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Escalade

C'était une bien belle Dégringolade mais maintenant faut remonter !
Doppio...

Pourquoi Doppio ? Ben oui, c'est mon nom, une tâche cradingue et fugace, mais non, d'un autre côté, si tu prends du recul, que tu regardes mon portrait de loin, bah tu vois Craig... J'ai un énorme clou dans mon crâne autour duquel ma cervelle fait du pole dance. Rien n'a de sens, mais, bah, ça me convient, ok ! Le sens c'est lourd, on s'envole plus facilement quand on s'en embarrasse pas.

... tu te souviens de ce qu'on vient de vivre ?

Donne moi trente secondes, hein ? Je creuse, et je dégringole. Pas la peine, c'est trop sombre. J'ai que des émotions, une purée d'émotions, de la joie intense mixée avec une terreur innommable, mon âme s'est brisée de nombreuses fois et a été réparée à la va-vite au moyen de glue magique. Si je la secoue trop j'ai peur de la péter à nouveau.

Hihihii. Elizabeth ?
Oui ?

Elle a rien l'air conne... Je dois la haïr ou l'adorer ? Je suis partagé. Pour l'instant restons simplement sur cette observation : elle a rien l'air conne et vu son fumet elle a du plonger dans un bain de boyaux très récemment, comme à son habitude.

... Tu vas bien ?
Oui. Mais toi ?
Radieux. Je... J'ai fais un rêve. Un rêve totalement barré, et je me souviens de détails, ici et là, j'arrive pas à rassembler les morceaux. Tous, vous tous, étiez dans le rêve, ça c'est sûr.
C'était pas un rêve, Craig. Je parle bien à Craig, là, non ?
Oui... Ben oui. On est p-

Une balle déchire ma viande, quelques millisecondes d'une douleur hurlante, mon crâne je l'entends croustiller puis : rien
La piscine de Néant dans laquelle nage les âmes après leur mort
Noir, puis rêve. Et du rêve j'arrive à m'enfuir.

Q-QUI m'a tiré dans la tête ?!

Du sang me ruisselle le long du museau, un sang glacial et boueux, un sang qui me chante une comptine perverse à propos des Abysses qui ne sont qu'une frontière entre mon petit monde étroit et les éternelles plaines du Vide mais -

Personne ! Calme toi !
Je n'avais jamais vu M'sieur Doppio aussi agité. Figurez vous que même lors des communions du week-end où nous devions mélanger nos hémoglobines respectives avant de les boire en shakers, il restait toujours très mesuré.
- Ton dernier souvenir, Craig ? Le dernier souvenir dont tu te souviens vraiment ?
Un marine. Un pétard. Plus rien...

Mon crâne est un ballon de baudruche. C'est pas possible, je manque de cerveau. J'en avais plus avant. Le marine m'en a arraché lorsqu'il m'a gueulé dessus avec sa bouche à feu. Il a troué mon esprit et quelque chose en a profité pour s'engouffrer dedans, ouais, par une sorte d'appel d'air mystique, Doppio a été aspiré dedans. Doppio...

Une nonne, une pote d'Elizabeth ? Elle danse devant moi. Je pige... que dalle. Dans le doute, je me déhanche autant que je peux, moi aussi, mais je crois qu'au passage je chie une de mes côtes. Déçue de ma chorégraphie, la nonne hausse les épaules, adresse un regard désolé à Elizabeth. Désolé.

Si seulement j'avais quelques ingrédients, du phoque, du citron, un soupçon de gin, une ou deux molaires, je lui aurais concocté son cocktail préféré. Un bon repas reconstruit l'esprit et invoque des souvenirs.
Des... molaires ?
Je les réduits en poudre, voyez-vous, elles magnifient l'amertume du citron et-
J'avais pas demandé de détails.

Ils se causent entre eux. J'écoute plus. S'ils parlent pas de moi ça me concerne pas. J'en ai rien à foutre. Je préfère mater un moustique. Il me virevolte autour de la face en bourdonnant bruyamment, il cherche à attirer mon attention, comme s'il cherchait à dessiner un mot, ou une bite, avec sa trajectoire. Il dessine rien, finalement, il se pose sur mon bras, juste en-dessous de ma manche rose déchiquetée. Il se lèche les babines, et puis il se rend compte de son erreur, trop tard. Il est mort. La peste muette qui s'attarde en moi lui a simplement arraché l'âme. D'une pichenette, je dégage son cadavre. Les cadavres, c'est sale, j'en veux pas sur moi.

-On a un... amnésique... sur les bras, et moi, je n'ai toujours pas retrouvé le reste de mon équipage, ni mon navire. On a tous, vraiment, vraiment besoin de souffler. Il faut qu'on réfléchisse à la suite.
Je propose de nous rapprocher de la ville... en leur signifiant bien que nous venons en paix.

Ville ? Le truc là-bas ? Autour d'un moulin... qui brasse... de l'air, de l'eau ? On sait pas, ça pourrait aussi bien être des âmes, qu'il brasse, ce bidule, de l'ectoplasme, ses hélices hypnotiques, m'arrachent les yeux, les font tournoyer... Me manque une partie du cerveau, je crois que... je crois que c'était celle qui contenait TOUT ce qui comptait pour moi. Et depuis, je tournoie autour du moulin.

Une aube timide pointe, merveilleuse, et je me sens pas légitime à la regarder. Elle est merveilleuse, car ces immenses murs d'eau déchiquète l'aube, des confettis de reflets brûlants descendent lentement autour de nous. Je suis pas légitime, de tous les univers imaginables, celui-ci est l'erreur.

Tu peux marcher ? Tu veux t'accrocher à mon épaule ?

Non ! Non de la tête. Mais je retiens. Qu'il est bien urbain. Alors lui, et Elizabeth, tout deux cipher pol, c'est clair. Je me suis fais cipher poler par le gouvernement et ils m'ont passionnément asticoté jusqu'à ce que ma raison me coule par les oreilles. Non, c'est pas ça. Trop simple. La nonne et le binoclard ont pas des bouilles du gouvernement. Et Doppio ? T'es où, Doppio ?

Gueules d'enterrement, tous, ils ont vu un fantôme ? J'en suis un, un décalque, je le sens, la version décaféiné du Craig d'avant, d'avant qu'il ne meurt. Ils se mettent en marche, sans un mot. Le mec cool s'assure que je me relève bien, et que j'arrive à caler un pas devant l'autre, et à ce sport là, je me débrouille pas mal, même si j'ai de la compote dans les jambes et que je titube comme un faon que sa maman viendrait de chier. Comment il s'appelait, ce gars ? Il était capital, pour Doppio. Il construisait de loooongues phrases en empilant des mots, des mots qui suintaient la folie, je me souviens que ça se passait dans son carnet.

Ce mec cool, je le sens en train de crever, je sais pas, il pue la mort, il va caner : il a été exposé à des forces qui méprisent les bestioles pourvues d'âme et elles lui ont bien fait comprendre. Il va mourir ouais ! Mais on s'en remet très bien, j'en suis la preuve !

J'accroche la chemise de Machin avant qu'il s'éloigne trop vite... Chaque geste que je tente me rappelle que j'ai les muscles d'un cadavre.

Toi... T'as écris quelque chose... sous l'impulsion de... l'Autre... de Doppio ? Montre moi.


Dernière édition par Doppio le Sam 21 Aoû 2021 - 19:38, édité 1 fois
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Salut, mon gars. Tu m’entends? L’espace d’un instant, j’ai cru que j’entendrai plus jamais parler de toi. Parce que je me suis cru mort, puis devenu fou, puis re-mort à nouveau. Et me dire que plus jamais je parlerai à toi, petite voix dans ma tête, ça m’a brisé le cœur. Y’a quelque temps, je me serai senti stupide de penser ça, mais là tu vois, je suis pas vraiment d’humeur à me sentir stupide. Après ce que j’ai vu, crois moi, se raccrocher à ce qu’il nous reste, ça n’a rien de ridicule. Mais je dois être le seul chanceux, dans l’histoire. Doppio, ou peu importe son nom maintenant, j’ai compris pourquoi il m’a semblé si léger, maintenant. Lui a tout perdu. Je vois son regard qui a changé. Non, c’est tout son être qui s’est transformé. J’ai l’impression qu’on parle plus le même langage, que quelque chose se perd à chaque fois qu’on se regarde, un sens perdu dans la traduction. Ce qu’on a partagé, dans ces grottes, je voudrai pas le perdre. Il est bizarre, ce gars, mais il a une authenticité que j’ai vu nul part ailleurs.

De mon côté, je sens bien que je décrépie, mais j’ai toujours ma tête, même je vais pas tarder à lâcher. Je tremble, tu vois? Tout mon corps tremble, je suis incapable de tenir un crayon. Je manque même de faire tomber mon précieux carnet, ma main répond que par à-coups. Je peux perdre mes membres, devenir handicapé à vie, tant pis, mais je veux pas perdre ça. Ca aurait servi à rien, sinon. Je pose Doppio contre un arbre, le temps que j’ouvre mon bouquin, à la bonne page, et que je lui tende. Je l’ai ouvert à la première chose qu’il m’ait dicté, quand je l’ai rencontré ici. Je sais même pas combien de temps s’est écoulé, depuis. A vue de nez, selon ma fatigue, je dirai cent ans. C’était un genre de poème, une déclaration, un haiku, appelle ça comme tu veux. Je vois ses yeux qui se plissent, qui essayent de déchiffrer. Je lui laisse un peu de temps. Annabeth s’impatiente, oui oui, j’ai dis qu’il fallait qu’on rejoigne la ville, c’est vrai.

Je me demande bien ce qu’on trouvera là-bas, mais je pense pas que ça puisse être pire que ce qui traîne sous nos pieds, hein? J’invite Doppio à se relever, je l’aide, il se repose sur mon épaule, se contente d’alterner son regard entre ma tronche, et mon carnet. Il va pour tourner une page, puis stoppe.

« Je… peux?
- Vas-y mon gars. »

Ca lui ressemble pas, d’être poli comme ça. Pas la peine de se poser plus de question, il a subit un sacré choc, comme nous tous. Annabeth peut bien jouer les dures autant qu’elle veut, je me doute bien que dans sa caboche, ça doit pas en mener bien large non plus. Elle jette des regards en arrière incessants. Je sais pas ce qu’elle a vécu avec Doppio, ou avec Craig plutôt, et je sais pas si j’ai envie de savoir. Je suis pas le dernier pour lire les gens d’habitude, mais là, j’arrive pas à déterminer si elle a envie de le voir aller mieux, se souvenir, où si elle a juste envie de l’achever ici, en plein milieu de la cambrousse.

Une fine bruine nous retombe sur la gueule. Plus on s’approche de l’énorme moulin, plus le vent souffle, les arbres commencent peu à peu à se plier sous sa force, et le ciel… Je m’y ferai jamais, c’est sûr maintenant, ce ciel qui dessine un énorme aquarium, qui nous laisse à peine le loisir d’observer les étoiles, l’espace, c’est qu’une peinture lointaine, cachée par cet immense tourbillon qui menace de nous retomber aussi sec sur la gueule. Comment une technologie pareil est possible, j’en sais rien mon pote mais ceux qui ont rendu cet endroit habitable, c’est pas les derniers des cons.
Ca me rassure un peu, ouais je me raccroche à ce que je peux. Des types aussi ingénieux, ça peut pas puer autant du cul que ces hommes-poissons des abysses, tu penses pas? Là où se dirige, y’a de l’intelligence humaine. Au plus on se rapproche, au plus je sens des relents de civilisation. Là-bas, ça grouille de vie. Ca s’agite, ça bosse, ça s’engueule, ça débat. D’abord, je le vois, au loin, puis je l’entends.

Doppio-Craig tourne les pages, relis, toussote, se perd dans ses pensées en regardant l’horizon, puis il referme le carnet d’un coup, avant de me le rendre.

« Merci. »

Quoi, c’est tout? J’imagine qu’il faut laisser le temps faire son boulot. Personne ne se remettra de tout ça facilement, moi y compris. Ah ! D’ailleurs, je viens de cracher un beau filet de sang. Faut que je souffle. Je manque de faire tomber Doppio-Craig, j’ai arrêté de sentir mes jambes l’espace d’un instant, comme si mes muscles m’avaient soudainement abandonné. La Nonne nous fixe, vient même pas nous filer un coup de main. Je vais pour l’envoyer chier quand Annabeth m’enlève le poids qui pesait sur mes épaules. C’est pas plus mal, ils doivent avoir des choses à se dire ces deux là. J’en profite pour m’asseoir un coup. Je leur dis de pas m’attendre, j’arrive dans deux secondes, c’est bon. Je sue, mais en dedans, je me les gèle. Y’a un truc qui cloche avec moi. Quand c’est pas ma caboche, c’est mon foutu corps qui disjoncte, on est entrain de le parasiter. J’ai soif. Je sors ma gourde, doit me rester une ou deux goutte d’alcool dedans, on boit pas en service, mais concernant ma mission à la con, ça fait déjà un petit moment que j’ai lâché l’affaire. Je suis pas un agent, je suis juste un pauvre type qu’essaie de survivre. Allez hop, une bonne gorgée et ça re- putain c’est dégueu.

Quel con mais putain quel con.
Comment on peut être aussi débile, tu peux me le dire, toi?

L’eau du lac. Pas une once d’alcool là-dedans, juste cette merde. Déjà, fallait être bien barge pour la goûter une fois, mais alors deux… Je crachote, mais je vomis pas. Toute façon, y’a plus rien dans mon estomac. Je ferme les yeux, j’ai des images qui me viennent en tête, je me sens vriller l’espace d’un instant, mais c’est fugace. Je me retrouve avec un sale goût en bouche, des souvenirs qui m’appartiennent pas en tête, mais crois moi crois moi pas, ça m’a réchauffé les entrailles. Encore un peu et je prenais feu. C’est suffisant pour que je me relève. J’éponge ma sueur d’une manche, une manche à moitié arrachée et déjà plus bien reluisante. Puis je presse le pas pour rattraper les autres.

Je tarde pas à revenir à leur niveau, pas bien dur vu comment ils sont à l’arrêt. Parce que devant nous, au devant d’une immense montagne, à l’ombre du soleil grâce au voile aquatique qui vole au dessus nous, une ville, une vraie de vraie, avec des tours, des maisons, des tentes, et au loin, au dessus du reste, quelque chose qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un palais. Annabeth me regarde, pendant que Doppio-Craig se murmure quelque chose à lui-même.

Là dedans, devant nous, des humains. Amis ou ennemis, j’en sais rien. Mais parmi eux, dans tout ce bazar civilisé, se cachent un navigateur à qui je dois faire cracher ses tripes, potentiellement le reste de l’équipage d’Annabeth, celui de Doppio.

Et peut-être, qui sait, quelque chose de plus monstrueux encore que ce qui se terre dans les profondeurs.
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Alors que le paysage autour de nous commençait à refaire sens, c'était à présent les cerveaux qui débloquaient, comme délivrés de la gnose qui nous avait gardés paralysés durant tout notre périple sous terre. La logique venait demander des comptes, elle nous confrontait à un mur. Fallait-il tout oublier ou bien se rappeler ?

Craig avait choisi. Il avait oublié qu'il avait été Doppio. J'avais du mal à croire à son petit cinéma, ça ne datait pas d'hier qu'il était fou. Son cerveau devait avoir disjoncté, il se retrouvait dans son état d'hier, capable à nouveau de me balancer des regards mauvais, de faire preuve d'intentions néfastes. Son folklore l'avait abandonné, ce n'était plus un dadais hédoniste prêt à se faire enfiler par un bouc pour savoir ce que ça faisait. Je n'irais pourtant pas jusqu'à dire qu'il était de retour dans le droit chemin : il devait des comptes à plus d'un et notre dernière entrevue ne s'était pas vraiment déroulée pour le mieux. J'avais essayé de le tuer, il avait essayé de me noyer et puis j'étais la cause de tout son mal. C'était moi qui l'avais fait passer pour un révolutionnaire d'emblée, qui avais mis la destruction de l'hôpital de Drum sur son dos. Il pouvait m'en vouloir et il devait m'en vouloir, c'était l'ordre naturel des choses.

Blanc et noir, j'avais l'intention de renouer avec ma vision du mon de de jadis. Je retombais trop facilement dans le dualisme, incapable de voir mes ennemis de hier comme mes alliés de demain et vice-versa. Lewis se trouvait de l'autre côté du miroir, mon cerveau n'était pas taillé pour jongle de la sorte. Les tables avaient tourné et j'avais encore du mal à me rendre compte de ce que tout cela impliquait. Étais-je du mauvais côté ou étais-je du bon ? Qu'importe.

La sortie de la grotte menait directement sur une végétation pauvre, presque alpine, qui nous avait accompagnés un petit bout de temps avant que nous ne retrouvâmes le chemin de la forêt. C'était une autre forêt que celle que nous avions traversée plus tôt, celle où Doppio avait atterri avec son équipage et où il avait rencontré Lewis. Celle-ci avait l'air normale, vivante, un peu sombre mais rien de terrible. J'avais du mal avec les ténèbres, je restais sur mes gardes. Même la pleine lumière ne m'inspirait pas confiance et de toute manière il n'y avait rien de la sorte ici : le temps était constamment nuageux, orageux, et la pluie d'eau salée nous battait les tympans.

Alors, comment pouvait-on avoir l'idée de construire une ville ici, vraiment ? Le même temps continuellement, l'air humide et froid et cette impression constante d'être pris au piège, sous les flots ?

Le voyage ne se déroulait ni dans le calme, ni dans l'agitation, peut-être un mélange des deux ou rien, en vérité. Craig s'était montré suffisamment sociable pendant une dizaine de minutes, mais ensuite il s'était enfermé dans son propre crâne et claudiquait à part. Je n'avais rien à dire aux trois autres ; j'ouvrais la marche, satisfaite de pouvoir marcher sur ce qui semblait être un sentier tracé de la main de l'homme. Les formations naturelles, rocheuses particulièrement, j'avais trinqué, il me fallait de l'artisanal, du préfabriqué.

Au bout d'une heure peut-être, nous arrivâmes aux portes de la ville. Quand bien même il ne devait pas y avoir grand monde à circuler dans le coin, celles-ci étaient fermées par un rempart qui en faisait tout le tour. Dans le style médiéval, elle s'imposait avec ses hautes tours, ses clochers à l'architecture étrange. Non, pas de l'étrange, on en avait eu suffisamment, c'était juste les gouts des locaux. Ils devaient adorer les angles arrondis. Au moins, c'était droit et symétrique.

« - Une idée d'où aurait pu aller ton homme, Lewis ?

- Hein ? »

Les murs étaient ce qu'ils étaient, il n'y avait pas de gardes pour assurer la surveillance aux portes. N'importe qui était visiblement libre d'aller et venir, ce qui me faisait dire que les défenses avaient sûrement été prévues dans un autre but il y a fort fort longtemps. Aujourd'hui, elles devaient être désuètes, mais bien pratiques pour garder les bêtes de la forêt à distance. Ou autre chose. Dans tous les cas, la sensation de me sentir en sécurité était réelle, sitôt les remparts traversés. Non pas que nous ne risquions rien, mais au moins je savais que je pouvais démolir librement ce qui se présentait devant nous.

La ville était loin d'être minuscule, aussi. Pourtant, on ne croisait pas un chat dans les rues. Tans mieux car je n'avais pas envie d'être vue dans cet état, couverte de sang de monstre et puant la mort. Même Craig se tenait à bonne distance, lui qui n'était pas le plus à cheval sur l'hygiène. Je me sentais souillée.

« - Ton navigateur. Il faut le retrouver et savoir qui sont ses complices. Les poissons ont bien dit qu'ils avaient des comparses dans la ville, non ? »

À l'origine, je souhaitais simplement partir, quitter cette île, ne jamais plus y repenser. Mais depuis, trois de mes hommes étaient mort et Elizabeth Butterfly avait surgi en moi. Je souhaitais connaître le fin mot de l'histoire et réclamer justice : je voulais ces fous furieux derrière les barreaux ou six pieds sous terre. J'étais déterminée à enquêter... après un bain.

