- L'île du Piton Blanc:
- L'île du Piton Blanc est un petit bout de terre, perdu au beau milieu de nulle part de North Blue, éloigné des principaux axes de navigations commerciaux et militaires, boudé par les pirates et ignoré de la Révolution. La seule richesse dont peuvent s'enorgueillir les habitants de l'île est sa position de leader mondial incontestable dans la production des bâtons de craies, bien qu’il faille reconnaître qu'en dehors des professeurs des écoles, rares sont ceux à jamais avoir entendu parler de ce fait. Et étrangement, personne n'a jamais ne serait-ce que songé à tenter de leur ravir cette prestigieuse position.
La géographie de l’île est fort simple, ce qui présente l’indéniable avantage de permettre aux enfants du coin de la dessiner facilement. En son centre, le fameux piton, celui-là même qui donne son nom à l’île. C’est au sein de ce massif qu’on trouve les fameuses carrières de craie qui font la non-renommée du coin. Tout autour du piton, formant une petite couronne circulaire, s’étendent de vastes prairies d’herbes grasses, arpentées par des troupeaux de chèvres, seconde industrie majoritaire de l’île.
Tout au Sud de l’île se trouve Blanchemuraille, une petite ville d’environ sept milles âmes. D’après les habitants, il s’agit de la capitale de l’île. D’après les rares visiteurs, il s’agit surtout de l’unique ville digne de ce nom de toute l’île. Mais qu’importe les médisants. Blanchemuraille est une cité de caractère, toute jolie et proprette. Outre la grande Muraille qui la ceint et lui donne son nom, on y trouve aussi un hôtel de ville, plein centre, avec son Beffroi dont le carillon sonne toutes les heures avec soixante-cinq minutes d’avance : son mécanisme est un véritable chef-d’œuvre d’engrenages délicats et géniaux que plus personne ne comprend depuis des siècles, aussi la mairie a-t-elle renoncé à la faire remettre à l’heure depuis bien longtemps. Les habitants sont si habitués à la gymnastique mentale pour associer la bonne heure qu’ils n’y font même plus attention, mais ce n’est pas le cas des rares touristes qui débarquent et cela n’aide pas à améliorer l’image de l’île auprès d’eux. Tout au sud de la ville se trouve le port : l’île ne produisant essentiellement que de la craie et du fromage de chèvre, elle est majoritairement tributaire de l’extérieur pour se ravitailler, aussi des armateurs locaux organisent régulièrement des convois pour alimenter l’île en tout ce dont elle a besoin.
À l’ouest de la ville se trouve la Caserne. Aussi vieille que la Muraille, la Caserne a servi jadis à accueillir la garde de la ville, il y a des éons, avant que l’existence de l’île ne soit réellement reconnue et que le Gouvernement Mondial ne l’incorpore à son domaine. La Caserne héberge maintenant un petit contingent d’une cinquantaine de Marines, chargé de faire régner l’ordre et respecter la loi dans la cité.
Tout à l’est de l’île par rapport à Blanchemuraille se trouve la Base. En réalité, son nom administratif est la Base #127 de North Blue, mais ici, tout le monde l’appelle « la Base ». Ce n’est pas comme s’il y en avait beaucoup d’autres dans les environs : la plus proche doit être à deux bonnes semaines de navigation… La Base contient tout le reste de la garnison de la Marine, pour un total de cinq cents hommes, qui se relaient avec ceux de la Caserne. C’est un petit effectif, mais ce n’est déjà pas si mal pour une petite île sans importance symbolique, politique, économique ou stratégique. En réalité, la Marine entretient une présence militaire surtout pour s’assurer que l’île ne tombe pas dans l’escarcelle d’un pirate friand de fromages de chèvre (ou ayant développé une addiction à la craie) qui en ferait sa base arrière et pourrait alors en profiter pendant des années le temps que la Marine ou le Gouvernement Mondial ne réalisent qu’ils se la sont fait piquer.
En dépit de sa taille minuscule, la garnison militaire est tout de même placée sous les ordres d’un Colonel. Traditionnellement, il s’agit souvent d’une pré-retraite dorée qui ne dit pas son nom, l’Officier en poste se contentant de se la couler douce en attendant paisiblement l’heure du départ. En effet, il ne se passe jamais rien sur le Piton Blanc. Bien qu’à en croire l’actuel Colonel, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, il y a de cela de très nombreuses années…
- Dans les épisodes précédents:
« Deux-cents-quarante-huit ! Deux-cents-quarante-neuf ! Deux-cents-cinquante !! »
Rachel abandonna aussitôt sa corde à sauter pour se précipiter sur le sac de frappe et commencer à le bourrer de coups, alliant au mieux vitesse, puissance et précision. Ou précipitation, puissance et encore-et-toujours-plus-de-puissance!, selon un point de vue plus objectif. Le pauvre sac n'avait même pas le temps de revenir à sa position initiale que les frappes titanesques de la nouvelle sergent-cheffe l'envoyaient derechef voler encore plus en arrière. Bien trop souvent soumis à un tel traitement éprouvant ces derniers temps, le sac finit par rendre l'âme tandis que le poing de l'imposante albinos le traversait de part en part.
La jeune femme ne perdit pas de temps à se montrer dépitée devant ce nouveau développement de la situation et se rua sans perdre de temps sur le banc de musculation, commençant fébrilement à soulever des haltères avec beaucoup trop de poids dessus pour être raisonnable.
