal de gens dorment ; j’ai laissé les corps des trois gardes dans des positions assez naturelles, comme s’ils avaient fait une sieste. J’ai utilisé des frappes simples que je tiens de la marine pour les assommer sans que ça se voit. Et d’ailleurs, ils ont pas eu le temps de me voir. Rapide comme la colère, la Serena, toujours. Une colère bien employée d’ailleurs. Et bien maîtrisée. J’suis fière, putain.

Juste le temps de me changer avec les fringues prévues en amont et planquées dans les bois. Je suis couverte d’une espèce de cambouis qui me colle dans les doigts. Je prends le temps d’un bain dans la rivière la plus proche, en frottant ma peau avec une poignée de sable. Et je range mes vieux vêtements dans un sac. Natsu m’a assurée que les livraisons de bouffe étaient bien perturbées depuis deux trois jours. C’est avec un sentiment profond du devoir accompli que je m’endors. Plus que quelques heures. Je sens que je serai debout bien assez tôt. Je raterai ça pour rien au monde.
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-… Attendez. J’y pense. Je me suis réveillée ici. Ça veut dire… que j’ai dormi ?

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Derrière les fougères, en haut des grands arbres, sur les lampions géants des plantes fluorescentes, on était des dizaines à guetter, à attendre. Moi, j’attendais simplement ventre à terre, cachée sous un bosquet en bord de falaise que la course soit lancée. Les chasseurs se tenaient déjà sur l’eau. En tirant sur leurs rênes, ils tenaient leurs bêtes, et faisaient des cercles lents sur leurs traîneaux aquatiques, à l’abri des regards. Les tortues avaient l’air tellement nerveuses qu’un jeune a eu l’air de perdre le contrôle, de boire la tasse, de remonter sous les moqueries silencieuses des autres.

Vers les touristes, ça se doutait de rien ; quand le coup d’envoi a enfin été donné. Et là, et là ! Quel carnage ! On a tous hurlé en voyant les coureurs pas démarrer, partir en ligne droite, plonger pour éviter l’implosion de leur machine. Les parieurs gueuler, les orga essayer de maintenir la foule en place, les plus riches menacer, quelques uns, se chier dessus à cause de la bouffe. C’est là qu’on est tous sortis, qu’on a repris notre place, à côté des gradins, au bord de l’eau.

- Regardez, regardez tous ! Regardez, les chasseurs !

Ils ont surgit comme s’ils sortaient des eaux, comme des tritons montés sur leurs tortues, qu’avaient presque l’air à leurs pieds tellement ils étaient fins, leurs traîneaux, et tellement ils se prenaient dans l’écume. Ils fonçaient, les têtes des tortues faisaient comme des bosses à fleur de vagues, et ils criaient pour encourager la meneuse de chacune de leurs meutes. Une course, là aussi, mais une course sans les wavers, juste avec les corps, les bêtes, le bois de l’île et l’instinct presque mystique des chasseurs, qui déjouaient les vagues, les coups des uns et des autres avec une grâce brutale, animale.

Tous, en transe, on était. Un silence il y a eu, je crois, dans les gradins. Ils ont fait trois tours ; le vainqueur de leur course, un vieux pourtant, qui a salué d’un « SPOUZI EST MORT ; LES ÉVEILLÉS SONT VIVANTS ! » en gueulant dans un dial qu’il a balancé en l’air en se retournant.

Et là dessus, on s’est tous retirés. En espérant laisser planer l’idée selon laquelle on laisserait plus jamais, plus jamais le capitalisme s’installer sur l’archipel pour mieux le bouffer et le digérer. Et qu’on serait toujours prêts à contrer les investissements massifs par de la mauvaise volonté, de la fierté mal placée, du sabotage et pourquoi pas ? Un peu de violence aussi. Bref. Des armes de prolos, de prolos fiers et libres, et libres d’être fiers, parce qu’indépendants, encore, et liés à leur terre qui fait tout pour eux, de telle sorte que rien pourra jamais faire mieux de l’extérieur.

On a laissé tout ça retomber, quelques jours passer. Et on a attendu, avec Natsu, avec la Sans-Nom, avec notre nouvelle pote Nichaut. En buvant du maté, en regardant le jour sans fin, en dormant dans la lumière des lampions et des lianes fluorescentes, en cultivant nos jardins, en regardant les gamins grandir et essayer de dresser leurs petites tortues. En profitant de la vie telle qu’elle est vraiment sur l’archipel, telle qu’elle aurait jamais du cesser d’être.
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Salut Henri,

J’espère que cette lettre te trouvera en forme et aussi heureux qu’on puisse l’être dans la marine. As-tu eu ta permission ? J’espère que tu pourras essayer de rejoindre ta frangine sous peu, comme tu l’espérais.

De mon côté, ça avance sur l’archipel. Je sais que tu as du trouver ça dingue, mes histoires d’arbres qui parlent, de guerre froide face aux wavers, mais j’aime bien où ça me mène.

Depuis qu’on a saboté la plus grosse course du coin, et qu’on l’a remplacée par une autre avec les chasseurs, les choses ont bougé. La plupart des îles n’ont pas renouvelé leurs contrats avec Spouzi. Il n’y en a plus que deux qui acceptent encore les courses, les boutiques, les touristes. Les autres sont comme avant, presque en mieux. Ça fait la fête souvent, entre les tasses de maté, les jardins à entretenir, les chasseurs qui s’entraînent et les tortues qui naissent. Il faut dire que les relations avec les nouveaux de l’avant poste se sont vachement améliorées depuis que Nichaut a été guérie par la Sans Nom. L’histoire marrante, c’est que Tichaton a eu un gros coup de déprime quand il a capté que ça allait être plus compliqué pour les courses, mais il a trouvé moyen de devenir pote avec les chasseurs. Maintenant, il paraît que dans son entrepôt, il nourrit des tortues et il construit des traîneaux aquatiques. Pour la plupart des potes qui sont là-bas, à la base, la vie a pas des masses changé : plage tous les jours. La seule différence c’est que maintenant, Nichaut vient avec eux. Trop heureuse pour imposer une vraie discipline.

Maintenant, j’attends de sentir que c’est le moment, pour les arbres, pour en faire un bateau. Je profite en attendant. Je suis pas pressée. La vie est belle, et j’apprends beaucoup en en profitant simplement.

Je t’embrasse, Henri. Prends soin de toi !

Serena.
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