« - Commençons pour trouver une auberge... »

Au pire, nous pourrions nous renseigner à partir de là. Nous fîmes le tour des édifices, cherchant une pancarte pour nous guider, lorsque nous finîmes par trouver une bâtisse répondant aux exigences de chacun. Peu m'importait que ce soit un taudis ou un palace, tant qu'ils avaient l'eau courante et du savon. Avisant la porte d'entrée, je la poussais en m'aidant de mon pied : c'était une vieille maison en pierre et le bois semblait avoir travaillé au point qu'il fallait forcer l'entrée. Mais à l'intérieur, une vague de chaleur et une lumière rassurante régnait et elle ne tarda pas à m'envelopper dans un cocon de douceur. Depuis quand n'avais-je pas dormi ? Combien de temps s'était écoulé ? Aucune idée, mais une profonde envie de m'écrouler sur un lit m'envahit, avant que des images du monstre marin et de ses disciplines ne hantent mon esprit et ne me fasse changer d'avis. Il ne fallait pas dormir, pas maintenant, pas ici.

Couverts de saleté, de boue, de sang et d'autres choses qu'il valait mieux ne pas savoir, nous entrâmes et répandîmes l'odeur de purin qui nous collait à la peau depuis des heures. Pourtant, la petite dame qui tenait le guichet, devant la porte, ne broncha pas. J'allais pour lui demander presto la clé d'une chambre à l'étage, puisque le rez-de-chaussée semblait consacré à une taverne qui s'étalait sur notre droite, lorsqu'une voix familière héla mon nom depuis l'une des tables :

« - Eleanor ! Bon sang... »

La pirate s'empressa de nous rejoindre. Elle ne se pinça pas l'arrête du nez, mais ne put s'empêcher de détourner le visage dans un spasme en découvrant l'odeur. J'aurais fait pareil à sa place. Je souriais, soulagée de la voir ; d'autres membres de mon équipage étaient restés à table et me reluquaient sans comprendre le pourquoi du comment. C'était une longue histoire. C'est ce que je répondis du moins lorsque Angelica me demanda ce qu'il s'était passé, tournant en même temps le regard à tour de rôle vers mes complices.

« - Les hommes vont bien ? » m'enquis-je, coupant court à toute forme de rétrospective sur ce que nous venions de traverser.

« - Dans l'ensemble oui, mais...

- ...mais vous avez été témoins de choses inexplicables ?

- Comment tu sais ? »

Je levai les bras, désignant le mélange de boue et de fluides qui me couvrait de la tête aux pieds. Toute forme d'interrogation disparut de son visage. Je me promettais de revenir en vitesse pour élucider tous les points avec elle et m'enquérir de la santé de mes hommes après une bonne douche. Comme je négociais les tarifs pour une chambre une personne pour une semaine, impossible de faire plus court, le Quartier Maître eut la présence d'esprit de missionner trois de nos hommes pour aller chercher des vêtements de rechange pour les quatre autres et moi-même. Quand bien même le sourire de Jean-Claude ne lui disait rien qui vaille.
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On me glissa dans de nouveaux fringues, que je voulais roses à tout prix, on me glissa ensuite dans une chambre, seul, avec la promesse d'Enzo, c'est son nom, et de Jean-Claude, c'est son nom, qu'ils passeraient me voir quand ils se seraient installés. Ils s'inquiètent pour moi parce qu'ils aimaient bien Doppio. Comme moi, ils feront pas leur deuil de sitôt.

J'ai eu du mal à le lire, son calepin : c'est pas que je comprenais pas, non, le problème, c'était que je comprenais trop. Dès les premiers mots, la nostalgie. La nostalgie d'hier quand j'étais piloté par une force irrésistible, une force amoureuse de la vie. Infiniment plus amoureuse de la vie que moi.

Craig c'est un étranger. Je devrais faire quoi ? Je devrais retourner sur Bulgemore ? Renouer avec le passé, reprendre là où ça s'était arrêté ? Je veux pas. J'ai pas envie de... de redevenir ça. C'est pas moi. La marine, la désertion. Drum. Les expériences. Les cadavres que j'ai découpé et mixé en pensant que ça m'aiderait à m'échapper de mon corps. Je veux pas que ça soit moi. Craig était une prison, Doppio le champ infini de coquelicots que j'apercevais depuis la fenêtre de ma cellule.

Doppio ?

Tu me manques tellement. T'étais la liberté ? Hein ? Allez, reviens, on grandira ensemble...

Doppio ! Reviens ! Reviens, allez, quoi !

Me laisse pas redevenir Craig, allez ! T'étais mon frère. Je t'aimais comme si je t'avais depuis toujours attendu. Tu me plaques comme un malpropre et tu me laisses dans ce sale corps, seul, envahi de silence. Doppio, t'étais libre. T'étais tout ce que j'aurais toujours voulu avoir la force d'être. T'avais un pied dans la réalité, un autre dans le Vide, et jamais tu perdais l'équilibre, t'étais un grandiose funambule du Néant. Ton style était inégalable, quand tu dansais, l'univers se calait sur ton rythme, quand tu riais, on t'entendait t'éclater deux, trois galaxies plus loin.

T'étais un papillon, beau et libre, et cruellement fragile. Doppio, t'étais un sacré papillon. Quand tu dansais, c'était comme une sorte de parade amoureuse du printemps, hihihi...

Y a un miroir dans le coin de la chambre. Je ferai pas l'erreur de le défier du regard : je sais que ce que j'y verrai me plaira pas.

Comment tu gérais le mal de crâne ? T'en avais sans arrêt, ça tambourinait en permanence. Ça vient du cerveau, sûrement, c'est rien que de la choucroute maintenant et ça marche limite-limite. Tu t'y accommodais très bien. Tu aimais la vie, même enfermé dans un corps à demi-mort. T'étais un papillon, un papillon de feu, t'as tout changé, je voudrais te regarder voler à nouveau, te suivre dans les confins et au-delà.

Dans le carnet de ton pote, tu parlais des coulisses de l'univers et des secrets qui les arpentaient. J'ai besoin de toi pour m'expliquer. Faire un commentaire de texte tu vois. J'ai le sentiment que le mec, aussi cool qu'il soit, se dépatouillait comme il pouvait pour fabriquer du mot à partir d'innommable, mais je veux pas me contenter d'une versio-

Je poursuis mon frérot, là, il peut PAS être loin, l'outremonde c'est pas SI loin, la vie et la mort c'est pas SI différent, tu peux très facilement switcher d'un état à l'autre grâce à un simple interrupteur situé dans le Vide.
Mais,
TOC TOC TOC
La porte me veut du mal et j'ai envie de dévorer vivant ce qui se trouve derrière. Doppio détestait qu'on l'interrompt lorsqu'il dissertait à propos de sa source.

J'ouvre la porte. Derrière, un petit nain en costard avec un sourire forcé.

Quoi.
Euh, bonjour, service d'étage. Vous ne dormez pas ?
Non ! Faut croire que non.
Vos amis sont exténués. Je fais le tour... pour... vérifier que tout est ok. Si vous avez besoin de...
Rien ! Besoin de rien non non.
Vous êtes seul ? Je... vous ai entendu parler, j'ai cru que...
Je suis seul.
Tant mieux, puis-je ?

Je l'invite à rentrer. Quel risque ? Dans le pire des cas il chercherait à me buter et il réussirait, et ça recréerait peut-être un trou pour laisser Doppio revenir.

Nous savons qui vous êtes.
Hmm ?
Vos zélotes vous ont précédé.
Ah ! Ah ?
Sachez que je respecte énormément votre oeuvre, m'sieur Doppio.
... c'est que...

Comment expliquer ? Y a rien à expliquer.

Je suis fan de ce que j'ai fais moi aussi.
Votre présence est si délicieusement pesante...
Vous m'avez trouvé vite...
La nouvelle se répand en ville, comme une trainée de poudre. "Le messie des poiscailles est tombé chez nous !" Hinhinhin... Nous ignorons quels rituels vous avez pu réaliser avec eux, mais, m'sieur Doppio, fort des pouvoirs qu'ils vous ont conférés, vos zélotes et nous-mêmes vous invitons à rencontrer notr-
Je dérange ?

Tu me sauves, ce type me parasitait. Sa voix de canard, sa peau de torche-cul, son odeur de javel, j'avais trop envie de l'enfoncer dans mes chiottes et de tirer la chasse, mais il serait surement pas rentré et j'aurais été encore plus triste.

-Je venais prévenir le monsieur que la douche de sa chambre était malheureusement en panne.
Ah oui ? Je pense pas que ça le gênera.

Enzo le regarde partir d'un oeil méfiant comme si c'était un vilain cafard qu'il venait de chasser. Il a bien raison.

C'était qui ?
On s'en fout. Referme la porte, puis parle moi de Doppio.

Il a les yeux creux, comme s'il se passait plus rien derrière. Pas étonné par ma demande, il a l'air un peu désolé, et fuyant, je suis un grouilleux qui lui demande l'aumône.

Il était tout. Il était tout, je suis rien, regarde moi, qu'est-ce que je vais foutre sans lui, j'ai refais ma vie dans un doux rêve et sans crier gare tu me le confisque ? J'retournerai pas à ma vie d'avant, ça jamais, plutôt crever. A toi aussi il t'a beaucoup donné non ? Alors partage avec moi, je t'en supplie ! Le papillon, j'peux pas admettre qu'il soit crevé ! T'imagines c'était le seul îlot de beauté dans ma mer de merde, tu comprends, et-

Pendant que je bavais les derniers décalitres de boue qui me restaient dans les tripes, il a sorti une petite gourde.

Bois ça.

Je lui choppe des mains et glou et glou et glou et il me l'arrache, putain, c'était trop bon, ça réchauffe.

Petit poisson effrayé, il pleure de peur et la seconde d'après il précipite son monde dans un fossé situé derrière l'univers. D'autres mondes suivent ensuite, sombrant chacun plus rapidement que le précédant, sur un fond musical qui abîme physiquement mes pensées, des fragrances de rire et de pleurs hystériques formant une espèce de peste sonore.

C'est ainsi que les choses doivent se dérouler et personne ne remet en cause ce déroulé des choses... Je suis Lui et Lui est Moi mais Lui est plus Lui que Moi et Lui est plus Moi que Moi.

Je traverse le brasier froid et m'avance entre les deux colossaux piliers de roche rouge, tout autour desquels un Doppio morcelé m'attend, complètement hilare, ses organes flottants entre deux réalités  

Hahahaaa je savais que je te manquerai, ma poulette
que me murmure la trachée de Doppio, encore attachée aux poumons et bien heureusement également aux cordes vocales

Les piliers de roche rouge semblent pourrir à vue d'oeil, j'en vois déjà les os noirs émerger à travers la viande, tandis que le brasier froid s'impatiente. Je dois faire vite

Aide moi, Doppio. Libre, je veux, aussi libre que toi.

Mais Craigou, tu crois quoi... Tu crois qu'on s'efface si facilement de l'univers... ? Il nous garde en mémoire très longtemps... Les corps, les âmes, c'est du jetable... Mais l'énergie... bah jamais ça s'en va...  Moi libre... Hahahaaaaa, t'es toqué mon pauvre, irrattrapable, mais t'es trop mignon... Si T'étais pas Moi autant que Je suis Toi, je t'épouserais et on ferait des gosses, on s'achèterait une petite maison... ça sera plus chouettos que de cohabiter dans un corps, y a aucune intimité là-dessous, hahahaaa...

Le brasier froid expire. Il estime la blague trop longue.

Je suis monté à bord d'une machine terrifiante que je ne saurai pas arrêter -monté en première classe.


Ah. Aaaaaaah ! Ça... soulage ! C'est quoi ?
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« Je sais pas.
- Ah.
- Enfin, si, c’est l’eau du lac.
- …
- Tu t’en souviens plus, hein? Un lac tout bizarre. T’as même failli te noyer dedans. Enfin, Doppio. Après, bon, ce qu’y’a dedans, je saurai pas te dire.
- Je peux en ravoir?
- Je sais pas si c’est une bonne idée.
- Ah si.
- Attendons un peu. »

Je suis triste. Il me rend triste. On dirait un enfant qui se retrouverai paumé d’un coup, sans ses parents, perdu au milieu d’une foule. Si je le savais pas primé à plusieurs millions, il ferait presque pitié. Moi, son histoire de Doppio, j’y croyais, tu vois? Parce qu’un type comme ça, ça s’imite pas, ça s’invente pas, ça se joue pas. Peu importe ce qu’il a pu être avant, Doppio, c’était bien lui. Là, ce que j’ai devant moi, je sais pas vraiment qui c’est. Lui non plus, d’ailleurs. Déjà que de mourir une fois et se retrouver amnésique, faut le faire, mais alors subir ça deux fois, c’est quand même pas de chance.

« Comment je dois t’appeler, maintenant? Craig Kamina?
- Je sais pas.
- Les poissons du trou du cul des abysses, ils t’ont baptisé Naxist. Ça te dit quelque chose? »

Il murmure ce nom, se le répète, lève les yeux au plafond pour réfléchir. Ça tourne ça tourne, mais je crois que ça tourne dans le vide. Je toussote dans ma main. Pas de sang, mais à chaque fois, j’ai l’impression de cracher une partie de mon âme.

« Tu te souviens vraiment de rien?
- C’est pas ça. Pas vraiment. C’est comme si… comme si il tambourinait à la porte d’entrée de mon crâne, mais que j’avais pas la clef.
- Comme si il te parlait, mais dans une langue que tu comprends pas?
- Un peu, ouais. T’es sûr que je peux pas en ravoir? »

Je secoue ma gourde. Il doit rester quoi, une gorgée? C’est une connerie. Ce truc, ça peut très bien nous buter de l’intérieur.

« Nan mais, quand je dis que je sais même pas ce que c’est, c’est pas des conneries, ça peut très bien être du poison hein.
- T’en bois bien, toi.
- Ouais, mais je suis déjà à moitié crevé, alors bon…
- Moi, je suis déjà mort. Deux fois. »

Il a pas tort, mais je veux pas me porter responsable de ça moi, alors je la range bien en dehors de sa vue, surtout que s’il m’en reste à peine trois gouttes, bon…

« Tu l’aimais bien, qu’il me fait.
- Qui ça?
- Doppio.
- Ouais.
- Pourquoi?
- Parce qu’il avait pas de filtre. Il était bizarre, flippant même. Mais crois-moi, là d’où je viens, c’est faux semblant sur faux semblant. Nan, là, je sais pas, c’était rafraîchissant. Y’a pas besoin de savoir ce qui se passe dans sa tête, soit ça se voit, soit lui-même sait pas ce qui se passe.
- Moi non plus, je sais pas ce qui se passe.
- Ça veut peut-être dire que t’es encore un peu toi-même. Ou lui-même, je sais pas. »

Je lui tapote l’épaule, comme un vieux pote, comme si on passait nos journées à jouer aux cartes et à parler de bonnes femmes. Comme si il était pas du tout considéré comme un ennemi de la nation, et comme si j’étais pas du tout un agent de la dite nation. Fais chier, qu’est-ce que je vais pouvoir bien raconter dans mon rapport? Moi, j’ai rejoins ce pôle pour m’assurer que tout le monde se tienne bien droit. Là, j’ai l’impression d’être tordu comme un vieux fil de fer. Puis à l’autre bout du couloir, c’est carrément une traître du pôle neuf qui doit prendre son bain. Ah non mais vraiment, je t’assure, je suis même pas sûr de vouloir remonter, qu’est-ce que tu veux que je leur raconte en rentrant, moi? Enfin bon, déjà, faudrait pouvoir remonter. Et pour ça, y’a pas trente six solution. Soit retrouver mon navigateur, soit réussir à parler aux gens en charge de l’endroit. Si possible, les deux.

« Bon, mon pote, je- »

Je suis coupé dans mon élan, je comptais lui proposer de venir avec moi glaner deux trois infos au dehors, mais y’a un capharnaüm qui m’empêche de continuer. Ça vient de la pièce d’à-côté, et en terme de musique pure, ça ressemble à un violon désaccordé qu’on torture. Je passe ma tête dans le couloir, puis je sors, ça me bute les oreilles ce machin c’est pas possible. Ça sort de là, cette petite pièce, pile à côté de la chambre de mon pote poisson. Il se dandine jusque moi, on se regarde bien deux secondes comme des cons, puis je toque.

« OUI, OUI, ENTREZ ! » qu’on gueule dedans.

Alors j’ouvre, le son s’amplifie, maintenant c’est pas juste un violoniste fou, y’a un mec qui raye ses ongles sur un tableau noir en plus, et un type qui se massacre la gueule sur son piano. En tout cas, c’est ce que je m’imagine. Le son sort d’un énorme engin tournant là, un haut-parleur qui se tort et s’étend vers le plafond, tout en cuivre le machin. Puis y’a un vieux moisi qui se dandine au milieu de la pièce.

« AH BONJOUR ! »

Il fait un genre de tourbillon, il lève les bras, les redescends, je sens bien qu’il essaie de suivre un rythme hein, mais c’est vraiment dégueulasse. Autant à écouter, qu’à regarder, alors les deux en même temps je te raconte pas. En plus, l’ancêtre, il a des croûtes sur la gueule et la moitié du dentier en moins. Doppio-Craig chantonne faiblement derrière-moi.

« VOUS VOULEZ QUOI?! 
- HEIN?
- C’EST VOUS, M’SIEUR DOPPIO?
- C’EST QUI, SIR MYOSO?
- DE QUOI? 
- VOUS POUVEZ PAS BAISSER VOTRE MACHIN?
- UN ENGIN? »

Tant pis, je me rapproche, je choppe le nain par le col, et je le menace d’une claque dans le pif monumentale. Je suis peut-être mourant, mais j’ai encore la force d’en coller une ou deux.

« OUI OUI J’AI COMPRIS »

Putain, enfin.

« C’était quoi, ça?
- Une machine moderne ! Qu’il me fait tout fier en tapotant sur la machine à son qu’il vient d’éteindre.
- Moderne?
- Mon capitaine avait trouvé ça sur un navire marchant, à l’époque !
- Le capitaine?
- Mon capitaine, il a dit qu’il reviendrait nous chercher. Quand on s’est échoué ici. Il a dit « j’arrive les potes », c’est la dernière chose qu’on a entendu dans le petit escargot là, du coup j’attends, il devrait plus trop tarder là.
- Vous aussi, vous vous êtes échoués?
- Bien sûr ! Mais je vous dit, il va pas trop tarder. Je suis content de vous avoir rencontrer avant de repartir en tout cas, m’sieur Doppio. C’est vous, n’est-ce-pas?
- Vous… me connaissez? Enfin… Le connaissez?
- Ah oui ! Vos amis sont supers ! Au Temple, ils les apprécient beaucoup d’ailleurs.
- Au quoi?
- Au Temple. Un grand bâtiment, tout rond, avec une jolie cloche sur le dessus et des motifs plein les murs.
- Si tes potes sont là-bas, on devrait peut-être les rejoindre, tu crois pas Dopicraig?
- Hm.
- Hm quoi? Hm oui? Hm je sais pas?
- Hm.
- Bon bah allons-y. J’espère que votre capitaine vous retrouvera, hein.
- Ah bah moi aussi ! Mais là, c’est vrai que je commence à m’inquiéter un peu.
- Doit pas être évident de revenir ici.
- Ah ouais mais là, ça fait quand même quarante ans que j’attends ! »

Je referme la porte derrière-moi, je veux plus l’entendre, ni le voir. Lui aussi est complètement déraillé. Je vais vers la porte de la chambre d’Annabeth, là-dedans aussi ça bouquante, mais c’est du bruit un peu plus humain. Elle doit en avoir, des choses à faire, avec un équipage à gérer. Un équipage, haha, y’a pas si longtemps, moi…

« Tout va bien, Enzo? »

Brave DoppioCraig. Il s’inquiète parce que je viens de cracher une gerbe de sang encore. Mais c’est bon j’ai l’habitude, tant que j’ai du sang à cracher, c’est que j’ai encore du temps, et ce temps là, je préfère le passer à ne pas penser à ce qui m’attends. Je m’essuie les lèvres, je me redresse, je toque à la porte et je laisse entendre que moi et le vieux poto on va faire un petit tour pour se renseigner sur la suite. Et voilà quoi, Annabeth qui se triture les yeux, comme une mère qui viendrait de voir le bulletin de note de son rejeton.

