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Foutre le camp

Elle escalada le grillage de fer, puis un muret, puis grimpa le long d’une vieille colonne qui ne servait plus à rien, sauta sur le toit, bas, en face, et continua son ascension avec aise. Plus que l’agilité, c’était l’habitude qui s’exprimait. Elle avait pris ce chemin tellement de fois qu’elle aurait pu le faire les yeux fermés. Elle avait essayé, une fois, avant de se rendre compte que ce serait quand même vachement stupide, de se casser la gueule et mourir pour ça. Alors elle regardait bien devant elle. Rien ne changeait, par ici. Les mêmes inscriptions sur les murs, les mêmes vitres brisées, les mêmes murs à moitié abattus. La zone avait été abandonnée depuis des années. Une vision assez affreuse pour les habitants du coin, un calvaire pour les anciens investisseurs, mais une véritable aubaine pour les sans-abris et les rats. C’est tout un complexe industriel délabré qui s’offrait à eux. Et c’est tout en haut de l’un des anciens bâtiments que la jeune fille se dirigeait. Une ascension longue, un peu périlleuse, mais plutôt exaltante. La plupart des escaliers de services s’étaient écroulés, avec le temps, les intempéries, les vieilles tentatives de rénovations, ou bien avec l’aide des nouveaux locaux, qui ne voulait certainement pas qu’on vienne fouiner par ici. Elle fini par se hisser par une fenêtre qu’on ne pouvait plus fermer, et dont le rideau grisâtre flânait mollement au vent. Elle s’engouffra comme un chat à l’intérieur, dans une pièce faiblement éclairé par tout un tas de bougies, de vieilles lampes à huile et par les trois maigres rayons de soleil qui parvenait jusqu’ici. On y trouvait tout un tas de choses, ici. Des sièges en ruines, des lits, des vêtements jetés au sol ici et là, des bouquins, de la vieille paperasse d’usine, quelques armes. Un vrai bazar. Et puis, on pouvait également y trouver plusieurs silhouettes, réunies autour d’un feu de camp qui, en plus de réchauffer les habitants, servait de réchaud pour l’immonde soupe qui bouillait au fond d’une marmite usée par le temps. Pour quelqu’un qui mangeait à sa faim la plupart du temps, ça sentait la vieille chaussette. Pour quelqu’un qui passait ses journées à écouter son ventre gargouiller, l’odeur était divine. La jeune fille détacha ses cheveux blancs, secoua la tête, et alla rejoindre ses compagnons. Pas trop proche, tout de même, juste suffisamment près pour se servir une louche, et écouter ce qu’il se disait.

« … main soir, c’est le moment.
- T’es sûr de toi?
- J’ai un plan, je te dis. »

Celui qui parlait de plan, c’était le plus grand, le plus costaud, et celui qui avait le plus une tête de con, selon elle. Il avait une vilaine chevelure rouge, décoiffée, sale et grasse. Sale, ils l’étaient tous, mais lui ne s’en souciait absolument pas. Avec le temps, Ravel, qui s’était auto-proclamé chef de la petite troupe, avait appris à affirmer son identité de rat des rues. Ce n’est pas ce qui dénotait le plus, chez lui. Ce qui attirait l’œil, c’était surtout cet éclat qu’il avait, dans son regard, comme s’il voyait des choses auxquelles personne d’autre que lui n’avait accès. Comme si il voyait son futur s’étaler devant ses yeux, et qu’il était franchement radieux.

« Demain, reprit-il, on se barre d’ici. Riches, libres ! Et… Tiens, tu es là, toi? »

Klara leva les yeux, le fixa l’espace d’une seconde, hocha la tête de haut en bas, puis sirota sa soupe sans lui prêter plus d’attention que ça. Après tout, il avait commencé sa petite réunion sans elle.

« Quoi de neuf, au port? »

Merde, fallait parler, maintenant.

« Rien, commença Klara entre deux cuillères. Nouvelle division de soldat. Et ça a pété en ville. »

Manifestations, qui tardaient jamais vraiment à se transformer en mini-révolte, calmées sans pincettes, dans la force la plus brute.

