Je suis plantée devant cette foutue boutique depuis au moins dix minutes. J’arrive pas à détacher mes yeux de ce que je vois. Des serviettes de plage avec les eucalyptus arc-en-ciel grossièrement représentés dessus ; un log avec le visage de la Sans-Nom vaguement caricaturé au pyrograveur ; des babioles artisanales et locales, que je sais que les vrais artisans de l’île auraient jamais faits même sous la torture (quand même, y’a une statuette de Red en bois fluorescent posée sur un canard fait dans la même matière !) Je crois que ce sont les T-Shirts qui me font vraiment vriller, avec leurs arbres imprimés avec de faux sourires dessinés, et des slogans du style « l’île des éveillés, l’île jamais couchée », « l’île qui brille dans la nuit, attention aux démons de minuit ! ». Dans un coin un peu plus sombre, il y en a même un avec un dessin obscène et un imprimé rose : « l’île des éveillés, l’île qui fait bander ». Je vais dégueuler.
Je ne sais pas comment ça a pu m’échapper, tout ça. Peut-être parce que c’est récent, que l’archipel en est un, justement, et que j’étais pas sur un îlot encore trop touché par tout ça. Mais là, je suis dans l’oeil du cyclone, dans le ventre de la bête, dans les flammes des enfers : là où les premières courses de Weavers ont commencé, et où tous les habitants authentiques de l’île ont déserté.
Authentiques, ouais. La Sans-Nom m’a expliqué ça avant de partir.
-Tu dois savoir, ici, les enfants sont pas encore des nôtres ; certains adultes non plus. Ils vivent là, sur la terre de leurs parents et de leurs grands parents ; mais ils ne sont pas d’ici.
-… Là il va falloir m’éclairer.
-Toi, tes parents et tes grands-parents n’étaient sans doute pas d’ici ; mais toi, tu l’es. Tu es des nôtres.
-… Toujours pas.
-Ils t’ont parlé. Tu aimes vivre ici. Tu as eu une expérience forte, intime avec l’archipel. Qu’est-ce que ça veut dire « être de quelque part », si ce n’est pas ça ? Ici, on le sait ; on l’a ritualisé ; nos enfants qui ne montrent aucun attachement aux valeurs de l’île partent, ou restent, mais vivent toujours un peu entre eux. On laisse faire. On leur reconnaît le statut d’hommes de passage.
Et c’est comme ça que la tolérance s’est payée. Ceux qui s’en foutaient et qui sont restés ont pris le pouvoir en douce, et ils sont en train de transformer l’île en n’importe où ailleurs. En parc d’attraction géant pour nouveaux riches. Putain. Ils ont même mis les gorilles en costard devant la boutique. Ça va pas se passer comme ça.
…
Je les ai pas déjà vu en fait ces cons là ?
-Il te faut quelque chose ma petite dame ?
-Attend, je te connais toi ! Serena, tu t’appelles !
-On s’était croisés chez Awantu, y’a un an ou deux. Toi, c’est Ben, non ?
-C’est ça. Qu’est-ce que tu fais là ? C’est qu’on commençait à se demander si on allait pas te dégager devant la boutique avec Tommy.
-Vous auriez pu essayer. Ça aurait pu être rigolo.
-Enchanté aussi, m’dame. Vous devriez pas parler comme ça. Les temps ont changés sur l’archipel. On vous envoie au trou pour avoir nui au commerce.
-Oui, c’est vrai. Décide toi si tu veux acheter un truc. Nous, on devrait pas trop te causer, on est en service ! Mais passe nous voir dans quatre heures si tu veux, on ira boire un coup.
Il faut dire que « en fin de journée » ne veut rien dire par ici.
-Ça marche les gars.
Là dessus, un bruit me fait sursauter. Je me retourne avec les poings fumants, en garde, prête à bondir. Les mecs se marrent. Un collègue à eux, qui devait être allé pisser, regarde la scène avec l’air de celui qui débarque. Le bruit s’arrête pas. Je me sens un peu con, je lâche la garde, mais je trouve pas la source. Ça vient de la boutique. Ça cogne vite, ça balance des trilles tellement aiguës qu’on le sent dans les dents, une grosse basse fait gonfler tout ça. Ça me fait bouillir le sang.
-Fais pas attention à la sono, c’est D-Dog ! On s’y habitue ! On tape en rythme quand on a un cassos à gérer !
Je fais un vague effort pour sourire et je m’enfonce dans la jungle grignotée par les chantiers et hérissée par la foule qui s’y presse pour visiter, cueillir, marcher, chier partout. Je me mets à courir. Et putain, j’ai tellement les larmes aux yeux, j’ai tellement les boules, je vais tellement tout cramer que ça me fait des volutes de vapeur qui me brouillent la vue. Je me vautre sur un pavé qui traîne. Je le ramasse et je le balance de toutes mes forces sur un mur en construction. Qui pète. Oups. Planquée derrière une fougère. Pas de témoins. Je respire profondément, l’air de l’archipel. Je me concentre sur mes battements de cœur. Il va falloir la jouer finement. Pas me retrouver avec ma tronche sur un avis de recherche, tout sauf ça. Alors, il me faut du calme ; réfléchir ; trouver des soutiens. Je peux le faire ; je peux limiter les dégâts. Virer tous ces rats du paradis, et les renvoyer à la mer ; mais il va falloir agir dans l’ombre.
