Elle escalada le grillage de fer, puis un muret, puis grimpa le long d’une vieille colonne qui ne servait plus à rien, sauta sur le toit, bas, en face, et continua son ascension avec aise. Plus que l’agilité, c’était l’habitude qui s’exprimait. Elle avait pris ce chemin tellement de fois qu’elle aurait pu le faire les yeux fermés. Elle avait essayé, une fois, avant de se rendre compte que ce serait quand même vachement stupide, de se casser la gueule et mourir pour ça. Alors elle regardait bien devant elle. Rien ne changeait, par ici. Les mêmes inscriptions sur les murs, les mêmes vitres brisées, les mêmes murs à moitié abattus. La zone avait été abandonnée depuis des années. Une vision assez affreuse pour les habitants du coin, un calvaire pour les anciens investisseurs, mais une véritable aubaine pour les sans-abris et les rats. C’est tout un complexe industriel délabré qui s’offrait à eux. Et c’est tout en haut de l’un des anciens bâtiments que la jeune fille se dirigeait. Une ascension longue, un peu périlleuse, mais plutôt exaltante. La plupart des escaliers de services s’étaient écroulés, avec le temps, les intempéries, les vieilles tentatives de rénovations, ou bien avec l’aide des nouveaux locaux, qui ne voulait certainement pas qu’on vienne fouiner par ici. Elle fini par se hisser par une fenêtre qu’on ne pouvait plus fermer, et dont le rideau grisâtre flânait mollement au vent. Elle s’engouffra comme un chat à l’intérieur, dans une pièce faiblement éclairé par tout un tas de bougies, de vieilles lampes à huile et par les trois maigres rayons de soleil qui parvenait jusqu’ici. On y trouvait tout un tas de choses, ici. Des sièges en ruines, des lits, des vêtements jetés au sol ici et là, des bouquins, de la vieille paperasse d’usine, quelques armes. Un vrai bazar. Et puis, on pouvait également y trouver plusieurs silhouettes, réunies autour d’un feu de camp qui, en plus de réchauffer les habitants, servait de réchaud pour l’immonde soupe qui bouillait au fond d’une marmite usée par le temps. Pour quelqu’un qui mangeait à sa faim la plupart du temps, ça sentait la vieille chaussette. Pour quelqu’un qui passait ses journées à écouter son ventre gargouiller, l’odeur était divine. La jeune fille détacha ses cheveux blancs, secoua la tête, et alla rejoindre ses compagnons. Pas trop proche, tout de même, juste suffisamment près pour se servir une louche, et écouter ce qu’il se disait.
« … main soir, c’est le moment.
- T’es sûr de toi?
- J’ai un plan, je te dis. »
Celui qui parlait de plan, c’était le plus grand, le plus costaud, et celui qui avait le plus une tête de con, selon elle. Il avait une vilaine chevelure rouge, décoiffée, sale et grasse. Sale, ils l’étaient tous, mais lui ne s’en souciait absolument pas. Avec le temps, Ravel, qui s’était auto-proclamé chef de la petite troupe, avait appris à affirmer son identité de rat des rues. Ce n’est pas ce qui dénotait le plus, chez lui. Ce qui attirait l’œil, c’était surtout cet éclat qu’il avait, dans son regard, comme s’il voyait des choses auxquelles personne d’autre que lui n’avait accès. Comme si il voyait son futur s’étaler devant ses yeux, et qu’il était franchement radieux.
« Demain, reprit-il, on se barre d’ici. Riches, libres ! Et… Tiens, tu es là, toi? »
Klara leva les yeux, le fixa l’espace d’une seconde, hocha la tête de haut en bas, puis sirota sa soupe sans lui prêter plus d’attention que ça. Après tout, il avait commencé sa petite réunion sans elle.
« Quoi de neuf, au port? »
Merde, fallait parler, maintenant.
« Rien, commença Klara entre deux cuillères. Nouvelle division de soldat. Et ça a pété en ville. »
Manifestations, qui tardaient jamais vraiment à se transformer en mini-révolte, calmées sans pincettes, dans la force la plus brute.
« C’est ça que t’appelle rien? ‘tain, j’espère que ça va pas foutre en l’air mon super plan.
- Je sais pas, vous avez commencé sans moi.
- Généralement, tu t’en branles. »
Il n’avait pas tort. En revanche, ce soir, c’était différent. Depuis un petit moment, Ravel parlait, environ tout les jours quinze fois par jour de partir de cet enfer qu’on surnommait Turnblington. Une ville de merde, sur une île de merde, avec une milice de merde et maintenant plus de soldats de la marine que jamais. Mais pour partir, il fallait des moyens, un navire, un cap, et une moyen de quitter le port sans encombre. Ce qui relevait quasiment de l’impossible, pour cette poignée d’enfants des rues. Jusqu’à aujourd’hui.