Un toussotement ostentatoire tira Rachel de son entraînement frénétique. Elle releva la tête de son banc d'exercice pour apercevoir le commandant Song et le colonel Hendricks debout près de la porte du gymnase. Le premier était relativement jeune, tiré à quatre épingles dans son uniforme fringant, le port altier, le regard vif, impeccablement rasé et la chevelure coiffée comme un as de pique. Le second était un vieillard proche de la retraite, le visage mangé d'une longue barbe grisonnante, arborant des lunettes aux verres épais et une calvitie complète. Les deux officiers supérieurs de la garnison du Piton Blanc étaient aussi dissemblables que parfaitement complémentaires.
La jeune femme raccrocha prestement son haltère, se releva et salua ses supérieurs comme il se le devait, avant de s'approcher à leur rencontre, attrapant une serviette au passage pour s'éponger un minimum. Avec l'entraînement drastique qu'elle s'imposait, elle était en nage.
« Mon colonel, mon commandant, que puis-je pour vous ? S'enquit Rachel, étonnée de leur présence.
_ Bonjour, sergente, l'accueillit Song. Heu... Vous pourriez nous expliquer ce que vous êtes en train de faire, là ? On vous cherchait à l'infirmerie, nous.
_ Ben je m'entraîne. Ça se voit, non ?
_ Vous vous entraînez ? Releva l'officier.
_ Oui, mon commandant, expliqua Rachel. Après l'accrochage avec M. Fletcher, l'agent du Cipher Pol, lors de la dernière mission, j'ai bien compris que je ne faisais pas le poids. Hors de question que ça se reproduise ! La prochaine fois, je compte bien l'écraser !
_ Je vois. On est pas du tout rancunière, hein... D'accord, mais... vous êtes censée être encore en convalescence, lui rappela Song. Pour vous reposer. Laisser votre corps récupérer, tout ça...
_ Mais nan, c'est bon, je vais déjà beaucoup mieux ! Assura la jeune femme.
_ C'était une injonction du médecin de la base.
_ J'ai pas mal.
_ Vous êtes encore couverte de bandages.
_ Je pète la forme.
_ Non mais qu'est-ce que vous comprenez pas dans la notion de convalescence ?
_ J'ai pas le temps, je dois devenir plus forte, là, tout de suite !
_ Tête de mule. Dites-lui, mon colonel ! Appela à l'aide le commandant.
_ Ho ho ho ho ! S'esclaffa Hendricks de sa grosse voix grave.
_ Ah ben merci, ça m'aide beaucoup, ça...
_ Ah, la fougue et la vitalité de la jeunesse, soupira le colonel dans un sourire. C'est bien d'en vouloir, sergent, mais promettez-moi juste de ne pas en faire trop et de rester attentive à vos limites.
_ Heu... Hum... Bien sûr, mon colonel, assura Rachel. On va dire que c'était pas rétroactif, hein... Mais vous ne veniez pas me voir juste pour surveiller ma santé, changea de sujet la jeune femme. Que se passe-t-il ?
_ Si vous saviez tout ce que je surveille... Hum, hé bien, cela ne fait pas très longtemps que vous êtes parmi nous, se remémora Hendricks. Avez-vous déjà entendu parler de la régate du Piton Blanc ?
_ Bien sûr, mon colonel. Tous les six mois, la garnison organise une course de bateau entre deux officiers, le tenant du titre et le challenger. C'est d'ailleurs le commandant Song qui détient le titre, invaincu depuis cinq ans. Et la prochaine édition, c'est genre la semaine prochaine. Pourquoi cette question ? S'inquiéta subitement Rachel. Ah non, ne me dites pas que...
_ Fort malheureusement, l'officier Mickaelis qui devait tenir le rôle du challenger est malencontreusement tombé malade et ne pourra pas participer à cette édition, révéla le colonel. Et puisque vous venez d'être promue au rang de Sergent-Chef, j'ai immédiatement pensé à vous !
_ Raaah, je le savais ! Ne pourrait-on pas juste décaler la course de quelques jours, mon Colonel ? Tenta la jeune femme sans trop y croire.
_ Non, non, impossible, assura le colonel. Les médecins ne savent pas combien de temps va prendre sa guérison.
_ Dites-donc, elle paraît vachement opportune, cette maladie, là !
_ Du tout. Vous vous faites idées, sergent.
_ Admettons... Mais pourquoi moi, mon colonel ? Voulut savoir Rachel.
_ Car vous êtes la seule autre officier à ne pas avoir encore affronté le commandant Song sur cette régate, révéla Hendricks. Ça n'en sera donc que plus intéressant pour le public !
_ Le public est aussi friand des revanches, vous savez ? Suggéra la jeune femme.
_ Non, non : avec ce qu'a mis le commandant à chacun de ses adversaires, une revanche ne laisserait guère de place au suspens, avoua le colonel.
_ Mais je n'y connais rien à la navigation, moi, se défendit Rachel. Y'aura aucun suspens non plus !
_ Aaah, mais maintenant, vous êtes sergent-chef, lui rappela Hendricks, nul doute que vous trouverez bien des gens compétents parmi vos hommes pour vous apprendre tout ce que vous aurez besoin de savoir.
_ ... Z'êtes vraiment sûûûûûr que j'avais pas le droit de la refuser, cette promotion de sergent-chef ?
_ Ho ho ho ho ! Puisque je vous l'ai dit, faites-moi confiance.
_ Un syndicat. Je veux un syndicat. Très bien, mon colonel, tenta de faire bonne figure la jeune femme. Je vais participer à cette régate... Non, mais je viens de penser à un plan du tonnerre, ça sera vite plié, en fait.
_ Fantastique, je n'en attendais pas moins de vous ! S'enthousiasma le colonel.
_ J'ai pas vraiment eu l'impression d'avoir le choix, hein...
_ Je laisse le soin au commandant Song de vous expliquer les détails de l'épreuve, affirma Hendricks. Sur ce, je vous souhaite bon courage, sergent ! »
Le colonel s'en alla d'un pas guilleret sous le regard désabusé de la sergent-cheffe. Le commandant Song se racla la gorge pour attirer son attention.