« C’est ça que t’appelle rien? ‘tain, j’espère que ça va pas foutre en l’air mon super plan.
- Je sais pas, vous avez commencé sans moi. 
- Généralement, tu t’en branles. »

Il n’avait pas tort. En revanche, ce soir, c’était différent. Depuis un petit moment, Ravel parlait, environ tout les jours quinze fois par jour de partir de cet enfer qu’on surnommait Turnblington. Une ville de merde, sur une île de merde, avec une milice de merde et maintenant plus de soldats de la marine que jamais. Mais pour partir, il fallait des moyens, un navire, un cap, et une moyen de quitter le port sans encombre. Ce qui relevait quasiment de l’impossible, pour cette poignée d’enfants des rues. Jusqu’à aujourd’hui.

« Je sais de sources sûres que demain soir, ça va s’insurger du côté de la Grand Place. Et que ça tombera pile le jour où notre bon vieux pote Davidson compte se faire une petite sortie. »

Un étrange frisson traversa l’échine de Klara. Pas qu’elle avait peur, loin de là. Seulement, ce plan, il puait, encore plus que le jus de chaussette qu’était entrain d’engloutir la jeune fille. Déjà parce que partir d’ici, elle n’y croyait pas trop. Et puis parce que ce Davidson, c’était un sacré type. Depuis qu’elle s’était jointe à la petite bande de voyous, elle n’arrêtait pas d’entendre ce nom. Un nobliaux du coin, sacrément riche, et sacrément puissant. Pas de titre officiel, pas de place au gouvernement de la région, rien de tout ça. Et pourtant, à peu près tout le monde ici savait que s’il demandait à ce qu’on déplace la montagne qui l’empêchait de voir l’horizon depuis sa fenêtre, elle ne serait plus là le lendemain. S’attaquer à lui, c’était comme foncer dans un mur de béton, à vitesse mach 3, la tête bien en avant. Et Ravel adorait foncer la tête bien en avant. Des plans comme ça, il en sortait dix par semaines, et si la plupart du temps ils s’en sortaient, la récompense en valait rarement la chandelle. Mais pour une raison qui échappait totalement à Klara, il arrivait toujours à galvaniser ses troupes. Cette fois, seulement, la récompense ressemblait à s’y méprendre à une vieille carotte accrochée à un bâton. Ils auraient pu s’en prendre à n’importe quel autre con qui possédait un navire, ici, ça manquait pas. La jeune fille le sentait, si Ravel voulait s’en prendre à lui, c’était par pur esprit de vengeance, car ce Davidson, c’était aussi la pire épine de pied qu’ils avaient. Le riche homme s’était arrangé pour les poursuivre partout où ils se réfugiaient, jusqu’à les repousser loin, dans les tréfonds de l’ancienne ville, dans ces ruines. Auparavant, ils avaient réussi à bien s’installer en ville, avaient même amassé une petite fortune. Aujourd’hui, ils n’avaient plus pour seul refuge que cette vieille usine désaffectée. Ravel se racla la gorge, puis reprit.

« On s’assure que tout pète bien comme il faut demain soir, on en profite pour rentrer chez ce connard, on se glisse sur le navire pendant qu’ils s’assurent que personne ne vienne les caillasser, et   demain matin, une fois au large, on prend le contrôle. De la bonne vieille piraterie !
- On est pas des pirates, rappela l’un des petits jeunes qui était resté silencieux jusqu’ici.
- Demain matin, on le sera. Alors, vous en dites quoi? »


*


D’un coup de pied, Klara envoya valser un caillou, qui vint se ficher en plein dans une fenêtre heureusement déjà brisée. Par elle. Elle passait toujours par là, elle donnait toujours un coup de pied dans quelque chose. Bientôt, il ne resterait quasiment plus de verre, ça ne ferait plus aucun fracas, et elle devra se trouver une autre vitre à martyriser. Elle n’aimait pas ça du tout. Déjà, parce qu’elle n’avait pas l’habitude du changement, et que demain soir, tout serait différent. Ils seraient soit libres et au large, soit morts, soit sous les barreaux. Sûrement morts, pensa-t-elle. Et ils ne seraient pas les seuls. Ils ne tuaient jamais, c’était l’une des rares règles de leur bande. Ils valaient mieux que ça. C’est en tout cas ce qu’elle pensait. Mais depuis quelque temps, à force des déboires et de déconvenues, Ravel, et même une bonne partie des autres, s’étaient ouverts à de nouvelles choses. Ils étaient devenu curieux, curieux de voir ce que pouvait bien leur apporter une petite dose de violence par-ci par-là, et Klara le savait, ça n’allait pas s’arrêter là. Mais elle n’y pouvait sûrement rien. Elle aussi, faisait partie intégrante du groupe. Elle aussi en avait fait, des choses, pour pas crever de faim dans une ruelle. Alors elle aussi allait devoir prendre part à tout ça. Sûrement.

