« Tèèèèèèè~renvuuuuuue !! » Beugla la vigie.
Comme la majorité des gens sur le navire, Rachel réagit instinctivement à l’annonce en traversant le pont pour s’approcher du bastingage et essayer de voir l’île de Dawn.
Cela faisait maintenant quelques jours que la jeune femme s’était engagée dans la Marine. Elle avait été des plus surprises quand elle avait appris que sa première affectation l’emmenait au QG d’East Blue. Elle avait bien demandé au recruteur qu’est-ce que c’était que ce bordel, mais il s’était contenté de marmonner de vagues excuses en grommelant dans sa barbe des imprécations où surnageant les mots « administration », « délirant » et « bande de boulets ». Rachel avait compati : déjà à l’époque de la Marine du Royaume d’XXXX, l’administration avait le chic pour mettre le bazar dans les trucs bien huilés, alors dans une organisation mondiale comme la Marine du GM…
Du reste, ça n’avait pas dérangé la jeune femme outre-mesure : elle avait rejoint la Marine pour protéger la veuve et l’orphelin des déprédations des pirates, alors si les gens d’East Blue avaient besoin d’aide, elle n’allait pas se faire prier.
Arrivé au QG local, elle avait eu le droit à une formation éclaire. En tant qu’ancienne caporale de la Marine du Royaume d’XXXX, la hiérarchie avait estimé qu’elle n’avait pas besoin de grand-chose d’autre avant d’être déployée sur le terrain. Un peu de blabla sur l’organisation de la Marine, la façon dont on y gérait les hommes et deux-trois doctrines d’engagement et le tour avait été joué : on lui avait confié une petite unité de cinq soldats encore en formation et mise sur le premier navire en partance pour l’île de Dawn en vue d’un « stage de formation en condition réelle ».
De ce qu’elle avait entendu dire pendant le trajet, ledit stage était surtout un tour de passe-passe administratif pour déployer temporairement des renforts sur l’île, la garnison locale étant bien trop débordée pour pouvoir tout gérer et avait constamment besoins de petites mains supplémentaires.
Le voyage avait duré deux jours. Rachel en avait profité pour faire connaissance avec son équipe, tous des matelots secondes classes. Il y avait Thierry, le beau parleur, bourreau des cœurs sûr de lui. La caporale était parvenue à lui tirer les vers du nez : le jeune homme s’était engagé dans la Marine pour éviter les foudres d’un mari cocufié. Il allait peut-être falloir le tenir à l’œil auprès de la gent féminine civile… Venait ensuite Taleh, un gros gaillard maladroit mais avec le cœur sur la main. Rachel n’était pas certaine qu’il soit capable de faire du mal à ne serait-ce qu’une mouche, mais espérait qu’il cache juste son jeu : il ne se serait quand même pas enrôlé dans la Marine tout en étant pacifiste, non ? Pavel était un ancien forgeron, mais il avait malencontreusement cramé son affaire, au sens propre. Les assurances lui avaient donné tort et il était donc ruiné. Il avait rejoint la Marine le temps de se refaire un pécule suffisant pour relancer son affaire. Quant à Adachi, il s’était engagé pour voir le monde et voyager. Comme il le disait : « c’était ça ou la piraterie, sauf que peut-être qu’un jour, j’aurais envie de rentrer chez moi et ça sera quand même vachement plus dur avec une prime sur la tête ! »
Bref, aucun d’entre eux n’avait d’expérience et tous sortaient tout juste de formation. Pour les compétences martiales, il ne fallait sûrement pas s’attendre à grand-chose, il faudrait donc compenser avec leurs points forts personnels.
Le navire s’approchait inexorablement de l’île. Bien que ce soit sa destination, il passa au large de Goa pour acheminer en premier lieu les renforts vers le village de Fushia. Rachel eût néanmoins tout le loisir de détailler la vaste ville depuis son point d’observation. Un véritable champ de ruines, de ce qu’on pouvait en distinguer depuis le pont du navire.
« Mon dieu, mais qu’est-ce qui s’est passé ici ? Murmura Rachel.
_ C’est parce qu’il y a eu une groooosse révolte y’a quelques années, signala une voix fluette tout près d’elle. Même qu’on dit qu’ils ont tout brûlé, là-bas derrière. »
Rachel tourna la tête pour contempler la gamine haute comme trois pommes tranquillement installée dans l’un des gréements : Eïna Nesterii, la cinquième larrone de son unité. Contrairement aux autres, la jeune femme n’avait pas encore eu vraiment l’occasion d’apprendre à la connaître : sitôt arrivée sur le navire, la petite était partie faire un tour dans les cordages. Les matelots réguliers du navire avaient grommelé gna-gna-gna, c’st pas un terrain de jeu, file-donc ailleurs gamine, mais l’aisance de la gabière avec les voiles, ainsi que sa bonne humeur inoxydable, les avaient rapidement fait s’enticher de cette nouvelle mascotte et plus personne ne les avait plus entendu se plaindre passée la première demi-journée. Du reste, Eïna n’avait pas remis souvent les pieds sur le pont, trop contente d’apprendre pleins de nouveaux trucs auprès des gabiers vétérans du navire.
En vrai, tous les matelots s’étaient vus mi-proposer, mi-imposer divers apprentissages liés au navire durant la traversée, selon le vieil adage qui veut qu’un vrai Marine sache tout ce qu’il y a à savoir sur la navigation. Ainsi, un contre-maître avait tenté d’apprendre à Rachel les différents types de nœuds marins, en pure perte : la jeune femme avait à grand-peine retenue deux-trois façons de boucler la corde, quant aux noms… une catastrophe. Les commandos de la marine d’XXXX étaient plus sélectionnés pour leur capacité à péter des gencives que pour leur sens de la navigation et Rachel n’y faisait malheureusement pas exception. Elle était d’ailleurs bien contente de retourner très bientôt sur le plancher des vaches.
« Te revoilà, toi, constata la caporale, en souriant. Je commençais à me dire qu’il allait falloir que je démâte le navire pour te faire redescendre…
_ Oh ? Vous l’auriez fait ? Pour de vrai ? Vrai de vrai ? L’interrogea Eïna avec de grands yeux.
_ Non, c’était une blague, convint Rachel. Et pas la peine de me vouvoyer.
_ Sûre ? Insista la fillette en lorgnant sur l’impressionnant gabarit de sa supérieure.
_ Sûre, affirma Rachel. Et quoi que tu sois en train d’imaginer, oublie ça, tu veux. Bon, puisque je t’ai enfin sous la main, on va enfin pouvoir parler.
_ Ben pourquoi faire ? » Esquiva Eïna en se laissant glisser tête en bas, toujours accrochée à son cordage.
Timidité ? Non, pas le genre, jugea la caporale. Peur ? Improbable, on parlait d’une gamine beaucoup trop jeune engagée dans la Marine et faisant le mariole quasiment la tête dans les nuages. Méfiance ? Aaaah… peut-être bien.
« Hé bien, pour mieux apprendre à se connaître, avança Rachel. D’après moi, c’est important d’en savoir plus sur les gens si tu veux leur faire confiance.
_ Alors moi aussi je peux poser des questions ? Voulut savoir Eïna, les yeux pétillants soudainement d’intérêt.
_ C’est le principe, oui, acquiesça la caporale. Mais j’ai déjà dit que j’aurais pas démâter le navire, pour de vrai.
_ Ok, alors je veux bien !
_ Super. Alors je commence : tu as quel âge ? Voulut savoir Rachel. Je veux dire réellement.
_ J’ai quatorze ans ! Répondit la fillette sans détour.
_ Oh. J’aurais dit moins, à première vue… Mais la Marine n’engage pas les enfants, objecta la caporale. Comment ça se fait ?