« Alors je vous l'annonce tout de suite : interdiction formelle d'aborder le navire de l'adversaire, signala Song.
_ Comment vous avez su, mon commandant ? S'étonna l'ancienne des commandos d'assaut de la Marine d'XXXX.
_ Oh, un genre d'intuition, on va dire... »
*
* *
* *
Quelques temps plus tard, Rachel déboulait dans l'une des salles d'exercice de la Base, où elle ne tarda pas à trouver ce qu'elle cherchait : un gros casque à cornes subtilement camouflé sous une casquette de marine – subtilement, selon son propriétaire, tout du moins. Bien évidemment, c'était plutôt la personne sous ces couvre-chefs que Rachel cherchait, plus que le casque lui-même. Jürgen Krieger, l'un de ses deux sergents. Un Nordique pur souche, un va-t'en-guerre patenté ainsi qu'un règlement de la Marine sur patte. Il était présentement en train d'encadrer un entraînement au combat aux sabres avec les recrues.
« Sergent Krieger !? L’interpella Rachel. On a une nouvelle mission ! Réunion d'urgence ! Où est Marlow ? Encore sur la côte à tester son yaourtophone ?
_ Pas de soucis, mon sergent, affirma Jürgen. Quant au sergent Marlow, il est à la réfection du réfectoire.
_ Heu... Pour de vrai ou c'était juste pour le calembour ?
_ Pour de vrai. Une sombre histoire de portes et de desserts, j'ai pas tout compris...
_ Très bien, allons le chercher. »
Jürgen confia la suite de l'entraînement des recrues à l'un de ses caporaux – c'est l'avantage des pyramides hiérarchiques : tant qu'on n'est pas en bas, on peut toujours refiler le boulot à un subalterne – et Rachel et lui filèrent d'un bon pas en direction du réfectoire de la Base. Comme de juste, Edwin s'y trouvait avec une partie de ses hommes, affairés près de la porte menant à la cuisine. Le sergent-bricoleur les accueillit avec un grand sourire.
« Hé, mon sergent, vous tombez à pic ! Annonça joyeusement Edwin. On allait justement tester le mécanisme ! »
La réflexion fit sourire Rachel. Le sergent Marlow n'était pas simplement un bricoleur éminemment astucieux. Non, c'était aussi et surtout un passionné qui n'aimait rien tant que partager son enthousiasme avec les gens autour de lui. Quel que soit le moment où la jeune femme aurait pu débarquer, elle serait quand même tomber à pic : en début de bricolage, il aurait été ravi de lui détailler par le menu le problème en cours, les verrous à lever et les solutions qu'il envisageait. En cours de bricolage, il se serait réjoui que l'imposante albinos puisse lui prêter main-forte. Et en fin de bricolage, comme à l'instant, Edwin était enchanté à l'idée de lui présenter les fruits de ses travaux. Un passionné, un vrai, bien loin du jeune homme timide et un peu gauche qu'il était en temps normal.
« Alors, qu'est-ce que vous nous avez concocté de beau, cette fois-ci ? S'enquit gentiment Rachel.
_ C'est une demande de la part des cuisiniers, en fait, expliqua Edwin.
_ Des cuisiniers ? M'enfin ? Qu'est-ce que... ?
_ Vous savez, l'autre jour, j'ai promis mes desserts à Laurent s'il acceptait de jouer les pilotes pour mon test de dispositif acoustique, lui rappela le sergent.
_ C'était plutôt retors, d'ailleurs, j'aurais pas cru ça de vous.
_ Sauf qu'on est resté en mission à Blanchemuraille le soir-même pendant que Laurent était ici, reprit Edwin. Du coup, il a essayé de négocier auprès des cuistots pour le rab' de dessert, mais ils n'étaient pas trop d'accord.
_ Tu m'étonnes, ça devait puer l'embrouille, présenté comme ça...
_ Du coup, il leur a tout expliqué depuis le début. Ça ne les a pas du tout convaincus, révéla le jeune homme, mais ça les a intéressés : à notre retour, ils m'ont demandé si je ne pouvais pas leur bricoler un truc. En échange, ils donneront son rab' de dessert à Laurent et je garderai quand même les miens.
_ S'ils savaient que vous auriez même accepté pour rien... Et donc ? Quel est le projet du jour ? Sourit Rachel.
_ Non mais ils ont eu une bonne idée : je vais pouvoir les reproposer à quelqu'un si je manque de volontaires ! Vous allez voir ! Vous pourriez mettre votre pied ici, s'il-vous-plaît ? »
L'imposante albinos ne se fit pas prier et avança jusqu'au point désigné par Edwin. Il y eût un clic discret et la porte de la cuisine s'ouvrit d'un seul mouvement fluide. Ce n'est qu'alors que la jeune femme remarqua un discret système de poulies, de poids et de cordes à l'angle du mur.
« Une porte automatique ? S'émerveilla la sergent-cheffe. On arrête pas le progrès...
_ Hé oui ! S'enthousiasma Edwin. Évidemment, le système a un jumeau de l'autre côté, pour que ça marche dans les deux sens. J'ai aussi minuté la fermeture pour que les chariots de cuisine passent sans se presser. J'aurai bien aimé intégrer le dispositif de contrepoids dans la cloison, pour l'esthétisme, mais les cuisiniers n'étaient pas chauds pour que j'abatte et remonte le mur. Soi-disant que ç'aurait fait trop de poussières dans les cuisines.
_ Tu m'étonnes...
_ Non mais c'est bon, je vais modifier leur ventilation, comme ça, après, je pourrai m'occuper du mur, voilà tout.
