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Béat bah du ninja

-Cet endroit est in-croix-yable. Vraiment. J'adoooore ♪ ♫

Elle appréciait la visite, pour sûr. Comme une gamine pour qui c’était Noël avant l’heure et qui était en visite de son parc d’attraction préféré. Un arbre gargantuesque, qui surplombait les trois quarts de l’île. Presque dix mille habitants, ça faisait quand même une belle ville centrée autour du vénérable totem centenaire d’Ohara. Et en l’absence de cultures significatives et d’installations portuaires pour témoigner d’une pêche ou d’un commerce important, Oboro était ravie de constater qu’une petite société comme celle-ci pouvait se reposer sur la connaissance et sa transmission pour gagner de quoi vivre confortablement. Il y avait des touristes, mais il y avait surtout une énorme masse de gens de passage venus tout spécialement pour consulter la bibliothèque. Elle ne se souciait pas du tout de ce genre de choses en temps normal, mais cela ne faisait qu’illustrer à quel point cette visite avait agréablement surpris la jeune femme. Elle aimait cet endroit.

D’autant plus que pour satisfaire aux besoins de ces nombreux voyageurs qui devaient rester sur l’île le temps de quelques jours ou souvent davantage, un grand nombre de commerces dédiés à leur hébergement et leur restauration avait fleuri sur l’île. Et il y en avait pour tous les goûts et toutes les bourses, la qualité dénouant souvent celles de qui avait les moyens. Or, en cet instant très précis, Oboro avait faim, ce qui la rendait particulièrement vulnérable aux parfums alléchants qui dardaient de toutes parts pour faire de la clientèle. Elle se sentait complètement perdue, cruellement troublée par des pâtisseries d’Ali Fustat qu’elle affectionnait particulièrement (des doses mortellement concentrées de miel et d’amandes et de pistaches et de sucre, capables de terrasser un diabétique en une bouchée) et qui détourna son attention le temps d’une bonne vingtaine de secondes. Juste avant, elle lorgnait sur une autre terrasse aux plats trop raffinés pour ses finances et ses habitudes, mais qui proposait comme desserts des assortiments de mignardises aux fruits rouges à l’allure extrêmement séduisante.

-On t’a pas dit que tu devais réduire ton train de vie toi ?
-Rhooo, c’est pas parce qu’un sanglé du cul aux balloches trop chargées est venu me faire des leçons de morale que tu vas t’y mettre aussi cocotte. Ces vieux sages en carton qui veulent te balancer de grands principes moraux alors qu’ils avaient pour réput’ d’aller aux jeux et aux putes quinze ans plus tôt c’est gentil mais franchement abusé.
-Et comment ça se fait que tu te retrouves quasiment dans le rouge du coup ?
-J’ai accompli ma mission divine de petite sœur modèle qui fait des cadeaux de mariage ambitieux à son grand boulet de frère et à l’incarnation de pitié et de dévotion qui a bien voulu de lui. Cette fille est un ange. Sauf que j’ai foiré une mission et que du coup pas de paiement et que je l’ai dans l’os.
-La joie des professions libérales, hein ?
-Baaah… ça fait mal au cul mais c’est justice, j’avais qu’à pas me vautrer. Tu m’invites du coup ?
-C’est mort très chère ♡.
-Ouais bah ton Balgrid aussi il sera mort si j’suis pas au meilleur de moi-même ♡.
-Ca sera pour ta conscience, tant pis.


Meifang avait pour principe, et elle n’était pas la seule, de ne jamais négocier avec des terroristes. Même quand celle-ci était une amie de longue date sur qui elle avait toujours pu compter. Qu’il s’agisse de lui servir d’épaule (quoi qu’un peu trop surélevée) sur laquelle pleurer à l’heure de ses premiers chagrins d’amour ou de lui tenir patiemment (enfin, en lui pestant dessus en rafales) les cheveux au terme de festivités trop prolongées au goût de ses intestins, sa comparse ne lui avait jamais fait défaut. Aucune dispute, aucune contrariété n’avait jamais contredit ce fait, et pourtant dieu sait qu’il y en avait eu.