« Nos escargophones sont tous apathiques, qu’elle fait. Alors je vous confie Albert. Il a pour ordre de courir jusqu’ici au moindre soucis. Le temps que je finisse ce que j’ai à faire, et… »

Elle échange un œil avec sa bras droit, Angelica? J’ai pas bien eu le temps de faire connaissance, tu vois, je voudrais éviter un maximum de devenir pote avec trop de gens recherchés. Bah tiens, je crois qu’elle aussi, elle vient des Bureaux. Marrant, hein? Tant de chose que je vais devoir éviter de mentionner dans mon rapport qui existera jamais parce que je vais caner avant, visiblement.

« … et évitez de vous rendre au Temple, surtout. Des choses… étranges s’y passent. Vous aventurez pas loin sans plus d’informations.
- D’accord, fait simplement Craig.
- Pas de soucis, » que je continue.


*


En ville, l’ambiance est lourde. Parce que tu vois, les regards en coin, les fenêtres qui se ferment sur notre passage, les gens qui toussotent et se retournent, bah ça fait quand même pas très accueillant. Mais je peux pas dire que je sois si étonné que ça. Ici, y’a pas de tourisme. Personne n’est censé connaître cet endroit. D’après la lieutenante d’Annabeth, les gens d’ici, ils s’appellent les Sereins. Sûrement parce qu’ils aiment bien le côté pénard d’un endroit enfoui sous la mer dont quasi personne n’a jamais entendu parler. Alors forcément, des petits naufragés qui viennent se pavaner dans leur ville, ça la met peut être mauvaise.

Seulement voilà. A l’auberge, tout le monde est naufragé. Même dans le peu de commerce qu’on a pu visiter avec DoppioCraig et Albert, la moitié du temps, c’était des anciens marins qui se sont retrouvé ici par on ne sait quel miracle, ou plutôt par on ne sait quelle catastrophe. J’apprendrai que la moitié de la ville est constitué d’anciens échoués que ça me surprendrai pas. Alors pourquoi on nous matte comme ça? C’est parce que je suis pâle comme un cul et que mon ami poisson chie de la boue par les pieds sans discontinuer, c’est ça? Et que je sers ma gourde contre mon buste comme un fou attaché à son trésor? Je sens que d’ici peu, je vais avoir besoin des gouttes qui me restent. Mon compagnon de route lorgne sur la gourde. Il va pas mourir, lui, mais il a besoin de savoir ce qui se passe dans son crâne.

Finalement, on débouche sur une sorte de grande place un peu animé, genre marché. On y vend rien, les gens flânent, discutent, le mouvement de foule fait qu’on prête un peu moins attention à nous. Derrière, un peu plus loin au dos de plusieurs rangées de maisons, je vois le haut du Temple qui surplombe un peu le tout. Mais au final, c’est pas les motifs étranges qui recouvrent le toit du Temple qui capte notre attention, mais plutôt l’énorme panneau d’affichage planté au centre de la place. Dessus, on y voit les dernières annonces. Un type cherche sa deuxième chaussette, une autre cherche son mari, y’a une note qui explique qu’on pèche d’étranges choses dans les rivières, ces temps-ci. Des cas de maladie aussi, d’empoisonnement. Et puis, à l’endroit où une affiche placardée parlaient visiblement du nouveau Chef de Foi du pays, un type en costard de milice vient y coller un autre papelard avant que j’ai pu finir de lire.

« C’est…
- … Moi? finit DopiCraig.
- Ça y ressemble vachement, en tout cas. C’est écrit quoi, en dessous du dessin de ta gueule?
- Euh… « Recherché »
- Et en dessous…?
- Recherché pour mauvaise influence, ouep. C’est bizarre, hein, parce que… »

C’est le milicien qui vient de coller l’affiche qui parle et qui se retourne vers nous. D’abord il voit ma tête de déterré, ça le met pas trop dans de bonnes conditions, puis il voit le requin à ma gauche, et là, sa mâchoire se déboîte, puis sa tête fait des aller-retours entre nous, et le dessin qu’il vient d’afficher en grand. Puis sort un sifflet, et en une seule et unique seconde, la foule s’arrête, se retourne, et semble comprendre ce qu’il se passe.

« Albert? Que je fais. Je crois que c’est le moment de faire ton boulot.
- De?
- Cours la prévenir. »
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Je n'avais pas ou presque pas d'intimité avec Angelica. Tandis que je me glissais derrière le rideau de la douche, ou plutôt le bac collé contre le mur dans lequel on était censé se toiletter, elle me contait les évènements. Parallèlement, je ressassais dans mon crâne notre propre concours de circonstances pour saisir les moments où nos chemins s'étaient croisés. Et il n'y en avait que deux : plus tôt dans la taverne de l'auberge et lorsqu'ils avaient levé l'ancre. Ce que révéla Angelica, c'était autre chose que ce que nous avions vécu, dans un registre similaire.

Du domaine du rêve ou plutôt du cauchemar.

Saisissant une serviette pour le corps et une autre pour la tête, je sortis de ma « cabine », toujours sans grande pudeur, et me portais au niveau des fenêtres, pensive. Les vitres de celles-ci n'étaient pas opaques à cause de la condensation, c'était des couches de crasse qui s'y étaient accumulées années après années, jaunissant le verre et le rendant pratiquement aussi transparent que les murs couverts de moisissure de la chambre. Décidément, cette « île » respirait l'insalubrité et l'humidité... rien d'anormal lorsque l'on évoluait sous un crachin constant et, surtout, sous le niveau de l'océan.

« - ...donc tu dis que vous avez été attaqués par des hommes, pas des hommes-poissons ? » demandai-je en me frottant l'oreille avec un coin du tissu, persuadée d'y trouver de la crasse et du sang de monstre marin pour plusieurs jours.

« - Si on peut appeler ça des hommes... Certains avaient le corps recouvert de plaques rouges, on aurait dit des pestiférés. Ils avaient tous l'air enragés.  »

Alors elle avait préféré mettre les bouts au cas où ces étranges symptômes étaient ceux d'une maladie contagieuse. Elle avait bien fait ; notre dernière rencontre avec la Marine s'était faite à peu près dans les mêmes circonstances : nous n'avions échappé à la variole qu'en tranchant les cordes d'abordage, ça laissait des traces...

« - Il y a autre chose Eleanor. Ces hommes, on n'a pas appris grand chose à leur sujet depuis notre arrivée ici. Les gens sont curieusement mutiques, claquemurés chez eux. Tu as dû remarquer l'air placide de l'aubergiste...

- Difficile de le rater, oui.

- Ben voilà. Tout ce qu'on a réussi à savoir, en arrachant un peu les vers du nez à quelques locaux éméchés à la taverne, c'est que les fanatiques qui nous ont attaqué se réunissent fréquemment au « Temple ». On prévoyait de s'y rendre, pensant que tu devais y être toi aussi... »

Le Temple... ça sonnait pas mal comme quelque chose du même acabit que ce qu'on avait vu, là-bas, sous terre. Ainsi, il y avait peut-être une extension du culte qui évoluait ici ? Tandis que je réfléchissais à la situation, des coups secs contre la porte se firent entendre. La voix de Lewis, reconnaissable entre mille, résonna dans le couloir, énonçant clairement les intentions du duo d'énergumènes. Définitivement, ces deux là n'avaient aucun instinct de survie... Je sortis en vitesse et remarquais la présence du petit homme qui gardait la porte et me dévisageait, coi. Sous-entendu qu'il n'y avait pas d'escargophone, je les commandais de l'emporter avec eux ; j'avais besoin de tout sauf de gardes du corps à cet instant précis et je préférais garder à l’œil ces deux-là. Ni l'un, ni l'autre n'étaient dans leur état normal, qui sait ce qu'ils avaient en tête.

Revenant dans ma chambre pour laisser tomber les serviettes et m'habiller, bien décidée à savoir ce qu'il se tramait ici, mais aussi et surtout à trouver un moyen de remonter, j'interpellais le Quartier-Maître qui se cachait les yeux.

« - Ce Temple en question, tu sais où il se trouve ?

- Plus ou moins. Je connais quelqu'un qui peut nous y mener, à condition de le rincer. »

***

Il y a des piliers de bar qui passent leur vie à la taverne et il y en a d'autres qui n'ont pas le luxe de pouvoir dormir leur nez dans le godet. Elmer faisait plutôt partie de cette seconde catégorie : l'aubergiste n'acceptait de le servir que parce qu'il avait des économies, pourtant le gusse vivait comme un clochard. Son argent, il le dépensait en boissons, voilà tout, sinon il dormait dans la rue dès que le bar fermait ses portes. Ce ne fut pas difficile de le trouver, agonisant sous la pluie, la peau rougie et croûtée, étalé contre le mur du bâtiment à cuver entre deux ronflements.

Mon pied heurta volontairement sa semelle, comme Angelica indiquait l'olibrius à terre. Des gobelets vides, des cartons et d'autres déchets recyclés pour couvrir des usages « hygiéniques » semblaient délimiter son habitât. Le coup n'eut que peu d'effet, je saisis donc une gourde d'eau qui venait avec mes nouveaux vêtements et la vidai sur la tête de l'énergumène. Il fut parcouru d'un soubresaut et s'éveilla en toussant, comme mis en contact avec de l'acide sulfurique ; il empestait, mazette.

« - Hein, euh, quoi ?! Q-qui... m'voulez quoi ?

- Il paraît que tu sais où se trouve le Temple. J'aurais besoin que tu me guides là-bas.

- Qu... quoi ? T-temple ? J'sais pas c'que c'est. 'Vous trompez d'homme. »

Je n'avais pourtant pas l'air de vouloir négocier. Il nous regardait tour à tour, quelque chose sembla faire tilt dans son crâne :

« - Eh mais j'vous reconnais vous, m'avez payé des coups l'aut' soir. »

L'homme passa sa langue sur ses lèvres crevassées. Ainsi, si c'était le seul moyen de le faire parler...

« - Si tu nous en dis plus, tu en auras encore.

- Ah... »

Il était confus. Visiblement, c'était un sujet qu'il ne valait mieux pas évoquer. Un air coupable se lisait sur son visage à la seule pensée qu'il pouvait déjà en avoir trop dit. Nous devions éteindre les flammes de cette détresse au plus vite, au risque de perdre notre plus grand atout dans cette affaire. Par chance, Angelica avait déjà prévu le coup ; elle s'était absentée et revenait avec une cruche remplie d'un vin douteux. La vue de ce millésime ne sut laisser Elmer de marbre. Instinctivement, il tenta de la saisir en levant son postérieur de sa couche comme le Quartier-Maître la faisait miroiter devant ses yeux, mais elle recula son bras au dernier moment de sorte à ce que l'alcoolique finisse à quatre pattes.

« - D'abord, tu nous guides. Alors on s'assurera que tu n'aies plus jamais soif. »

Regard paniqué, incertitude, le clochard doutait. Une bataille se déroulait dans son cerveau entre la peur et l'addiction, mais la drogue finit par l'emporter.

« - D-d'accord, 'vais vous montrer où c'est, » échappa-t-il finalement après un profond soupire, avant de se redresser sur ses jambes courtaudes.

Pas plus grand qu'Albert, il collait à l'archétype du nain avec son gros nez rouge, son béret et sa barbe grise aussi touffue que crasseuse. Cette sorte là de va-nus-pieds. L'instant d'après, nous étions à nouveau dans l'auberge à commander un tonneau complet. La vieille femme nous jeta des regards suspicieux mais ne posa pas de questions lorsqu'elle vit les Berries. Les temps étaient difficiles, disait-elle, plus beaucoup de contacts avec la surface. Y en avait-il jamais eu ? Je me promettais d'en apprendre plus sur le coin et ses locaux, une fois notre enquête élucidée.

Ainsi, nous nous mîmes en route, dépassant à peine la maison au coin de la rue avant de tomber nez à nez avec Albert, à bout de souffle. Nain et nain se dévisageaient.

« - Cap'taine... v-vos amis...

- Ce ne sont pas mes amis.

- ...i-ils ont... des ennuis... »

C'était sûr. Je les avais oubliés l'espace d'un instant, jamais je n'aurais cru cependant que mon hypothèse se vérifierait aussi rapidement. Albert nous briefa, tandis qu'Elmer tanguait dangereusement en buvant sa coupe remplie à ras-bord, le tonneau sur le dos et qu'Angelica se tenait le front d'un main, désabusée.

« - Bon, je crois qu'il est temps de fiche le camp d'ici. Angelica, retourne à la taverne prévenir Silence et les autres. On se retrouve au navire dans dix minutes maximum, prépare les hommes à lever l'ancre. Albert, guide-moi jusqu'aux deux drôles. Elmer... le Temple, on peut y arriver par le lac ?

- Euh... Gloup. V-vaut mieux oui... Gloup. Plus proche d'la... Gloup. Vieille Forêt. »

La Vieille Forêt, ça semblait coller à l'endroit où j'avais rencontré les deux olibrius. L'endroit où Doppio avait échoué avec son morceau de navire. L'endroit où Pine d'Huitre avait été retrouvé avec comme nouvelle utilité de servir d'écriteau sur un arbre.

Sitôt les ordres distribués, Angelica disparut dans un Soru, laissant les gaillards à mes côtés comme deux ronds de tonneau.

« - Eh... Elle... v-vient de disparaître là... non ? Gloup. »

Aucune réponse, mais mon regard insistant poussa le petit homme trapu, le plus propre des deux, à se bouger fissa. Le plan était simple : retrouver les deux énergumènes et les ramener à bord de l'Anonyme, par la peau des fesses s'il le fallait, pour décamper d'ici. J'espérais juste qu'il étaient encore en un seul morceau... et les locaux aussi. Nous avions suffisamment de monstres qui voulaient notre peau pour s'attirer la colère des Sereins en plus de ça.
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« Dites, vous voudriez pas sortir de votre côté un peu taiseux et nous expliquer ce que vous nous voulez?
- Je suis pas taiseux, que le milicien me répond.
- Ben de mon point de vue ça fait vachement taiseux quand même, la gueule neutre comme ça, vous pétez pas un mot depuis que vous nous avez arrêté.
- On vous a pas arrêté.
- Ah pardon, c’est les menottes qui m’ont induit en erreur, excusez-moi. »

Tu remarqueras sans doute que je me la joue un peu petit con, et tu as parfaitement raison. En fait, cette situation m’énerve. Deux choses. Premio, on a déjà vu précédemment que je suis sur le point de claquer, et franchement j’ai pas envie de passer mes derniers jours en taule, ça serait vachement con. Puis deuzio, j’étais bien content de ma nouvelle amitié avec Doppio le rigolo, et là il est plus bien rigolo. En fait, il est plus grand-chose du tout. Il a le regard vitreux, on dirait que y’a plus rien derrière. Dans l’auberge, y’avait encore une étincelle chez lui, il vivait encore. Là, il se contente de marcher comme une espèce de zombie. Son esprit est plus là, y’a plus que les fonctions primaires qui habitent encore son cadavre.

J’en viens à me demander. Ce qu’il a vu, dans ces grottes, c’est la même chose que nous? Où est-ce qu’il a vu quelque chose d’autre, quelque chose qui nous était pas accessible à nous, quelque chose qui l’a vidé de sa substance, plus encore que moi, qui s’est emparé de son âme? Ou pire, qui a fait revenir dans son corps un être qui n’a plus envie d’y être, qui a plus une seule raison d’être ici-bas. Craig Kamina. Doppio s’amusait, Kamina est d’un sérieux presque glauque. Ni attache, ni but, ni volonté, ni rien. Ça me rend profondément triste pour lui. En fait, il me fait un peu penser à moi, quand j’erre sans but tout en haut de Red Line, que je trouve ma vie vide de substance. Doppio avait pas ce soucis là. Si seulement Kamina pouvait faire preuve ne serait-ce que d’une once de l’humour de son alter-ego…

En attendant, on marche, on marche, et plus on s’enfonce, plus j’ai de nouveau une sensation de mal-être qui me prend au bide. La sensation qu’en fait, on est pas sorti de ces grottes abyssales. Qu’on a juste atteint un nouvel étage, avec un peu plus de lumière effectivement, mais tout aussi moisi. Quelque chose ne va pas ici, dans l’air, chez les gens, chez ces soldats qui nous traînent je ne sais où. Enfin si, je pense savoir. Ce temple, on s’en rapproche vachement. C’était un peu notre but, mais maintenant, j’en sais trop rien. J’ai pas de voix qui essayent de pénétrer dans mon crâne comme dans la forêt, j’ai pas de curiosité morbide qui me pousse au cul, j’ai juste un chronomètre dans la tête qui me répète qu’attention, tu vas bientôt nous claquer entre les pattes.

Autour de nous, la ville s’assombrit. Pas seulement parce que le soleil commence à baisser, mais parce que tout va plus mal au plus on s’approche du centre. De ce temple. Les gens tousse, on trouve des tentes un peu partout, des maisons condamnés, des anciennes étales de marchés qui ont pas encore été dégagée, et sur lesquelles on peut voir des fruits pourris dont se gave les mouches. Et je repense à ces histoires d’empoisonnements que j’ai lu à moitié sur ce panneau d’affichage. Ces gens là ont de gros problèmes à régler, alors pourquoi s’inquiéter pour deux touristes à moitié morts? Finalement, le milicien sort de son mutisme.

« C’est la Reine qui souhaite vous voir.
- La Reine carrément? »

Mais je regarde le palais, vise un peu ça. On s’en éloigne.

« Mais la Reine peut attendre, » qu’il conclut.

*

Le milicien pousse l’immense porte du Temple. On est sorti de la ville, la nature recommence à grouiller ici. Il est pas si fort que ça, ce soldat, mais l’entrée semble aussi légère d’une plume. Elle me fait un peu penser à l’étrange porte, dans les grottes. Mais le symbole dessus n’est pas le même. Non, celui-là, il fait plus… civilisé? Je sais pas quel Dieu on peut bien vénéré dans ces lieux, mais il doit déjà avoir moins une sale tronche que l’autre poulpe.

A l’intérieur, tout est construit en classe pure. Des mosaïques aux murs, un tapis bien rouge au sol, des chandeliers, des sculptures représentant les moulins et un type que je reconnais pas, la baraque est cossue et chaleureuse, mais ça semble pas réveiller mon ami poisson plus que ça. Il traîne les pattes encore plus qu’avant, le dos courbé, il s’affaisse, prêt à toucher le sol, un des soldats le pousse, je l’insulte puis je vais soutenir le poto moi-même.

« Je t’ai déjà dis de pas me claquer tout de suite entre les mains. »

Et puis les murmures arrivent. Pas des incantations d’une langue inconnue comme j’ai pu connaître la veille, nan, là, c’est des rumeurs. Des bruits de couloirs. J’aime déjà plus ça, ça me rappelle presque les Bureaux. Et puis voilà qu’on se retrouve à ouvrir une énième porte, et cette fois-ci, on rentre dans le cœur du sujet.

« Allez-y » que nous indique le milicien, un grand sourire aux lèvres.

Devant nous, une salle immense, magnifique, avec un toit qui semble tutoyer les cieux, le soleil couchant pénètre la pièce de plein fouet. Y’a des bancs, puis une sorte de scène, avec un joli escalier de marbre qui y mène, et un type tout en robe avec un grand chapeau s’y trouve. Il a un sceptre dans la main droite, tout en or. Et à ses côtés, deux sbires en robe blanches et rouges. On nous fait nous asseoir à un banc, au milieu. En face, y’a un vieillard un peu tremblant et un type tout chauve, encapuchonné lui aussi, qui se retourne vers nous. Il voit Doppio-Craig, puis sourit. Un sourire pas vraiment chaleureux. Je le salue, et lui demande ce qu’il veut. Il a de la peinture sur le crâne, de la peinture blanche. Il me sourit pas, à moi, mais il ouvre sa gueule pour me laisser entrevoir sa langue coupée. Ce type là me répondra pas.

En revanche, celui qui vient de s’asseoir à côté de moi m’a l’air déjà plus bavard.

« Alors c’est vous, » qu’il commence.

Il a une voix qui me revient pas. Une voix suave, faussement mielleuse, ce type veut nous mettre dans de bonnes conditions, dans une seconde il va nous dire qu’il est là pour nous aider ou une connerie du genre, tu vas voir.

« Ne vous inquiétez pas, je suis là pour vous aider. C’est… lui? »

Évidemment, il regarde DoppioCraig.

« Ça dépend de votre définition du mot lui.
- Le chef de ces hommes-poissons. Celui dont on me murmure le nom depuis… »

Il finit pas sa phrase, mais une pensée me fait dresser les poils du dos. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’il allait encore me sortir ces chiffres, là. 3,5 millions de machin, là… Mais ça serait quand même pas de cul, hein.