La vitre qui éclata près d’elle la tira de ses pensées. Elle ne se souvenait pourtant pas avoir shooté dans quoi que ce soit. A sa droite, dans un cul-de-sac, un homme se débattait comme il pouvait, se défendant avec le tout venant contre les deux types qui lui en voulaient tout particulièrement. Il ne pouvait rien faire. Il se retrouva vite au sol, rué de coup, sans rien faire, même pas hurler. Klara les fixait bêtement. Elle le connaissait. Elle servait souvent d’yeux à la bande, parce qu’elle n’aimait ni parler, ni se battre, ni rien, à part observer les gens. Alors elle observait. Elle l’avait souvent vu traîner dans le quartier d’à côté, à fréquenter souvent la même auberge. Il n’était pas riche, mais pour les ultra-pauvres de Turnblington, il avait des allures de bourgeois. Il avait une femme, un gosse. Et bientôt plus rien. Son crâne fit un bruit qui ne plu vraiment pas à la jeune fille, toujours debout, au milieu de la rue, hébétée. Les deux agresseurs relevèrent la tête vers elle. Ils ne parlèrent pas, mais Klara pouvait imaginer la conversation mental qu’ils avaient sûrement. On fait quoi? Merde, fait chier. On la bute, elle aussi? Regarde, on dirait une clocharde. Ouais, mais quand même…

Et au bout du compte, alors que l’un faisait les poches du cadavre frais, l’autre se leva vers la jeune fille, l’invitant à venir, qu’il fallait pas avoir peur. Elle, Ravel, et les autres, c’est comme ça qu’ils allaient devenir? Si elle ne se mettait pas à bouger très vite, elle n’aurait sûrement pas le loisir de le découvrir.
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Il y a quelque chose de bizarre dans l’air. Quelque chose qui me perturbe salement. L’odeur, déjà. Ça sent le fer, un peu le sang, vaguement la charogne. J’ai beau me dire que ça doit être le fait du boucher qu’a son étal sur le port ou pas loin, ça se devine aux mouches, l’impression me quitte pas. L’air est chargé d’une lourdeur familière. Crasseux. Puant. J’ai une sensation de déjà-vu qui me quitte pas le bide, même en respirant bien, même en massant avec le poing. Le cœur qui tape pas mal. Comme si mon corps essayait de me prévenir de quelque chose.

-Lieutenante !

Je me retourne. Un matelot deuxième classe me fait face. Un jeunot, encore plus que moi, le genre à avoir encore les joues plus bouffées par les boutons que par la barbe, et à faire tout maigrelet dans son uniforme trop large. Il joue quand même les hommes en se mettant au garde à vous. Repos, soldat. Oui, oui, j’arrive, oui, oui, je sais que je fais partie des gradés et qu’on m’attend. Heureusement pas larguée seule dans cette galère. Le supp’, c’est un illustre inconnu qu’est commandant, et qui s’appelle Balthazar. Jamais côtoyé. On m’a juste placée temporairement sous ses ordres, comme à peu près tous ceux qui sont là, pour régler un bordel sur l’île paumée où on vient de jeter l’encre. D’après les collègues en station, l’ambiance serait devenue pas loin de volcanique entre les gangs de gamins des rues, qui dealent et qui font les cons pendant que les parents se surinent dans les coins pour des raisons qui rappellent les leurs, et que eux, les bleus, se prennent le mécontentement et à la haine générale, qu’il faut bien loger quelque part. De préférence dans des crânes de mouettes dont on connaît pas les noms. Ah, et puis comme partout, y’a les bourgeois qui tirent les ficelles et à qui profite toute la merde. Pas eux qui ont alerté, bizarre, je me dis. Peut-être qu’ils ont trop à se reprocher sur le coup pour pleinement apprécier une descente.

