- Rachel marchait dans ce qui ressemblait plus à des tranchées qu'à des rues. Autour d'elle éclataient des cris et des bruits sourds, secs ou aigües, tels des explosions, des tirs ou des agonies. Elle marchait au milieu de ce chaos comme si rien de ce qui s'y déroulait n'existait, comme si elle ne voyait pas les abominations qui l'entouraient. Tous les sons se mêlaient dans son crâne, les cris des mouettes, les roucoulements des pigeons et les « à mort » des prisonniers. Les éclats de lumière, les images fugaces qu'elle percevait... ce n'était qu'un tout, une bouille infâme aux couleurs repoussantes et aux odeurs abominables. Le sang, la poudre, la chair brûlée, les cadavres à moitié dévorés par les bêtes sauvages tourmentaient Rachel d'horribles fragrances infernales.
Marchant obstinément, loin de tout le contrôle qu'elle aurait d'ordinaire pu avoir sur son corps, elle ne se savait guidée que par son esprit combattif, sa fierté et sa haine. En plus de son sens du devoir, bien entendu. Et finalement, si elle avait plié l'échine devant Saru, elle lui devait bien d'avoir réveillé son être, de lui avoir redonné vigueur, à défaut d'en disposer dans son propre corps. Dans sa marche funèbre, la douleur persistait, mais c'était une douleur sourde qui lui venait de partout à la fois et qui ne le paralysait pas. Elle avait conscience des trous qu'elle avait dans le ventre, de la bosse qui lui lançait le crâne, de son épaule amorphe, mais n'arrivait pas à se dire que c'était grave. Elle ne pensait qu'à une chose, ou plutôt son corps n'avait qu'une chose en tête: rallier le port et arrêter cet équipage.
Lorsqu'elle s'était affalée dans le couloir sous les coups de Saru, c'était comme si elle avait été privée de ses forces. Plus aucun muscle de réagissait. Elle avait perdu tout contrôle sur ses membres. Dans les vapes totales, elle avait juste conscience que son équipe de marins avait l'avantage sur les pirates et cette pensée la faisait lentement glisser vers l'évanouissement complet, hors des tourments d'un QG enflammé. Une sorte de nirvana personnel où la satisfaction de l'avoir emporté, même à terre et incapable de bouger, la faisait flotter dans la plénitude de la réussite. Du moins jusqu'à ce qu'une voix, perçant comme une aiguille, vint éclater la bulle de son monde. Et alors qu'elle entendait les pas de Saru résonner sur le sol en s'éloignant, comme si ce claquement régulier et marqué par son pied blessé amplifiait jusqu'à recouvrir tout autre son de bataille, toute cette sérénité de la victoire s'effondra sur elle-même, aspirant la satisfaction, éteignant la lueur de plénitude et réduisant en miette son calme et son silence comateux. Cette phrase, anodine en apparence, venait d'ouvrir une fenêtre sur la Faucheuse, le Lieutenant de la marine qui n'admettrait sa défaite qu'une fois six pieds sous terre et qui ne laisserait pas la victoire à un cuisinier itinérant.
Émergeant de sa léthargie subie, la faucheuse, baignant métaphoriquement dans son propre sang, ouvrit sur le monde un nouveau regard flamboyant, d'un vert ardent, qui se posa sur la bataille opposant marins à évadés. Il n'y avait ni trace de douleur ni de peur dans son regard, ni même de la pitié. On pouvait y lire une soif de vengeance et une profonde haine. Lentement, mécaniquement, toutes ses articulations se déployèrent pour la remettre debout. Ainsi couverte de sang, le regard si vide d'autres expressions que celles exprimées plus haut et se mouvant membre par membres, on aurait pu la prendre pour un mort vivant, création du fruit des ombres. Pourtant elle ne payait pas de mine. Aussi, un prisonnier qui venait d'achever son duelliste de marine l'aperçut. Elle venait juste de ramasser sa gigantesque arme. Il eut l'air très amusé de la voir vaciller sous le poids de la lame. Analysant la situation, et même s'il n'était armé que d'un cure-dent en comparaison, il dut se dire qu'il avait toutes ses chances de finir celle qui avait tenu tête au membre des Gun's. Il avait plus l'air d'un imbécile que d'un combattant et la faucheuse ne semblait même pas l'avoir remarqué.