« Ses amis sont très… intéressants.
- Et ils sont où?
- Dans l’antichambre, vous les verrez juste après. Mais d’abord, la cérémonie…
- Et la Reine?
- La Reine est un problème pour plus tard. Elle n’apprécie pas les actions de nos amis communs. Je crois qu’elle souhaite parler à celui à leur tête pour… calmer les choses? Il est toujours comme ça? »

Il parle de Doppiocraig. Non, il est pas toujours à moitié dans le coma.

« Nous verrons ça plus tard, je tiens à ce qu’il assiste à notre petite cérémonie. »

Puis il se lève, se frotte les mains, et commence à monter sur la haute scène. Le prêtre a pas bougé d’un poil, ses sbires non plus. Puis le mec qui vient de nous parler arrive à leur niveau, et se tourne vers l’assemblée.

« Mes chers amis ! Mes chers adorateurs du Roi Cyclone ! Nous sommes ici pour célébrer un évènement majeur dans notre Histoire ! Un chamboulement historique ! Un changement que nous attendions tous depuis maintenant si longtemps… Mais nous voilà prêt. Les rumeurs vont bon train, et les rumeurs sont vrais. »

J’aime pas ça, mon gars.

« L’enfant est de retour. Celui que nos maîtres attendaient depuis maintenant 3.5 millions d'années, 4 mois et 22 jours. Je l’ai vu des mes propres yeux. »

Il nous pointe du doigt. Les gens dans l’assistance se retournent, murmurent, s’exclament. Sauf une petite partie des gens, les plus vieux, qui commencent à pâlir, voir à trembler.

« Mes amis, vous l’avez compris, même les plus… Conservateurs d’entre vous. Il est l’heure. »

Les quelques personnes saines d’esprits tentent de se lever, mais plusieurs chauves couverts de peintures blanches les retiennent par l’épaule, les forçant à rester bien assis pour assister à ce qui va suivre.

« Doppio. Craig. Oh, t’es là? »

Il bouge pas. Pas bon, pas bon du tout. Je tourne la tête, derrière nous, y’a ce même milicien qui nous arrêté, qui continue de me fixer avec son grand sourire. Le type sur scène se rapproche du prêtre, toujours immobile, puis pose sa main sur son épaule. Et sa tête tombe, roule dans les escaliers, jusqu’aux premiers rangs. Des cris, des murmures, des éclats de joie.

« Le Guide est mort ! Vive le Guide ! 
- Vive le Guide ! »

Celui qui parle se fait enfiler une nouvelle toge, similaire à celle du prêtre décapité, et récupère le sceptre du cadavre encore frais.

« Ce soir, les amis, les Moulins tombent ! Et Mère se dévoilera enfin au monde entier !»

Partout, c’est soit la joie, soit la panique. Je me retourne à nouveau vers mon copain. Il regarde ses pieds. Je sors ma gourde, tant pis pour les risques, je sais pas ce qu’il va nous arriver, mais c’est un cas de force majeur. Et ces types là, à mon avis, c’est Doppio qu’ils veulent voir, pas Craig le dépressif.

« Bois. »
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Cul-sec. Le reste de sa gourde descend en moi. Il me remplit. C'est aussitôt après que je me sens propulsé par-delà cent cinq mille deux cent quarante trois paysages différents.

La Hype a écrit:Je suis ton carburant tu es le vaisseau
Tu es le seul capable de voyager à travers les cent cinq mille deux cent quarante trois paysages différents qui composent le Vide derrière l'univers
Le Vide c'est la Mère et ces paysages sont ces organes
Tu es ton propre vaisseau et Doppio est monté à bord : c'est ton capitaine
Tant qu'il restera du carburant, il restera du voyage
Tant qu'il restera du voyage, il restera Capitaine Doppio
Il est à ton bord, sur ton pont, les fesses à l'air,
Il te propulse, à fond la caisse, à des vitesses qu'aucun esprit ne pourra jamais suivre
Tu es de nouveau libre !

Tout ces chauves peints me reluquent comme s'ils voulaient tous faire de moi leur nouvelle copine. T'en as assis à côté de moi, un derrière moi, une palanquée devant, plus tu les regardes et plus t'as envie de te bricoler un ingénieux sous-marin, avec leurs os, leur peau et leurs poumons, pour retourner te planquer dans les abysses.

Ils attendent tous quelque chose de moi et Enzo aussi. Je me lève de mon fauteuil et se faisant j'ai l'impression que tout mon sang fuit mon cerveau jusque dans le fond de mes guiboles. C'est comme ça qu'il fonctionnait Doppio ? Complètement piloté par l'instinct ? L'instinct murmure destruction, chaos, et surtout un rire franc et punk complètement décomplexé.

La tête du précédent prêtre à mes pieds. J'arme ma jambe, je SHOOTE dedans. Elle part s'encastrer plus haut là haut ça dégomme un chandelier, il pleut du verre sur l'un des types (sur l'un de mes nouveaux amigos pour la vie) qui hurle aussitôt de joie.

GLOIRE ! GLOIRE A M'SIEUR DOPPIO !

Qu'il gargouille en enfonçant encore davantage les copeaux de verre sous sa peau, ça lui procure une trique de dingue, une trique contagieuse, c'est ça Doppio, c'est ça le secret ? Oui ben oui c'était évident, la souffrance... C'est ça la clé du paradis... Je peux rentrer dans le paradis grâce à cette clé et une fois rentré eh ben je commencerai à tout saccager et à dessiner des bites sur les murs. Parler de trique est-il acceptable dans un univers tout public ? Probablement pas et pourtant : elle est bien là, provocatrice.

T'as tout une partie du public qui me mate d'un air hébété -ah non ils sont terrorisés, oui, oui. Tant terrorisés que leur peur me touche, physiquement, elle me gratte l'épaule. Ça m'était jamais arrivé avant, de toucher des émotions. Mais là je les sens bien m'envelopper. La peur de cette partie de l'assistance, la fascination devant moi. La fascination qui s'exprime par une rangée de chauves dont on semble avoir chié du marron sur la tête. Eux sont complètement fous d'admiration, leurs regards transitent de ma pomme à celle de leur pote-à-la-trique, ils a-dorent le côté définitivement franc et punk, décomplexé de ma démarche, parce qu'il y a du Doppio derrière qui tire les ficelles, et je sais que je voudrai faire ça toute ma vie, être le pantin de Doppio...

Par contre je sens du doute croissant sur ma droite. Qui doute ?

Le prêtre ?

Ses amis chauves à la peinture sang sur la tête ?

Pourquoi... eux sont rouges et eux marrons ? Et toi blanc ?
-Nos... frères marrons nous ont rejoint sur le tard. Ils ont été exposé au... Fun Club avant de nous rencontrer. D'où certaines différences idéologiques, qui importent certes peu : car nous sommes tous réunis ici pour vous, et...

Blablablabla ferme là. Il se rend pas compte que je sais qu'il est faux, brrr, quel malaise ! C'est pas pour moi qu'il est ici, il vise autre chose, moi je suis son trampoline, il se voit déjà décrocher des étoiles en me sautant sur le museau, boing boing. Je me tourne vers Enzo, l'agent CP le plus rafraîchissant du monde.

C'était évident, Enzo. Oui oui. Évident !

La potion me permet d'écouter aux portes des âmes, toc toc toc toc Papa rentre du boulot !

Doppio ? C'est toi ? qu'il me murmure, j'entends un écho dans sa voix, je crois que c'est un écho de sa cervelle, j'entends sa cervelle se chier dessus, j'entends la merde de sa cervelle dégouliner dans tout son corps à travers sa colonne vertébrale.

Doppio, et Craig aussi, dans un état superposé. C'est quantique.
Quanquoi ?
J'existe que parce que tout le monde ici m'observe. Mais si vous clignez tous des yeux en même temps, je vous garantis pas d'être encore là la picoseconde d'après : je serai peut-être sur Rough Tell, dans la galaxie d'à côté, ou bien encore dans un nuage. On sait pas, même moi je sais pas.

Quand je le regarde, je vois ses émotions, déborder, gicler hors de sa tête. Il devient évident et tout le monde devient évident. Il est heureux de retrouver son vieux pote, son vieux pote dilué dans un nouveau pote. S'il avait une queue elle remuerait dans tout les sens.

Tu devrais continuer à écrire des trucs.
Ah ? Comme quoi ?
Je sais pas, n'importe quoi, écris des trucs, un max. Fais une description de ce joli temple et de la façon dont ces braves gens et moi-même allons le ravager.

C'est la déco, je crois, elle me file un ulcère à l'âme, je la déteste. Doppio non plus aime pas ce genre de frasques. On va tout démolir, et tout reprendre sur des bases saines...

- Enfant ? Devrions nous...
Casser tout ! Je veux... ce temple, tu vois ? Je veux qu'on le déconstruise, tous ensemble.

L'est pas chaud le prêtre, j'en ai rien à foutre. J'ai cet appel à la destruction gratuite qui résonne sous mon crâne. Si je détruis ce temple je détruis, métaphoriquement, je détruis métaphoriquement ce que j'étais avant Doppio, voilà. Voilà, c'est métaphorique, en fait, ça n'a rien de gratuit.

Une destruction métaphorique. Rien de gratos. C'est... mûrement réfléchi. A un niveau inconscient.
- Mais, les moulins, m'sieur Doppio ? Votre mère doit...
Tu me casses les oreilles avec tes moulins, et la mère de Doppio, j'en ai rien à foutre. Moi je te dis qu'on va d'abord péter la gueule de ce temple, c'est la priorité numero uno.
- Excusez moi, m'sieur D-Doppio, mais, euh...
- M'SIEUR DOPPIO DEMANDE LA DÉCONSTRUCTION DE NOTRE TEMPLE !
Commencez par niquer ces vilains tapis. Qui a foutu ça là ?
- NIQUEZ LES TAPIS !
- Non, attendez !

Ma vue se trouble mes organes ont envie de se faire la malle. Je dégueule une sauce mi marron mi mauve, elle s'étale sur le fameux vilain tapis. Ça semble inspirer certains de ces braves petits filous, qui s'envoient des doigts dans la bouche pour vomir à leur tour sur la tapisserie. D'autres sont plus circonspects, moins... moins chauds tu vois... Ils mirent le prêtre un peu fébrilement.

- Arrêtez ! VOUS GÂCHEZ LA CÉRÉMONIE !

Des mecs ramènent des cailloux depuis l'extérieur pour sniper les lustres qui pendouillent au-dessus de nos pifs. Ils visent très mal mais au moins, quand ils ratent un lustre, t'as toujours au moins un petit vitrail qui s'en prend une au passage et qui crache son verre. Enzo est toujours à mes côtés, il mate la scène d'un air pantois. Je me fiche devant lui, j'arrache un stylo de son veston et je lui pose dans le creux de la main.

Écris moi un poème... Tu leur réciteras après. Doppio te voyait comme une sorte de premier de classe non ? Tu vas leur en mettre plein la vue.  

Il semble un peu enthousiaste, je perçois une grimace de plaisir gravée sur son teint cireux. Je comprends pourquoi Doppio l'aimait bien, il est vraiment pas contrariant, et très prévenant. Si je bossais encore pour le gouvernement, je participerais aux séminaires de team building avec lui sans problèmes, je me laisserais tomber en arrière et il me rattraperait. Preuve à l'appui : youpla je me laisse basculer en arrière et...

Ouah ! Ça va ? C'est... du vertige ?

Tu as vu ça ? Preuve irréfutable qu'il mérite TOUTE la confiance que j'ai jamais accepté de donner à un être humain, du temps où j'étais 100% Craig.

Bien joué ! Mon nouveau meilleur ami.

***

J'étais alors certain d'être à ma place,
Dans les ténèbres brûlantes de mes abysses natales,
Nous fîmes tous ensemble l'Amour
Et par Amour
J'entends bien le plongeon
Dans Son Marais
Et Dans son Marais
Tandis que je gambadais dans le Marais
J'ai trouvé
La Vertu
La Vertu que j'ai perdu
était là, dans le Marais
Sous forme de suppo
A s'enfoncer dans le cul

Nous sommes tous en tailleur assis tranquillou à écouter mon vieil ami déclamer sa poésie, sa poésie inonde la salle et regarde : nous nous noyons avec grand plaisir dans ses vilains mots parfois bien truculents. Nous nous noyons dans sa bêtise transgressive et nous espérons tous que ça sera la dernière chose que nous écouterons avant de mourir. Tu sais ce qui l'inspire ? Nous tous, nous tous et aussi Moi et Toi, autant que sa muse lui chuchote de belles phrases depuis les coulisses de l'univers.

BEEUUARRG !

Ah ! Du vomi. Une improvisation qui s'accorde merveilleusement bien à sa prose : nous avons trouvé plusieurs tonneaux de cette eau rouge fantastique tandis que nous démontions ce temple pierre par pierre et lui comme moi avons trinqué six fois, dix fois, ou des centaines de fois qu'en sais-je ? Dis donc que nous sommes de sales junkies mais si l'inspiration est une drogue alors, oui, votre honneur, je mériterais la désintox ! Oh la la...

Le temple est désormais une VRAIE ode au Néant, toutes ses dorures sont souillées de boue, de terre ou de sang, des organes génitaux ont été soigneusement dessinés sur les vitraux, le mobilier fait un feu de joie dans la cour intérieure, et le parquet a été éventré afin que la terre qu'il étouffait puisse à nouveau s'exprimer. Il ne restera plus que le plafond à abattre ! Écouter des poèmes sans voir le ciel au-dessus de toi, c'est de la profanation. Je me sens comme un canari en cage.

- M'sieur Doppio, euh...

Ah oui tu as vu ? Le troupeau de Doppio est là aussi, son "Fun Club". Je les connais pas, mais je leur ai pas raconté toute ma vérité, bien sûr, ça serait long et trop lourd pour leurs cerveaux et je préfère plutôt les charger de poésie. Ils sont terriblement sympathiques, et passionnés par ma personne, si ça tenait qu'à moi, je les enfoncerais tous dans une marmite pour les fondre ensemble, puis je les boirais dans l'espoir, certes un peu enfantin, de ressentir ne serait-ce qu'une once de ce FEU qui les anime...

- ... on vous a tissé à même la matière qui compose les étoiles ! Vous luisez de mille feux...
- Ah clair je peux pas vous regarder de face... J'ai essayé tout à l'heure ça m'a... éjecté un oeil de son orbite...
- Maintenant que tu le dis, c'est vrai... Attends, t'avais deux ou trois yeux tout à l'heure ?

Évidemment eux aussi ont bu de ce nectar. Certains ont immédiatement convulsé et j'ignore si on repêchera leur esprit un jour. Cette boisson catapulte ton esprit hors de portée de toute raison. Ça la rend dangereuse, obscène, et donc forcément nécessaire.

Je me renvoie une rasade, ce qui a pour effet de dédoubler mon âme. J'envoie alors la duplicata de mon âme dans le passé, à destination du Craig d'avant, le Craig triste, pour lui montrer quel bonheur l'attend.

- ÇA SUFFIT !

C'est le prêtre, il pète une durite. Je le voyais chauffer dans son coin depuis tout à l'heure. Il aimait pas notre petite session littérature.

ÇA N'EST PAS DU TOUT CE QUI ÉTAIT PRÉVU ! ÊTES-VOUS VRAIMENT L'ENFANT, NOTRE SAUVEUR ? VOUS SEMBLEZ NE-
Assis.
HORS DE QUESTION, IMPOSTEUR ! JE VOUS-
ASSIS.

TU T'ASSEOIS. TU ÉCOUTES LA POÉSIE.


Du regard, il cherche des soutiens dans l'assistance. Il en a, bien sûr, ils forment même peut-être la majorité du public. Mais ils ferment tous leurs sales gueules. Alors il se retrouve seul, fusillé par des dizaines d'yeux hagards.

T'as bu ?
N-Non ! C'est notre breuvage de communion, nous ne-
Qu'on le fasse boire. Trouvez un entonnoir et gorgez le. Allez allez, n'importe qui là, bougez vous, hop hop hop, sinon cette tête de con va rater toute la fête.

T'as cinq ou six mecs qui lui fondent dessus, à moins que ça soit toute la salle ? Je t'avoue que j'ai zéro confiance en mes mirettes, car voir en dix dimensions, c'est très trompeur. La réalité est peut-être ici ou ailleurs, quoi en sais-je ? J'entends les cris du prêtre suivis aussitôt de généreux glouglous. C'est bien, il doit en être. Ils doivent tous en être.

Même toi Elizabeth ma coquine. C'est ton étonnement qui me touche : je le sens me gratter dans le dos. Tu viens d'arriver et comme à ton habitude tu laisses pas indifférent. Tu fabriques la peur dans le coeur des hommes, même lorsqu'ils sont en transe. J'espère que tu comptes pas buter la fête sinon on va s'organiser illico un remake de Drum !

Elizabeth. Je t'avais oublié. Tu t'assois à côté de moi ? Enzo nous régale de sa stupéfiante prose. Tiens.

Je lui tends un pichet d'eau rouge sympathique, en signe de paix.
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J'aurais pu m'étonner, me demander ce que c'était que ce cirque. Mais ça aurait été une fois de plus, une fois de trop. Plus rien ne m'étonnait à présent, surtout pas avec Craig. Pas la toiture du bâtiment, en feu, bien visible depuis le lac, ni les déjections à même les tapis, pour ceux qui n'étaient pas déjà en pièces. Cette sorte d'église s'était méchamment faite démolir par le groupe de hippies transformés, peinturlurés, que commandait l'homme-poisson.

Je ne saurais dire s'il était lui-même ou pas, mais il semblait déjà plus vivant que la dernière fois que nous nous étions vus. Il me tendait sa coupelle pleine d'une eau rouge. Celle du lac, encore. Je la repoussais, pénétrant dans la pièce, toisant les hommes les uns après les autres. On ne remarquait pas ma présence. Ni celle de mon équipage, posté derrière moi d'ailleurs, armes sorties. Je n'avais pas réellement idée de ce que nous venions faire ici à part chercher des réponses à nos questions et sauver les deux énergumènes. Non, nous aurions dû partir.

Lewis était ma bouée de sauvetage dans cet océan de folie. Lui et ceux qui ne participaient pas à la fête, ceux qui répugnaient à boire l'eau maudite, mirant d'un œil torve les effets qu'ils avaient chez le dernier venu. Il était tout en robes dorées, il se déchainait contre un mur, s'éclatait le crâne jusqu'à se retrouver avec la cervelle à vif. Ouch. Non, franchement, ce poison, très peu pour moi.

« - Lewis. Tu m'expliques ?

- On a tiré dans les vitraux, mangé les tapis et l'univers chatoie. Les couleurs se répandent : du rouge sang, du vert, du marron caca.

- Charmant. »

Il n'était pas lui-même non plus. Une fois de plus, il n'y avait plus que moi avec les pieds sur terre. Angelica me suivait, sur ses gardes, son sabre au clair. Elle était témoin de cette folie dans laquelle je nageais depuis deux jours.

« - Qu'est-ce que nous faisons ici, Eleanor ?

- Un élan de sympathie m'a fait me dire que ces deux-là méritaient d'être sauvés. Mais je commence à en douter. »

Le bâtiment n'était pas grand, mais une curieuse porte cloutée gardait une sortie au fond de la pièce. Je refusais de croire que le Temple se limite à une chapelle de détraqués, nous n'avions gratté que la surface. Où était le navigateur dont avait parlé Lewis ? Je lui posai la question, le traînant par le bras, le secouant un peu pour le contraindre à avoir à nouveau les yeux en face des trous. Il souriait bêtement, le nez dégoulinant de morve, les yeux larmoyant, mais je voyais une pointe de conscience dans son regard à présent. Il dégagea son bras, manquant de tomber en arrière.