Le commandant est un vioque, mais le genre vioque qui se tient. Athlétique, barbe soignée, le visage barré de cicatrices autant que le môme a de cratères. Il gueule, avec la tête de celui qui envisage pas d’être interrompu :

-Vous avez déjà eu l’essentiel du brief à bord. Une petite escouade menée par les lieutenants Porteflamme et Ouhé Le Bec se chargeront de s’infiltrer en ville pendant qu’on se préparera à encaisser la charge. Désamorcez ce que vous pouvez. Cherchez les leaders. Capturez-les. Evitez le plus de collatéral possible. On n’est pas là pour la répression, le but est de maintenir le poste de cette île, de l’empêcher de retourner à l’état sauvage. Ça ne se fera pas en assommant des civils. Quand ça se calmera, essayez aussi de comprendre dans le détail ce qui se passe sur l’île. Nous sommes invités à faire de notre mieux pour parvenir à poser un dialogue entre nous et eux, et établir un lien de confiance qui permettra de ressouder la communauté. Rappelez vous que vous êtes de la régulière ; vous n’êtes pas là pour la guerre, mais pour la paix.

Sur un regard entendu tout droit adressé aux soldats les plus jeunots, déjà excités par l’odeur de poudre, il se met au garde à vous et donne l’ordre. Rompez ! Sitôt dit, sitôt fait. On salue les locaux, on pose nos hardes, et le collègue et moi, avec une dizaine de gars chacun, on s’infiltre en ville en prenant soin d’égrainer nos troupes pour pas que des nouveaux venus fassent trop tâche d’un coup. On nous a donné des micro Den-Den, l’équivalent des marmots chez les escargots. Toujours bien aimé ces trucs là. Ils sont tout petits, ont une portée qui dépasse pas une ville, mais costauds malgré tout. On les planque sur nous. Le mien va droit sous ma chemise, et se niche vers ma clavicule. Ça colle un peu et c’est froid, mais on s’y habitue. Le Bec est un officier entre deux âges avec un corps tout tordu. D’après les rumeurs, il aurait jamais récupéré d’une défaite au cours d’une bataille, et aurait du être réformé. Mais la Mouette le garde parce qu’il est indétectable dans les missions d’espionnage (on comprend pourquoi), insensible à la douleur, et toujours clair dans ses instructions. Il fume clope sur clope, ses doigts, sa moustache de trois jours et ses dents ont la même couleur que le jaune de ses yeux. Alcoolo, sûrement. Je juge pas. Je sais pas à quoi je ressemblerait à son âge. Comme c’est parti, sûrement à un truc du même acabit d’ailleurs.
Je frissonne un coup, tire une taffe, bois un coup de flotte. Je me recentre sur le présent. On a tous décidé d’éviter d’aller direct au centre. Ça a déjà pété. Mais on commence au contraire par se répartir dans les petites rues, autant pour repérer les planques potentielles que pour jouer les justiciers sur les connards habituels qui profitent du bruit pour voler, violer, régler des comptes sans que ça s’entende de trop. Je tombe assez vite sur un gamin qu’a l’air de courir avec une bourse bien pleine, et une dame qui gueule après. Moment de focus. La dame a l’air aussi mal sapée que lui. Okay, je devrais pas regarder mais personne surveille. Dans ce cas ça change rien. Je balaye le gamin, je l’engueule un coup, et une fois que ses tripes sont bien redescendues dans ses grolles, je le lâche. Au fur et à mesure, je fais mon rapport aux collègues via mon hôte tout en coquille et en bave. Un sergent a chopé un trafic de champ’, qu’il file ; un autre a l’air de se battre, mais les deux soldats sous mes ordres sont allés aider. Je suis seule pour un moment. Les mecs de Ouhé Le Bec ont pris l’autre côté de la ville. C’est chaud, des mecs préparent des explosifs en scred dans un coin tamisé, en romantiques. Mais c’est leur boulot, pas d’urgence pour moi pour l’instant.

Que je croyais. Gotchiiiii, fait le mollusque en bavant de stress. Une petite voix plus aiguë que nature sort de mon cou, discrète :

-Lieutenante ! Agression au couteau, un mort constaté, civile en danger ! Autorisation d’intervenir ?
-Vous rigolez ? Bousillez ces salauds. Votre position... J’arrive.

Complètement ce qu’on cherche à foutre au trou. Je vais pas louper l’occas de blanchir un peu mon dossier, je suis franchement pas dans une bonne passe. Je fonce en ayant l’air aussi naturelle que si je décidais de me faire une petite course en sortant du taff. J’entends, en tendant l’oreille, la détonation d’une poivrière. Deux fois. Puis une troisième. J’accélère. Et je me retrouve le cul au sol, sonnée, avec la sensation d’avoir mangé un sac de plomb enrobé dans du linge en plein bide.