_ Ha ben c’est facile, rigola Eïna, j’ai dit au monsieur du bureau que j’avais seize ans. Parce que Raln m’a bien dit dire ça, sinon j’aurais été pas été prise, qu’il a dit.
_ Aussi simplement que ça ? Sérieux, mais ils vérifient rien, les recruteurs, en fait…
_ À moi ! À moi, sergent ? Ah non… Caporal ? Hésita la petite en tentant de se rappeler des histoires de grade. Chef ? Bidule ? Madame ! À moi, madame !
_ Rachel, rectifia la caporale. C’est mon nom.
_ Mais le type du QG, il nous a dit qu’on devait appeler les chefs par leur grade.
_ M’en fiche, asséna Rachel. Je préfère que tu m’appelles par mon prénom. Et que tu me tutoies, aussi.
_ Mais le type du QG… insista l’adolescente.
_ … n’aurait pas dit aussi un truc sur l’obéissance ? » Voulut savoir la caporale en souriant.
Eïna se redressa sur son cordage et plissa des yeux tout en dévisageant l’imposante albinos qui lui servait présentement de chef. Un grand sourire lui barra le visage alors qu’elle appréciait l’ironie du raisonnement.
Quant à Rachel, elle se contrefichait éperdument des règles de bienséances rigides de la Marine Régulière. En ancienne des commandos, l’esprit de corps lui importait bien davantage que les marques de respects révérencieuses : il était plus facile de diriger des soldats qui estimaient faire partie d’un tout, chef inclus, que des soldats qui vous considèrent au mieux comme un étranger, au pire comme un intrus. L’utilisation des prénoms et du tutoiement renforçait l’intégration et la sensation de faire partie d’un même groupe, uni et soudé. La clef de voûte d’une escouade efficace, d’après elle.
« Ok, d’accord, Rachel, s’exclama Eïna ravie. Alors à mon tour : t’es cheffe depuis longtemps ?
_ Ça dépend, avoua l’intéressée. J’ai été caporale dans les commandos d’assaut de la Marine d’XXXX pendant près de deux ans. Et puis, notre flotte a été dissoute au profit de la Marine Régulière. Au début, je leurs en ait beaucoup voulu, puis j’ai fini par comprendre qu’ils n’y étaient pour rien et qu’ils poursuivaient les mêmes idéaux que moi. Alors j’ai rejoint la Marine Régulière, il y a quelques jours seulement, d’ailleurs, et ils m’ont redonné le grade de caporal et me voilà.
_ Wahou. Bon, à ton tour ! Signala l’adolescente en commençant à tournoyer autour de l’axe de la corde, ses longs cheveux fouettant l’air dans son sillage.
_ Tu faisais quoi, avant ? Voulut savoir Rachel.
_ J’étais dans un cirque ! Répondit Eïna sans s’arrêter de tourbillonner. C’était le cirque de Raln, on avait des spectacles de lancer de couteaux, des équilibristes et des danses de lames et tout et tout ! Et moi, j’étais une équilibriste, je marchais sur des cordes à plus de quinze mètres de haut !
_ Ce qui explique soudainement bien des choses, constata la caporale en jetant un coup d’œil aux gréements. Quinze mètres !? Non mais en vrai, ç’a l’air super dangereux, en fait !
_ Mais pas du tout, c’était super drôle ! C’est mon tour ! »
Pendant que les deux filles discutaient tranquillement, le navire de la Marine avait fini de contourner Goa puis de longer la côte. Il arrivait maintenant près du ponton qui desservait la route vers Fushia. On pouvait l’apercevoir, au loin, à l’intérieur des terres. Mais ce qu’on pouvait surtout distinguer, c’était la mer de tentes qui se déployait tout autour. Rachel était abasourdie par le nombre de réfugiés que cela pouvait représenter.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? Souffla la jeune femme.
_ C’est les réfugiés, lui expliqua Eïna. Comme tout a brûlé à Goa, ils sont venus ici.
_ Mais je croyais que la révolte et l’incendie avait eu lieu y’a quelques années, s’étonna Rachel. Pourquoi ne pas avoir reconstruit ?
_ Ben parce qu’ils ont pas d’argent.
_ Et le Gouvernement Mondial ? Il peut bien faire quelque chose pour eux, s’entêta la caporale.
_ Il a pas d’argent non plus.
_ Alors la Marine : quitte à se ruiner sur des années pour ces camps, ç’aurait été plus simple d’engager l’argent pour la reconstruction.
_ Elle a pas d’argents non plus.
_ Et ces réfugiés ? Pourquoi est-ce qu’ils restent, alors, si la situation est inextricable ?
_ Ils ont pas d’argents non plus.
_ Je vais t’appeler "petit perroquet".
_ Hahaha, si tu fais ça, je te dirai Madame, alors ! »
Le navire accosta, Rachel rassembla sa petite unité et descendit à terre avec une partie des renforts, avant de remonter le chemin vers Fushia. Derrière eux, le bateau repartait vers Goa où il stationnerait avec la majeure partie des Marines.
Les Marines traversèrent le camp des réfugiés. Celui-ci mettait la caporale mal à l’aise. L’endroit était sale, on trouvait des détritus un peu partout, les gens n’essayaient même plus de tenir les lieux à peu près propres. Sur leur chemin, les conversations baissaient d’un ton et les rabats des tentes se refermaient. Ici, la Marine n’était pas du tout vu comme une aide salvatrice. Pire, on entendait régulièrement des éclats de voix et des disputes. Rachel n’aimait pas ça : d’ordinaire, la Marine était considérée comme la garante de la Loi et l’Ordre, et les gens avaient tendance à faire attention en leur présence. Mais là où, ailleurs, cela se traduisait généralement par un silence quasi-absolue, ici, ce n’était pas le cas. Ce qui laissait présager de la violence latente qui devait régner quand les Marines n’étaient pas dans les parages.
Rachel n’aimait pas ce lieu, il y régnait quelque chose de malsain, une sensation poisseuse qui s’était abattu sur l’ensemble de la troupe et les prenaient aux tripes. Ils prenaient tous le spectacle désolant en pleine face. Tous, sauf visiblement Eïna. Soit que cela l’indiffère totalement, soit qu’elle ait déjà connu semblable misère au cours de ses pérégrinations. La caporale n’arrivait pas à décider laquelle de ces deux options étaient la pire pour la petite…
Les Marines dévièrent de la route menant à Fushia, passant par un large chemin entre les tentes de réfugiés. Le poste de commandement de la Marine n’était pas sis dans le village lui-même, afin d’éviter de provoquer des tensions inutiles avec des habitants déjà rendus à cran par la situation qu’ils vivaient. De l’extérieur, le poste de commandement ressemblait surtout à une petite enclave intégralement entourée par un mur de rondins de bois, comme les mottes des anciens temps. Cela donnait un aspect surréaliste à la scène, la mer de tentes des réfugiés faisant penser à quelques envahisseurs assiégeant la forteresse de la Marine.
Rachel fronça les sourcils, elle n’aimait pas ça : la Marine s’était effectivement enferrée dans une logique d’assiégés. Cela ne présageait rien de bon quant aux relations locales.
La caporale montra ses papiers aux plantons en faction devant l’entrée du mur et elle fut immédiatement orientée vers un local proche. Arrivée sur le pas de la porte, Rachel briefa sa troupe : on allait avoir affaire avec un gradé, donc personne ne devait oublier de saluer en entrant.
L’adjudant qui les attendait était un homme pâle et mince, nerveux, avec d’énormes cernes sous les yeux. La caporale se demanda à quel point ce type était surnommé et, par extension, à quel point la situation sur place était tendue. La traversée du campement de réfugiés lui avait laissé l’impression d’une grosse cocotte-minute à ébullition. Quelle niveau la pression avait-elle atteinte ? Et, plus important, y’avait-il seulement une soupape de sécurité ?