« - Rien vu, Annabeth. »

Je secouai la tête : il fallait mettre un terme à tout ça. Le public qui était resté coi, sobre, n'avait pas attendu : la mort du grand prêtre était passée pour un assassinat, quand bien même il n'avait bu que leur précieux nectar. Les fidèles en retrait s'étaient armés et se préparaient à fendre la masse. Un homme se démarquait du reste, il gueulait plus fort que les autres :

« - Le grand prêtre Oglo est mort, tué par l''imposteur ! Réduisez les hérétiques en charpie ! Gloire à Aztat'toth ! »

L'assaut dura approximativement une seconde, avant que je ne me décide à agir. On tenait certains de mes hommes en joue, c'était la goutte de trop, la déclaration de guerre que j'attendais pour ne pas me retrouver à devoir traiter avec Craig. Mon bras vola en direction d'un groupe de fanatiques parmi lesquels se trouvait le prêtre à la langue trop pendue. Une onde de choc les balaya contre le mur, encastrant les plus frêles dans la pierre. Doppio applaudit :

« - Bravo Elizabeth ! Prenez exemple sur elle, mes fidèles Doppiosters : bousillez-les, faites leur sortir les boyaux sur ces affreux tapis. Je veux que ce soit artistique, comme la peinture murale de mon amie ! »

Voilà que la messe était terminée. L'homme-poisson s'était redressé et occupait l'ennemi avec ses attaques boueuses, extatique. Personne ne savait comment cela pouvait tourner et j'avais perdu suffisamment d'hommes.

« - Retourne à l'extérieur avec les hommes, assure-toi que personne ne sorte de ce Temple, si ce n'est pas les deux pieds devant.

- Qu'as-tu l'intention de faire ?

- Tout démolir, en commençant par ce qui se cache sous terre. »

J'avais remarqué la disparition de Lewis qui coïncidait étrangement avec la porte entrouverte. Elle donnait sur un escalier. J'étais à présent certaine que des choses se tramaient dans les profondeurs, même si la majeure partie du culte s'était réunie pour la cérémonie. Sans mot dire, Angelica fendit la mêlée, tranchant sur son passage les hommes armés, se taillant une retraite avec les quelques hommes impliqués jusqu'au gros des Exsangues, encore postés à l'intérieur. On pouvait l'entendre beugler des ordres du fond de la nef, j'espérais juste que Craig ne les interpréterait pas comme une déclaration de guerre.

Même si j'espérais que son équipage et lui se feraient trouer la caboche au même titre que le zélotes qu'il combattait.

Dévalant les marches, je découvrais les paliers toujours plus profonds. J'avais un mauvais pressentiment, peut-être à cause de nos dernières escapades souterraines. J'espérais ne pas retomber sur la poiscaille que nous avions semée, là-bas. Au premier sous-sol, des hommes en toge émergèrent d'une salle, armés : deux d'entre eux se mirent sur mon chemin, un autre poursuivit une ombre qui me devançait ; Lewis, certainement. Je les balayai comme des fétus de paille, les gratifiant de deux trous au milieu de front, avant de dépasser leurs cadavres et jeter un œil dans ce qui semblaient être une cave aménagée en dortoirs. Vide, mais il pouvait y en avoir d'autres dans les strates inférieures.

En-dessous, une large pièce circulaire avait été aménagée en une sorte d'autel morbide. Des corps dépecés et désarticulés avaient été cloués aux murs ; le sang formait des veines naturelles sur le sol en direction d'un bassin d'eau rouge. Le haut du corps d'un prêtre y flottait, le cou probablement entaillé par un poignard qui gisait au sol. Mais ce qui était le plus remarquable dans tout cela, c'était les étranges blessures qui maculaient son visage : des boursouflures, des croutes, comme si la peau s'était soulevée et laissait apparaître de la chair brunâtre. Je ne cherchai pas à en savoir plus, comme je continuais ma course jusqu'à ce qui semblait être l'ultime sous-sol. Mais pas le moindre.

Lewis était là. L'homme qui s'était lancé à sa poursuite se tenait raide mort à ses pieds. Comme si de rien n'était, l'agent griffonnait son carnet, médusé par le spectacle autour de lui.

Le cadavre du fanatique n'était pas le seul à servir de limon. Comme je m'approchais, je pouvais voir qu'il semblait présenter les mêmes problèmes de peau que l'homme qui s'était suicidé, plus haut. Et mon regard aux alentours me permit d'en connaître les stades plus avancés.

« - Bordel de merde... »

Naturellement, l'odeur était nauséabonde, mais je ne m'étais pas questionnée jusque là. Je ne pus réprimer un haut le cœur cependant ; Thomas, lui, rendit ses tripes. Des cadavres en grand nombre, certains encore en robes, d'autres potentielles victimes, servaient de terreau fertile à des sortes de champignons aux couleurs automnales. Il ne fallait pas être un génie pour faire le lien entre le mycelium rouge vif et la drogue qui se trouvait dans les tonneaux, à la surface. C'était donc de là qu'ils venaient...

Les corps s'entassaient, certains étaient encore frais de quelques jours, d'autres plus anciens, beaucoup plus anciens, séculaires peut-être. En m'approchant, je pouvais voir que Lewis tenait un livre curieux couvert de sang. Sa couverture semblait chitineuse... et pour cause, elle était en peau humaine séchée. Comme les pages intérieures.

« - Je l'ai trouvé à côté du bassin plus haut, » précisa-t-il en se passant le revers de la main sur sa bouche barbouillée de vomi.

Il avait purgé le mal qui l'habitait et retrouvait ses esprits. Frénétiquement, ses doigts parcouraient les pages, jusqu'à ce qu'il tombe sur une illustration des mycètes abondants autour de nous. Son regard s'éclaira soudain :

« - C'est pour ça qu'ils sont ici. Pour cela qu'ils font disparaître les gens... »

Je m'approchais davantage, découvrant la recette de l'eau rouge qui permettait apparemment de parler aux entités cosmiques que vénéraient les fidèles du monstre marin. On ne le trouvait normalement que sous la mer, à Y'ha-nthlei. Quelqu'un avait dû en ramener ici. Tout devenait plus clair, plus logique et aussi plus effroyable...

« - Ils se servent des corps humains pour cultiver leur drogue, lorsqu'ils ne les donnent pas en pâture au roi des mers... »

Lewis parcourut rapidement les pages qui suivaient : certaines illustraient le monstre que nous avions vu dans les fonds marins, d'autres évoquaient des entités mystérieuses, d'autres endroits de cauchemar. Il avait sûrement voyagé avant d'atterrir ici. Aucun auteur ne figurait sur la couverture, seulement son nom : le Nécronomicon.

« - Nous ferions mieux de partir tant qu-

- Vous n'irez nulle part ! »

Une voix nasillarde, un souffle rauque, nous hérissa les poils dans la nuque. À l'entrée de la pièce, en bas des escaliers, une silhouette se tenait, le visage déformé d'un terrible rictus. Mon partenaire d'infortune écarquilla les yeux :

« - Le navigateur ! »

Alors c'était lui ? Il n'était pas bien impressionnant, mais mon instinct me disait qu'il valait mieux ne pas le sous-estimer. Après tout, il avait le sang de centaines d'innocents sur les mains, livrés en pâture au dieu marin ou assassinés pour servir de compost.

« - Vous en avez trop vu, impossible de vous laisser filer. Vous allez crever ici ! »

Bien que voyant à travers la pénombre, je ne discernais aucune arme dans la main de l'ennemi, seulement une torche... qu'il orienta en direction d'une masse plus sombre, un baril... ? Un crépitement signala aussitôt qu'une mèche venait d'être allumée : il pensait nous ensevelir vivants ! Impossible de crever ici, mais je ne pouvais pas utiliser mes pouvoirs par peur de déclencher plus rapidement l'explosion. J'entrepris de me précipiter en direction de la sortie quand une porte en acier se referma, bloquant l'accès et protégeant l'homme que je me tenais prête à transpercer dans ma course.

Ses pas résonnaient déjà sur le carrelage des marches... Merde, nous étions dans la-

« - ARRGH !! »

Cri d'agonie venu de derrière le battant en fer. Je perçus aussitôt une présence, quelque chose qui fonçait à grande vitesse dans ma direction et comptait bien faire fi de la paroi entre nous. Aucune option pour en réchapper intact, pas le choix... Me jetant sur Lewis, je l'entraînai avec moi dans le méli-mélo de cadavres, finissant notre course sur un tapis d'os et de chair en putréfaction. Mais ça n'était rien comparé à ce qui nous aurait attendu si nous étions restés sur la trajectoire du geyser de boue qui projeta au même moment la porte à l'autre bout de la pièce. Une chance insolente fit que la mèche, dans ses derniers millimètre, écopa d'une large éclaboussure de boue qui stoppa l'ignition. Nous étions sauvés et pas par n'importe qui...

Là, sur le seuil, le museau éclairé par un grand sourire, se tenait Craig.
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« Doppio.
- Je ne suis pas vraiment Doppio !
- Craig?
- Je ne suis pas vraiment Craig !
- Dopicrague? Naxist?
- J’ai pas encore décidé ! Quoi?
- Pend moi par les chevilles s’il-te-plaît.
- Ah ! »

J’ai besoin de dessaouler, et rapidement. Ce liquide, c’est le breuvage de vie, ça me réchauffe les entrailles, ça fait bouillir ma cervelle, je réfléchis à cent à l’heure, je vois tout, j’entends tout, et, c’est paradoxal, mais cet état d’extra-lucidité m’empêche de me concentrer. Cette histoire de moulin, par exemple.

Mon navigateur, il est sorti du marécage comme un poisson hors de l’eau, le regard vide, la langue qui pendait. Craig se tenait là, en haut des escaliers, il avait pas l’air de se rendre compte qu’il venait de nous sauver la vie. « qu’est-ce qu’il se passe-t-il là alors ??? » qu’il a dit. Puis après, on est remonté prendre un peu l’air frais. Et derrière moi, j’ai laissé le cadavre de l’autre salopard. C’était à moi de le buter, normalement. Cette mission aura été un fiasco du début à la fin. Mais je peux encore aider à empêcher le pire. Tu vois, cette histoire de moulin? Ces gigantesques engins qui maintiennent la flotte à l’écart. Ces malades veulent tout faire sauter. Que la mer reprenne possession de ces terres. Regarde, dans ce bouquin dégueu que j’ai trouvé, ils ont même dessiné un schéma. T’as vu? Là, c’est les moulins, et la page d’à côté, c’est la mer qui retombe et qui forme un joli ascenseur pour la… chose qu’on a vu sous terre. Elle hurlait, tu te souviens? Son cri me perçait les tympans. Elle hurle parce qu’elle se sent prisonnière. Si ce machin remonte…

« Ça va comme ça? Me demande mon nouveau meilleur pote.
- Super. »

Je tangue dans le vide, on a grimpé sur un pan de mur qui soutenait un méga-vitrail avant, qu’on a explosé tout à l’heure. J’ai la tête en bas, ça fait remonter le petit dej mais je sens déjà mon cerveau qui recommence à fonctionner à un rythme normal. Tu sais ce que j’ai vu d’autre dans le bouquin fait de peau? Des dessins d’hommes-poissons, des normaux, des monstrueux comme ceux qui ont grandi dans les abysses, et qui grouillent encore sous nos pieds, bloqués là-bas. Et puis, au milieu, plus haut que les autres, y’a un dessin de Doppio. Je l’ai tout de suite reconnu. Tu sais pourquoi? Parce que sur le dessin aussi, il a une main humaine. Sacrée coïncidence, hein? Et j’aime pas ça, tu vois, parce que ça veut dire que dans ce que racontent ces tarés, y’a une part de vérité. Cet enfant qu’ils ont attendu si longtemps, c’est vraiment celui dont le bras de boue me fait balancer à quelques mètres au dessus du vide. Sauf qu’il en a rien à foutre de sa mère, cet enfant.

Je continue de lire mon livre, à l’envers. J’y vois des symboles que j’ai dessiné dans mon propre carnet, des dessins de constructeurs tapant du marteau sur ce qui deviendra plus tard ces moulins. Je vois un type à chapeau, accompagné de ce que j’imagine être une sorte d’automate. Je crois que y’a pas d’ordre chronologique dans leur bible, mais j’arrive à piger. Par curiosité, j’ouvre la dernière page. La toute dernière. Il n’y a rien d’autre qu’un vieux croquis d’un gamin, seul, apeuré, entouré d’ombres plus grandes.

« Dites.
- Oui chère Annabeth?
- Quelque chose ne va pas. »

Ah ça, oui ! Des gens font pousser des champignons sur des cadavres, empoisonnent la ville, et je me tiens la tête en bas sur un temple qu’on vient de ruiner.

« Personne à l’horizon.
- Et ben?
- C’est pas normal. On vient de ravager l’un des plus gros édifices de la région. Et pourtant, pas un soldat, personne. Ça ne va pas. »

Elle a raison. J’indique à mon copain que c’est bon, on peut me remonter, je me sens bien mieux. Ça fait même un petit moment que j’ai pas craché de sang, tu te rends compte?

« Si personne ne vient, que je fais, c’est qu’ils sont retenus. Et on se doute tous par qui.
- Ils sont combien, ces types?
- Trop, visiblement. »

J’ai des images qui reviennent en flash, dans ma tête. Cette armée d’homme-poissons des abysses, difformes, hurlant derrière-nous. Parviendront-ils un jour à remonter à la surface? J’en sais rien, mais je suis persuadé que les types de ce temple n’étaient pas les seuls membre du culte sur terre. En fait, je pense même que ça grouille. Ce milicien qui nous amené ici, il est mort avec les autres, tabassé à mort par les membres du Club de Doppio. Ils étaient dans le Temple. Ils sont dans la Milice. Au loin, par-delà les arbres, on peut voir les quelques tours du Palais Royale s’élever vers le ciel marin, au devant d’un des moulins.

« Nous devons partir, et vite. Je le répète depuis le début, et j’en ai marre de vous sauver les miches.
- Toto, je crois qu’Annabelle n’est pas super contente ! 
- Annabeth, je vois pas trente-six solutions… »

En fait, c’est même plutôt simple. Tu vois, je me sens un peu honteux. Honteux d’avoir laisser libre cours à ma curiosité morbide. De pas avoir agit avant. D’avoir laissé ces pauvres soldats mourir atrocement, pendant que je fuyais. Mais, dans le fond, si j’étais mort dans ces grottes, j’aurai jamais eu accès à ce livre qui m’accroche le regard. Peut-être qu’il est là, mon rôle, en fait. Dedans, il y a tout leur savoir, toute leur culture, leur histoire, le futur qu’ils ont imaginé, ou même qu’ils ont vu. Avoir en sa possession un tel savoir, c’est avoir l’arme qu’il faut pour les arrêter. Et puis, si la mer s’abat sur nous, c’est en tant que cadavres boursouflés qu’on remontera à la surface.

« Le Palais. La Reine voulait voir Doppicraig? Eh bien allons-y. Mon navigateur, il avait pu remonter, il y a treize ans. Et si quelqu’un sait comment faire, c’est sûrement la gérante du patelin.
- Et qui te dit qu’elle acceptera de nous aider? C’est avec nous qu’il est arrivé, leur enfant prophétique stupide.
- C’est simple, on va empêcher le Déluge de s’abattre sur ces terres. Les Moulins ne tomberont pas aujourd’hui. »


*


Quelque part, au cœur d’une jungle oubliée.


« Nous avoir trouvé…
- Magnifique… »

Deux ombres avancent lentement, rampant dans la boue, dégageant les feuilles et les branches, qui se présentent en obstacles sur leur route, à l’aide de leurs palmes visqueuses.

« Il avait raison… »

L’un d’eux fait claquer ses dents étrangement, émettant un sifflement déformé, faible mais tout de même entendu. Autour de lui, la terre se met à glisser sur elle-même, coulant sous terre, formant petit à petit de multiples cavités qui donnent sur les abysses. En remontent d’autres ombres similaire, qui raclent le sol, les branches, s’accrochent aux racines, et émergent finalement sur la terre ferme, le regard obnubilé par ce qui se dressent devant eux. S’habituant petit à petit à la lumière du jour qui parvient à descendre jusqu’ici, c’est avec excitation qu’ils découvrent l’immense construction humaine plantée là, au beau milieu de la jungle, perchée sur un massif rocheux qui semble sortir de nul part.

Le Moulin tourne, lentement mais avec force, et repousse les flots marins qui flottent au dessus d’eux. Et puis, se lassant du spectacle, les ombres s’avancent, d’abord une dizaine, puis une centaine, rampant comme des fourmis affamées vers la roche.
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On va demander une entrevue avec la reine. Elle devrait accepter, mais ça risquera de mal tourner si, euh, si... tu vois ?
Oui !
T'es sûr ? On peut te laisser en arrière le temps que...
J'ai très envie de rencontrer la grande manitou. Le palais, là, derrière les arbres. T'as quelque chose qui s'en dégage, de maternel, d'inconditionnel, de follement bienveillant. Ça peut qu'émaner d'une monarque, dans le sens grandiose du terme. Je veux rencontrer l'épicentre de cette bruyante bonté.

J'invite une nouvelle rasade d'eau rouge dans mon corps. Aussi puissante que la dernière fois, elle étale mon esprit dans sept dimensions. Leurs émotions luisent comme des phares, éblouissantes. Les amis de Doppio qui sont, de ce fait, également mes amis puisque Doppio C'EST moi et que je suis son ami, m'imitent, chacun s'est dégoté une bouteille, un tesson, une vieille gourde, un bol, dans lequel il promène quelques décilitres de cet orgasme liquide.

Remarque que je pourrais m'égorger avec mes propres dents qu'ils m'imiteraient sans fléchir. Ils n'ont pas de personnalité, ce sont des drones propulsés par une vorace bonne humeur. Ils croquent la vie à pleines dents ! Parce qu'ils savent que leurs chances de survivre s'amenuise à chaque heure qui passe, ils se débarrassent de tout les vilains neurones qui pourraient les ralentir dans leur poursuite du Fun.

Je comprends pourquoi Dopidop les aimait.

Plus tu bois de ce truc, plus tu te doppioïse.
Oui ! Mon taux de Doppio est compris entre 0 et +l'infini. A zéro, je suis Craig et ce breuvage augmente le taux. Et plus je tends vers l'infini, plus je suis Doppio, mais je ne peux que tendre vers lui, je ne le serai jamais vraiment totalement. Être égal à l'infini est absurde mathématiquement : être égal à Doppio est absurde métaphysiquement. Compris ?
Oui, j'ai tout compris. C'était étonnamment clair.

Et ainsi nous marchons en direction du palais. Il y avait Moi, Thomas Lewis, les amis de Doppio, et les autres : les autres ne sont que des amis de Doppio en devenir, je crois que le monde entier est un ami de Doppio qui s'ignore. J'espère que la reine comprendra ce phénomène.

***
Au fur et à mesure que nous nous rapprochions du palais, l'atmosphère magique s'est densifiée ! Il devient compliqué de progresser dans cette féerie lorsque l'on porte dans notre coeur les lourdes graines du Néant. Ça m'a donné envie d'adresser des prières à je-ne-sais-trop-qui situé dans je-ne-sais-trop-quelle crevasse du Vide derrière l'univers. Je marmonne à voix basse des mots qui n'ont aucun sens, composés de syllabes simples que j'enfile comme des perles, au gré de mes émotions. Thomas et les amis de Doppio sont regroupés autour de moi et cherchent à saisir ces mots, ils osent pas m'interrompre alors ils cherchent à écouter et à comprendre mais y a rien à comprendre et je les trouve ridicules et mignons et ils me font bien à rire à chercher à comprendre l'incompréhensible, je ris d'eux intérieurement tout en murmurant ma purée de mots hahaha j'en peux plus de vous.

J'ai des fourmis dans les pattes et elles font beaucoup trop les malines. L'eau rouge t'aide à traverser plusieurs années-lumières en moins d'une frame de temps physique. Mais les jambes ? C'est de la saloperie, tu marches une heure, t'es récompensé par quatre pauvres kilomètres.

J'en ai marre de marcher les mecs.
- Vous voulez qu'on vous porte ?
- M'sieur Doppio, montez sur mes épaules !
- SUR MON DOS M'SIEUR DOPPIO ! HUE HUE DADA !
D'accord.

J'escalade le dos de ce type et me fracasse aussitôt la gueule dedans, comme si je venais de traverser un parquet. Il avait le dos beaucoup trop fragile, surement un manque de calcium. Le résultat d'un ou deux mois de régime "Doppio", j'imagine, ça démonte soigneusement l'esprit mais aussi le corps. Tu obtiens alors des réceptacles creux faits de viande, que tu peux remplir à ta guise de colle noire, d'eau rouge et de bonnes ondes, MAIS qui font de bien piètres montures.

Laissez tomber je continue de marcher, merci quand même.