Mais je me relève comme un ressort, en garde, prête à cogner. En face, ça fait à peu près la même, la posture de guerrière en moins, et j’ai la surprise de faire face à une petite nana toute fine, sûrement celle qui doit revenir de peu du coup de surin dans les côtes. Je lève les mains en signe de paix.

-Tout va bien ?
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Elle recula d’un pas. Déjà, parce qu’elle sentait bien qu’en cas de contact, elle n’en mènerai pas large. Ça se voyait, tout simplement, celle qui lui faisait face, c’était une toute autre catégorie. Et puis aussi parce qu’ici, en temps normal, quand on tombait sur quelqu’un de plus faible, d’esseulé ou de blessé, on en profitait pour le cogner encore plus et lui faire les poches. On ne lui demandait pas s’il allait bien. C’était juste bizarre.

Elle n’était pas d’ici, c’était sûr. Klara ne l’avait jamais vu, et elle avait vu tout le monde, à force de passer ses journées à regarder.

« Ça… va. » parvint-elle a articuler, encore à bout de souffle.

Elle finit enfin par sortir de sa raideur. Manifestement, la rousse qu’elle venait de percuter ne représentait à une si grosse menace. Surtout comparé aux deux experts du maniement du surin qu’elle venait de fuir. Elle se sentait stupide, ces temps-ci. Elle était absente. Elle l’avait toujours été, depuis qu’elle avait débarqué dans cette ville de mort, et même bien avant. Mais ces derniers jours, quelque chose clochait définitivement. Peut-être que c’était le manque de sommeil. Ou la malnutrition. Ou les dissensions au sein de sa bande. Depuis quelques temps, les murs de la ville lui paraissaient infranchissable, les bâtiments plus haut que d’habitudes, l’ombre qu’ils projetaient plus noire et vaste, comme un voile qui cherchait petit à petit à l’étouffer.

Elle chassa ces idées noires de sa tête.

« Il faut pas rester là, » lança-t-elle presque comme un murmure.

La rousse aussi était plus grande. Plus costaude aussi, mais ce n’était pas bien compliqué. Elle devait manger à sa faim. Peut-être même sans avoir à voler ou à cogner un pauvre type pour lui voler sa pitance. Que Klara essaie de l’aider, ça la faisait sûrement bien rire à l’intérieur, mais après tout ce que la jeune fille et sa bande avaient fait, et avant tout ce à quoi elle comptait participer, elle ressentait un léger besoin de faire montre d’empathie. Peut-être pour se convaincre elle-même qu’elle valait mieux que les vauriens qui venaient de planter un pauvre gars devant elle, deux minutes plus tôt. Et puis, dans le pire des cas, peut-être que cette femme avait sur elle deux trois babioles de valeurs, et…

Derrière, les coups de feu reprirent. Se multiplièrent, même. Il n’y avait pas qu’une seule altercation. En temps normal, les affrontements n’éclataient pas aussi près de la périphérie. Il n’y avait rien de valeur ici, seulement quelques poivrots et des affamés. Des gens qui n’avaient plus vraiment la force de se révolter. C’était vraiment un jour spécial. Elle adressa un léger signe à la rouquine, puis se précipita vers l’une des cabanes délabrées de l’endroit, sûrement un ancien pub qui ressemblait maintenant plus à rien, mais qui offrait un abri tout à fait acceptable.
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-Où allez vous lieutenante, on fait quoi ? On en a buté un dans la manœuvre, risque de compromission de couverture… attendons instructions !

J’étouffe comme je peux bébé cargo sous mon ciré. Ça braille pas fort de base, c’est conçu pour, mais je devine le baveux en train de gigoter et de se débattre pour se faire entendre malgré tout. Comme la môme – si je puis dire – qui m’entraîne à sa suite s’écarte un peu, je glisse un mot ou deux, fermes. Silence radio demandé. Demerdez-vous, soldats. Vous me foutez tout ça dans une ruelle et vous vous barrez, c’est tout. A la guerre comme à la guerre. Et puis d’ailleurs, c’est le bordel, ça passera autant inaperçu que si ça avait été une vieille, un clochard, ou elle. Il faut poursuivre.
Poursuivre, ouais. C’est aussi pour ça que je me laisse entraîner dans un coin sombre, dans une planque encore plus sombre. Tâter le terrain ; voir qui vit ici, quels sont les camps ; glaner des infos pour restaurer la paix. Pour la mission gros bras, y’a les collègues qui vont gérer la manif’ en uniforme.