L’adjudant, du nom de Nikula, s’excusa de devoir les envoyer en mission avant même qu’ils aient eu le temps de s’installer, mais il devait parer à une situation urgente et il n’avait que les nouveaux stagiaires sous la main. La situation était grave : on était sans nouvelle de l’une des patrouilles de la Marine. Normalement, la patrouille était censée faire des rondes dans Fushia, boucler au travers du premier cercle des campements de réfugiés, et se signaler à chaque passage devant la porte de la palissade du poste de commandement. Sauf qu’elle n’était pas passée devant la porte depuis un bien trop long moment…
À demi-mots, l’adjudant laissa entendre qu’il craignait qu’il ne leurs soit arrivés quelque chose dans les campements. Il enverrait des unités les chercher dès qu’il pourrait se le permettre – manière subtile de signifier que si agression il y avait eu, ce n’était clairement pas des stagiaires qu’on allait envoyer vérifier – mais en attendant, il était primordial de déployer une unité de la Marine à Fushia. Les habitants devaient constater de visu que la Marine était là pour les protéger et ne les abandonneraient jamais en ces temps difficile. Faire de la figuration, ça, c’était bien dans les cordes des stagiaires. Par contre, l’unité ne reprenait pas le chemin de patrouille complet : interdiction de s’aventurer dans les campements loin des regards tant que la lumière n’aurait pas été faite sur la disparition de la patrouille ! Bref, on leur demandait juste de faire des aller-retours dans la rue principale, en somme.
Rachel opina et assura à l’adjudant que ce serait fait, avant de faire sortir son unité dehors. Par mesure de précaution, elle fit le point sur l’armement : tous les matelots disposaient d’un mousquet et d’un sabre d’abordage. Elle-même avait reçu un sabre et un pistolet. Bon point. Les fusils, c’est bien visible, ça impressionne et, avec ça, les habitants ne verraient pas de différence entre les vrais Marines et les stagiaires. Et si les choses devaient dégénérer… Hé bien, normalement, les stagiaires avaient tout de même reçu les bases du combat, non ? Sinon, en tant que seule vétérane et responsable du groupe, ce serait alors à elle d’assurer la protection de tous.
Enfin, avec un peu de chance, on en arriverait pas là…
La caporale guida sa petite troupe jusqu’au village de Fushia – tâche éminemment facile puisque la ville était on ne peut plus visible depuis les abords du centre de commandement. Mais en arrivant à proximité des premières maisons, Rachel fronça des sourcils. Quelque chose n’allait pas.
Les rues étaient vides.
Rien ni personne dehors à cette heure de la journée ?
La caporale commença à s’inquiéter. Ce qui s’était rendu responsable de la disparition de la patrouille aurait-il pu faire disparaître les habitants aussi ?
« C’est bizarre, y’a personne, fit remarquer Eïna.
_ Effectivement, acquiesça Rachel. Bon, changement de priorité : on doit d’abord s’assurer que les villageois aillent bien ! On pourrait se séparer en trois groupes de deux et ratisser rapidement le village. Quiconque détecte quoi que ce soit le hurle haut et fort pour alerter les autres. Ça vous va ?
_ Bien sûr, affirma Thierry de son ton charmeur.
_ Entendu, assura le pacifique Taleh.
_ Ça marche, abonda Pavel le forgeron.
_ Sûr ! Opina Adachi, impatient d’aller vagabonder.
_ … ne put rien dire Eïna puisqu’elle n’était visiblement plus là.
_ Mais, mais… ? Ouskelé ? » S’inquiéta vivement Rachel.
La caporale commençait déjà à se maudire intérieurement d’avoir été aussi inattentive. Quelque chose faisait disparaître les patrouilles, les habitants et maintenant ses propres hommes ! Et elle n’avait rien vu ! Elle était vraim…
« Elle est là-bas, chef ! Fit remarquer Taleh.
_ J’ai dit de m’appeler Rachel.
_ Ah oui, désolé, chef. Heu, Rachel. »
Et effectivement, comme le pointait du doigt le matelot pacifiste, Eïna était parti fureter en reconnaissance deux maisons plus loin, devant ce qui devait être la taverne locale, au vu de l’enseigne au-dessus de la porte. L’adolescente était en train de regarder ce qui se passait par un coin la fenêtre.
Alors que Rachel envisageait de se procurer un ballon de baudruche pour le lui attacher comme le font certains parents pour ne pas perdre leur gosse de vue sur un instant d’inattention, la petite se retourna vers ses camarades et leur fit de grands signes pour qu’ils s’approchent.
Bon, vu le tempérament extraverti de l’adolescente, si elle ne les appelait pas à cor et à cri, c’est qu’il se passait quelque chose dans la taverne dont elle ne voulait pas attirer l’attention. La caporale signala donc à ses hommes de s’approcher discrètement et en silence.
« Qu’est-ce qui se passe ? Chuchota la jeune femme en s’approchant de la petite.
_ Je crois que c’est la patrouille, Rachel. Ils font des bêtises ! Il faut agir, vite ! »
La caporale tenta du mieux qu’elle put de se couler vers le coin de la fenêtre pour jeter un rapide coup d’œil. Et fit de son mieux pour réprimer une brusque bouffée de colère à la vue du spectacle.
Ils étaient six. Un sergent, un caporal et cinq soldats. Le sergent était dos au comptoir, mi-accoudé, mi-affalé, un sourire goguenard sur le visage, une bouteille d’alcool à la main et son pistolet négligemment posé sur le zinc, près de sa main libre. Près de lui, de l’autre côté du comptoir, se tenait l’aubergiste, blanche comme un linge et visiblement terrifiée. Le caporal était assis sur une chaise, près du mur du fond, retenant de force de ses mains baladeuses l’une des serveuses assise sur ses genoux. Trois des soldats se tenaient au centre de la salle, rossant un serveur, se le faisant passer de l’un à l’autre comme s’ils jouaient à la passe à dix. Les deux derniers soldats gardaient un œil sur une dizaine de civils terrifiées, parqués dans un coin de la salle, à genoux, les mains sur la tête.
Des soudards. En train de trahir tout ce pour quoi la Marine luttait chaque jour.
Rachel laissa échapper sa rage sous la forme d’une longue expiration sifflante. Ce n’était pas le moment de perdre la tête et de faire n’importe quoi. Trop de gens avaient besoin qu’elle ait les idées claires. Les civils en détresse. Son escouade qui avait besoin d’être guidée. Et pis la patrouille de Marines, aussi, dans une certaine mesure.
Longue inspiration. Ça y est, elle s’était recentrée.
« Qu’est-ce qu’on fait, Rachel ? S’impatientait Eïna, visiblement nerveuse.
_ On va mettre fin à tout ça, bien sûr, affirma l’intéressée. Mais on doit essayer de limiter la casse. Écoutez-moi bien : pas de sabres, pas de mousquets. On est la Marine, on est pas là pour s’entre-tuer. Sans même parler du risque de balle perdue, en plus… Allez-y à mains nues si vous avez confiance, utilisez des chaises, des tabourets, des balais, ce qui vous tombera sous la main, mais rien de létal, bien compris ? »
Hochements de têtes affirmatifs.
« Le plan va être très simple : on entre, j’attire leur attention et irai me poster au bout de la salle, à l’opposé du comptoir. Vous quatre, vous restez près de la porte d’entrée. Eïna, tu profiteras de ta petite taille pour te mettre en position derrière le comptoir. Fait gaffe à ne pas te faire remarquer par les deux types en faction. Quand je crierai "commando", on passe à l’action : je chargerai de front, Eïna les prendra à revers, vous quatre, vous occuperez des deux types qui retiennent les civils puis vous assurerez leur protection. C’est clair ?
_ Ouais, on va se battre ! Affirma l’adolescente, visiblement révoltée du traitement des civils et désireuse de leur venir en aide.