_ Du coup, si vous avez fini, désolée de vous presser mais réunion d'urgence : on a une nouvelle mission ! »
Edwin acquiesça et chargea l'un de ses lieutenants d'assurer le nettoyage du chantier avant de rejoindre Jürgen et Rachel dans un coin du réfectoire.
« Alors, que se passe-t-il, mon sergent ? Demanda le Nordique.
_ La régate du Piton Blanc, ça vous parle ? S'enquit la jeune femme.
_ C'est une course de navires organisée par la Base, non ? Répondit Edwin.
_ Même qu'elle a lieu la semaine prochaine, renchérit Jürgen.
_ Exact, acquiesça Rachel. Mais suite à un changement de programme de dernières minutes... C'est nous qui serons les challengers de cette édition.
_ Ouais, trop bien ! S'enthousiasma le Nordique. On dit que le commandant Song est imbattable, j'ai trop hâte de l'affronter !
_ Sauf qu'il m'a précisé qu'on pourrait ni l'aborder ni le canonner...
_ Heu... Mais dites, mon sergent, intervint le caporal Marlow. Une semaine, c'est pas un peu court pour se préparer ?
_ Si, approuva Rachel. Et c'est là que j'ai besoin de votre aide : moi, la navigation, je n'y connais rien. Qu'en est-il pour vous ?
_ Ben, j'ai quelques connaissances sur la théorie global, reconnu Edwin, mais pour la mise en pratique...
_ J'ai été triple champion du Sac de Thorkell, signala Jürgen.
_ C'est bien que je pensais, fit Rachel. Il va falloir voir dans la troupe si... Hé attendez, champion de quoi ?
_ Le Sac de Thorkell, répéta le Nordique tout sourire. C'est une compétition traditionnelle de mon île natale.
_ Heu... D'accord, mais ça consiste en quoi ? Hésita la jeune femme. Y'a un rapport avec notre choucroute ?
_ Ben je vous explique : dans l'antiquité, sur mon île, l'activité principale, c'était d'aller piller les voisins pour ramener richesses et nourritures au bercail. Et le rite de passage à l'âge adulte, c'était de participer à ces razzias. Bon, forcément, au bout d'un moment, c'était plus trop possible de piller les voisins, rapport aux liens diplomatiques, tout ça, et ç'a foutu la merde pour les rites de passage. Alors, les anciens ont eu l'idée de transformer les razzias en une grande course au trésor auxquels participent seulement les plus jeunes : on part en drakkar depuis notre île jusqu'à la cible, on remonte la piste du trésor et on le ramène à la maison.
_ Mais pourquoi "le Sac de Thorkell" ? Releva Rachel.
_ Ben fallait un nom qu'en jette, expliqua Jürgen, et Thorkell, c'était notre plus grand héros national. Presque trois mètres, hein... Et c'était un champion des razzias à son époque. On raconte qu'une fois, il a tellement mis à sac une île qu'elle en a même coulé. C'est mon modèle ! Mon rêve, c'est de faire tout pareil avec une île pirate !
_ Et tout d'un coup, beaucoup de choses s'expliquent...
_ Bref, du coup, j'ai participé une première fois à treize ans en tant que membre d'un équipage. Puis les trois années suivantes en tant que capitaine de mon propre drakkar ! Pavoisa le Nordique.
_ Mais alors, vous êtes un navigateur chevronné ? N'en revenait la jeune femme.
_ Pour sûr : mes parents m'ont offert ma première barque à voile à l'âge de trois ans, rétorqua Jürgen.
_ Sergent Krieger, c'est décidé, vous êtes mon nouveau héros ! S'exclama Rachel avec un grand sourire enthousiaste. Avec ça, on a toute nos chances ! Il n'y a plus qu'à vous dégotter un équipage et on sera bon.
_ Heu... On pourrait peut-être aussi jeter un coup d'œil au parcours ? Suggéra Edwin.
_ Excellente idée, sergent Marlow. Allons voir ça de suite ! »
Une dizaine de minutes plus tard et le trio de la Marine quittait la base et longeait la côte en direction de Blanchemuraille. Le début du parcours était simple : les deux navires quittaient la Base, contournaient le Rocher de la Murène un peu à l'est pour se mettre en position, et devaient repasser devant la Base par la ligne fictive qui prolongeait l'embarcadère et symbolisait la ligne de départ. De là, les navires filaient plein pot vers l'Ouest en direction du port de Blanchemuraille.
Les trois Marines contemplèrent les lieux tout en avançant sous le vent cinglant.
« Alors, sergent Krieger ? S'enquit Rachel. Un avis ?
_ On aura quoi, comme navire ? Voulut savoir le Nordique.
_ Une caravelle, de classe Vogue-Merry. On a l'autorisation de s'entraîner dessus trois heures par jour tout au long de la semaine. De quatorze heures à dix-sept heures.
_ Une caravelle, hein... Ok, c'est pas trop mauvais, comme choix, ça, approuva Jürgen.
_ Pourquoi ? Voulut savoir la sergent-cheffe.
_ Parce que le vent souffle d'ouest en est, expliqua le Nordique. Ça veut dire qu'au début de la course, on sera vent de face. Avec un drakkar, ç'aurait été la misère à gérer, ça...
_ C'est le cas maintenant mais ça n'est peut-être pas comme ça tout le temps le cas, objecta la jeune femme.
_ Je pense que si, intervint Edwin. Regardez les arbres sur le Rocher : ils sont tous significativement courbés. C'est le signe qu'il s'agit du vent dominant.
_ Mais attendez, s'alarma Rachel. Le bateau avance parce que le vent gonfle les voiles. Avec le vent de face, on va pas reculer ?