Je la suis. On entre dans une vieille cahute en bois. L’espace d’un instant, j’ai la sensation très nette, très forts d’être toute gamine, paumée dans le Grey T., en train de crapahuter avec les frangins, de sauter par-dessus les poubelles et de soulever des tas de bois pour nous planquer des bandes qui sillonnent la zone pour voler le peu qu’on a, tenter de dealer, recruter des esclaves, des putes ou des nouveaux membres prêts à se faire tatouer la tronche en signe d’allégeance, prêts à tuer sur commande pour l’honneur ou une connerie du genre. D’un coup, j’ai la boule au ventre. Je la précède dans la cabane, et je me fous dans un coin, en tendant même un bras protecteur, comme on faisait. Mon corps a pensé pour moi. Je me sens un peu con et plus vraiment dans mon rôle de sous-off’ en mission. J’essaye de raccrocher péniblement les wagons, après plusieurs minutes de silence.

-Tu es blessée ?
- Non... Vous ?

Bon. Tu es du genre à prendre ton temps. Pas impulsive. Ou je te fais peur, peut-être. Tu te méfies, c’est ça. Ça peut se comprendre, si mon instinct me dit la vérité.

-Non plus. Tu habites ici ?
-Pas loin. Pas vous?
-Non, mais ça ressemble un peu. L'ambiance, les gens. Tu as quelque part ou aller ?
- Ça ira. Et vous?

Elle se tait. Elle réfléchit, on dirait.

-Moi, si je venais d'ailleurs, j'aurai jamais mis les pieds ici.
-... Okay. Pour tout te dire, je suis de la marine. Infiltrée, pour calmer les choses. C'est moi qui ai donné l'ordre à mes hommes de s'occuper de tes agresseurs. Tout va bien.

Et j’ajoute vite, après m’être vue dans ses bottes au Grey T. en train de causer à un bleu, mes poches pleines de trucs volés à droite à gauche, et un surin planqué dans la pogne :

-Qu'on s'entende bien ; si tu as du faire des trucs à la con pour survivre dans le coin je m'en fous. Je suis pas là pour ça.
-… Ici, tout le monde fait des trucs à la con. Des fois c’est pour survivre.

Et elle en est pas fière. Je capte.

-Merci au fait. Vous arriverez pas à calmer les choses.
-Tu m'expliques pourquoi ?
- C'est réglé comme ça, ici. Comme une horloge. Ça pète, ça fini en bain de sang, et pour avoir la paix, demain ils distribueront des rations, des vivres. De quoi à peine tenir. Dans une semaine, ça recommence.

J’allais lui demander qui se cache sous ce « ils », en me disant que pour une fois je plie une mission en deux deux, mais il y a un gros bruit qui tombe du plafond. La tête d’un môme avec trois poils aux joues apparaît. Il me fait penser instantanément au Joe. Même délit de sale gueule, même côté mi envieux – mi lubrique dans son regard. D’instinct, j’ai envie de lui jeter un caillou qui traîne. Je me retiens de justesse. Il gueule un truc que je bite pas parce que l’escargot refait des siennes au même moment. Une histoire d’embuscade sur mes gars. Ils sont grands, putain.

-Une connaissance?
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Une connaissance, c’était le mot. Le petit être crasseux dont la tête pendait du plafond, c’était une sorte de copain de la bande. Un rouquin avec des joues rondes, une pilosité éparpillée et un peu vaine, il devait pas avoir plus de quatorze ans. Il apparaissait parfois, dans leur petit repère, profitait un peu de leur becquetances, donnait quelques nouvelles, puis disparaissait aussi sec. La bande de Klara et les autres, on les appelait les rats, mais ce rouquin, c’en était véritablement un. Il savait se faufiler partout, écoutait tout ce qui se disait, voyais tout ce qu’il y avait à voir, et arrivait étonnement à survivre par lui-même. Il était profondément seul, clamait haut et fort qu’il n’avait besoin de personne, mais Klara l’avait bien vu dans son regard, que c’était que de la frime. N’importe quel gamin a besoin de compagnie. Même Klara, sous ses airs de taiseuse, en avait besoin. Mais elle ne se l’avouait même pas à elle. Le rouquin, bien qu’il eût tenté maintes et maintes fois de se faire connaître comme étant « le Renard », répondait finalement au doux sobriquet de Carotte. La gamine des rues l’aimait bien, dans le fond. Débrouillard, pas suffisamment stupide pour se joindre à Ravel et aux autres comme elle-même avait pu l’être, il faisait partie, avec quelques rares personnes de la bande, des têtes que Klara aimait bien voir.