_ Dans un premier temps, ouais, acquiesça Rachel en commençant à se glisser vers la porte sans passer devant la fenêtre.
_ Comment ça, "dans un premier temps" ? Voulut savoir Eïna.
_ Dans un premier temps, on neutralise les Marines pour protéger les civils. Dans un second temps, on s’occupe des civils pour racheter la Marine à leurs yeux. On ne peut pas se permettre qu’ils se détournent de nous, ici. Et dans un troisième temps, conclut la caporale en se relevant face à la porte, il faut comprendre ce qui a conduit cette unité à se comporter ainsi, sinon, ce genre de dérapage pourrait s’étendre au sein du peloton. Notre sauvetage ne servirait pas à grand-chose si ces crimes se reproduisent par la suite.
_ Ok, ça me va ! Assura l’adolescente.
_ Génial, y’a plus qu’à, alors… »
La jeune femme activa tout doucement la clenche de la porte. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle aurait littéralement enfoncé la porte d’un seul coup de pied, tant il est vrai que ce genre d’entrée, ça fait toujours son petit effet. Une entrée réussie, ça vous posait une situation, comme on le disait toujours chez les commandos. Mais bon, les tenanciers avaient déjà toutes les raisons du monde d’en vouloir à la Marine, alors on allait éviter d’y ajouter une porte défoncée, hein…
Une fois fait, la caporale ouvrit d’un coup la porte à la volée en beuglant qu’ils étaient la Marine et que personne ne bouge, même s’il lui fallait bien avouer que ça n’avait pas autant d’impact qu’escompté sans la porte qui explose en mille morceaux.
Les trois types qui molestaient le pauvre serveur s’interrompirent, interloqués. C’était toujours ça de pris. Le caporal raffermit son emprise sur la serveuse pour l’empêcher de filer. Ok, lui, il avait gagné sa tarte aux marrons dans les dents, décida Rachel. Quant au sergent, il ne fit mine de rien mais sa main s’était sensiblement rapprochée de son pistolet. Pas bon ça. Elle aurait peut-être du briefer Eïna pour qu’elle le lui choure en priorité. Tant pis… Ne restait plus qu’à espérer que l’adolescente y penserait toute seule. Et sinon… Sinon, Rachel savait qu’elle ferait la cible la plus tentante du groupe mais était confiante dans sa capacité à protéger ses points vitaux au moment du tir.
Ouais, plutôt confiante.
Enfin presque.
Non, mais Eïna avait de la jugeote, tout irait bien, essaya de se rassurer la caporale.
Phase une du plan, manœuvrer les gens tout en captant l’attention pour qu’Eïna puisse se faufiler. Donc, commencer par bien fixer le regard de tous.
« Arrêtez-cela tout de suite, Sergent ! Ordonna Rachel en le pointant du doigt. Comment osez-vous jeter l’opprobre sur la Marine par de tels comportements ! »
Nommer pour isoler. Cela marcha, constata la caporale avec satisfaction : le regard de ses hommes oscillait entre lui et elle. Ils se cantonneraient au rôle de spectateur, laissant à leur Sergent le soin de faire face aux attaques verbales de l’imposante nouvelle venue.
« Z’êtes qui vous, grommela le Sergent d’une voix pâteuse. C’est la commission disciplinaire qui vous envoie ?
_ Parfaitement ! Clama haut et fort Rachel quand bien même elle n’avait pas la moindre idée de ce dont pouvait bien parler le type. Vos actes déshonorants nous ont été rapportés ! Vous deviez bien savoir que la Marine ne resterait pas les bras ballants alors que des moutons noirs ternissent notre honneur ! »
Tout en débitant son laïus de sa voix la plus grondante et incisive, la caporale avait fait discrètement signe à Eïna d’attendre trente secondes, tandis qu’elle-même commençait à s’écarter de ses hommes pour se positionner en face du Sergent, à l’autre bout de la salle.
Le sergent se racla la gorge tandis que son cerveau surmontait les brumes d’alcool pour se remettre à bosser.
« Nan, j’y crois pas, décida le soudard. T’es qu’une caporale, ma grande, aucun risque que t’appartiennes à la commission. Et avec ta dégaine, je m’en souviendrais si je t’avais déjà vue. Si je devais deviner… Z’êtes rien que des stagiaires, pas vrai, hein ?
_ Flûte, grillée… Exact ! S’entêta Rachel, on est la prochaine génération de Marines et on ne va pas laisser des moins que rien dans votre genre salir notre idéal ! Nous allons vous forcer à mettre fin à ces comportements crapuleux, de gré ou de force ! »
Le défi flotta un instant dans la pièce, tandis que les six soudards la dévisageaient comme un genre d’extra-terrestre. Pendant ce temps, Eïna avait commencé à se faufiler, passant sous les tables, ses pieds nues lui permettant de ne faire aucun bruit intelligible.
« Écoute-moi bien, ma grande, mit en garde le Sergent. Des fois que t’aies pas bien compris, le gradé ici, c’est moi. Fais-moi chier et je ferai de ta vie ici un enfer. En cas de conflit, c’est ta parole contre la mienne, et crois-moi, la hiérarchie primera pour savoir qui a raison.
_ La différence de grade ne fera pas le poids face aux témoignages de tous ces civils ! Rétorqua Rachel avec conviction.
_ Pauv’idiote ! Y’en a pas un seul d’entre eux qui témoignera, ricana le soudard. Eux, ils sont raisonnables, ils veulent pas d’ennuis. Parce qu’ils savent que le premier qui parle, il lui arrivera de méchantes bricoles.
_ Comment peux-tu te prétendre un Marine et menacer les gens dont tu as la protection ! L’accusa la caporale.
_ On les protège contre ces satanés réfugiés, s’amusa le Sergent. S’il devait arriver quelque chose à ces villageois, ça ne pourrait qu’être de la faute des réfugiés, qui irait suspecter la Marine ? »
Eïna avait franchi la moitié de la distance mais arrivait au niveau le plus dangereux : elle allait devoir passer quasiment sous le nez des deux soudards qui gardaient les civils. Les tables la cacheraient globalement, mais elles n’étaient pas complètement collées les unes aux autres. Si les deux gars distinguaient quelque chose par les interstices entre les bords…
Petit signe en direction de sa cheffe : une diversion ne serait pas de refus. L’intéressée hocha la tête.
« Ça suffit ! » Tonna brusquement Rachel, tout en frappant brutalement le plateau d’une table du dos de son poids, provocant un boucan du diable.
L’astuce sonore fit sursauter une partie de la salle, tandis que tous dardaient un regard sur elle. L’être humain avait le réflexe de se tourner vers les gros bruits soudains, c’était plus fort que lui. Eïna en profita pour progresser au nez et à la barbe des deux soudards et mit le cap sur le comptoir.
« Je ne vous le demanderai qu’une seule fois, vociféra la jeune femme. Cessez immédiatement cette infamie ou nous vous soumettrons par la force !
_ Tout doux, caporal, intima le soudard. Je suis Sergent : au nom de cette Marine que tu défends tant, t’es censée m’obéir. Alors filez d’ici, faites comme si vous n’aviez jamais rien vu et tout le monde sera content. Après tout, l’insubordination est contraire au règlement, non ?
_ Le premier devoir d’un soldat est de refuser les ordres injustes ! »
Derrière le Sergent, la barmaid livide agita tout doucement la main en tremblant avant d'adresser à Rachel un signe, le pouce levé. Probablement un message de la part d’Eïna.
« C’est ton dernier mot ? Grogna le Sergent en se redressant.
_ Non, il m’en reste encore un ! » Signala la jeune femme en entrechoquant ses poings fermés.
La mise en place était terminée. Il n’y avait plus qu’à espérer que ça passe sans trop de casse…
« COMMANDO !! »
Et Rachel de charger tête baissée dans le tas.