_ Nan, il faudra tirer des bords mais ça ira, assura Jürgen.
_ Ah oui, "tirer des bords". Je vois, je vois...
_ En gros, on va louvoyer, lui traduisit Edwin. Je comprends mieux l'intérêt du parcours : on va commencer par une grosse phase technique avec ce vent de face, par contre, au retour, on aura le vent de dos, donc on sera au maximum de la vitesse. C'est bien pensé pour le public, en fait...
_ Comment ça, une grosse phase technique ? Releva la jeune femme.
_ Parce qu'on va avancer en zigzag, expliqua Jürgen.
_ ...
_ ...
_ Ok, zigzag, et donc ? Insista Rachel. Oukilé, le problème ?
_ Pour faire simple, ça signifie qu'il va falloir trouver un compromis entre deux extrêmes, détailla Edwin. La ligne droite est le chemin le plus court qu'on veut suivre, mais c'est impossible à cause du vent. On est obligé d'avancer en biais, mais si on ne s'écarte pas assez de la ligne droite, on aura pas assez de portance et donc pas assez de vitesse. Inversement, si on s'écarte trop, on va s'éloigner de notre trajectoire idéale et donc perdre du temps en dépit du gain de vitesse qu'on obtiendra.
_ Par ailleurs, avec la caravelle, le changement de direction constant va impliquer de gérer finement les gréements, renchérit Jürgen. La grosse voile carré centrale n'est pas du tout adaptée pour ce genre de manœuvre, donc il faudra l'orienter et la réorienter manuellement à chaque changement de direction. Heureusement, la voile latine à l'arrière nous permettra de garder de l'allure pendant ces changements.
_ Voile latine ?
_ Celle en triangle, mon sergent.
_ Bon, donc si je comprends bien, résuma Rachel, c'est un passage compliqué qui demande un haut niveau technique non seulement pour le barreur mais aussi pour tout l'équipage. Donc faut vraiment qu'on bosse cet aspect... Sergent Krieger, vous pensez qu'on aura assez d'une semaine pour entraîner les hommes là-dessus ?
_ Dur à dire, grommela l'intéressé. Ça va dépendre de leur niveau de base, si y'en a qui sont déjà familier de la navigation ou pas du tout... Ch'ais pas. On verra ça demain quand on pourra essayer la caravelle.
_ Et pour le retour, avec le vent de dos, des choses dont il faut se méfier ? S'enquit la jeune femme.
_ Pas vraiment, répondit Jürgen en haussant les épaules. Il faudra juste tirer le meilleur parti du vent arrière ; ça reposera essentiellement sur la capacité du barreur à lire le vent et sentir les vagues. Mais à ce jeu-là, j'peux pas perdre ! »
Le trio de choc poursuivit sa route, jusqu'à atteindre Blanchemuraille. La Porte de l'Est portait encore les séquelles de l'affrontement contre M. Fletcher, dont la silhouette se devinait vaguement dans l'intérieur droit fracassé de l'arche. Le passage par le port fut rapide : d'après le parcours, les concurrents devaient passés au large de la jetée avant de remonter vers Nord-Ouest jusqu'au Phare d'Albâtre. La topographie de l'île, conjuguée à la longueur de la jetée, créait ainsi un angle droit de quatre-vingt-dix degrés, mais Jürgen assura que cela ne leur poserait aucun problème particulier.
Les Marines continuèrent, traversant la ville pour ressortir par la Porte de l'Ouest et continuer sur un petit sentier en bordure de mer. Il leur fallut une petite trotte pour atteindre le Phare d'Albâtre, une grande tour aussi blanche que l'enceinte de Blanchemuraille, érigée seule sur un piton rocheux émergeant à quelques mètres au-dessus des flots. Le Phare se dressait fièrement à plus d'une dizaine de mètres de hauteur. D'après le parcours, les navires étaient censés passé d'un côté, entre le Phare et l'île, exécuter une grande boucle autour pour faire demi-tour et repasser près du Phare, côté grand large.
« Sergent Krieger, un avis ? S'enquit Rachel.
_ Ça sera un passage délicat, fit remarquer Jürgen. En soi, la manœuvre n'est pas bien compliquée, il faut juste virer à trois-cents-soixante degrés. Mais si on s'y prend mal, on va se faire larguer par le commandant.
_ Pourquoi ?
_ À cause de l'inertie du navire, explicita le Nordique. Si on ne réduit pas la vitesse, on va se déporter et effectuer une boucle beaucoup trop grande lorsqu'on va virer. Mais si on ralentit trop, on pourra certes virer plus serré mais au rythme d'une tortue.
_ Encore un compromis entre la trajectoire et la vitesse, grommela sombrement Rachel.
_ Oui, mais cette fois-ci, c'est beaucoup plus simple que sur la première partie, intervint Edwin. On sera globalement à vitesse, position et trajectoire constante en arrivant ici. Il faudra faire quelques tests pour voir ce que ça donne réellement, mais une fois les paramètres acquis, je peux calculer le meilleur angle d'attaque pour qu'on colle à la trajectoire la plus parfaite possible.
_ Excellent, je compte sur vous, Sergent Marlow ! »
Les trois Marines reprirent le chemin du retour, continuant à deviser autour des différentes problématiques maritimes de cette course. Au vu de ses compétences personnelles en la matière, Rachel avait d'ores et déjà décidé de déléguer toute l'opération à Jürgen. Ce n'était peut-être pas un comportement digne d'un véritable officier de la Marine mais la jeune femme n'avait aucune fierté en la matière. Mieux valait un bon capitaine pour gérer le navire, c'était quand même ça le principal.