« Je sais de sources sûres que demain soir, ça va s’insurger du côté de la Grand Place. Et que ça tombera pile le jour où notre bon vieux pote Davidson compte se faire une petite sortie. »
Un étrange frisson traversa l’échine de Klara. Pas qu’elle avait peur, loin de là. Seulement, ce plan, il puait, encore plus que le jus de chaussette qu’était entrain d’engloutir la jeune fille. Déjà parce que partir d’ici, elle n’y croyait pas trop. Et puis parce que ce Davidson, c’était un sacré type. Depuis qu’elle s’était jointe à la petite bande de voyous, elle n’arrêtait pas d’entendre ce nom. Un nobliaux du coin, sacrément riche, et sacrément puissant. Pas de titre officiel, pas de place au gouvernement de la région, rien de tout ça. Et pourtant, à peu près tout le monde ici savait que s’il demandait à ce qu’on déplace la montagne qui l’empêchait de voir l’horizon depuis sa fenêtre, elle ne serait plus là le lendemain. S’attaquer à lui, c’était comme foncer dans un mur de béton, à vitesse mach 3, la tête bien en avant. Et Ravel adorait foncer la tête bien en avant. Des plans comme ça, il en sortait dix par semaines, et si la plupart du temps ils s’en sortaient, la récompense en valait rarement la chandelle. Mais pour une raison qui échappait totalement à Klara, il arrivait toujours à galvaniser ses troupes. Cette fois, seulement, la récompense ressemblait à s’y méprendre à une vieille carotte accrochée à un bâton. Ils auraient pu s’en prendre à n’importe quel autre con qui possédait un navire, ici, ça manquait pas. La jeune fille le sentait, si Ravel voulait s’en prendre à lui, c’était par pur esprit de vengeance, car ce Davidson, c’était aussi la pire épine de pied qu’ils avaient. Le riche homme s’était arrangé pour les poursuivre partout où ils se réfugiaient, jusqu’à les repousser loin, dans les tréfonds de l’ancienne ville, dans ces ruines. Auparavant, ils avaient réussi à bien s’installer en ville, avaient même amassé une petite fortune. Aujourd’hui, ils n’avaient plus pour seul refuge que cette vieille usine désaffectée. Ravel se racla la gorge, puis reprit.
« On s’assure que tout pète bien comme il faut demain soir, on en profite pour rentrer chez ce connard, on se glisse sur le navire pendant qu’ils s’assurent que personne ne vienne les caillasser, et demain matin, une fois au large, on prend le contrôle. De la bonne vieille piraterie !
- On est pas des pirates, rappela l’un des petits jeunes qui était resté silencieux jusqu’ici.
- Demain matin, on le sera. Alors, vous en dites quoi? »
D’un coup de pied, Klara envoya valser un caillou, qui vint se ficher en plein dans une fenêtre heureusement déjà brisée. Par elle. Elle passait toujours par là, elle donnait toujours un coup de pied dans quelque chose. Bientôt, il ne resterait quasiment plus de verre, ça ne ferait plus aucun fracas, et elle devra se trouver une autre vitre à martyriser. Elle n’aimait pas ça du tout. Déjà, parce qu’elle n’avait pas l’habitude du changement, et que demain soir, tout serait différent. Ils seraient soit libres et au large, soit morts, soit sous les barreaux. Sûrement morts, pensa-t-elle. Et ils ne seraient pas les seuls. Ils ne tuaient jamais, c’était l’une des rares règles de leur bande. Ils valaient mieux que ça. C’est en tout cas ce qu’elle pensait. Mais depuis quelque temps, à force des déboires et de déconvenues, Ravel, et même une bonne partie des autres, s’étaient ouverts à de nouvelles choses. Ils étaient devenu curieux, curieux de voir ce que pouvait bien leur apporter une petite dose de violence par-ci par-là, et Klara le savait, ça n’allait pas s’arrêter là. Mais elle n’y pouvait sûrement rien. Elle aussi, faisait partie intégrante du groupe. Elle aussi en avait fait, des choses, pour pas crever de faim dans une ruelle. Alors elle aussi allait devoir prendre part à tout ça. Sûrement.