Comme la majorité des gens sur le navire, Rachel réagit instinctivement à l’annonce en traversant le pont pour s’approcher du bastingage et essayer de voir l’île de Dawn.
Cela faisait maintenant quelques jours que la jeune femme s’était engagée dans la Marine. Elle avait été des plus surprises quand elle avait appris que sa première affectation l’emmenait au QG d’East Blue. Elle avait bien demandé au recruteur qu’est-ce que c’était que ce bordel, mais il s’était contenté de marmonner de vagues excuses en grommelant dans sa barbe des imprécations où surnageant les mots « administration », « délirant » et « bande de boulets ». Rachel avait compati : déjà à l’époque de la Marine du Royaume d’XXXX, l’administration avait le chic pour mettre le bazar dans les trucs bien huilés, alors dans une organisation mondiale comme la Marine du GM…
Du reste, ça n’avait pas dérangé la jeune femme outre-mesure : elle avait rejoint la Marine pour protéger la veuve et l’orphelin des déprédations des pirates, alors si les gens d’East Blue avaient besoin d’aide, elle n’allait pas se faire prier.
Arrivé au QG local, elle avait eu le droit à une formation éclaire. En tant qu’ancienne caporale de la Marine du Royaume d’XXXX, la hiérarchie avait estimé qu’elle n’avait pas besoin de grand-chose d’autre avant d’être déployée sur le terrain. Un peu de blabla sur l’organisation de la Marine, la façon dont on y gérait les hommes et deux-trois doctrines d’engagement et le tour avait été joué : on lui avait confié une petite unité de cinq soldats encore en formation et mise sur le premier navire en partance pour l’île de Dawn en vue d’un « stage de formation en condition réelle ».
De ce qu’elle avait entendu dire pendant le trajet, ledit stage était surtout un tour de passe-passe administratif pour déployer temporairement des renforts sur l’île, la garnison locale étant bien trop débordée pour pouvoir tout gérer et avait constamment besoins de petites mains supplémentaires.
Le voyage avait duré deux jours. Rachel en avait profité pour faire connaissance avec son équipe, tous des matelots secondes classes. Il y avait Thierry, le beau parleur, bourreau des cœurs sûr de lui. La caporale était parvenue à lui tirer les vers du nez : le jeune homme s’était engagé dans la Marine pour éviter les foudres d’un mari cocufié. Il allait peut-être falloir le tenir à l’œil auprès de la gent féminine civile… Venait ensuite Taleh, un gros gaillard maladroit mais avec le cœur sur la main. Rachel n’était pas certaine qu’il soit capable de faire du mal à ne serait-ce qu’une mouche, mais espérait qu’il cache juste son jeu : il ne se serait quand même pas enrôlé dans la Marine tout en étant pacifiste, non ? Pavel était un ancien forgeron, mais il avait malencontreusement cramé son affaire, au sens propre. Les assurances lui avaient donné tort et il était donc ruiné. Il avait rejoint la Marine le temps de se refaire un pécule suffisant pour relancer son affaire. Quant à Adachi, il s’était engagé pour voir le monde et voyager. Comme il le disait : « c’était ça ou la piraterie, sauf que peut-être qu’un jour, j’aurais envie de rentrer chez moi et ça sera quand même vachement plus dur avec une prime sur la tête ! »
Bref, aucun d’entre eux n’avait d’expérience et tous sortaient tout juste de formation. Pour les compétences martiales, il ne fallait sûrement pas s’attendre à grand-chose, il faudrait donc compenser avec leurs points forts personnels.
Le navire s’approchait inexorablement de l’île. Bien que ce soit sa destination, il passa au large de Goa pour acheminer en premier lieu les renforts vers le village de Fushia. Rachel eût néanmoins tout le loisir de détailler la vaste ville depuis son point d’observation. Un véritable champ de ruines, de ce qu’on pouvait en distinguer depuis le pont du navire.
« Mon dieu, mais qu’est-ce qui s’est passé ici ? Murmura Rachel.
_ C’est parce qu’il y a eu une groooosse révolte y’a quelques années, signala une voix fluette tout près d’elle. Même qu’on dit qu’ils ont tout brûlé, là-bas derrière. »
Rachel tourna la tête pour contempler la gamine haute comme trois pommes tranquillement installée dans l’un des gréements : Eïna Nesterii, la cinquième larrone de son unité. Contrairement aux autres, la jeune femme n’avait pas encore eu vraiment l’occasion d’apprendre à la connaître : sitôt arrivée sur le navire, la petite était partie faire un tour dans les cordages. Les matelots réguliers du navire avaient grommelé gna-gna-gna, c’st pas un terrain de jeu, file-donc ailleurs gamine, mais l’aisance de la gabière avec les voiles, ainsi que sa bonne humeur inoxydable, les avaient rapidement fait s’enticher de cette nouvelle mascotte et plus personne ne les avait plus entendu se plaindre passée la première demi-journée. Du reste, Eïna n’avait pas remis souvent les pieds sur le pont, trop contente d’apprendre pleins de nouveaux trucs auprès des gabiers vétérans du navire.
En vrai, tous les matelots s’étaient vus mi-proposer, mi-imposer divers apprentissages liés au navire durant la traversée, selon le vieil adage qui veut qu’un vrai Marine sache tout ce qu’il y a à savoir sur la navigation. Ainsi, un contre-maître avait tenté d’apprendre à Rachel les différents types de nœuds marins, en pure perte : la jeune femme avait à grand-peine retenue deux-trois façons de boucler la corde, quant aux noms… une catastrophe. Les commandos de la marine d’XXXX étaient plus sélectionnés pour leur capacité à péter des gencives que pour leur sens de la navigation et Rachel n’y faisait malheureusement pas exception. Elle était d’ailleurs bien contente de retourner très bientôt sur le plancher des vaches.
« Te revoilà, toi, constata la caporale, en souriant. Je commençais à me dire qu’il allait falloir que je démâte le navire pour te faire redescendre…
_ Oh ? Vous l’auriez fait ? Pour de vrai ? Vrai de vrai ? L’interrogea Eïna avec de grands yeux.
_ Non, c’était une blague, convint Rachel. Et pas la peine de me vouvoyer.
_ Sûre ? Insista la fillette en lorgnant sur l’impressionnant gabarit de sa supérieure.
_ Sûre, affirma Rachel. Et quoi que tu sois en train d’imaginer, oublie ça, tu veux. Bon, puisque je t’ai enfin sous la main, on va enfin pouvoir parler.
_ Ben pourquoi faire ? » Esquiva Eïna en se laissant glisser tête en bas, toujours accrochée à son cordage.
Timidité ? Non, pas le genre, jugea la caporale. Peur ? Improbable, on parlait d’une gamine beaucoup trop jeune engagée dans la Marine et faisant le mariole quasiment la tête dans les nuages. Méfiance ? Aaaah… peut-être bien.
« Hé bien, pour mieux apprendre à se connaître, avança Rachel. D’après moi, c’est important d’en savoir plus sur les gens si tu veux leur faire confiance.
_ Alors moi aussi je peux poser des questions ? Voulut savoir Eïna, les yeux pétillants soudainement d’intérêt.
_ C’est le principe, oui, acquiesça la caporale. Mais j’ai déjà dit que j’aurais pas démâter le navire, pour de vrai.
_ Ok, alors je veux bien !
_ Super. Alors je commence : tu as quel âge ? Voulut savoir Rachel. Je veux dire réellement.
_ J’ai quatorze ans ! Répondit la fillette sans détour.
_ Oh. J’aurais dit moins, à première vue… Mais la Marine n’engage pas les enfants, objecta la caporale. Comment ça se fait ?
_ Ha ben c’est facile, rigola Eïna, j’ai dit au monsieur du bureau que j’avais seize ans. Parce que Raln m’a bien dit dire ça, sinon j’aurais été pas été prise, qu’il a dit.