D’un autre côté, c’est vrai que ces choux à la crème de noisette nappés de chocolat fondant et de coulis de cerise parsemé de petits éclats d’amandes caramélisés et de cannelle en poudre avaient l’air terriblement…

-Le chef vient de Shishoku en plus, ça doit être une tuerie, glissa Oboro en regardant la carte, des pépites dans les yeux et de la bave aux lèvres.
-L’île qui se mange ?
-Et où les diplomates en visite se font corrompre à grand coups de festins somptueux. Parait que c’est plus redoutable que n’importe quelle came et qu’un business de contrebande menace la pérennité des littoraux du coin. Ils embarquent tout le sable qui a un goût de sucre et ça pourrit le reste.
-T’imagines, une île où absolument tout le décor est comestible ?
-Bonjour l’hygiène quand même. Manger un truc où tout le monde marche dessus… genre l’île viande ils bouffent tout cru ? Et les maladies, les bactéries et les saloperies du répertoire, osef et quartier libre ? Y’a que la viande de bœuf qu’on peut manger bleue parce que les bébêtes ne se trouvent qu’en surface, tout le reste faut cuire à cœur sinon bonjour la chiasse.
-Ou alors si ça se trouve l’île est faîte entièrement en viande… cuite. Ou bien ils la cuisent après l’avoir prélevée. Ca serait plus logique.
-Ouais mais même… ça doit faire bien dégueu de marcher sur une île où le sol est une viande saignante qui gicle quand tu appuies dessus. Y’a des films d’horreur ou des représentations de l’enfer dans ce genre ? Un nanar qui serait tourné là-bas avec ce genre de décor ça serait tellement fou…
-Je crois que ça mérite une enquête. En tout cas, je suis curieuse. Bravo, tu as encore réussi à me lancer pour creuser sur des anecdotes inutiles. Je regarderai dans la bibliothèque, tiens. Je suis sûre que Billy aura quelque chose là-dessus.

Billy, c’était… le garçon qu’elles devaient retrouver d’ici quelques minutes. C’était aussi quelqu’un dont son amie lui avait beaucoup parlé et qu’elle était curieuse d’observer en action. Parce que, elle l’avait bien noté, Mei’ lui en avait beaucoup parlé. Et qu’Oboro était absolument disposée à fourrer son nez dans ce genre d’affaires pour le simple plaisir de satisfaire sa curiosité et d’obtenir des billes pour taquiner lourdement son amie. Elle voulait aussi se faire une idée du gaillard en question, évidemment. Pour aussi perspicace et intelligente que puisse être Meifang, il y avait des sujets sur lesquels tous ses neurones prenaient la clé des champs et où elle se retrouvait amourachée de blaireaux possessifs et bardés de dettes qui ne trouvaient rien de mieux à faire que de squatter chez elle pour ingurgiter des quantités astronomiques de bière tout en devisant des plans à la limite de la légalité pour se refaire une fortune. L’argent facile, comme si ça existait.

Le problème était quand ça marchait vraiment et que lesdits loustics désormais contrebandiers ou dealer en puissance se faisaient subitement rouler dessus (littéralement, et jusqu’à ce que mort s’ensuive) par une mafia déjà bien établie qui n’était pas très portée sur les principes de libre marché et de saine concurrence.

Alors bon, un mystérieux révolutionnaire au service du dragon de Freeman et qui servait d’archiviste à bons tuyaux pour les sbires de l’énigmatique Raven, ça puait la mort à plein nez.