Faisant passer son couteau de table d'une main à l'autre en faisant des grimaces de forban, il allait aussi surement à la rencontre du Lieutenant Blacrow que de la faucheuse. Dans son sillage, quelques autres le suivaient, se délectant à l'avance du spectacle qui égaierait un peu plus leurs nuit d'évasion. Notre faucheuse de porcelaine, de son côté, s'était mise en branle et sans plus prêter attention aux mécaniques que ces vaut-rien roulaient, marchait délibérément en direction de la sortie, vers le port, nœud de rencontre de toutes les routes. Mais avant le port, il y avait ce gars et ce couteau dont la collision risquait d'être aussi violente qu'imminente. Sûr de sa victoire, comprenez-le, il faisait face à une adolescente tenant à peine sur ses jambes, il arma grossièrement son bras et attaqua Rachel. D'un seul mouvement et sans crier gare, la faucheuse délesta l'homme de son couteau de la main gauche et du bras droit envoya la lame gigantesque de sa faux se nicher dans le crâne du pauvre homme, alternant bruit sec, puis flasque avant d'aller accrocher au mur le pauvre pirate, et tout ça dans la continuité de son attaque. Le mouvement avait été aussi fluide qu'insoupçonné. Rachel n'avait pas eu besoin d'ordonner à son corps de réagir. Il n'avait qu'un seul but et visiblement, tout obstacle serait écarté. Mais même avec le crâne en bouillie, une lame de cinquante centimètres logé dans le lobe occipital, son corps n'en avait visiblement pas terminé avec cette espèce de criminel endurci. Toujours dans le même état mécanique, usant de l'arme subtilisé au cadavre accroché au mur tel une toile de mauvais goût, elle planta la lame du cure-dent dans l'estomac du tableau sanglant avant de l'éventrer d'un mouvement descendant. Dans un horrible gargouillis semblables aux régurgitations humides de buveurs trop pleins de bière, les entrailles de l'homme se répandirent sur les dalles anciennement blanches du couloir.
Devant le regard horrifié de ses camarades, Rachel dégrafa son arme dans le même chuintement caractéristique d'une lame qui quitte son fourreau humain fait d'os et d'organes vitaux. Son regard vide et pourtant si oppressant, sa faux démesurée qu'elle reposait négligemment sur l'épaule, son air possédé et le cadavre à ses pieds qui baignait cette fois littéralement dans son sang... Il n'en fallut pas plus aux pirates pour prendre leurs jambes à leurs cou...
Plus tard, on racontera que ce couloir aurait été pris d'assaut par une bombe humaine. Du moins, avec tout le sang retrouvé sur les murs, c'est la théorie qui restera la plus probable.
*~*~*~*
Alors que l'esprit embrumé de Rachel tournoyait ces quelques souvenirs et oscillait entre sensations présentes et réflexions décousues, elle sentait son corps irrémédiablement attiré vers le port par une force invisible qu'elle connaissait pourtant bien: sa propre détermination. Elle savait ce qu'elle voulait, mais se trouvant dans l'incapacité de faire cette chose, elle avait involontairement coupé tout lien avec elle-même. C'était comme ça que l'on se retrouvait à marcher tel un robot dans un quartier ravagé par les guerres incessantes. Elle passait devant des bâtiments en ruine sans les voir, devant des pirates à l'agonie sans pouvoir s'en réjouir et devant des marins terrassés sous le nombre sans pouvoir intervenir. C'était comme si quelqu'un avait sectionné ses nerfs et qu'elle n'était plus maîtresse de son corps, contrôlé par un autre qu'elle. Et elle se serait débattue si elle n'avait pas su qu'elle était à l'origine de ce tour de passe-passe.