_ Aussi simplement que ça ? Sérieux, mais ils vérifient rien, les recruteurs, en fait…
_ À moi ! À moi, sergent ? Ah non… Caporal ? Hésita la petite en tentant de se rappeler des histoires de grade. Chef ? Bidule ? Madame ! À moi, madame !
_ Rachel, rectifia la caporale. C’est mon nom.
_ Mais le type du QG, il nous a dit qu’on devait appeler les chefs par leur grade.
_ M’en fiche, asséna Rachel. Je préfère que tu m’appelles par mon prénom. Et que tu me tutoies, aussi.
_ Mais le type du QG… insista l’adolescente.
_ … n’aurait pas dit aussi un truc sur l’obéissance ? » Voulut savoir la caporale en souriant.
Eïna se redressa sur son cordage et plissa des yeux tout en dévisageant l’imposante albinos qui lui servait présentement de chef. Un grand sourire lui barra le visage alors qu’elle appréciait l’ironie du raisonnement.
Quant à Rachel, elle se contrefichait éperdument des règles de bienséances rigides de la Marine Régulière. En ancienne des commandos, l’esprit de corps lui importait bien davantage que les marques de respects révérencieuses : il était plus facile de diriger des soldats qui estimaient faire partie d’un tout, chef inclus, que des soldats qui vous considèrent au mieux comme un étranger, au pire comme un intrus. L’utilisation des prénoms et du tutoiement renforçait l’intégration et la sensation de faire partie d’un même groupe, uni et soudé. La clef de voûte d’une escouade efficace, d’après elle.
« Ok, d’accord, Rachel, s’exclama Eïna ravie. Alors à mon tour : t’es cheffe depuis longtemps ?
_ Ça dépend, avoua l’intéressée. J’ai été caporale dans les commandos d’assaut de la Marine d’XXXX pendant près de deux ans. Et puis, notre flotte a été dissoute au profit de la Marine Régulière. Au début, je leurs en ait beaucoup voulu, puis j’ai fini par comprendre qu’ils n’y étaient pour rien et qu’ils poursuivaient les mêmes idéaux que moi. Alors j’ai rejoint la Marine Régulière, il y a quelques jours seulement, d’ailleurs, et ils m’ont redonné le grade de caporal et me voilà.
_ Wahou. Bon, à ton tour ! Signala l’adolescente en commençant à tournoyer autour de l’axe de la corde, ses longs cheveux fouettant l’air dans son sillage.
_ Tu faisais quoi, avant ? Voulut savoir Rachel.
_ J’étais dans un cirque ! Répondit Eïna sans s’arrêter de tourbillonner. C’était le cirque de Raln, on avait des spectacles de lancer de couteaux, des équilibristes et des danses de lames et tout et tout ! Et moi, j’étais une équilibriste, je marchais sur des cordes à plus de quinze mètres de haut !
_ Ce qui explique soudainement bien des choses, constata la caporale en jetant un coup d’œil aux gréements. Quinze mètres !? Non mais en vrai, ç’a l’air super dangereux, en fait !
_ Mais pas du tout, c’était super drôle ! C’est mon tour ! »
Pendant que les deux filles discutaient tranquillement, le navire de la Marine avait fini de contourner Goa puis de longer la côte. Il arrivait maintenant près du ponton qui desservait la route vers Fushia. On pouvait l’apercevoir, au loin, à l’intérieur des terres. Mais ce qu’on pouvait surtout distinguer, c’était la mer de tentes qui se déployait tout autour. Rachel était abasourdie par le nombre de réfugiés que cela pouvait représenter.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? Souffla la jeune femme.
_ C’est les réfugiés, lui expliqua Eïna. Comme tout a brûlé à Goa, ils sont venus ici.
_ Mais je croyais que la révolte et l’incendie avait eu lieu y’a quelques années, s’étonna Rachel. Pourquoi ne pas avoir reconstruit ?
_ Ben parce qu’ils ont pas d’argent.
_ Et le Gouvernement Mondial ? Il peut bien faire quelque chose pour eux, s’entêta la caporale.
_ Il a pas d’argent non plus.
_ Alors la Marine : quitte à se ruiner sur des années pour ces camps, ç’aurait été plus simple d’engager l’argent pour la reconstruction.
_ Elle a pas d’argents non plus.
_ Et ces réfugiés ? Pourquoi est-ce qu’ils restent, alors, si la situation est inextricable ?
_ Ils ont pas d’argents non plus.
_ Je vais t’appeler "petit perroquet".
_ Hahaha, si tu fais ça, je te dirai Madame, alors ! »
Le navire accosta, Rachel rassembla sa petite unité et descendit à terre avec une partie des renforts, avant de remonter le chemin vers Fushia. Derrière eux, le bateau repartait vers Goa où il stationnerait avec la majeure partie des Marines.
Les Marines traversèrent le camp des réfugiés. Celui-ci mettait la caporale mal à l’aise. L’endroit était sale, on trouvait des détritus un peu partout, les gens n’essayaient même plus de tenir les lieux à peu près propres. Sur leur chemin, les conversations baissaient d’un ton et les rabats des tentes se refermaient. Ici, la Marine n’était pas du tout vu comme une aide salvatrice. Pire, on entendait régulièrement des éclats de voix et des disputes. Rachel n’aimait pas ça : d’ordinaire, la Marine était considérée comme la garante de la Loi et l’Ordre, et les gens avaient tendance à faire attention en leur présence. Mais là où, ailleurs, cela se traduisait généralement par un silence quasi-absolue, ici, ce n’était pas le cas. Ce qui laissait présager de la violence latente qui devait régner quand les Marines n’étaient pas dans les parages.
Rachel n’aimait pas ce lieu, il y régnait quelque chose de malsain, une sensation poisseuse qui s’était abattu sur l’ensemble de la troupe et les prenaient aux tripes. Ils prenaient tous le spectacle désolant en pleine face. Tous, sauf visiblement Eïna. Soit que cela l’indiffère totalement, soit qu’elle ait déjà connu semblable misère au cours de ses pérégrinations. La caporale n’arrivait pas à décider laquelle de ces deux options étaient la pire pour la petite…
Les Marines dévièrent de la route menant à Fushia, passant par un large chemin entre les tentes de réfugiés. Le poste de commandement de la Marine n’était pas sis dans le village lui-même, afin d’éviter de provoquer des tensions inutiles avec des habitants déjà rendus à cran par la situation qu’ils vivaient. De l’extérieur, le poste de commandement ressemblait surtout à une petite enclave intégralement entourée par un mur de rondins de bois, comme les mottes des anciens temps. Cela donnait un aspect surréaliste à la scène, la mer de tentes des réfugiés faisant penser à quelques envahisseurs assiégeant la forteresse de la Marine.
Rachel fronça les sourcils, elle n’aimait pas ça : la Marine s’était effectivement enferrée dans une logique d’assiégés. Cela ne présageait rien de bon quant aux relations locales.
La caporale montra ses papiers aux plantons en faction devant l’entrée du mur et elle fut immédiatement orientée vers un local proche. Arrivée sur le pas de la porte, Rachel briefa sa troupe : on allait avoir affaire avec un gradé, donc personne ne devait oublier de saluer en entrant.
L’adjudant qui les attendait était un homme pâle et mince, nerveux, avec d’énormes cernes sous les yeux. La caporale se demanda à quel point ce type était surnommé et, par extension, à quel point la situation sur place était tendue. La traversée du campement de réfugiés lui avait laissé l’impression d’une grosse cocotte-minute à ébullition. Quelle niveau la pression avait-elle atteinte ? Et, plus important, y’avait-il seulement une soupape de sécurité ?