Tout ça indépendamment du fait que Mei elle-même était dorénavant complètement enlisée dans la révolution, participant aux travaux de la section développement sous couvert d’être une simple botaniste et agronome indépendante. De toute manière, tout individu en provenance de Kanokuni était hautement suspect aux yeux de la marine depuis que le pays avait fait sécession, et le simple fait d’avoir les yeux bridés était maintenant un motif de suspicion particulièrement éloquent devant ses militaires. Kanokuni, Wanokuni… en bon mélange des deux, Oboro faisait une candidate idéale de contrôle au faciès.

Et ils avaient raison.

La marine s’était récemment illustrée en enlevant la principale figure des révolutionnaires qui pullulaient paisiblement sur Ohara, et Oboro n’était là que pour aller fouiner au cœur d’un de leurs navires qui avait de bonnes chances de détenir des informations sur le sort qu’on lui avait réservé. La mouette l’avait à priori destiné à l’échafaud comme tant d’autres actuellement, mais on avait l’espoir de pouvoir le libérer avant même qu’un convoi ne l’emmène sur son lieu d’exécution. A une condition : qu’on sache où il était détenu actuellement.

Et pour ça, avoir une ninja expérimentée sous le coude ne pouvait que faire du bien. Elle n’avait que quelques années de vol sous le coude, mais c’était tout à fait dans son répertoire.

Il y avait évidemment des agents révolutionnaires capables de faire ce genre de choses, mais personne n’avait répondu à l’urgence jusque-là. Une belle bande de baltringues complètement éclatées, avait déclaré la Kanokunienne en apprenant par la suite les faits d’armes et l’implication de Balgrid pour leur propre camp. Laisser ce gars crever, ça avait l’air débile et complètement dégueulasse. Les risques du métier, diraient certains. Pas une priorité, elle traduisait comme ça.

Et pas qu’elle : Meifang et Wangyi l’avaient missionnée pour s’en charger, le contexte lui semblait abordable, elle avait dit okay. Et c’est ainsi que les deux jeunes femmes avaient pris la première caravane jusqu’à Jing, puis le premier navire jusqu’à Ohara.

-J’aurais dû demander un acompte, râla Oboro de bonne humeur. Ou même négocier le cachet avant de dire quoi que ce soit.
-Euh… on te traitera très bien une fois tout ça fini.
-Oh les promesses je sais ce que ça vaut hein. Les révos ont réputation de dormir sous les ponts et de se rassembler dans des squats tout cradas et humides pour dormir à l’abri, alors j’imagine très bien la tronche du paiement que je vais recevoir. « Gn’einhinhin, tiens, la gratitude éternelle du mouvement et… bah c’est tout, huhuhu hinhin chuis un mongoloïde sous-alimenté de la révolution parce qu’on m’paie pas assez ~~ ».
-Pffff.

Il y en avait qui voulaient qu’elle rejoigne les rangs des gris, alors qu’ils n’étaient même pas capables de gérer leurs affaires comme des grands. Il fallait que quelqu’un les aide à se torcher les fesses. Et ça avait foutu le bordel sur Kanokuni pour essayer de prendre le pouvoir. Et ç’a failli marcher.

Putain, quoi.
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Le problème, c’est que Billy n’est jamais venu les chercher. A sa place, il y avait un homme assez âgé, pas bien grand, fort d’une calvitie assumée et d’une moustache qui se fondait dans ses favoris avec un naturel qui attestait d’un entretien de longue date, et particulièrement soigneux. Barbe façon Souvorov, diraient les spécialistes. Elle lui donnait un air de vieil école classe et vénérable, appuyé par sa toge généreuse et sa paire de sandales qui révélait de gros orteils boudinés et quelque peu velus. Une apparence qui aurait pu le rendre affable s’il n’avait pas vissé pour visage une mine de zombi mal réveillé qui ne demandait qu’à dépecer le malheureux curieux venait troubler son sommeil.