Derrière elle trottinait le gardien à la barbe de nain et aux allures de roc, la suivant comme si elle le lui avait demandé. Peut-être l'avait-elle fait... Mine de rien, il protégeait ses arrière. Car seule silhouette lente dans cet enfer de sang, personne ne la prenait pourtant pour cible. Trop effrayés? Pas assez impressionnante? En tout cas, la bataille touchait à sa fin car le but était la liberté et non pas le carnage. Une fois leurs ennemis écrasés, les quelques pirates encore debout fuyaient vers le port pour prendre leur envol d'hommes et de femmes libres. Et c'était le seul contrat encore envisageable. Le nombre de pirates régressait rapidement tandis que toujours plus de marins se jetaient dans la bataille. Les rues étaient donc devenues des avenues vers le paradis de la liberté. Et le Lieutenant Blacrow n'était qu'un officier perdu dans les rangs de fuyards dans lesquels son nain de compagnie se frayait un chemin à grands coups de hache dans le dos.
Rapidement, le port et les quais furent en vue. Les restes calcinés de quelques navires de guerre, d'autres encore en flammes, un pavé rouge sang et la boucherie qui s'offraient aux yeux inexpressifs de notre faucheuse témoignaient de la violence et de l'horreur du carnage dont le décor principal avait été le témoin. Inutile de décrire une nouvelle fois la vision pessimiste du champ de bataille, mais pour poser les bases, la faucheuse en porcelaine dut franchir un amoncellement de cadavres pour accéder à la baie. Et elle fut étonné de voir que même ça n'arrêta pas son corps déterminé à en finir avec les Gun's.
Alors qu'elle progressait lentement sur les pavés glissants, elle repéra dans le ciel, un peu plus loin, un nuage de pigeons particulièrement vifs. À mesure qu'elle s'approchait du centre du port, émanait de la direction des pigeons les plus puissants des « A mort » qui faisaient vibrer la bases depuis quelques minutes déjà. Derrière elle, les tâches de sang auraient permis de la suivre à la trace. Elle savait que la mort l'attendait, à ce rythme, mais elle ne voulait pas abandonner pour autant, aussi son corps ne la lâcha pas. Oui, son attention se focalisait d'une chose à une autre sans autre lien logique que d'éviter de penser à la pulsation de son sang qui battait de plus en plus fort à ses tempes, battement pourtant de moins en moins rassurant...
Soudain, une silhouette sortit du couvert des bâtiments, débouchant sur les dalles du port comme en terrain conquis. Son assurance, son charisme et son regard flamboyant attira le regard du Lieutenant à la faux, et ce malgré l'apparente faiblesse de l'homme aux cheveux blancs. Alors qu'ils n'étaient qu'à quelques mètres l'un de l'autre, Rachel stoppa sa progression, redevenant maîtresse de son corps. Peut-être avait-il reconnu en ce jeune homme la personne recherchée. Retrouvant à nouveau l'usage de ses mouvements, Rachel vacilla sous l'effet de l'hémorragie. Mais elle ne put détourner son regard de ces yeux rouges aussi flamboyants que ceux qu'elle affichait également dans un vert opposé. Ce regard dur et couleur sang, ces cheveux blancs... Elle avait assez étudié le cas de l'équipage des Gun&Gun's pour en reconnaître Timothé N. Tempiesta dont la tête était mise à prix.
Elle ne put cependant que rester là, les bras ballants et sa faux sur l'épaule à le fixer de son ardent regard émeraude. Elle n'avait plus la force de bouger et rester debout consommait toute les forces qu'il lui restait. Elle faisait face. Par la puissance de sa volonté. Et par sa présence, elle criai bien haut, qu'elle se dresserait contre lui, contre TnT, et contre tous les Gun's!