Tu vois ces visages inquiets et ces vessies qui lâchent sur notre passage ? Les villageois sont terrifiés par ce séminaire que l'on prépare. Si bien que c'est à Elizabeth de nous annoncer à grand coup de "on vient en paix" "ne paniquez pas" "nous venons rencontrer la reine", alors même qu'elle est largement la moins crédible d'entre nous dans ce rôle ! Dire qu'il y a trois ans elle tuait sa maman ou un truc du genre, et là nous la retrouvons dans le rôle du personnage sain qui empêche le scénario d'aspirer le cerveau des lecteurs. C'est évident qu'elle est la bergère et que je suis le chien qui rassemble son troupeau.

Tu fais une bergère exemplaire Elizabeth et j'ai envie d'aboyer pour toi.
Tu me laisseras nous présenter à la reine.
Vivement qu'on arrive, j'en ai ras le cul de marcher.

La populace s'écarte à notre vue, leurs yeux roulent sur le sol quand nous passons devant et dès lors nous sentons leurs regards ébahis et terrifiés lécher nos dos. Ils sont d'une timidité touchante alors qu'il ne leur suffirait que de me dire Bonjour ! pour nous rejoindre dans mon rêve. Dans mon sillage je dépose de fines particules de rêves.

- M'sieur Doppio sue de la merde quand il est content.
- Son trop-plein de bonheur se dilue dans sa merde puis s'étale derrière lui sur le sol.
- La merde...


Une lumière s'allume dans le quartier frontal de mon cerveau et je percute que je ne cesse jamais réellement de penser, ou de parler de merde, que ça soit direct ou derrière d'ingénieux sous-entendus. L'avais-tu remarqué ?

J'en ai super marre de marcher ça suffit là.

Ça tombe bien, nous sommes plantés devant les gigantesques portes du palais, d'un abyssal bleu nuit, elles absorbent ma lumière et ne comptent pas me la rendre. Je suis irradié par la brute beauté de ce monument, sa roche cristalline laisse les belles âmes se réfracter en elle mais reste opaque aux esprits consommés par le néant ! Je sens ma peau se décoller tandis que cette IMPOSANTE splendeur s'engouffre par torrents dans mon vide intérieur. Mes guiboles restent péniblement droites mais ces murs, ces murs sculptés à même la GRÂCE, viennent de violemment noyer ma cervelle dans sa propre laideur : alors je frétille. Ce palais est puissant et je te dis ça au sens littéral. Une force intense émane de ses murs et elle est diamétralement opposée à celle qui m'anime et à celle qui animait Doppio, elle me repousse.

Ce palais ! Il revêt une forme féminine, au regard intense, à l'esprit tranchant d'un côté mais laineux de l'autre. Ce palais est plus vivant que tous les compères de Doppio réuni, son coeur bat et son coeur m'adresse une berceuse de guerre. Je sais pas négocier face à ce genre de force ! Doppio devait connaître l'astuce mais moi ? Moi pas possible, cette force est opposée à la mienne, elle m'annule, je me sens annulé, je sens mon négatif remonter à zéro, je me sens Craig, tristement trop Craig.

T'as une vingtaine de gardes en formation devant, qui tendent vers nous des lances finement décorées de pierres scintillantes, des lances forgées avec goût par les meilleurs artistes de l'île, des lances du genre que t'aurais envie de t'enfoncer dans l'anus pour rigoler. Eux puent la peur ! Mais ils la planquent sous une fine enveloppe de dignité. Bravo les mecs mais laissez moi toucher deux mots à votre palais. Votre palais est le seigneur de votre petit monde étroit, et il me défie férocement dans un duel que je ne gagnerai pas.

Baissez vos armes, nous ne vous voulons aucun mal.
- Ces lances seraient du tonnerre enfoncées entre mes fesses !
- Tu crois pas que le fer coincerait ?
- Ça doit être jouable avec suffisamment de force et d'adresse

Craig, tiens tes dingues tranquilles ou je les tue !
Les copains, laissez parler la dame.
Nous demandons audience à la reine. Nous souhaitons l'aider à sauver son île.
- Vous trois ! Vous trois, la reine voulait s'entretenir avec vous ! PERSONNE d'autre ne rentrera !

La force féerique qui imbibe leur palais me juge sévèrement. Elle pourrait m'ensevelir et me remplir en un rien de temps si je dérapais.

- Vous déposerez d'abord TOUTES vos armes !
Si ça peut vous rassurer...
- Au moindre geste suspect, vous...
Vous vous tournez en ridicule.

Escalade 860656SrneAlmaMater

Étrangers, je vous attendais.
Suivez moi.


C'est elle ! Ah ! C'est elle, le coeur infiniment positif du palais. Je me sens annulé, je me sens Craig, elle me tue. Ses petits yeux endormis sont une fenêtre par laquelle j'aurais envie de me balancer.
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Le temple derrière nous, j'avais eu suffisamment de temps pour faire le point sur notre situation. Pour réfléchir à ce que nous venions de voir, d'entendre. L'odeur putrescente des corps en décomposition me collait à la peau, lorsque ce n'était pas le fumet de Craig qui filait sous mon nez. L'horreur.

Mais il y avait matière à penser. J'avais capté quelques bribes de discussions entre Lewis et l'homme-poisson. Ce n'était pas la première fois qu'ils parlaient de leur drogue : même en connaissant sa provenance, à présent, ils ne pouvaient s'empêcher de l'ingurgiter par rasades. Leur teint virait au vilain et leurs yeux perdaient de leur éclat, à chaque fois. Pourtant, le révolutionnaire semblait baigner dans une forme de plénitude ; n'était-ce pas comme cela qu'ils avaient entendu ce que mon Empathie me dictait, jadis, quand les voix murmuraient dans les ténèbres ? Hors de question que je me risque aux effets de cette drogue morbide, mais je ne pouvais m'empêcher de me questionner.

Quoi d'autre à faire, lorsque nous étions en train de progresser dans la forêt, connaissant la pluie par à coups lorsqu'elle ne se perdait pas dans les plus hautes branches. Les courants d'air sous-marins nous cinglaient le visage : ne faisait-il jamais beau dans ce putain de pays ? À croire que non, pas sous l'océan...

« - Lewis ?
- Ouais ?
- Prête-moi ton bouquin. »

L'homme me regarda gravement. Ses neurones étaient ailleurs, mais la vérité suintait sur son visage : il n'avait pas envie de se débarrasser de sa trouvaille. Tant mieux, je n'avais pas envie de la garder. Après une poignée de secondes suffisamment longues pour me laisser le temps d'appuyer mon regard d'un mouvement de sourcils, le Chapelier dépenaillé haussa les épaules et me tendit le Necronomicon. La page du champignon était indexée, parfait.

La plupart des notes étaient dans une langue étrangère, indescriptible. Pourtant, il y avait un coup à jouer. Silence n'était pas loin ; elle faisait partie des rares qui avaient décidé de m'escorter. Les autres étaient à bord de l'Anonyme ; la terre ferme les angoissait et je les comprenais. Dénuée d'un traducteur pour saisir la langue des signes, je fis un détour pour solliciter l'aide d'un des effrayants amis de Craig. Dès lors, tout sourire, serviable, Jean-Claude me collait aux talons d'un peu trop près, tandis que nous remontions la file de bonobos qui venaient après nous pour nous hisser à hauteur de la none muette.

Nous la retrouvâmes à trottiner à l'arrière, comme abattue. L'expérience dans les bas-fonds lui avait fait un choc, elle se sentait responsable de la mort des trois hommes qui nous avaient accompagnées, lorsque nous étions parties en expédition dans la forêt. Peut-être aussi se flagellait-elle d'avoir mis son capitaine en danger ; impossible de savoir ce qui lui passait réellement par la tête. Étrangement, Craig arrivait plutôt bien à la cerner, lui.

L'arrachant soudainement à sa bulle accablante, je lui tendis le livre mystique et ses textes tout aussi perturbants : c'était la première fois qu'elle le voyait. Comme les autres, elle avait essentiellement bouclé le temple pour nous permettre d'exfiltrer les deux zigotos et leurs drôles d'amis. Finalement, aucun fanatique n'avait survécu et c'était sûrement mieux comme cela.

Comme elle faisait des signes, Jean-Claude traduisit :

« - Elle demande où donc vous avez trouvé cela ?
- La bâtisse d'où l'on vient. Lewis l'a dénichée sur un macchabée. Ils avaient une plantation de ces trucs-là, poussant sur des cadavres.
- Eh bien, elle dit que c'est incroyable et que ce livre est... inestimable ! »

À ses yeux sûrement : son regard était éclairé par une lueur inquiétante. Moi, je voyais mal comment on pouvait monnayer cette abominable relique. Quoi que, sur le marché de l'art contemporain...

« - Elle arrive à le lire ?
- En partie, dit-elle. C'est écrit en... Vieux Ixtabi ? Apparemment, plus personne ne l'enseigne aujourd'hui. À vrai dire, elle est même bannie du répertoire officiel des langues. C'est ce qu'on lui apprend à l'Église.
- Je... vois. Et donc, que peut-elle me dire ?
- Pas grand chose, en vérité. Le livre ne fait que décrire la forme, la consistance et les effets du Bolet des Morts - c'est comme ça qu'ils l'ont nommé.
- Parfait. Alors qu'elle me dise à quoi tournent nos petits amis qui boivent du jus de cette saloperie depuis que nous avons quitté le temple. »

Elle voyait que j'étais intéressée. J'espérais seulement qu'elle ne s'imaginait pas de mauvaises raisons à cela. Il était définitivement plus facile de trouver des cadavres à la surface pour cultiver le Bolet, alors je me demandais s'il n'y avait pas moyen de fructifier un peu cette découverte. Craig et Lewis ne pouvaient visiblement plus s'en passer et tant que ça ne filtrait pas dans mon équipage, tout allait bien.

« - Alors, ça dit que le champignon provoque une grande accoutumance... Qu'à trop forte dose il peut provoquer l'apparition de lésions cutanées pouvant heureusement se résorber avec le temps... Qu'il est donc préconisé de le lyophiliser et le diluer dans de l'eau...
- Oui, oui, passons. Quels sont les effets ?
- Elle... Ah ! Apparemment, les personnes ayant consommé du Bolet prétendent entendre des voix et cerner des présences invisibles à l’œil nu. Elles pourraient aussi communiquer avec les Grands Anciens... Troubles de l'identité, hallucinations, accès de paranoïa... La demoiselle affirme que les descriptions sont en avance sur leur temps et qu'il ne s'agit de troubles psychologiques découverts que très récemment. Or le livre semble vieux d'au moins un bon millénaire... »

J'oubliais parfois encore que c'était elle, le médecin à bord. Toutefois seule une question me trottait encore dans la tête :

« - Est-ce que ça peut tuer ?
- Comme toutes les drogues elle suppose, à très forte dose. Rien n'est écrit à ce sujet.
- Parfait. »

D'un geste vif et précis, je dérobai le journal des mains de mon interlocutrice. Je la sentais beaucoup trop obnubilée par sa lecture et il était hors de question de lui ouvrir d'autres portes qu'il vaudrait mieux laisser fermées. Déconnectés par notre petit interlude, nous avions pris du retard vis à vis du groupe ; le cortège arriverait bientôt à la cité. Je ne pouvais laisser Craig et Lewis l'ouvrir, pas avec leur air blafard et leurs yeux fuyants. Sans parler des Doppiosters, autres que Jean-Claude qui, étonnamment, semblait être le seul à avoir les idées claires. Je pressai donc le pas pour me rendre aux côtés du pseudo-journaliste et lui rendre sa trouvaille, semant en route le cannibale.

« - Tiens, ton fardeau. Je ne sais pas ce qu'il contient réellement, mais je préfèrerais m'en tenir loin à l'avenir. Dis-moi, tu as prélevé quelques uns des champignons que l'on a trouvés au temple ? »

Ses yeux s'alarmèrent, semblant crier : « Comment le sait-elle ? » Mais c'était un comportement prévisible de la part d'un crackhead. Même les poches trouées de Craig n'avaient pu résister à cet appel : ses quelques vêtements se gondolaient sous la pression des Bolets emmagasinés précieusement. Car Lewis ne répondait pas, je le dépassai pour retrouver mon compère criminel.

« - Lorsque l'on remontrera à la surface, j'aurai un marché à te proposer. Une offre que tu ne pourras pas refuser. »

Aucune idée de si ce genre de choses pouvaient atteindre sa Seigneurie des Mouches, mais je laissais germer l'idée. J'avais déjà des plans sur mon empire, des idées de comment faire fructifier mes affaires, et je me devais de saisir cette opportunité. Celle de fournir au monde entier une drogue dont nous seuls aurions la recette...

Comme nous arrivions au palais, je m'efforçais de faire reculer les badauds, de nous ouvrir une véritable haie d'honneur. L'Anonyme mouillait déjà dans le port plus au Nord ; la population locale, celle vivant autour du palais, n'était pas plus jouasse de nous voir que celle de la ville de tantôt. Pourtant, tout le monde semblait déjà au courant de notre venue ; on nous attendait.

Et ce fût la reine elle-même qui nous accueillit aux pieds de son majestueux palais.


Dernière édition par Eleanor Bonny le Dim 16 Jan 2022 - 21:01, édité 1 fois
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Je sais ce que tu te dis. Tu parles pas, mais je t’entends, faut pas croire. Je foire ma mission, je me shoot à cette substance dégueu, je me plonge dans un livre indéchiffrable, et maintenant, j’essaie de jouer les super-héros. Tu dois te dire que ça y est, je perds définitivement la boule. Seulement voilà, mon gars, ça fait des années que je te parle quotidiennement, à toi, une entité vide de tout, qui existe seulement dans mon petit cosmos personnel. Fallait peut être te faire la réflexion avant, parce que ma sanité mentale, je l’ai paumée depuis un petit moment déjà.


Bon, je te cache pas que ça s’est détérioré récemment, ça je veux bien te l’accorder. J’irai consulter si on remonte vivant, promis. En attendant, suivons tranquillement cette femme majestueuse, tu veux bien? Un sacré bout de femme, pour être honnête. Déjà, de base. Mais alors quand t’as passé ces derniers jours à voir des macchabées et des poiscailles difformes, à tes yeux, elle brille comme un phare en pleine tempête. Ça me donne l’impression de pouvoir la suivre au bout du monde. Moi?  influençable? Peut-être. 


Mon meilleur pote, ça semble être l’inverse. Je vais pouvoir compter que sur mon autre meilleure pote-ennemie, parce que là, il a pas l’air bien le pauvre. Pire que tout à l’heure, je veux dire. C’est vrai qu’on dirait tout le temps un cadavre, et que depuis son réveil il tire une gueule pas possible, mais alors là, non je t’assure ça fait peur à voir. Il s’est remit à trembler, il avance en traînant les pattes, comme un aimant qui essayerait à tout prix d’en rejoindre un autre, sauf que ces idiots se font mutuellement face. Peut-être qu’il tire sa force de ses doppiosters restés dehors, qui sait. 


Le hall par lequel on passe est immense. Pas du tout à échelle humaine, ça se voyait déjà de l’extérieur, mais alors une fois dedans… Comment ces types ont pu construire tout ça? Et surtout, ces types, ces habitants, c’est qui? Sur ce gros caillou perdu au fin fond de l’océan, la vie est possible uniquement grâce aux gigantesques moulins dont mon bouquin parle. Y’a bien fallu les construire. Les hommes-poissons? Ceux qui ont emprisonné la Mère? Ces machins doivent être des merveilles de la technologie, ça n’a aucun sens. Ce palais non plus, n’a aucun sens. Trop ostentatoire, trop parfait, trop grand, trop luxueux, il dénote complètement du reste de la région. Si tu veux tout savoir, moi, je trouve qu’il faut être sacrément timbré pour construire un truc comme ça dans une région pareil. Mais étant moi-même timbré, tu comprendras que je vais pas le leur reprocher. 


La Reine s’avance avec aisance dans ce couloir, elle donne l’impression de flotter, sa longue robe traîne sur le sol, immaculée. Y’a un tas de tableaux et de sculpture autour de nous, des tableaux représentant le ciel-océan au dessus de nous, représentant des gens que je connais pas, y’a même des tableaux vides, qui ne représentent rien. Je m’arrête un instant dessus. Y’a pas rien, mais ça représente que dalle, à part le vide spéciale, peut-être. 


« Le vide dans notre histoire, me fait une voix angélique.
- Hein?
- Ça représente notre Histoire disparue, » répète la Reine des lieux.


J’avais vraiment l’air d’un ahuri devant ces tableaux, ou est-ce qu’elle peut lire dans les pensées? Testons. Madame je crois que je vous aime, je serai heureux de vous servir de sacrifice aux dieux des moulins. Allo? Nan, on dirait que ça va. Son magnétisme vient pas de sa capacité à nous sonder le cerveau. 


« P...Père?! 
- Doppio. »


Mon pote fait face à une autre image. Celle d’un homme poisson à la sale gueule, fatigué, sale. On dirait qu’on l’a démonté puis remonté à l’envers.


« Doppio, que je répète. C’est un miroir.
- Ah…
- Dépêchez-vous, » nous lance Elizabeth.


On arrive bientôt face à une nouvelle porte, après ce qui m’a semblé être la traversée de plusieurs kilomètres. Derrière l’entrée, qui s’ouvre à nous sans un bruit, sans tintement ni grincement, se trouve une majestueuse salle du trône, éclairée de toute part par d’immenses vitraux, un peu comme ceux de l’église qu’on a foutue en l’air. Malgré la lumière du jour à peine potable que reçoit la région, la pièce est comme baignée par le soleil. Un long tapis bleu roi se déploie devant nous, encadré sur les côtés par des colonnes blanches comme un cul qu’aurait jamais mis le nez dehors. Le tapis remonte un petit escalier en pierre, et s’arrête pile poil devant l’immense trône qui domine la pièce. La Reine grimpe les marches une à une, sans même remonter sa longue robe qui traîne au sol. Elle s’assoit, pose ses deux mains sur les accotoirs, puis nous toise du regard. Y’a pas un pet d’expression déchiffrable, dans ses yeux. Le silence pèse sur nos épaules, je le sens, quand personne parle, la gravité devient plus forte, c’est scientifique. Puis la Reine brise ce mutisme ambiant, et nous libère tous de ce poids atroce.


« Une capitaine pirate, qu’elle fait en regardant Annabeth. Un cadavre, qu’elle fait en plongeant ses yeux dans les miens. Et… lui. »


Je relève pas le nom qu’on m’a collé, je sais très bien que j’ai une gueule de déterré. Et tu t’en doutes, lui, c’est Doppio. Doppio, comme tu le sais, alterne entre l’état de mort-vivant et de pile électrique depuis quelques épisodes. Là, il est plutôt dans une phase « découverte ». Il fixe la Reine de ses yeux globuleux et vitreux.


« Madame, je crois que je suis allergique à vous !
- Les opposés ne s’attirent pas toujours. Vous n’êtes pas passé inaperçus, mais je pense que vous vous en doutez.
- Désolé, pour votre temple, que je lance, en fait…
- Cet endroit était maudit depuis déjà bien longtemps… Mais je ne m’étais pas rendu compte à quel point. La seule chose que je pourrais vous reprocher, c’est de ne pas l’avoir brûler entièrement. Je craignais que… Votre venue est synonyme de misère. C’est certain. Vous. L’homme-poisson. Quel est votre nom?
- Ça dépend des cultures et de mon état spatio-physique.
- Appelez-le Doppio, que je fais.
- Ou connard, propose Annabeth.
- Les deux marchent !
- Doppio, donc, reprend la Sérène. Votre arrivée était prophétisée par les plus anciennes religions dont on retrouve la trace ici.
- Oui!
- Selon certains dires, votre silhouette se dessinaient dans les reflets de l’eau, dans les miroirs, dans les feuilles de thé, dans les interprétations des cartes.
- Oui! Mon subconscient reluque tout les recoins du monde pour y lécher les âmes en peine.
- Pour certaines de ces religions, votre arrivée devait être l’avènement d’un nouvel ordre.
- Oui!
- Pour nous autres, elle devait être synonyme de mort.
- Oui!
- Je ne suis pas morte.
- Eh non!
- Mes sujets ne sont pas morts. Pas de votre main. Non, les seuls corps sans vie sur lesquels nous pourrions mettre la main, pour le moment, ce sont les traîtres qui gangrènent notre royaume. Vous n'avez fait qu’accélérer les choses. Pourquoi?
- J'aime pas leur... vibe, répond simplement Doppio.
- La fin du monde ne nous intéresse pas, rectifie Annabeth. En revanche, nous sortir d'ici...»