L’homme avait l’air fatigué, pour faire simple. Fatigué de la vie, pour être plus précis. Pas démoralisé, mais dévitalisé. Mei l’avait reconnu et s’était approchée avec enthousiasme pour le saluer, et lui n’avait réagi qu’avec le minimum syndical qu’il fallait pour ne pas être malpoli. Les sourires coutaient cher, et pour rien au monde il n’aurait visiblement risqué de se froisser un zygomatique.

Mais pas grave, l’autre jeune femme se chargeait d’être assez expressive pour eux deux.

-Billy ?, s’étonna le petit vieux. Mais Billy n’est pas là, il a été embarqué lui aussi.
-Quooooooi !?

La Kanokunienne s’arrêta un instant, comme figée dans ses pensées autant que dans ses gestes. Puis elle fronça les sourcils en fouillant dans sa sacoche. Au fond de son sac, dans un compartiment secret accessible uniquement quand on longeait une paroi du bout des doigts pour arriver dans un coin de tissu et accrocher une cordelette qui permettait de dégager une poche minuscule. Et de ça, elle tira un bout de papier plié en seize, un exemplaire de la missive qui circulait ça et là dans les rangs des révos de West Blue.

Le truc que j’ai pas bien lu au début quand j'ai commencé ça a écrit:Nos services ont rapporté la capture de Billy Jones et de Balgrid, en Nouvelle Ohara. Nous avons identifié le convoi de Jones, mais Balgrid demeure introuvable.

Elle ne comprenait pas. C’était pourtant écrit. Son cerveau avait été tellement focalisé sur le sort de Balgrid, qui était le seul concerné par la demande de secours, qu’il n’avait pas vu le reste. Pas enregistré le reste. Mais maintenant, ça la frappa comme un grand coup de batte de métal asséné en pleine tronche. Et elle sentit son nez s’enfoncer dans son crâne, et ses dents exploser sous le choc.

-AH PUTAIN. J’avais rien compris du tout. Oh mon dieu mon dieu mon dieu. J’ai cru que c’était juste Balgrid qui avait été pris et que… merde putain j’ai mal lu. Je suis vraiment trop conne. Je suis… Billy aussi ? Mais c’est une blague, il est incapable de faire du mal à qui que ce soit, qu’est-ce qu’ils ont à le prendre ? Ca n’est même pas comme s’il avait un grand passé ou un passif ou… Balgrid est un héros et est extrêmement fort et est un excellent précepteur, et il a une présence…

« Une présence », releva le petit vieux. Drôle de façon de dire qu’il mesure plus de trois mètres cinquante et doit peser pas loin d’un taureau adulte, c’est-à-dire une bonne tonne si ce n’est davantage, en plus d’être aussi fort qu’un de ces animaux. Il n’en montra rien sous son air impassible, mais c’est bien là le genre d’euphémismes ironiques qui l’amusaient beaucoup.

-… mais Billy quoi ! A part rendre service, il ne fait rien du tout !
-A part peut-être connaître la multitude de secrets qui ont transité par Ohara, être l’homme qui supervise la transmission de l’intégralité de nos informations aux antennes et aux hautes strates de la révolution, et d’être strictement incapable d’oublier la moindre chose qu’il a vu dans sa vie. Drôle d’idée pour le GM de l’avoir dans son collimateur, appuya le local en parfait pince-sans-rire.
-C’est un surdoué ?, demanda Oboro.
-Mémoire eidétique, précisa l’homme.
-Ah, connais pas, je regarderai. Question bis, Mei en pince pour lui ?
-Nan, le pauvre aurait probablement voulu tenter sa chance mais c’est pas un grand carnivore de base et il s’y est suffisamment pris comme un manche à balais pour être considéré comme le gentil bonhomme qu’il fait bon de revoir.
-Ah, la ptitfrérisation, fléau des quinze-trente ans et cause numéro une des dramas amicaux.

-De quoi est-ce que vous parlez ?, questionna la concernée devant cette messe basse inattendue.
-Rieeeeen du tooouuut, t’inquiètes pas ♪.