La vitre qui éclata près d’elle la tira de ses pensées. Elle ne se souvenait pourtant pas avoir shooté dans quoi que ce soit. A sa droite, dans un cul-de-sac, un homme se débattait comme il pouvait, se défendant avec le tout venant contre les deux types qui lui en voulaient tout particulièrement. Il ne pouvait rien faire. Il se retrouva vite au sol, rué de coup, sans rien faire, même pas hurler. Klara les fixait bêtement. Elle le connaissait. Elle servait souvent d’yeux à la bande, parce qu’elle n’aimait ni parler, ni se battre, ni rien, à part observer les gens. Alors elle observait. Elle l’avait souvent vu traîner dans le quartier d’à côté, à fréquenter souvent la même auberge. Il n’était pas riche, mais pour les ultra-pauvres de Turnblington, il avait des allures de bourgeois. Il avait une femme, un gosse. Et bientôt plus rien. Son crâne fit un bruit qui ne plu vraiment pas à la jeune fille, toujours debout, au milieu de la rue, hébétée. Les deux agresseurs relevèrent la tête vers elle. Ils ne parlèrent pas, mais Klara pouvait imaginer la conversation mental qu’ils avaient sûrement. On fait quoi? Merde, fait chier. On la bute, elle aussi? Regarde, on dirait une clocharde. Ouais, mais quand même…
Et au bout du compte, alors que l’un faisait les poches du cadavre frais, l’autre se leva vers la jeune fille, l’invitant à venir, qu’il fallait pas avoir peur. Elle, Ravel, et les autres, c’est comme ça qu’ils allaient devenir? Si elle ne se mettait pas à bouger très vite, elle n’aurait sûrement pas le loisir de le découvrir.
« … main soir, c’est le moment.
- T’es sûr de toi?
- J’ai un plan, je te dis. »
Celui qui parlait de plan, c’était le plus grand, le plus costaud, et celui qui avait le plus une tête de con, selon elle. Il avait une vilaine chevelure rouge, décoiffée, sale et grasse. Sale, ils l’étaient tous, mais lui ne s’en souciait absolument pas. Avec le temps, Ravel, qui s’était auto-proclamé chef de la petite troupe, avait appris à affirmer son identité de rat des rues. Ce n’est pas ce qui dénotait le plus, chez lui. Ce qui attirait l’œil, c’était surtout cet éclat qu’il avait, dans son regard, comme s’il voyait des choses auxquelles personne d’autre que lui n’avait accès. Comme si il voyait son futur s’étaler devant ses yeux, et qu’il était franchement radieux.
« Demain, reprit-il, on se barre d’ici. Riches, libres ! Et… Tiens, tu es là, toi? »
Klara leva les yeux, le fixa l’espace d’une seconde, hocha la tête de haut en bas, puis sirota sa soupe sans lui prêter plus d’attention que ça. Après tout, il avait commencé sa petite réunion sans elle.
« Quoi de neuf, au port? »
Merde, fallait parler, maintenant.
« Rien, commença Klara entre deux cuillères. Nouvelle division de soldat. Et ça a pété en ville. »
Manifestations, qui tardaient jamais vraiment à se transformer en mini-révolte, calmées sans pincettes, dans la force la plus brute.
« C’est ça que t’appelle rien? ‘tain, j’espère que ça va pas foutre en l’air mon super plan.
- Je sais pas, vous avez commencé sans moi.
- Généralement, tu t’en branles. »
Il n’avait pas tort. En revanche, ce soir, c’était différent. Depuis un petit moment, Ravel parlait, environ tout les jours quinze fois par jour de partir de cet enfer qu’on surnommait Turnblington. Une ville de merde, sur une île de merde, avec une milice de merde et maintenant plus de soldats de la marine que jamais. Mais pour partir, il fallait des moyens, un navire, un cap, et une moyen de quitter le port sans encombre. Ce qui relevait quasiment de l’impossible, pour cette poignée d’enfants des rues. Jusqu’à aujourd’hui.
« Je sais de sources sûres que demain soir, ça va s’insurger du côté de la Grand Place. Et que ça tombera pile le jour où notre bon vieux pote Davidson compte se faire une petite sortie. »
Un étrange frisson traversa l’échine de Klara. Pas qu’elle avait peur, loin de là. Seulement, ce plan, il puait, encore plus que le jus de chaussette qu’était entrain d’engloutir la jeune fille. Déjà parce que partir d’ici, elle n’y croyait pas trop. Et puis parce que ce Davidson, c’était un sacré type. Depuis qu’elle s’était jointe à la petite bande de voyous, elle n’arrêtait pas d’entendre ce nom. Un nobliaux du coin, sacrément riche, et sacrément puissant. Pas de titre officiel, pas de place au gouvernement de la région, rien de tout ça. Et pourtant, à peu près tout le monde ici savait que s’il demandait à ce qu’on déplace la montagne qui l’empêchait de voir l’horizon depuis sa fenêtre, elle ne serait plus là le lendemain. S’attaquer à lui, c’était comme foncer dans un mur de béton, à vitesse mach 3, la tête bien en avant. Et Ravel adorait foncer la tête bien en avant. Des plans comme ça, il en sortait dix par semaines, et si la plupart du temps ils s’en sortaient, la récompense en valait rarement la chandelle. Mais pour une raison qui échappait totalement à Klara, il arrivait toujours à galvaniser ses troupes. Cette fois, seulement, la récompense ressemblait à s’y méprendre à une vieille carotte accrochée à un bâton. Ils auraient pu s’en prendre à n’importe quel autre con qui possédait un navire, ici, ça manquait pas. La jeune fille le sentait, si Ravel voulait s’en prendre à lui, c’était par pur esprit de vengeance, car ce Davidson, c’était aussi la pire épine de pied qu’ils avaient. Le riche homme s’était arrangé pour les poursuivre partout où ils se réfugiaient, jusqu’à les repousser loin, dans les tréfonds de l’ancienne ville, dans ces ruines. Auparavant, ils avaient réussi à bien s’installer en ville, avaient même amassé une petite fortune. Aujourd’hui, ils n’avaient plus pour seul refuge que cette vieille usine désaffectée. Ravel se racla la gorge, puis reprit.
