Et me voilà parti, depuis une bonne heure, nus pieds, sur ces rochers tranchants et végétation piquante. Chaque pas m'arrache une grimace. J'avance petit à petit avec la peur de glisser et de m'écorcher la plante.
-Gneugneugneu pieds nus, gneugneugneu avance au hasard. Gneugneugneu j'suis un vieux alcoolo sénile...
Qu'est-ce que je fous encore avec cette vieille croûte !? C'est bon, j'ai appris ce que j'avais à apprendre. J'ai reçu ses enseignements...
Gneugneugneu la souplesse sera toujours-hic victorieuse face à la dureté...
Aïe !
Une main posée sur un amas rocheux, j'observe un fin filet ferreux couler le long de mon orteil, glisser sur l'arrête avant de finir sa vie en légères gouttes contre le sol.
- Fait chier...
Je m'arrête et ouvre le sac. En sort une pomme que je croque à pleine dent.
- T'es la meilleure pomme que j'ai jamais mangé.
Et pour cause, les aliments de Shishoku sont d'une qualité bien supérieur. Je dois bien l'admettre et ce, même si ça m'arrache la gueule, pour le poisson aussi.
Tout en mâchant la chair juteuse et gorgée de sucre du fruit, je me mets à réfléchir à une possible succursale des Âmes Sonneurs.
La Shishokolatrie en route, les investissements nombreux, les possibles risques de conflits, tout ça rentre en compte.
Tout cela fait parti du jeu.
Si une guerre éclate, il faudrait que j'en gère la dette. C'est moche mais c'est et sera toujours un investissement rentable...
Tandis que je réfléchi au possible et improbable, au loin, derrière un bosquet asséché, se dessine deux oreilles blanches.
A travers le feuillage rare, deux gros yeux globuleux me fixent.
Je reste stoïque.
Un petit être, pas plus grand que mon bassin, regarde le fruit, que je tiens entre mes mains, avec avidité...
Je fais danser la pomme qu'il suit affamé. Je tends la main. Pas de mouvement.
Je croque une nouvelle fois dans le fruit défendu et réitère la proposition. Sa bouche prend une forme idiote ainsi que son regard.
Bon... Je lance la pomme pour qu'elle roule, cahin cahan, au plus près du buisson.
Instant de doute.
Précipitation, récupération du met, retour derrière sa cachette, bruits de mastication.
Un sourire fugace passe sur mon visage car la scène me remémore l'histoire d'un jeune blond essayant d'apprivoiser un renard.
Je fouille dans la sacoche et en ressort une nectarine. Je tends la main et attends. Les secondes passent tandis que le petit être s'approche. Sa démarche est lourde. Pour cause, sa tête, bien plus grosse que son corps, bascule de gauche à droite au rythme de son avancée. Son visage est émerveillé, obnubilé même, par l'objet que je lui propose qu'il en oublierait presque ma présence.
A quelques pas de moi, il s'arrête. Comme s'il découvrait pour la première fois la main qui tient son trésor. Il remonte le long de mon bras avant de fixer son regard sur le mien, la tête penchée à presque 90° sur le côté.
...
...
- Tiens petit gars, c'est pour toi... Tu peux la prendre oui, j'te l'offre.
- Bzaa ?
Je laisse rouler le fruit au sol sur lequel il se précipite en un éclair, l'attrape avant de s'enfuir rapidement en courant. Enfin, aussi rapidement que ses petites pattes le lui permettent. Drôle d'animal. Sans être mignon, il a quelque chose d'attachant.
Mes yeux fixés sûr le point où il a disparu, je laisse mon esprit vide.
Après un temps court, apparaîent les oreilles du lapin. Mon sourire amusé s'efface tandis qu'une seconde, troisième puis cinquième paire se joignent à la première.
Quelques secondes plus tard, une dizaine de ses créatures avancent dans ma direction. L'un d'eux à une passoire retournée sur la tête, d'autres tiennent des ustensiles de cuisine tel qu'un fouet ou une spatule en bois, enfin l'un d'eux semble porter un postiche...
Je me redresse à leur approche.
Ils s'arrêtent.
On s'observe dans le silence des gargouillis de leur ventre.
Je resserre la sacoche autour de mes épaules, j'ai une mauvaise impression...
Un des lapins, la bouche encore pleine d'un fruit mâché pointe un doigt sur moi.
- BAWAAAAAAAAAA !!!
Ses camarades reprennent son cri à l'unisson avant de se mettre à courir sur moi.
- BAWAAAAAAAAAA !!!
- Et merde...
Je me mets à courir aussi.