Elle a les pieds sur terre, Annabeth. Droit au but. Elle est moins sensible à l'aura de l'endroit, du moins elle essaie de le faire croire. Les moulins, ces poissons difformes, la Mère, c'est des obstacles et rien d'autre. Moi, je crois bien que j'y vois un peu plus que ça. 


« Rien ne me ferait plus plaisir que de vous aider à remonter à votre surface, Capitaine.» 


Le ton de la Reine est doux, mielleux, y'a pas une once de malice là-dedans. Comme quoi, suffisait de demander.


« Vous n'êtes pas la première pirate à sombrer ici-bas, mais je n'ai pas besoin d'apprendre à vous connaître pour savoir que si je ne vous aide pas à partir, vous trouverez le moyen de remonter coûte que coûte, par la violence s'il le faut. Évitons d'en arriver là. Et vous emmènerez votre ami avec vous. Je suis navrée, Doppio, mais je ne peux vous offrir l'hospitalité. Que vous soyez de leur côté ou non, votre présence a relancé un mécanisme endormi depuis longtemps, plus vieux que le monde encore. Je pensais laisser ce problème à l'un de mes descendants... Cet endroit aurait dû rester hors de votre portée.


Et... Votre petite troupe effraie mes sujets. Vous ne vous acclimaterez jamais à cet endroit, vous ne vous plierez jamais à nos règles.
- Vous avez sûrement raison ! Les doppiosters ne connaissent qu'une limite, la DOULEUR ! Et on bosse dur avec les potes pour en EXPLOSER les limites, c'est un sacré chantier !
- Quand à vous... reprend-t-elle en rivant ses yeux sur les miens. Vous êtes le bienvenu ici. Restez ici autant qu'il vous plaira. 
- Moi? Rester ici?
- Rien ne vous attend, là-haut. »


Son regard, comme ses mots, me percent le bide. Elle me fixe comme une médecin qui regarderait un patient en phase terminale. Elle a pitié de moi, et ça me plaît pas. A toi aussi, je fais pitié? Toi aussi, tu penses que y'a rien pour moi là-haut? Je sais pas quoi répondre, je reste comme un con, Annabeth parlera pour moi, je vais rester une seconde dans mes pensées, si ça te dérange pas. 


« Comment remonter? demande la pirate.
- En utilisant l'unique moyen accessible aux êtres humains. Nous inverserons le tourbillon. Avec une navigation précise et maîtrisée, vous atteindrez la surface sans trop de dommage.
- Et en cas d'erreur?
- Vous vous noierez, ou vous vous écraserez pour de bon ici.
- Nous...»


Eleanor hésite, l'espace d'un instant, parce qu'elle s'apprête à faire un nouveau pas dans le «petit jeu des deux abrutis». C'est à dire s'enfoncer toujours un peu plus dans les affaires sordides de cet endroit maudit. Mais si il n'existe bel et bien qu'une unique solution pour sortir d'ici, et bien...


« Nous avons des raisons de croire que les moulins seront bientôt pris pour cible. Mais le cœur de ce... culte n'est plus. L'accès aux souterrains, scellé. En fait, ce n'est sûrement rien. 
- Un coup de pied dans une montagne. Rien de plus. Nous luttons depuis des temps immémoriaux contre ce fléau, ne pensez pas pouvoir vous vanter d'avoir endigué une telle menace. Ils sont partout. Je ne peux même pas avoir pleinement confiance en la plupart de mes hommes. J'ai déjà envoyé des patrouilles dans les directions des moulins les plus proches. 
- Pas de nouvelles? 
- Pas encore. Nous n'avons pas vos moyens de communications. Et, comme je vous l'ai dit, je ne peux avoir confiance qu'en une poignée d'hommes. Je ne serai pas surprise d'apprendre que mes patrouilles ont disparues, ou qu'elles s'avèrent faire partie du camp adverse. 
- Vous avez l'air de le prendre plutôt bien.
- Je suis extrêmement las, pour tout vous dire. Mais une Reine ne doit pas montrer ce genre de chose. Je vais laisser mes hommes vous conduire jusqu'aux quartiers des invités. Un groupe d'ingénieurs et de soldats est déjà en préparation pour inverser les moulins. Je ferai préparer des vivres pour vos hommes, et pour le voyage qui vous attend. Nous fournirons également de quoi préparer votre navire à son ascension. »


Quoi?


« Quoi? »


Me voilà sorti de ma torpeur. J'ai passé un peu de temps dans les limbes cryptiques de mon esprit, désolé mon vieux.


« On ne compte pas rester ici à attendre, votre Altesse, que je continue. Nous partons avec eux. »


*


Annabeth fait pas la gueule, étonnement. En même temps, laisser à des inconnus le soin de préparer l'unique issue qui s'offre à nous, ça donne pas vraiment envie. Et puis, on représente quand même une force non négligeable, en cas de pépin. Les doppiosters sont sauvages, et les habitants dormiront mieux en les sachant paumés au milieu de la jungle. Annabeth, c'est un monstre, au même titre que Doppio; même s'il a fallu négocier pour que la Reine accepte de le laisser s'approcher des moulins.  Peut-être qu'elle craint qu'il n'ai un déclic en voyant ces gigantesques structures, et qu'il finisse finalement par accepter de jouer le rôle que lui attribuent les cultistes. Mais le voir se battre à nos côtés, ça a plutôt eu un bon effet contre les tarés du Temple. Un sacré effet de surprise, et de désarroi. Voir leur Enfant de la Prophétie chier sur toute leur croyance, ça doit faire mal. 


Après la négoce, on nous a emmené dans une grande caserne, où quelques ingénieurs, et un type avec un cache-œil et un crâne chauve couvert de cicatrices nous attendaient. Il a la dégaine d'un type qui pourrait très bien faire partie de la fine équipe d'Annabeth. Ma main à couper qu'il s'est échoué ici, lui aussi, à un moment donné. Il a déplié une grande carte sur une table ronde. Ça m'a fait bizarre, de voir comme ça ce qui nous entoure. Y'a quelques croquis dans le bouquin que j'ai trouvé, mais rien d'aussi détaillé. Je me sens un peu moins dans le brouillard. Sur la carte, on voit l'immense jungle qui entoure la ville et le palais, et quelques points d'intérêt sont marqués tout autour. Les moulins.


« Qui a bien pu construire de tels machins? 
- Si on savait... me répond avec lassitude le pirate-garde.
- Personne ne sait, ici? Même pas la Reine? Vous n'avez pas d'historiens? 
- Ces machins datent de bien avant les premiers historiens. 
- Et vos ingénieurs n'en savent rien non plus?
- De ce que je sais, leur savoir provient exclusivement de l'étude avancée des machines. Pas d'un quelconque savoir ancestral ou inné. Ces machins nous précédent très certainement. 
- Impossible, remarque Annabeth. Une telle technologie peut pas avoir plus de cent ans. 
- Et pourtant. Tenez, l'arbre généalogique de notre Reine remonte à au moins dix générations. Au moins. 
- Ces moulins ne sont pas apparus là par magie, fait Annabeth.
- Pourquoi pas? rétorque le garde. On a bien quelques théories, mais rien de bien fondé. Certains pensent que les moulins sont des structures extra-terrestres. Et que ce qui se cache dans les tréfonds, ça vient de là-haut aussi. Que notre astre était censé lui servir de tombeau. 
- Conneries.
- Moi j'aime cette théorie ! J'ai déjà voyagé plusieurs fois dans l'espace, par projection astrale, s'amuse Doppio.
- D'autres affirment qu'il existerait un moyen de remonter le temps, et qu'un héros venant du prochain millénaire serait revenu à notre époque pour y construire ces moulins, et sceller les cauchemars des sous-terrains. 
- J'aime bien celle là aussi... Ohlala je sais pas laquelle choisir. Enzo, aide-moi!
- J'aime bien les extra-terrestres. 
- Il y a quand même fort à parier pour que ces moulins, et les quelques autres structures qui nous ont précédées soient l’œuvre d'une espèce d'homme-poisson très avancée. Reste à découvrir la raison de leur disparition. Quoi qu'il en soit, nos ingénieurs sont formés. Autant que possible. Sachez que vous aider à remonter nous met tous en danger. J'espère que tout ceci vaut le coup. 
- Vous prenez des risques pour des étrangers? 
- Ne prenez pas ça pour de la simple gentillesse. Votre présence ici est déjà un danger pour nous tous. La Reine souhaite simplement mettre le plus de distance possible en vous et ce royaume. Bref. Sa décision est prise. Maintenant, écoutez attentivement. S'aventurer en dehors de la ville, c'est déjà un périple en soi. Ensuite, s'approcher des moulins, c'est comme s'approcher d'une tornade en furie. Alors inverser de tels mécanismes de ces conditions, je vous raconte pas... Ajoutons à cela la potentiel menace qui nous provient des traîtres parmi nos rangs, plus la vie qui doit encore grouiller sous nos pieds... 
- Une mission suicide, en somme, constate Annabeth.
- Nous savions tous qu'un jour comme celui-ci pourrait arriver. On a juste été naïf de croire qu'on aurait un peu de temps devant nous. »


Tu le sens comme moi? Ce sentiment dans l'air. C'est électrisant. D'ici demain, je pense qu'on sera soit là-haut, soit tous morts. Impossible qu'il ne se passe rien de grave. Je le ressens, le danger imminent. Les cris de la Mère raisonnent encore en moi. Et c'est pas juste des échos du passé, des souvenirs qui me restent d'il y a quelques jours. Elle s'est remise à hurler. Je sais passi je suis le seul à l'entendre. Son souffle me frôle la main, dans laquelle je tiens mon précieux livre. La mort de leur « Guide », au Temple, la fuite de son rejeton promis, la résistance humaine. A sa place, je crois que ma douleur aurait laissé un peu de place à la haine. Et ça présage rien de bon.
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Ma gourde semble se remplir à mesure que je la bois, je dirais même qu'elle se remplit plus vite qu'elle ne se vide et ce peu importe combien je puise dedans pour tremper mes neurones. Pour expliquer ce surprenant (et succulent) phénomène, j'ai une théorie : l'eau rouge n'existe en fait que dans ma tête, et l'eau rouge c'est en fait les amis que je me suis fais depuis le début, tel Enzo ! Eh oui Enzo non plus ne se vide pas alors que je le bois, tu avais remarqué ?Cette théorie me séduit car elle donnerait une bonne morale à mon histoire car "droguez vous ça rend cool !" n'est pas forumactif-friendy.

- J'aimerais pouvoir être certain que vous ne nous planterez pas un couteau dans le dos. 
Hm ?
- Ces tarés se réclament de vous lorsqu'ils attaquent nos moulins, et...
Roh la la vous me cassez la tête avec vos moulins, je m'en contrefous de vos moulins moi. Dis lui vas-y Enzo que je m'en contrefous de ses moulins.
Ben...
Dis lui Jean-Claude vas-y, et ensuite ce sera à toi de lui dire, Valencien, que je m'en contrefous de ses moulins, et qu'il me casse la tête.
- M'sieur Doppio se...
C'est qu'une sortie éducative pour moi : j'amène ma classe de maternelles découvrir de nouvelles nuances de néant. 


***

Ça blablate, ça blablate, ça blablate du plan, ça blablate des moulins, mais ça me laisse pas le temps d'aller pisser, tu sais combien de litres je me suis envoyé depuis le début de cette aventure, au total ? Allez dis un nombre ? Indice : trois chiffres dans ce nombre. C'est largement au-delà de la capacité de stockage de ma vessie ! Un inconvénient à être Doppio, ou plutôt, à habiter Doppio, c'est que tu peux pas aller te soulager sans être suivi par le troupeau des amis de Doppio. Certains sont clairement désireux de voir à quoi ressemble la bistouquette de Doppio, tandis que d'autres, comme Enzo, ont des préoccupations plus culturelles.

Doppiocraig, ces moulins... C'est une technologie qui réveille quelque chose chez toi ?
Page 69 !
Quoi ? Attends... Me dis pas que...

Il fait tourner les pages flap flap flap, une boulette de sueur lui roule sur le front, il doit avoir peur de ce qu'il va trouver. Le temps qu'il soit sur sa page, j'en profite pour dézipper ma braguette et commencer à rayer l'urinoir !  

Tu arrives toujours à m'étonner. Il y a effectivement des figures de moulins sur cette page. Mais comment ?
Ben, j'ai dis 69 au hasard. Je trouvais le nombre rigolo comme c'est une position sexuelle.

Dans mon dos plusieurs doppiosters éclatent de rire. Certains commencent à convulser au sol, d'autres s'évanouissent, du sang leur ruisselant du nez et des oreilles. Chez nous autres aventuriers du Néant, les circuits du rire sont directement branchés à ceux qui nous maintiennent en vie ! Et lorsqu'une blague trop intense fait surchauffer ce circuit, il pète, tout simplement, laissant alors s'échapper un sang tout à fait humoristique.  

Enzo parcourt les pages avec ses mirettes imbibés d'eau rouge. Des pages entièrement rédigées dans la langue du Vide, mais l'eau rouge susurre les traductions : plus tu en bois, moins tu comprends, mais plus tu sais, et Enzo sait beaucoup actuellement. Il se plonge dans son bouquin, l'air ahuri, t'en es le seul étonné Enzo ! T'en es le seul étonné, du fait que la langue du Vide te parle tandis que tu la lis.

C'est une langue vivante !

Il se retourne vers moi. Une grande confusion déborde de ses yeux exhorbités. Avant de développer mon propos, je referme ma braguette. Mon urine semble avoir bouché les canalisations de l'urinoir, qui gargouille légèrement.

On est habitués à lire et à parler un langage ! La langue du Vide, c'est différent, elle inverse ce rapport. C'est elle qui te lit, c'est elle qui te parle. Il doit y avoir des quintaux d'infos croustillantes dans ton bouquin ! Mais tu n'y auras pas accès si tu te contentes de le lire ! Tu dois laisser la langue du Vide te parler. Tout simplement !
Tu peux... me montrer, Doppio ? Comment se laisser parler par la langue du Vide ?
Non ! Il faut que ça vienne de toi. C'est TON livre maintenant. C'est TOI le scribe, TOI l'érudit. Moi, je ne suis que l'une des nombreuses bestioles que ce bouquin dissèque ! Un sujet parmi d'autres.
"D'autres" ... ?
Une infinité d'autres pour être précis !
Comment disséquer une infinité de sujets sur un nombre fini de pages ?
La réponse est super bête et tu te sentiras con de pas y avoir pensé. Tu le sauras quand la langue du Vide te parlera.

Il se replonge dans le livre. Y a pas de mode d'emploi miracle Enzo ! La langue du Vide est la seule langue qui ne s'apprend pas, c'est ELLE qui doit t'apprendre.

***
Un cerveau... ? Les moulins ont un cerveau.
Quoi ?
Regarde !

Elizabeth esquisse un mouvement de recul, elle veut pas regarder le vilain livre, elle est dégoutée par le vilain livre. En un autre temps, en un autre lieu, en un autre univers, je suis sûr qu'elle aurait été du genre à alimenter des bûchers immenses avec ce genre de littérature !

On a tort d'aborder les moulins comme une sorte de technologie futuriste ! Si je prête foi à ce que ce livre m'a dit, on devrait plutôt les considérer comme une sorte de grand animal.
- Les moulins sont un animal ?
- ... tu te rends compte de ce que tu...
Les ingénieurs sont pas contents Enzo ! Tu leur chipes leur travail sous le nez.
Ces moulins ne sont qu'un seul animal, c'est un être vivant dont les moulins sont des organes, et son cerveau est... je... J'en sais rien. C'est. C'est pas dit où il est, ni ce qu'il est. Ça dit qu'il existe, le cerveau existe, c'est sûr ! Il alimente les moulins, il leur donne leurs ordres, mais...
Donc c'est ça l'escorte de junkies censés nous amener aux pieds des moulins ?
Si on trouve le cerveau des moulins, vous pourrez peut-être les bidouiller tous en même temps ! Ça serait carrément plus pratique ! Super trouvaille Enzo !

J'applaudis. Derrière moi, les doppiosters font de même et offrent une ovation bien méritée à Enzo, le scribe magique qui lit le Vide. J'applaudis de plus en plus fort à m'en faire rougir les mains. J'applaudis à m'en disloquer les os.

- Conneries ! On a jamais entendu parler d'un "cerveau des moulins".
- On a plus de 50 ans de rétro-ingénierie derrière nous ! RIEN ne nous a jamais laissé penser que ces trucs pourraient être autre chose qu'une technologie très avancée de contrôle des courants marins.
- Si par cerveau, vous entendez une sorte d'unité centrale commune, sachez qu'on a jamais détecté aucune structure qui suggérerait que les moulins soient reliés entre eux. Vous vous doutez bien que c'est une hypothèse qu'on a déjà étudié.
C'est parce que vous étudiez les moulins avec des yeux d'ingénieurs, alors que... c'est un être vivant...
- Laissez tomber, les moulins restent la priorité, la reine nous l'a commandé. On a plus le temps de courir après des délires.
- J'ai vu beaucoup de délires devenir réalités, ici.

Elizabeth ! Tu nous défends ! En un autre temps, en un autre lieu, en un autre univers, je suis sûr qu'elle aurait été du genre à lutter pour empêcher ce genre de littérature de disparaître dans les flammes !

- Vous ne devriez pas balayer une hypothèse farfelue sans l'étudier, surtout quand c'est l'un de ces deux-là qui l'émet. J'ai toujours du mal à me l'avouer, mais ces dingues ont plus souvent eu raison que moi, quand il s'agissait de comprendre les mécanismes de l'île.

Wow wow Elizabeth, on t'arrête plus !

- Et si vos ennemis sont au courant de cette subtilité ? Si l'hypothèse se révèle juste, alors nous avons un temps de retard sur le parti opposé, qui connaît probablement déjà la vraie nature de ce cerveau. Et s'ils ne la connaissent pas, alors nous avons une chance de les doubler sans avoir à nous mettre en danger.

Le mec borgne est à la masse ! Ses ingénieurs aussi. Ils se regardent, ils nous regardent, ils se re-regardent, ils savent pas s'ils ont devant eux des savants ou des malades mentaux ! Faut les comprendre, tu vois... Ils avaient leur petit plan  soigneusement bricolé depuis des jours ou des semaines... Leur reine leur a dit "ok go ! mais rapido hein"... Au dernier moment, on leur sert un énorme DOPPIO assaisonné à l'enzo sur son lit de doppiosters... Et on leur dit que leur plan chéri c'était de la merde, il faut tout reprendre à zéro haha ! Tu vois ? Tu vois la douleur et le doute ? Si on a raison, leur plan conduit peut-être leur île à sa perte ! Et je peux t'assurer qu'on a raison, nos esprits sont branchés en direct sur le canal Vérité de cet univers.

- Chef... ?
- On reste sur le plan de base. Nous nous approchons des moulins puis nous les inversons, un à un. Et... nous les protégeons.
- Sage décision, boss.
- Messieurs dames, nous ne modifierons pas notre plan au dernier moment sur la base de quelques présomptions sorties de l'esprit d'un drogué et de son livre incompréhensible.

Pauvre Enzo ! Il fait une bouille toute déçue, et lui aussi, il est contaminé par le doute qui infeste la caserne ! Persuadé d'avoir touché la réponse, il a aucune idée de comment l'interpréter, et surtout, de comment la vendre. Il me mire, car il s'attend, j'imagine, à ce que je défende la thèse du cerveau ! Ça marche pas comme ça, Enzo-chan, j'ai pas le sex-appeal que Doppio avait lorsqu'il s'agissait de convertir des sceptiques à sa vérité, j'ai pas sa science infuse, je suis pas une encyclopédie ambulante sur les secrets de Down Below ! Craig n'est qu'un petit messager de Doppio, il murmure des douceurs, et des blagues, aux oreilles déjà convaincues. Il ne sauve pas des îles, il se contente d'être rigolo et de faire la fiesta en attendant de rejoindre la résidence éternelle qui l'attend dans le Néant.