« C’est qui, ta jolie copine Klar’? »

Il n’y avait rien de bienveillant dans son regard. Un caillou vola, d’une trajectoire parfaitement calculée pour lui atterrir en plein dans la mouille, ce qui eût pour effet secondaire de le faire tomber de la poutre sur laquelle il s’était accroché. Il s’écroula au sol comme un oiseau qu’on aurait abattu au vol. Fière de son coup, Klara l’aida tout de même à se remettre sur pied.

« T’as rien à craindre, Carotte. Elle… aide.
- Ca serait bien la première fois, répliqua-t-il tout en se dépoussiérant l’arrière-train.
- Je m’appelle Serena. Enchantée, Carotte. »

Le jeune homme la toisa du regard, puis décida de se détendre un coup. Il tapota l’épaule de Klara, qui le menaça d’un autre caillou.

« Je pensais pas qu’t’étais capable de te faire des amis, Klar’. Raconte !
- T’avais pas un truc à nous dire?
- Ah ! Si. Ravel veut rameuter tout le monde. Il a dit qu’c’était urgent.
- Ravel? Demanda la Marine.
- Un ami ! Fit Carotte, presque fier.
- Non, pas un ami, le corrigea Klara. On t’a pas vu depuis…
- Trois semaines, deux jours et quatre heures ! Mais là, j’reviens pour de bon ! Parait qu’il a un plan, Ravel !
- Tu devrais partir, Carotte.
- C’est pas sympa.
- Je suis sérieuse. Participe pas à ça, c’est…
- Participez à quoi? »

Klara jeta un œil à la soldate, puis à Carotte.

Puis à l’extérieur, parce que depuis l’une des fenêtres brisées, ils pouvaient maintenant voir plusieurs ombres se faufiler dans les ruelles, rapides, haletantes. Dehors, ça se corsait encore plus. Klara en eût presque l’estomac noué. Jamais les escarmouches n’avaient dérivées aussi loin dans la périphérie. Ravel disait toujours qu’un beau jour, ça finirait par arriver, et que ce jour là, ce serait le signal. Qu’il faudrait prendre les armes, arrêter de se laisser faire, et…
Si le chaos remontait jusqu’ici, alors il y avait fort à parier qu’il allait mettre son plan à exécution. Et entraîner tout un tas de gens dans son sillage. Et la jeune femme n’y croyait pas du tout, en ce plan. Elle ne croyait d’ailleurs plus son soi-disant chef depuis belle lurette, maintenant. Elle l’avait bien vu, ces derniers temps. Son regard. Plein d’espoir, et pas une once de remord. Ravel, se disait-elle parfois, avait grandi trop vite. Les autres, elle-même, étaient resté des gamins des rues. Ils n’avaient jamais été autre chose. Ils n’avaient jamais arrêté d’agir comme tel. Pourtant, gamins, la plupart ne l’étaient plus vraiment. Ravel fut le premier à le comprendre. Et il avait décidé, devant ce fait, d’évoluer, de passer de gamins des rues à véritable bandit. Sans foi ni loi.

En réalité, il lui faisait un peu peur.

« Tu crois que y’a encore des trucs, là-dedans?
- Hihi, je sais pas, mais j’ai entendu des petites voix ! »

Les deux voix masculines provenaient d’un couloir, à l’autre bout de la pièce. Une vitre se brisa, puis une porte. La soldat se releva de toute sa hauteur, dos aux deux autres.

« Klar’, il est temps de se barrer ! On se rejoint à… Enfin, là où tu sais, quoi. »

Et aussitôt, il s’éclipsa comme il était arrivé, c’est à dire comme un fantôme. Klara jeta un regard en arrière, dans la direction qu’elle savait être celui de leur petite planque improvisée. Elle repensa à la chaleur de leur feu de camp, à l’odeur du jus de chaussette qui frémissait toujours dans une casserole par dessus, aux dessins d’Elisa, une jeune fille avec laquelle elle ne s’entendait pas trop mal. Mais rien n’y faisait. Elle ne suivit pas le rouquin, mais se rapprocha plutôt de sa nouvelle copine.