L’adjudant, du nom de Nikula, s’excusa de devoir les envoyer en mission avant même qu’ils aient eu le temps de s’installer, mais il devait parer à une situation urgente et il n’avait que les nouveaux stagiaires sous la main. La situation était grave : on était sans nouvelle de l’une des patrouilles de la Marine. Normalement, la patrouille était censée faire des rondes dans Fushia, boucler au travers du premier cercle des campements de réfugiés, et se signaler à chaque passage devant la porte de la palissade du poste de commandement. Sauf qu’elle n’était pas passée devant la porte depuis un bien trop long moment…
À demi-mots, l’adjudant laissa entendre qu’il craignait qu’il ne leurs soit arrivés quelque chose dans les campements. Il enverrait des unités les chercher dès qu’il pourrait se le permettre – manière subtile de signifier que si agression il y avait eu, ce n’était clairement pas des stagiaires qu’on allait envoyer vérifier – mais en attendant, il était primordial de déployer une unité de la Marine à Fushia. Les habitants devaient constater de visu que la Marine était là pour les protéger et ne les abandonneraient jamais en ces temps difficile. Faire de la figuration, ça, c’était bien dans les cordes des stagiaires. Par contre, l’unité ne reprenait pas le chemin de patrouille complet : interdiction de s’aventurer dans les campements loin des regards tant que la lumière n’aurait pas été faite sur la disparition de la patrouille ! Bref, on leur demandait juste de faire des aller-retours dans la rue principale, en somme.
Rachel opina et assura à l’adjudant que ce serait fait, avant de faire sortir son unité dehors. Par mesure de précaution, elle fit le point sur l’armement : tous les matelots disposaient d’un mousquet et d’un sabre d’abordage. Elle-même avait reçu un sabre et un pistolet. Bon point. Les fusils, c’est bien visible, ça impressionne et, avec ça, les habitants ne verraient pas de différence entre les vrais Marines et les stagiaires. Et si les choses devaient dégénérer… Hé bien, normalement, les stagiaires avaient tout de même reçu les bases du combat, non ? Sinon, en tant que seule vétérane et responsable du groupe, ce serait alors à elle d’assurer la protection de tous.
Enfin, avec un peu de chance, on en arriverait pas là…
La caporale guida sa petite troupe jusqu’au village de Fushia – tâche éminemment facile puisque la ville était on ne peut plus visible depuis les abords du centre de commandement. Mais en arrivant à proximité des premières maisons, Rachel fronça des sourcils. Quelque chose n’allait pas.
Les rues étaient vides.
Rien ni personne dehors à cette heure de la journée ?
La caporale commença à s’inquiéter. Ce qui s’était rendu responsable de la disparition de la patrouille aurait-il pu faire disparaître les habitants aussi ?
« C’est bizarre, y’a personne, fit remarquer Eïna.
_ Effectivement, acquiesça Rachel. Bon, changement de priorité : on doit d’abord s’assurer que les villageois aillent bien ! On pourrait se séparer en trois groupes de deux et ratisser rapidement le village. Quiconque détecte quoi que ce soit le hurle haut et fort pour alerter les autres. Ça vous va ?
_ Bien sûr, affirma Thierry de son ton charmeur.
_ Entendu, assura le pacifique Taleh.
_ Ça marche, abonda Pavel le forgeron.
_ Sûr ! Opina Adachi, impatient d’aller vagabonder.
_ … ne put rien dire Eïna puisqu’elle n’était visiblement plus là.
_ Mais, mais… ? Ouskelé ? » S’inquiéta vivement Rachel.
La caporale commençait déjà à se maudire intérieurement d’avoir été aussi inattentive. Quelque chose faisait disparaître les patrouilles, les habitants et maintenant ses propres hommes ! Et elle n’avait rien vu ! Elle était vraim…
« Elle est là-bas, chef ! Fit remarquer Taleh.
_ J’ai dit de m’appeler Rachel.
_ Ah oui, désolé, chef. Heu, Rachel. »
Et effectivement, comme le pointait du doigt le matelot pacifiste, Eïna était parti fureter en reconnaissance deux maisons plus loin, devant ce qui devait être la taverne locale, au vu de l’enseigne au-dessus de la porte. L’adolescente était en train de regarder ce qui se passait par un coin la fenêtre.
Alors que Rachel envisageait de se procurer un ballon de baudruche pour le lui attacher comme le font certains parents pour ne pas perdre leur gosse de vue sur un instant d’inattention, la petite se retourna vers ses camarades et leur fit de grands signes pour qu’ils s’approchent.
Bon, vu le tempérament extraverti de l’adolescente, si elle ne les appelait pas à cor et à cri, c’est qu’il se passait quelque chose dans la taverne dont elle ne voulait pas attirer l’attention. La caporale signala donc à ses hommes de s’approcher discrètement et en silence.
« Qu’est-ce qui se passe ? Chuchota la jeune femme en s’approchant de la petite.
_ Je crois que c’est la patrouille, Rachel. Ils font des bêtises ! Il faut agir, vite ! »
La caporale tenta du mieux qu’elle put de se couler vers le coin de la fenêtre pour jeter un rapide coup d’œil. Et fit de son mieux pour réprimer une brusque bouffée de colère à la vue du spectacle.
Ils étaient six. Un sergent, un caporal et cinq soldats. Le sergent était dos au comptoir, mi-accoudé, mi-affalé, un sourire goguenard sur le visage, une bouteille d’alcool à la main et son pistolet négligemment posé sur le zinc, près de sa main libre. Près de lui, de l’autre côté du comptoir, se tenait l’aubergiste, blanche comme un linge et visiblement terrifiée. Le caporal était assis sur une chaise, près du mur du fond, retenant de force de ses mains baladeuses l’une des serveuses assise sur ses genoux. Trois des soldats se tenaient au centre de la salle, rossant un serveur, se le faisant passer de l’un à l’autre comme s’ils jouaient à la passe à dix. Les deux derniers soldats gardaient un œil sur une dizaine de civils terrifiées, parqués dans un coin de la salle, à genoux, les mains sur la tête.
Des soudards. En train de trahir tout ce pour quoi la Marine luttait chaque jour.
Rachel laissa échapper sa rage sous la forme d’une longue expiration sifflante. Ce n’était pas le moment de perdre la tête et de faire n’importe quoi. Trop de gens avaient besoin qu’elle ait les idées claires. Les civils en détresse. Son escouade qui avait besoin d’être guidée. Et pis la patrouille de Marines, aussi, dans une certaine mesure.
Longue inspiration. Ça y est, elle s’était recentrée.
« Qu’est-ce qu’on fait, Rachel ? S’impatientait Eïna, visiblement nerveuse.
_ On va mettre fin à tout ça, bien sûr, affirma l’intéressée. Mais on doit essayer de limiter la casse. Écoutez-moi bien : pas de sabres, pas de mousquets. On est la Marine, on est pas là pour s’entre-tuer. Sans même parler du risque de balle perdue, en plus… Allez-y à mains nues si vous avez confiance, utilisez des chaises, des tabourets, des balais, ce qui vous tombera sous la main, mais rien de létal, bien compris ? »
Hochements de têtes affirmatifs.
« Le plan va être très simple : on entre, j’attire leur attention et irai me poster au bout de la salle, à l’opposé du comptoir. Vous quatre, vous restez près de la porte d’entrée. Eïna, tu profiteras de ta petite taille pour te mettre en position derrière le comptoir. Fait gaffe à ne pas te faire remarquer par les deux types en faction. Quand je crierai "commando", on passe à l’action : je chargerai de front, Eïna les prendra à revers, vous quatre, vous occuperez des deux types qui retiennent les civils puis vous assurerez leur protection. C’est clair ?
_ Ouais, on va se battre ! Affirma l’adolescente, visiblement révoltée du traitement des civils et désireuse de leur venir en aide.
_ Dans un premier temps, ouais, acquiesça Rachel en commençant à se glisser vers la porte sans passer devant la fenêtre.