Le retour prit plus de temps que l'allée, Rachel se remettant à boiter en cours de route. Elle avait beaucoup trop sollicité son genou blessé pendant ses entraînements excessifs et après la sacrée balade qu'ils venaient de faire, la douleur se rappela à son bon souvenir. Alors que la jeune femme était résolue à serrer les dents et poursuivre jusqu'à la Base vaille que vaille, fidèle à son tempérament tenace, Edwin proposa avec tact qu'ils profitent d'être proche de Blanchemuraille pour dîner sur place, arguant que ça les changerait un peu de la tambouille de la cantine.
Les trois Marines se retrouvèrent donc finalement attablés dans une petite gargote du coin. En dépit de la nourriture, tout juste correcte, l'établissement était bondé, tirant visiblement son épingle du jeu par son atmosphère conviviale et chaleureuse.
« Bon, et comment va-t-on procéder pour l'équipage ? Était en train de demander Rachel en se massant machinalement le genou. La plupart des matelots de nos unités sont des deuxièmes classes à peine enrôlées, sans aucune expérience. Y'en a peut-être un ou deux qui s'y connaissent, mais c'est pas la peine de compter sur un équipage complet expérimenté.
_ En une semaine, avec à peine trois heures d'entraînement par jour, ça va être dur de mettre des novices à niveau, objecta Jürgen en sauçant minutieusement son assiette avec un bout de pain – la sauce était tout à fait délicieuse, selon lui.
_ Est-ce que c'est envisageable de les spécialiser ? S'interrogea Edwin, concentré à faire une cocotte avec sa serviette en papier. On a pas besoin qu'ils soient bons partout, ni même qu'ils soient complètement formés à toutes les situations. Tout ce qu'il nous faut, c'est qu'ils sachent gérer ce qu'ils vont rencontrer durant la course. Je fais ça avec mon unité, quand j'ai besoin d'aide sur un bricolage précis...
_ Ça serait probablement plus simple, oui, admit le Nordique. Mais le problème, c'est le temps disponible : on a accès à la caravelle que trois heures par jour et seulement une semaine pour les former. C'est vraiment pas l'idéal. En plus, dans l'absolu, j'aimerai bien avoir deux équipages : un groupe de titulaire et un groupe de remplacement.
_ Effectivement, approuva Rachel, ce serait catastrophique qu'une blessure ou une maladie nous ampute d'un membre d'équipage juste avant le jour J. Genre, la fameuse maladie de l'officier Mickaelis... Mais préparer deux équipes diminuerait d'autant le temps disponible pour les former. Ça ne nous laisse pas trente-six solutions, tout ça.
_ C'est-à-dire, mon sergent ? S'étonna Edwin, qui ne voyait pas de solutions du tout.
_ On va devoir voler une caravelle ! Affirma vigoureusement Jürgen.
_ Je préférerai qu'on évite de voler notre propre institution, fit remarquer la sergent-cheffe.
_ Enfer ! Bon, alors on oublie de ramener la caravelle demain et on la garde toute la semaine !
_ Non mais on va aussi éviter l'insubordination, tant qu'à faire... On va devoir mettre à profit les heures sans caravelle pour s'entraîner malgré tout, annonça la jeune femme. Donc, il faut qu'on trouve des exercices théoriques pour pouvoir faire travailler l'équipage sur la terre ferme !
_ Facile à dire, mais comment faire ? S'inquiéta le sergent Marlow.
_ J'en sais encore trop rien, avoua Rachel dans un sourire. Mais demain, on constatera de visu quels sont les manœuvres nécessaires pour faire naviguer la caravelle et on avisera à partir de là. Je ne vais pas inventer des trucs sans savoir, j'y connais rien, je vous rappelle...
_ Vous pensez que ça ira, mon sergent ? Se demanda Edwin. Est-ce qu'on a vraiment une chance en se préparant comme ça ? Je veux dire... Le commandant Song a la réputation d'être excellent, dix participations, dix victoires et, pour ce que j'ai entendu dire, c'était sans appel : un KO franc et massif, pour ainsi dire. Et nous, on va se pointer avec un équipage de novices, préparé à l'arrache en un temps record. On fera jamais le poids...
_ Il ne faut pas partir perdant, caporal Marlow, le morigéna gentiment la jeune femme. Et puis, comme on dit, l'important, c'est de parti...
_ Hé, mais c'est Rachel ! » S'exclama une voix par-dessus le brouhaha de la gargote.
Les trois Marines tournèrent la tête pour voir approcher un trentenaire, au visage sérieux rehaussé par une paire de lunettes carrées, bruns, un pichet de bière à la main et des stigmates de l'alcool joyeux au visage. Damien Uterziegler, l'un des épiciers de Blanchemuraille et témoin dans l'affaire du vampire, en compagnie d'une demi-douzaine de ses amis.
« Hé, bonjour monsieur Uterziegler, l'accueillit poliment Rachel avec un sourire chaleureux. Comment allez-vous ?
_ Oh, c'est bon, tu peux m'appeler Damien, assura l'épicier. Ça va nickel. Et encore merci pour la réparation de la grille, elle marche du tonnerre !
_ Ravie de l'entendre.
_ Ben alors, Damien, intervint l'un des larrons derrière. C'est ta nouvelle copine ? Tu nous présentes pas ?
_ Rooh, mais non, t'es con, Bébert, répondit l'épicier. C'est l'officier Rachel Syracuse, c'est elle qu'a coffré le vampire qui terrorisait le quartier !
_ Boooh, les vampires, ça existe pas, rétorqua le dénommé Bébert.
_ Ouais, ben n'empêche qu'elle l'a coffré, le type, il est plus revenu nous embêter, hein... Affirma Damien.
_ Ok, d'accord, c'est une as, ta copine. À ta santé, m'dame ! Proclama le larron avant de boire cul-sec et d'aller se chercher une nouvelle chopine.