« On s’assure que tout pète bien comme il faut demain soir, on en profite pour rentrer chez ce connard, on se glisse sur le navire pendant qu’ils s’assurent que personne ne vienne les caillasser, et demain matin, une fois au large, on prend le contrôle. De la bonne vieille piraterie !
- On est pas des pirates, rappela l’un des petits jeunes qui était resté silencieux jusqu’ici.
- Demain matin, on le sera. Alors, vous en dites quoi? »
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D’un coup de pied, Klara envoya valser un caillou, qui vint se ficher en plein dans une fenêtre heureusement déjà brisée. Par elle. Elle passait toujours par là, elle donnait toujours un coup de pied dans quelque chose. Bientôt, il ne resterait quasiment plus de verre, ça ne ferait plus aucun fracas, et elle devra se trouver une autre vitre à martyriser. Elle n’aimait pas ça du tout. Déjà, parce qu’elle n’avait pas l’habitude du changement, et que demain soir, tout serait différent. Ils seraient soit libres et au large, soit morts, soit sous les barreaux. Sûrement morts, pensa-t-elle. Et ils ne seraient pas les seuls. Ils ne tuaient jamais, c’était l’une des rares règles de leur bande. Ils valaient mieux que ça. C’est en tout cas ce qu’elle pensait. Mais depuis quelque temps, à force des déboires et de déconvenues, Ravel, et même une bonne partie des autres, s’étaient ouverts à de nouvelles choses. Ils étaient devenu curieux, curieux de voir ce que pouvait bien leur apporter une petite dose de violence par-ci par-là, et Klara le savait, ça n’allait pas s’arrêter là. Mais elle n’y pouvait sûrement rien. Elle aussi, faisait partie intégrante du groupe. Elle aussi en avait fait, des choses, pour pas crever de faim dans une ruelle. Alors elle aussi allait devoir prendre part à tout ça. Sûrement.
La vitre qui éclata près d’elle la tira de ses pensées. Elle ne se souvenait pourtant pas avoir shooté dans quoi que ce soit. A sa droite, dans un cul-de-sac, un homme se débattait comme il pouvait, se défendant avec le tout venant contre les deux types qui lui en voulaient tout particulièrement. Il ne pouvait rien faire. Il se retrouva vite au sol, rué de coup, sans rien faire, même pas hurler. Klara les fixait bêtement. Elle le connaissait. Elle servait souvent d’yeux à la bande, parce qu’elle n’aimait ni parler, ni se battre, ni rien, à part observer les gens. Alors elle observait. Elle l’avait souvent vu traîner dans le quartier d’à côté, à fréquenter souvent la même auberge. Il n’était pas riche, mais pour les ultra-pauvres de Turnblington, il avait des allures de bourgeois. Il avait une femme, un gosse. Et bientôt plus rien. Son crâne fit un bruit qui ne plu vraiment pas à la jeune fille, toujours debout, au milieu de la rue, hébétée. Les deux agresseurs relevèrent la tête vers elle. Ils ne parlèrent pas, mais Klara pouvait imaginer la conversation mental qu’ils avaient sûrement. On fait quoi? Merde, fait chier. On la bute, elle aussi? Regarde, on dirait une clocharde. Ouais, mais quand même…
Et au bout du compte, alors que l’un faisait les poches du cadavre frais, l’autre se leva vers la jeune fille, l’invitant à venir, qu’il fallait pas avoir peur. Elle, Ravel, et les autres, c’est comme ça qu’ils allaient devenir? Si elle ne se mettait pas à bouger très vite, elle n’aurait sûrement pas le loisir de le découvrir.