Je ne sais pas comment ça a pu m’échapper, tout ça. Peut-être parce que c’est récent, que l’archipel en est un, justement, et que j’étais pas sur un îlot encore trop touché par tout ça. Mais là, je suis dans l’oeil du cyclone, dans le ventre de la bête, dans les flammes des enfers : là où les premières courses de Weavers ont commencé, et où tous les habitants authentiques de l’île ont déserté.
Authentiques, ouais. La Sans-Nom m’a expliqué ça avant de partir.
-Tu dois savoir, ici, les enfants sont pas encore des nôtres ; certains adultes non plus. Ils vivent là, sur la terre de leurs parents et de leurs grands parents ; mais ils ne sont pas d’ici.
-… Là il va falloir m’éclairer.
-Toi, tes parents et tes grands-parents n’étaient sans doute pas d’ici ; mais toi, tu l’es. Tu es des nôtres.
-… Toujours pas.
-Ils t’ont parlé. Tu aimes vivre ici. Tu as eu une expérience forte, intime avec l’archipel. Qu’est-ce que ça veut dire « être de quelque part », si ce n’est pas ça ? Ici, on le sait ; on l’a ritualisé ; nos enfants qui ne montrent aucun attachement aux valeurs de l’île partent, ou restent, mais vivent toujours un peu entre eux. On laisse faire. On leur reconnaît le statut d’hommes de passage.
Et c’est comme ça que la tolérance s’est payée. Ceux qui s’en foutaient et qui sont restés ont pris le pouvoir en douce, et ils sont en train de transformer l’île en n’importe où ailleurs. En parc d’attraction géant pour nouveaux riches. Putain. Ils ont même mis les gorilles en costard devant la boutique. Ça va pas se passer comme ça.
…
Je les ai pas déjà vu en fait ces cons là ?
-Il te faut quelque chose ma petite dame ?
-Attend, je te connais toi ! Serena, tu t’appelles !
-On s’était croisés chez Awantu, y’a un an ou deux. Toi, c’est Ben, non ?
-C’est ça. Qu’est-ce que tu fais là ? C’est qu’on commençait à se demander si on allait pas te dégager devant la boutique avec Tommy.
-Vous auriez pu essayer. Ça aurait pu être rigolo.
-Enchanté aussi, m’dame. Vous devriez pas parler comme ça. Les temps ont changés sur l’archipel. On vous envoie au trou pour avoir nui au commerce.
-Oui, c’est vrai. Décide toi si tu veux acheter un truc. Nous, on devrait pas trop te causer, on est en service ! Mais passe nous voir dans quatre heures si tu veux, on ira boire un coup.
Il faut dire que « en fin de journée » ne veut rien dire par ici.
-Ça marche les gars.
Là dessus, un bruit me fait sursauter. Je me retourne avec les poings fumants, en garde, prête à bondir. Les mecs se marrent. Un collègue à eux, qui devait être allé pisser, regarde la scène avec l’air de celui qui débarque. Le bruit s’arrête pas. Je me sens un peu con, je lâche la garde, mais je trouve pas la source. Ça vient de la boutique. Ça cogne vite, ça balance des trilles tellement aiguës qu’on le sent dans les dents, une grosse basse fait gonfler tout ça. Ça me fait bouillir le sang.
-Fais pas attention à la sono, c’est D-Dog ! On s’y habitue ! On tape en rythme quand on a un cassos à gérer !
Je fais un vague effort pour sourire et je m’enfonce dans la jungle grignotée par les chantiers et hérissée par la foule qui s’y presse pour visiter, cueillir, marcher, chier partout. Je me mets à courir. Et putain, j’ai tellement les larmes aux yeux, j’ai tellement les boules, je vais tellement tout cramer que ça me fait des volutes de vapeur qui me brouillent la vue. Je me vautre sur un pavé qui traîne. Je le ramasse et je le balance de toutes mes forces sur un mur en construction. Qui pète. Oups. Planquée derrière une fougère. Pas de témoins. Je respire profondément, l’air de l’archipel. Je me concentre sur mes battements de cœur. Il va falloir la jouer finement. Pas me retrouver avec ma tronche sur un avis de recherche, tout sauf ça. Alors, il me faut du calme ; réfléchir ; trouver des soutiens. Je peux le faire ; je peux limiter les dégâts. Virer tous ces rats du paradis, et les renvoyer à la mer ; mais il va falloir agir dans l’ombre.