_ Mais qu'est-ce que tu fais là, Rachel ? Repris Damien. C'est pas courant de voir des Marines ici...
_ Heu... C'est parce qu'on planifie notre stratégie secrète pour la régate du Piton Blanc, alors on voulait éviter les oreilles indiscrètes à la Base, improvisa la sergent-cheffe peu désireuse de s'étendre sur sa blessure au genou.
_ Vous êtes dans l'équipage de Mickaelis ? S'étonna l'épicier.
_ Non, non, nous le remplaçons, expliqua Rachel. En raison d'un contre-temps, l'officier Mickaelis sera indisponible pour la course, alors on nous a demandé de le remplacer au pied levé.
_ 'ttendez, 'ttendez... La course, ça va être toi contre Song ? Essaya de comprendre Damien, un peu lent à cause de l'alcool.
_ Hé bien, oui, acquiesça la jeune femme. Ça n'a pas encore été officialisé ?
_ Hé les gars ! Interpella l'épicier à la cantonade. Pour la régate, c'est Rachel qu'affronte Song !!
_ Beh kessachange ? Voulut savoir Bébert tout juste revenu du bar. L'commandant Song, il gagne toujours, d'toute façon...
_ Nan mais là, c'est Rachel ! Ça se voit que tu l'as pas vu en action !
_ Beh toi non plus, en vrai...
_ Elle a vaincu un vampire. Un-vam-pire ! Martela Damien. Crois-moi, si y'en a une ici qui peut battre Song, c'est bien elle !
_ Mais genre, tu vas parier sur sa victoire, peut-être ? Voulut savoir Bébert.
_ Mais carrément ! Affirma l'épicier. Moi j'y crois, j'ai totalement confiance !
_ Wéééé ! À la victoire de la Rachel ! Santé !! Acclama Bébert avant de s'enfiler sa chope cul-sec.
_ Bon, ben si vous stratégisez, on va pas vous déranger plus longtemps, alors, signala Damien. Courage pour la régate ! Moi, ch'uis de tout cœur avec vous ! »
Rachel regarda l'épicier s'éloigner avec ses compagnons de beuverie, commençant à discuter de la course entre eux. Pas seulement eux, s'aperçut soudainement la jeune femme. Tout d'un coup, toute la gargote bruissait des commentaires des uns et des autres sur la course, les pronostics et les chances de voir enfin un terme à la domination du commandant Song sur l'épreuve...
« Les gars ? Changement de plan, annonça avec un grand sourire déterminé la sergent-cheffe à ses subordonnées.
_ Heu... C'est-à-dire ? S'inquiéta Edwin.
_ On va gagner. On doit gagner !
_ J'avais peur que vous nous sortiez un truc comme ça...
_ Ouais, pas moyen qu'on se fasse battre par le commandant Song ! Approuva énergiquement Jürgen.
_ Mais dans nos conditions... Essaya de rappeler le bricoleur.
_ On oublie les exercices théoriques, y'a mieux à faire, affirma Rachel. Et j'aurais besoin de votre aide, sergent Marlow ! J'ai une idée du tonnerre !
_ Ça me rassure pas spécialement quand vous dites ça, en fait... »
Dès le lendemain, le peloton de Rachel connut une activité intense qui perdura tout le long de la semaine. En leur qualité de sergent, Jürgen et Edwin commandaient chacun à deux caporaux, eux-mêmes chacun à la tête d'une unité de cinq matelots. Au terme de la première journée, les unités furent remaniées, les matelots retenus par Jürgen pour former l'équipage titulaire et l'équipage de remplacement basculant sous son commandant et Edwin prenant la tête du reste. Pendant que le Nordique prenait en charge la formation des Marines, Rachel demanda à Edwin de reconstruire dans la zone d'exercice de la Base une réplique fidèle des gréements de la caravelle : mâts, voilures, cordages, la totale. Il lui fallut l'aide de la sergent-cheffe pour planter le mat, mais en y travaillant d'arrache-pied tout la nuit, le matériel de simulation fut prêt en moins de vingt-quatre heures.
Dès le second jour, Jürgen put donc commencer un entraînement intensif complet pour ses deux équipages. Rachel s'y soumit aussi, bien qu'il apparût très vite qu'elle faisait un véritable blocage quant à la chose maritime : tout ce que lui expliquait le Nordique semblait rentrer par une oreille pour ressortir immédiatement par l'autre. La jeune femme s'entêta malgré tout. Tout d'abord, parce qu'en tant que cheffe hiérarchique, elle ne se voyait pas demander à ses hommes de s'astreindre à un entraînement éprouvant sans le suivre elle-même. Ensuite, parce que chaque fois qu'elle se faisait engueuler comme un poisson pas frais par Jürgen à cause de ses erreurs, ça faisait bien marrer le reste de l'équipage, ce qui à tout le moins, permettait d'alléger la pression de l'entraînement. Et puis, parce que son irrémédiable incompétence permettait à ses hommes de prendre conscience, par comparaison, de l'étendu du chemin parcouru : eux-mêmes étaient partis d'aussi loin et se débrouillaient de mieux en mieux. Cela accentuait leur sentiment de progression et augmentait leur confiance en eux. Une condition nécessaire, d'après la jeune femme, pour que ces novices puissent en remontrer aux vétérans du Commandant Song le jour J.