_ Comment ça, "dans un premier temps" ? Voulut savoir Eïna.
_ Dans un premier temps, on neutralise les Marines pour protéger les civils. Dans un second temps, on s’occupe des civils pour racheter la Marine à leurs yeux. On ne peut pas se permettre qu’ils se détournent de nous, ici. Et dans un troisième temps, conclut la caporale en se relevant face à la porte, il faut comprendre ce qui a conduit cette unité à se comporter ainsi, sinon, ce genre de dérapage pourrait s’étendre au sein du peloton. Notre sauvetage ne servirait pas à grand-chose si ces crimes se reproduisent par la suite.
_ Ok, ça me va ! Assura l’adolescente.
_ Génial, y’a plus qu’à, alors… »
La jeune femme activa tout doucement la clenche de la porte. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle aurait littéralement enfoncé la porte d’un seul coup de pied, tant il est vrai que ce genre d’entrée, ça fait toujours son petit effet. Une entrée réussie, ça vous posait une situation, comme on le disait toujours chez les commandos. Mais bon, les tenanciers avaient déjà toutes les raisons du monde d’en vouloir à la Marine, alors on allait éviter d’y ajouter une porte défoncée, hein…
Une fois fait, la caporale ouvrit d’un coup la porte à la volée en beuglant qu’ils étaient la Marine et que personne ne bouge, même s’il lui fallait bien avouer que ça n’avait pas autant d’impact qu’escompté sans la porte qui explose en mille morceaux.
Les trois types qui molestaient le pauvre serveur s’interrompirent, interloqués. C’était toujours ça de pris. Le caporal raffermit son emprise sur la serveuse pour l’empêcher de filer. Ok, lui, il avait gagné sa tarte aux marrons dans les dents, décida Rachel. Quant au sergent, il ne fit mine de rien mais sa main s’était sensiblement rapprochée de son pistolet. Pas bon ça. Elle aurait peut-être du briefer Eïna pour qu’elle le lui choure en priorité. Tant pis… Ne restait plus qu’à espérer que l’adolescente y penserait toute seule. Et sinon… Sinon, Rachel savait qu’elle ferait la cible la plus tentante du groupe mais était confiante dans sa capacité à protéger ses points vitaux au moment du tir.
Ouais, plutôt confiante.
Enfin presque.
Non, mais Eïna avait de la jugeote, tout irait bien, essaya de se rassurer la caporale.
Phase une du plan, manœuvrer les gens tout en captant l’attention pour qu’Eïna puisse se faufiler. Donc, commencer par bien fixer le regard de tous.
« Arrêtez-cela tout de suite, Sergent ! Ordonna Rachel en le pointant du doigt. Comment osez-vous jeter l’opprobre sur la Marine par de tels comportements ! »
Nommer pour isoler. Cela marcha, constata la caporale avec satisfaction : le regard de ses hommes oscillait entre lui et elle. Ils se cantonneraient au rôle de spectateur, laissant à leur Sergent le soin de faire face aux attaques verbales de l’imposante nouvelle venue.
« Z’êtes qui vous, grommela le Sergent d’une voix pâteuse. C’est la commission disciplinaire qui vous envoie ?
_ Parfaitement ! Clama haut et fort Rachel quand bien même elle n’avait pas la moindre idée de ce dont pouvait bien parler le type. Vos actes déshonorants nous ont été rapportés ! Vous deviez bien savoir que la Marine ne resterait pas les bras ballants alors que des moutons noirs ternissent notre honneur ! »
Tout en débitant son laïus de sa voix la plus grondante et incisive, la caporale avait fait discrètement signe à Eïna d’attendre trente secondes, tandis qu’elle-même commençait à s’écarter de ses hommes pour se positionner en face du Sergent, à l’autre bout de la salle.
Le sergent se racla la gorge tandis que son cerveau surmontait les brumes d’alcool pour se remettre à bosser.
« Nan, j’y crois pas, décida le soudard. T’es qu’une caporale, ma grande, aucun risque que t’appartiennes à la commission. Et avec ta dégaine, je m’en souviendrais si je t’avais déjà vue. Si je devais deviner… Z’êtes rien que des stagiaires, pas vrai, hein ?
_ Flûte, grillée… Exact ! S’entêta Rachel, on est la prochaine génération de Marines et on ne va pas laisser des moins que rien dans votre genre salir notre idéal ! Nous allons vous forcer à mettre fin à ces comportements crapuleux, de gré ou de force ! »
Le défi flotta un instant dans la pièce, tandis que les six soudards la dévisageaient comme un genre d’extra-terrestre. Pendant ce temps, Eïna avait commencé à se faufiler, passant sous les tables, ses pieds nues lui permettant de ne faire aucun bruit intelligible.
« Écoute-moi bien, ma grande, mit en garde le Sergent. Des fois que t’aies pas bien compris, le gradé ici, c’est moi. Fais-moi chier et je ferai de ta vie ici un enfer. En cas de conflit, c’est ta parole contre la mienne, et crois-moi, la hiérarchie primera pour savoir qui a raison.
_ La différence de grade ne fera pas le poids face aux témoignages de tous ces civils ! Rétorqua Rachel avec conviction.
_ Pauv’idiote ! Y’en a pas un seul d’entre eux qui témoignera, ricana le soudard. Eux, ils sont raisonnables, ils veulent pas d’ennuis. Parce qu’ils savent que le premier qui parle, il lui arrivera de méchantes bricoles.
_ Comment peux-tu te prétendre un Marine et menacer les gens dont tu as la protection ! L’accusa la caporale.
_ On les protège contre ces satanés réfugiés, s’amusa le Sergent. S’il devait arriver quelque chose à ces villageois, ça ne pourrait qu’être de la faute des réfugiés, qui irait suspecter la Marine ? »
Eïna avait franchi la moitié de la distance mais arrivait au niveau le plus dangereux : elle allait devoir passer quasiment sous le nez des deux soudards qui gardaient les civils. Les tables la cacheraient globalement, mais elles n’étaient pas complètement collées les unes aux autres. Si les deux gars distinguaient quelque chose par les interstices entre les bords…
Petit signe en direction de sa cheffe : une diversion ne serait pas de refus. L’intéressée hocha la tête.
« Ça suffit ! » Tonna brusquement Rachel, tout en frappant brutalement le plateau d’une table du dos de son poids, provocant un boucan du diable.
L’astuce sonore fit sursauter une partie de la salle, tandis que tous dardaient un regard sur elle. L’être humain avait le réflexe de se tourner vers les gros bruits soudains, c’était plus fort que lui. Eïna en profita pour progresser au nez et à la barbe des deux soudards et mit le cap sur le comptoir.
« Je ne vous le demanderai qu’une seule fois, vociféra la jeune femme. Cessez immédiatement cette infamie ou nous vous soumettrons par la force !
_ Tout doux, caporal, intima le soudard. Je suis Sergent : au nom de cette Marine que tu défends tant, t’es censée m’obéir. Alors filez d’ici, faites comme si vous n’aviez jamais rien vu et tout le monde sera content. Après tout, l’insubordination est contraire au règlement, non ?
_ Le premier devoir d’un soldat est de refuser les ordres injustes ! »
Derrière le Sergent, la barmaid livide agita tout doucement la main en tremblant avant d'adresser à Rachel un signe, le pouce levé. Probablement un message de la part d’Eïna.
« C’est ton dernier mot ? Grogna le Sergent en se redressant.
_ Non, il m’en reste encore un ! » Signala la jeune femme en entrechoquant ses poings fermés.
La mise en place était terminée. Il n’y avait plus qu’à espérer que ça passe sans trop de casse…
« COMMANDO !! »
Et Rachel de charger tête baissée dans le tas.
Dernière édition par Rachel le Mar 27 Juil 2021 - 8:56, édité 1 fois (Raison : Relecture)