- Nous partons sans plus attendre. Prenez vos armes, vos outils, et tout votre courage. Le premier moulin, je vous le rappelle, est 3 km à l'Ouest d'ici. Je nous donne 15 minutes pour l'atteindre. En route !
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« - Foutaises. »

Oui, c'était pas la première fois. Non, cette fois-ci l'injure n'était pas dirigée envers Craig ou même Lewis, mais les ingénieurs qui avaient choisi de tailler la route. Nous n'aurions pas besoin d'eux. Autant que l'idée pouvait paraître saugrenue, elle me semblait aussi possible. Et le champ des possibles était large, sous cet océan.

« - Où se trouve votre fameux cerveau ? » demandai-je en m'approchant de mes compères, toujours réunis autour du bouquin.

Le chapeauté au regard vidé le tenait devant lui, sans le lire. Pourtant les mots lui venaient. Dans une autre vie, j'aurais vidé leurs gourdes et jeté ce bouquin au feu. C'est certain. Mais cette fois-ci j'en avais trop vu pour écarter les théories les plus farfelues, quand ce qui était farfelu semblait distordre la réalité.

Sans lire, Thomas lisait.

« - À la croisée des moulins, le cerveau se dresse, dissimulé aux yeux de ce qui ne veulent le voir.

- Tiens donc. Sacrée surprise. Heureusement qu'on y croit... J'imagine que l'on n'a plus qu'à trianguler sa position à partir des machines. »

Évidemment je ne pensais pas à un vulgaire organe. De loin, ces bidules semblaient artificiels, taillés dans la main de l'homme. Ils se dressaient fièrement sur les protubérances alentours et pouvaient effectivement faire croire à des mains au bout de bras de terre, de roche. Vu sous cet angle. Il y en avait une demi-douzaine.

« - Une carte... Il nous faut une carte. »

Nous nous étions déjà écartés du palais et je nous voyais mal faire marche arrière et dévoiler à la Reine notre petit plan saugrenu. Un coup à mettre notre marché à l'eau. Mieux valait qu'elle croie que nous partions avec ses hommes ; le temps qu'ils rentrent de leur opération suicide, nous aurions tout le temps de déterminer qui de nous deux avait raison. En attendant, nos pas nous guidaient en direction du port où patientait l'Anonyme, sous bonne garde. Au moins, cette fois-ci, on ne nous traiterait pas en parias, même si l'intention y était.

Parfois, le destin est farceur et se joue de nous. Comme nous avancions dans ce qui semblait être une rue commerçante, grise et vide, la devanture d'un magasin accrocha mon regard. Une petite boutique dédiée pour les randonneurs et les amateurs de sensations fortes ; qui aurait cru que les gens ici pouvaient avoir des loisirs aussi incongrus que le camping, le VTT ou la marche en forêt ? Pas moi.

« - Attendez-moi ici, je ne serai pas longue, » avertis-je en poussant la porte de l'échoppe.

C'était un petit local blindé de matériel, avec des vélos pendus aux murs et d'autres moyens de locomotion aussi sommaires. Un petit homme dans la fleur de l'âge, le look atypique avec une grosse barbe et une casquette plate m'accueillit. Étrangement chaleureux d'ailleurs le bonhomme.

« - Bonjour et bienvenue chez Kiloupresketou ! Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à me sonner.

- Ça tombe bien, j'aurais besoin d'une carte. »

Je m'étais posée devant le petit comptoir derrière lequel le bonhomme en chemise à pois et bretelles se tenait. Restait-il toute la journée comme ça, à attendre de potentiels clients ? Y en avait-il au moins ? Les questions se succédaient tandis que mon regard se perdait sur les murs, me demandant si nous pouvions faire usage de...

« - Une carte, oui bien sûr. Nous avons des cartes de la région des lacs, des cartes des forêts de l'Ouest, de l'Est...

- Vous n'en auriez pas une de tout le pays, à tout hasard ?

- Hum... Si mais le prix n'est pas donné. Vous avez de la chance, il n'en existe que quelques exemplaires et je suis l'un des rares à en vendre.

- Fantastique. »

Visiblement, le vendeur se retourna pour fouiller dans un cagibi derrière lui, tandis que j'observais ce qui ressemblait à une sorte de luge que l'on pouvait accrocher à l'arrière d'un vélo tout terrain. Intéressant... Au bout d'une bonne minute d'attente, de tiroirs tirés et fouillés, j'eus le droit à un « eurêka ! » et à un vieux parchemin qu'un bras posa nonchalamment sur le plan de travail. Le reste du corps suivit, comme sorti de terre.

« - Voilà, est-ce que ce sera tout, aimable cliente ?

- Je vais aussi vous prendre quatre vélos. Et une luge.

-  Bien sûr, attendez que je les descende... »

***

« - Wow Elizabeth, je m'amuse comme un fou ! Plus vite Enzo ! PLUS VITE !

- Calmez-vous, il faut encore qu'on arrive en un seul morceau. Si on en croit la carte, le cerveau devrait se situer quelque part dans le coin. »

Pas loin de la ville, finalement, mais à l'opposé de la direction prise par les hommes de la Reine. Tout portait d'ailleurs à croire que si les premiers autochtones s'étaient installés dans le coin, ce n'était pas sans raison : au milieu des moulins qui retenaient l'eau et formaient une gigantesque bulle sous-marine, on se sentait plus à l'abri. Mais on était aussi plus proche du cœur de la machinerie.

Ce fût une sorte de vrombissement presque imperceptible qui me mit la puce à l'oreille. Souterrain, je n'avais pu le remarquer que grâce au fluide perceptif ; les autres n'avaient rien senti. Sauf peut-être ceux ayant développé des capacités surnaturelles depuis notre arrivée. Dans tous les cas, nous étions au-dessus et j'intimais l'arrêt.

Au loin, les Doppiosters faisaient ce qu'ils pouvaient pour nous rattraper à pied. Marchant à côté de leur vélo, Jean-Claude et Silence discutaient en langue des signes tandis que les deux autres zigotos semblaient enfin cesser de faire des huit et des zéros.

« - C'est sous nos pieds, je le sens, » dis-je en calant ma monture contre un arbre.

La forêt nous toisait et nous étions au milieu de nulle part. Une entrée pouvait se cacher n'importe où. Au terme de plusieurs minutes de recherche infructueuse, ce fût Lewis qui la dénicha en premier, vraisemblablement :

« - Par ici, j'ai quelque chose ! Une gravure sur ce rocher. C'est similaire à ce que j'ai vu dans la grotte...

- Pour vu que ça ne nous ramène pas chez ces fichus hommes-poissons. »

Pourtant, cela ressemblait effectivement à s'y méprendre à l'une de leurs illustrations. Celle-ci devait raconter une histoire depuis longtemps oubliée et j'avais tout sauf envie de la connaître. Quelque part dans le dessin, je reconnus une flèche qui pointait vers notre droite... où se trouvait une autre pierre. Celle-ci menant à une autre encore et ainsi de suite. Un jeu de piste.

« - C'est sympa mais pas aussi marrant que la luge. Dis Enzo, tu m'emmènes skier sur ce terrain jonché de racines noueuses là-bas ?

- D'accord.

- Non. On ne bouge pas ! » criai-je en m'attardant sur une énième gravure dont la flèche indiquait cette fois-ci le sol.

Plus loin, les Doppiosters se stoppèrent instantanément, comme s'ils avaient saisi mon ordre. Craig ricana avant d'avaler une lampée de potion magique ; le pseudo-journaliste l'imita. Tapotant les alentours du dernier rocher avec mon pied, je sentis soudain le sol se faire plus meuble. Raclant brusquement la fine pellicule de terre et d'herbe d'un coup de botte, je dévoilai une trappe taillée dans un bois épais et vermoulu. Une chance qu'aucun de nous ne soit encore passé à travers ! J'usai prestement de Demi pour trouver un interstice et crocheter rapidement le verrou rouillé pour soulever l'opercule et dévoiler une large bouche noire qui me fit frissonner. L'odeur était caractéristique d'une vieille planque, mais j'avais comme un mauvais pressentiment. Une fois de plus.

« - Il va falloir éclairer tout ça, si on veut descendre. »

Pas question de prendre des risques insensés à nouveau et de sauter à pieds joints dans les ténèbres. Non, plus jamais. À côté de moi, l'agent sous drogues dures avait troqué ses allumettes habituelles pour un briquet déniché je ne sais où. Naturellement, il entra le premier.
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J'ai pris une décision, mon pote. J'ai la tête remplie d'images, de cauchemars, d'idées, de visions. Faut que ça sorte, je peux pas vivre avec tout ça dans mon petit crâne. Si je remonte d'ici en vie, je ressors la vieille machine à écrire. Et cette fois, je jette rien. Je dois poser tout ça sur papier. Les gens doivent savoir. Savoir que des choses comme ça existent.

La légère flamme qui danse devant mes yeux à du mal à éclairer suffisamment l'endroit, mais je distingue déjà bien assez de choses comme ça. Je reste planté là quelques secondes, histoire d'habituer mes yeux à l'obscurité, qui n'est percé que par des étincelles et une lumière vacillante qui ondulent, qui respire, presque, qu'on peut distingué qu'à intervalles réguliers.

Un vieil escalier descend dans le noir, je fais attention ou je fous les pieds. Je dois être le premier à rentrer là-dedans depuis... depuis... j'en sais foutre rien. Depuis trop longtemps. Plus je m'enfonce, plus je sens le souffle de l'édifice centrale. Une sorte de râle mécanique, étouffé, qui retentit en même temps que cette lumière étrange. Je descends encore. L'odeur qui s'en dégage est atroce. Anormale. C'est pas juste putride. Ça sent la chair, et la rouille. Je continue de suivre les marches, qui font le tour de l'immense cavité. Je sais pas combien de temps ça me prend pour arriver jusqu'en bas, mais je pose enfin le pied sur un sol plat, et froid. Je siffle mes camarades, le bruit se répercute en un écho assourdissant. Et puis je lève les yeux.

Devant moi se dresse l'immense structure à l'origine de ce souffle. Toutes les trois secondes, à peu près, elle vibre, gonfle, souffle, s'illumine, relâchant au passage cette odeur qui m'était jusqu'alors inconnue. Trop concentré sur elle, je manque de trébucher sur quelque chose au sol, qui s’apparente à une racine d'arbre reliant cette construction à l'une des parois de l'endroit, allant je ne sais où. En y regardant de plus prêt, je me rends compte qu'une demi-douzaine de ces racines tapissent l'endroit ici et là. Je crois que je viens de me rendre compte de quelque chose; j'ai mal interprété les murmures de mon livre. C'est pas exactement un cerveau, mais bien plutôt un cœur. Les racines tremblent à chaque impulsion.

Je prend soin de pas me prendre à nouveau les pieds dedans, et je me rapproche de ce cœur. Il part du sol et remonte jusqu'au milieu de la cavité, à peu près. Plusieurs branches, ou plusieurs trachées partent de son centre et s'enfoncent dans la paroi rocheuse tout autour, comme pour le maintenir en place. J'approche ma flamme de l'une d'elle. Pas de bois, pas de la roche.

Des os. Des filaments de chairs. Je suis l'une de ces branches jusqu'au cœur. Lui aussi semble organique. Du moins, à première vue. Regarde bien, en examinant de plus près, tu vois, à l'intérieur? Ce qui produit cette lumière, ce souffle. De la ferraille. Ce qui a là-dedans, emprisonné dans cette cage osseuse, c'est bien mécanique. Tout ce qui l'entoure n'est qu'une corruption, amenée par le temps et l'oubli. On dirait que quelque chose ronge ce pays de l'intérieur, comme si quelque chose remontait des profondeurs pour s'attaquer, de manière organique, à cet engin artificiel. J’interprète ça comme étant la manifestation physique de la volonté de la Mère, prisonnière bien en dessous. Ce cauchemar tentaculaire est capable de ronger la terre de l'intérieur.

Je sors mon carnet, je gribouille quelques croquis, j'ai du mal à en définir clairement les formes, j'ai l'impression que cette chose se transforme dès que je cligne des yeux. Je m'approche. Je touche du doigt, avec précaution, la paroi qui entoure cette merveille de la technologie. Le souffle se fait plus fort, plus dur, cette chose n'apprécie pas les interférences. Mais je sens que ce qui se terre là-dessous peine à effectuer son travail. Chaque souffle, chaque impulsion se fait dans la douleur. Je me rapproche un peu plus.

C'est là que je le vois. Ça me pétrifie sur place. Cette chose qui semble me fixer, m'étudier. Cet œil ouvert, que je distingue au travers des barreaux d'os et de chair déchirée. Le mouvement de recul qui me prend sans prévenir me déséquilibre, je trébuche sur quelque chose, je me ramasse la tronche par terre. Mais je peux pas quitter la structure des yeux. Je me suis suffisamment habitué au manque de lumière. Ce que je prenais pour une structure ressemblant vaguement à un arbre... Je me suis trompé. C'est une immense sculpture ayant forme humaine. Les bras levés, qui se divisent en de multiples branches, qui s'accrochent à la roche des murs de cette salle gigantesque. Mon cœur bat en harmonie avec le sien, la lumière qui recouvre l'endroit à chaque battement m'aveugle presque, mais je peux pas fermer l’œil. Tu captes? Cette créature, entre l'organique et le mécanique, c'est le centre névralgique de ce pays. C'est ce qui rend la vie ici possible. C'est ce qui empêche la Mère de remonter. C'est notre salvation. Rien ne serait possible sans elle. Cette chose draine ses dernières ressources pour nous, pour repousser les flots incontrôlable de la mer au dessus de nous. C'est elle qui met en branle le mouvement de chaque moulin. Situés à des kilomètres d'ici, ils obéissent à son impulsion. Les inverser manuellement n'a absolument aucun sens. Que les ingénieurs de la surface aient pu le faire, des années plus tôt, ça relève du miracle. Si cette chose n'était pas entrain de défaillir, ce serait impossible.

Je me relève, je suis comme attiré, je dois voir ça, revoir ça de près. L’œil s'est refermé. Mais je distingue un peu mieux, maintenant. Je saurai pas dire si ce qui se trouve là-dedans est vraiment humain ou pas, où si cette chose a simplement été conçu pour y ressembler. Mais je sens un souffle de vie là-dedans, humain ou pas. Naturel ou pas. Y'a rien de ça dans les dessins du bouquin, les écrits, cryptiques, ne mentionnaient qu'une présence à éradiquer. Ce qui m'a amené jusqu'ici, ce n'était pas des mots ou des croquis. C'était un murmure. Quelque chose dans ce bouquin me l'a soufflé. Quelque part, quelqu'un voulait qu'on retrouve cet endroit. Cette chose se meurt, la source de son énergie est sur le point de disparaître.

« Lewis ! Qu'est-ce que c'est que... »

Je lève les yeux vers ce qui vient de m'interrompre.

« ... ce bordel, » achève lentement Annabeth dans un souffle.

Elle a la tête en bas. Doppio, derrière-elle, aussi. Je n'avais même pas fait attention en descendant, à moitié plongé dans l'obscurité. Les escaliers n'ont rien de logique. Les marches sont à l'envers, et ce que j'ai pris pour une descente... monte? Pourtant, loin au dessus de ma tête, je perçois bien les minuscules rayons de lumières provenant du trou qui mène à la surface.

Ma copine pirate tâte le sol du pied, prudente, s'avance pas à pas, l'escalier devient raide, elle marche sur la paroi, et ne tombe pas. Elle arrive finalement jusqu'à mon niveau, la tête en haut, la gravité redevenant normale pour elle. Ou anormale, j'en sais foutre rien.

« Putain. Mon mantra... Je sentais plus ton aura.
- Et... ça? »

Je pointe du doigt la structure centrale. Annabeth lève les yeux, l'examine, lève le bras vers cette chose, s'avance prudemment, jusqu'à finir par approcher ses doigts à quelques millimètres de la paroi osseuse. Puis elle se stoppe soudainement.

« Ça, mon mantra le détecte, mais à peine, répond-t-elle finalement.
- C'est... vivant?
- Ça doit l'être, d'une manière ou d'une autre.
- Maman... »

Doppio est fébrile, il vient lui aussi de poser le pied à terre. Il se liquéfie en s'approchant de nous, son marais commence à recouvrir peu à peu le sol, à ses pieds.

« Elle aime pas ça... Ohlala! Maman aime pas ça du tout.
- Dis, Annabeth... Tu saurai pas, par exemple... donner- »

Un bruit au dessus de nous m'interrompt. Un cri. Puis un bruit sourd. Quelque chose tombe près de Doppio, s'enfonce à moitié dans le marécage grandissant sous l'impulsion de la peur de son créateur. C'est l'un des doppiosters. Il a les yeux écarquillés, il tremble de peur le pauvre, du sang coule par ses oreilles, son pif, sa gueule grande ouverte.

« Ils... sont là... Pourquoi vous êtes pas... venu...
- De quoi tu parles? Qui est là? demande Annabeth sans perdre plus de temps.
- Ça fait... des heures... Ils nous ont retrouvé... »

Je m'approche du petit être chétif, je plonge mon regard dans la sien.

« Je suis descendu y'a pas vingt minutes. »

Il me regarde pas. Il a ses yeux exorbités levés vers le plafond. Au dessus de nous, des craquements se font entendre. De plus en plus nombreux. De la roche s'effritent, de la terre mêlée à de la poussière nous retombe dessus. Et puis, de l'eau. Par gouttes. Puis, dans l'obscurité, on commence à distinguer d'abord une, puis deux, puis trois, puis des dizaines de petites paires d'yeux brillant dans la nuit. Des sifflements, des râles, ça déglutie, ça bave, ça claque des dents. Des hommes-poissons difforment, encore plus que ceux qu'on a rencontré jusqu'à là, rampent sur les murs, dévalent les marches la tête à l'envers, comme lors de notre descente, la gravité se modifie pour eux, l'eau qui nous tombait dessus comme une fine pluie se met soudainement à remonter, avant changer de direction et de tapisser les parois rocheuses.

Puis l'une de ces créatures ignobles se décident à sauter jusqu'à nous, retombe légèrement sur le sol, la gueule à ras le sol. Il nous toise du regard, un par un, penche la tête, sort une langue fendue en deux. Une nouvelle impulsion du cœur, derrière-nous, l'éclaire. Ses yeux grossissent, il prête plus attention à nous. Et puis il se met à hurler. La structure organique emprisonnant le cœur à l'allure humanoïde se met à trembler, la chair s'étend un peu plus, comme si cette créature des profondeurs amplifiait le pouvoir de la Mère.

Un craquement, et son hurlement s'étouffe, s'éteint soudainement. Annabeth vient d'écraser sa gueule du pied, un sang translucide s'échappe de sa boîte crânienne difforme et se repent sur le sol. Elle n'a pas hésité une seule seconde. Elle est faite pour se battre, elle l'a toujours été. Moi... Cette fois, je ne compte pas fuir. J'ai assez fui comme ça. Dans ces cavernes, j'avais pas eu la force de me retourner, de me battre contre ces horreurs. Pas cette fois. Ce cœur, cet être qui appelle à l'aide, derrière nous, c'est le souffle qui nous maintient tous en vie. Hors de question de le laisser s'éteindre. Pas maintenant.

D'autres créatures des profondeurs se laissent tomber sur le sol, pour nous faire face. Certains s'embourbent dans le marécage d'un Doppio toujours apathique. Annabeth fait trembler l'air autour de nous, d'autres hommes-poissons s'écroulent contre terre, inanimés.

« Annabeth! Si tu peux briser sa cage... Tu pourras peut être... »

Un abyssal me saute à la gorge, me hurle dessus, ses dents acérés à trois centimètres de la tronche. Il s'apprête à mettre fin à mes jours, mais se retrouve soudainement aveuglé par un nouveau battement du Cœur, qui baigne une nouvelle fois, l'espace d'une micro-seconde, l'endroit dans sa lumière. J'en profite pour plonger mon poing dans la gueule de la créature. Je m'enfonce dans une sorte de carapace rachitique, c'est hideux.

J'envoie sa carcasse d'un coup de pied, elle passe au travers de Doppio avant de s'écraser sur les marches derrière lui. Ça semble lui faire l'effet d'un coup de fouet, le voile gris dans ses yeux laisse place à ses habituelles pupilles. Je me relève avec difficulté, mon regard fixé sur Annabeth. La plus réticente d'entre nous. Celle qui n'avait absolument aucune envie de s'éterniser dans cette région. Qui ne portait aucun intérêt à tout ça, aux cauchemars des profondeurs, aux mystères.

« Annabeth, on te couvre... si on libère le Cœur... »

Si on libère le Cœur, Annabeth, prête lui un peu de ton énergie.
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