Pendant que les deux équipes de Jürgen s’entraînaient à tour de rôle autant qu'il leur était possible, Edwin et ses hommes ne furent pas en reste. Le jeune homme transforma momentanément ses unités en équipes d'investigation. Tout comme Rachel, le commandant Song était autorisé à s'entraîner trois heures par jour sur l'autre caravelle de la Base. Ces entraînements furent minutieusement observés, annotés et analysés par les hommes d'Edwin. Dans le même temps, ils décortiquèrent chaque pouce de circuit de la course, relevant la puissance des courants, la force des rafales des vents, la hauteur des vagues. Tous ceux qui avaient affronté le commandant Song lors des régates précédentes furent dûment interviewés pour obtenir un maximum d'informations de première main. Edwin fit même mener des recherches dans les archives des journaux locaux pour vérifier le temps qu'il faisait les éditions précédentes ainsi que les jours précédents afin d'extrapoler méthodiquement les conditions qui les attendraient. Le jeune sergent était déterminé à ce que rien ne soit laisser au hasard si cela lui était possible.
Tout le monde se donnait à fond.
*
* *
* *
« Sergent Syracuse ? »
Rachel se retourna en entendant la grosse voix du Colonel Hendricks derrière elle.
« Désolé de vous déranger, mais si vous aviez trente secondes à m'accorder... Demanda l'officier
_ Bien entendu, mon colonel, assura l'intéressée en souriant, ça ne me dérange pas du tout. »
La jeune femme fit signe aux matelots et à Jürgen de continuer vers le réfectoire sans elle tandis que le colonel s'approchait pour discuter. Elle ne saurait jamais que la rencontre ne devait rien au hasard : le Colonel avait fait le pied de grue au coin du couloir pendant presque trois quart d'heure dans le seul but de pouvoir la héler au passage. Hendricks s'était en effet aperçu que Rachel se montrait plus accessibles lors de ce genre de discussion informelle tandis que dans un cadre plus officiel, comme lorsqu'il la convoquait à son bureau, elle avait tendance à rester davantage sur la réserve, quasiment sur la défensive.
C'était le bémol des gens trop disciplinés, songea-t-il.
« Alors, que puis-je pour vous, mon colonel ? S'enquit la jeune femme.
_ Hé bien, la régate aura lieu demain, j'aurai aimé savoir si vous étiez prête, confia le colonel. Le public s'attend à un grand spectacle, vous savez ?
_ Le public ? S'étonna la jeune femme. Quel public ?
_ Traditionnellement, on dresse des tribunes près du ponton pour que toute la Base puisse suivre le départ et l'arrivée de la course, expliqua Hendricks. D'ordinaire, on les ouvre aussi pour la population de Blanchemuraille. Et cette année, on a été contacté par le président du club du troisième âge, un certain monsieur Herbet Grunberg, qui a réservé des places pour tout son club. J'avoue, ça m'a surpris, ce n'est généralement pas notre cœur de cible...
_ Oh, je vois, se mit à sourire Rachel. C'est le mari de Nathalia Grunberg, l'un des témoins dans l'affaire du vampire. J'ignorais que j'avais un fan club... Rassurez-vous, je n'ai pas l'intention de les décevoir !
_ La course ne s'annonce pas sous les meilleurs auspices, insista Hendricks. J'ai ouï-dire que deux de vos matelots étaient tombés malade à leur tour ?
_ Effectivement, mon colonel. La même chose que ce pauvre Mickaelis, semble-t-il... Rassurez-moi, vous n'avez rien à voir avec ça, j'espère ?
_ Ho ho ho ho ! Du tout, voyons. Quelle idée...
_ Heureusement, nous avions envisagé le pire, révéla la jeune femme. Nous avons aussi formé des remplaçants, donc nous ne serons pas trop affectés par ces indisponibilités.
_ Je me réjouis de l'entendre, affirma le colonel. Et, tout à fait entre nous, à combien estimez-vous vos chances ? Voulut savoir Hendricks.
_ On a une chance, déclara Rachel avec conviction.
_ Sur combien ? Insista le colonel.
_ Peu importe, balaya la jeune femme en souriant. On a une chance et c'est là-dessus qu'on va se concentrer. Inutile de perdre du temps avec les autres.
_ Hé bien, quelle confiance ! Fit remarquer Hendricks.
_ Bien obligé, mon colonel, avoua Rachel. Le commandant Song est très fort, alors ce n'est pas en doutant de nous qu'on pourra le battre.
_ Ho ho ho ho ! Bien vu, bien vu, sergent, approuva le colonel. Très bien, me voilà rassuré. Mais vos hommes vous attendent, je ne vais donc pas vous retenir plus longtemps. Je vous souhaite bonne chance pour demain, sergent Syracuse.
_ Merci, mon colonel. Nous ne vous décevrons pas ! »
La sergent-cheffe salua son supérieur et repartit à grand-pas rejoindre son escadron. Hendricks la regarda filer sans mot dire, mais ne put empêcher un sourire de venir jouer sur ses lèvres. Il s'était demandé s'il n'avait pas mis la barre trop haut en propulsant la jeune femme dans cette régate avec moins d'une semaine de préparation et en lui jouant un vilain tour en la privant de deux de ses matelots inscrits pour l'épreuve. Mais Rachel semblait avoir mené cette préparation avec brio et anticipé toutes les embûches imaginables. Le colonel était encore stupéfait qu'elle ait été jusqu'à recréer les voilures d'une caravelle sur le terrain d'entraînement. Bien qu'après réflexion, ce ne soit pas tout à fait étonnant : cette solution lui ressemblait bien, en fait.
Oui, la jeune femme semblait avoir fait tout ce qui lui était possible pour optimiser au maximum le court laps de temps qu'elle avait eu pour se préparer à l'épreuve. Bien, bien, bien.
Finalement, songea le colonel Hendricks, il n'y aurait pas besoin de demander au commandant Song d'y aller mollo..
Dernière édition par Rachel le Dim 26 Sep 2021 - 17:10, édité 1 fois