« Je veux pas y retourner », fit-elle simplement.
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Je le sens moyen ce coup là. On dirait trop les gamins du Grey T. Ça me brasse trop. Faut que je me casse au plus vite, qu’on pacifie l’île, et qu’on y traîne pas. Pas envie de perdre encore le contrôle, de tout ravager jusqu’à ce que le monde arrête de me résister. Prendre la gosse sous le bras ; partir, vite. L’autre môme a l’air déjà trop mité. Je sais que trop bien le genre de combines dans lequel il est en train de se fourrer. Un coup, le Joe avait fait le coup, profiter d’un accostage pirate pour rejoindre la ville à la nage avec ses potes, et aller piller des trucs. Ça ressemble. Ça craint.

-Lieutenante ! On s’est fait griller ! On va être débordés si vous vous ramenez pas !
-Compris. Tenez votre position, j’arrive.

GOTCHI!

-Viens avec moi.

Je te dis pas « planque toi derrière moi si ça chauffe » ou « ne t’inquiète pas, ça va aller », parce que j’ai ni envie de mentir en disant que tout sera pris en charge – en vrai j’en sais rien, ni envie de jouer les héroïnes – je me sentirais trop comme une merde si j’arrive pas à gérer.

Et d’ailleurs, en repassant deux ruelles en arrière, je me rends vite compte que c’est pas parti pour qu’on nous laisse finir la mission tranquilles. Je veux dire, y’a un de mes hommes au sol, pas mal de mecs armés autour. Je fonce, ils m’ont pas vue. Mon poing éclate en pleine joue du premier venu, dans une gerbe de dents rouges ; je laisse pas respirer, je frappe encore, j’en sèche deux tout pareil. Et je braque les autres à l’arme de poing. Mes gars en ont profité.

-Faites pas d’histoires.

Le bruit des menottes qui s’activent casse le silence. Ce sont pas des mecs habitués à rencontrer de la résistance. Des alphas de bac à sable, des caïds de terrain vague. Le genre qu’on récupérait chez les Sœurs pour les foutre au vert à grands coups de livres saints et d’encensoirs dans les genoux. Y’en a bien deux trois qui me crachent sur les bottes, mais tant que c’est pas dans la gueule, peu me chaut. On va pour les évacuer tranquille, discrètement, en passant par les petites rues, quand je me rends compte…

Bordel… quand je me rends compte que j’ai le futal en feu, les fesses au sol, que j’ai écrasé ma nouvelle copine sous le souffle d’une putain d’explosion. Un molotov. L’équipe de l’autre enfoiré les a pas rodés. C’était son secteur, merde ! Ils se cassent tous, ça tousse dans la fumée, je tape comme je peux sur mes jambes pour éteindre les flammes. Un tonneau plein de flotte que je devine sous une gouttière me sauve tout juste. Je cours, en serrant sa main que je crois avoir trouvée dans la fumée. J’essaye de serrer mes hommes de près, mais je sais pas trop ce que je suis. Ça pète de partout. On fuit tous. La mission est ratée, on tente surtout de sauver nos vies des explosions. On arrive même sur la place de l’émeute. Les molotovs ont foutu un bordel pas possible, ça se bouscule de tous les côtés. On est repoussés dans les ruelles comme des feuilles mortes, pas moyen de résister. Mes yeux me brûlent, d’instinct, je me mets à courir vers là où ça respire mieux. Je sais pas combien de temps je cours, en voyant rien ou pas grand-chose. Mais quand j’arrive à peu près à les rouvrir, je note bien que ça pète plus au loin qu’autre chose ; que je suis blessée aux jambes et que j’ai une sale plaie aussi au niveau des hanches ; et accessoirement, qu’on fait face à une grosse baraque ouverte sur le port. Et que des gamins ont l’air d’être en train de braquer un bateau, tranquille, pendant que tout crame. Ils ont l’air concentrés, mais ça les empêche pas de nous capter. Et de se mettre à gueuler.

-Eh, Klara ! Qu’est-ce que tu fous, c’est maintenant que tu te pointes ?
-Amène toi !
-Bordel, c’est qui elle en plus ??

Pensée pour mes hommes. J’espère qu’ils tiennent encore debout, des mecs réglos. Mais surtout pour elle. J’ai capté le délire. En vacillant ferme, je leur lève bien haut mon majeur, ces conneries, c’est mon passé, je sais où ça mène. Tomber sur plus fort que soi, finir sur les genoux, et gérer les patates, les corvées et les désirs des vainqueurs. Et y’a toujours plus fort que soi, l’océan est vaste, faut pas déconner.

-On se casse. Faut qu’on retrouve mes hommes et qu’on se tire. Tu peux encore marcher ?
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