Ils ne se connaissaient pas encore, mais la grande pimbêche médisante coiffée comme une barbie et le joufflu désabusé à la bedaine généreuse se jaugeaient favorablement l’un l’autre. Leurs principaux défauts respectifs étaient évidents, mais ils ne faisaient pas obstruction à ça – ou pas encore, du moins. Elle respectait ses ainés, il appréciait l’attention.

-Oboro, enchantée.
-Philest.
-Olah. Attendez. Philest… Etchelippe ? Toutes mes excuses par avance si je charchute sec niveau prononciation.
-C’est bien moi. Et-che-lip-pe.
-Oh bah c’est incroyable, j’ai un cadeau pour vous de la part de Chang-Liang Wangyi, il espère que vous vous souviendrez de lui et que ça vous fera plaisir.

Une bouteille de vin de Kanokuni. Et du bon. Trois autres soigneusement calées attendaient dans l’énorme sac de toile qu’Oboro portait sur son dos pour transporter ses affaires. L’homme eut l’air vaguement surpris sans réagir plus que ça, mais il apprécia le breuvage du regard avec un air satisfait et sembla comme s’adoucir.

-Comme quoi, les surprises de la vie se font de plus en plus rares, mais elles existent encore, même les bonnes. Wangyi. Je ne m’attendais pas à avoir de ses nouvelles après… je ne sais même pas si je parle de trois ou quatre ou cinq ans. Comment se porte-t-il ?
-Il va très bien. Il s’excuse de ne pas avoir trouvé le temps d’entretenir une correspondance avec vous, et il précise qu’il s’est immédiatement repris en corrigeant qu’on ne trouve jamais le temps, on le prend pour faire les choses. Ce qui double ses excuses. Il garde un excellent souvenir de vos échanges et de toutes les… « inepties que vous avez pu deviser ensemble ».
-Oh, ça me fait plaisir. Vous pouvez considérer qu’il n’y avait pas de mal… et que le mal est réparé. Une touchante attention. Vous êtes… ?
-Oh, je travaille pour lui. Ou plutôt avec lui. Il continue ses recherches, je l’aide, parfois pour faire ses corvées, parfois pour l’avancer, c’est généralement agréable et j’aime beaucoup ses sujets.
-C’est aussi la ninja qui va s’occuper de récupérer toutes les informations qu’il faut pour sauver Balgrid et Billy, rajouta Mei avec un ton assez énervé pour couper court à leur conversation.
-Euh, ça, je vous propose qu’on en parle ailleurs, coupa Philest. Pas en pleine rue. Suivez-moi, je vous amène là où il faut pour qu’on vous expose ça correctement. Vous avez fait longue route, vous voudriez peut-être manger quelque chose ?
-Je préfèrerais d’abord…
-Avec plaisir, repris Oboro.

Ne jamais refuser une invitation quand celle-ci était empreinte de bonne volonté. Enfin, si, elle pouvait, mais ce n’était pas correct. Encore moins quand l’invitation venait d’un vieil homme au cuir tanné par la vie et que son air bougon et blasé par les évènements ne demandait qu’à être défrisé au contact de la jeunesse. Et tant pis si elle prenait trop de liberté avec la réalité pour y imposer un idéal candide : elle voulait essayer.

-J’ai quelques marinades qui attendent bien au frais. Ca ou alors… de la blanquette, du bourguignon ou du mijoté de canard. Vous prendrez de la soupe, peut-être ?
-Avec plaisir.
-J’en ai pour tous les goûts, j’ai beaucoup de monde à nourrir ici. Et je fais beaucoup de stocks.
-Céleri-lardons ?
-Obo’ t’abuses.
-J’en ai en quantité industrielle. Mais faîte maison.
-Parfait elle prendra ça elle adore mais elle osait pas demander. Et... au potiron ?
-Avec carottes, champignons et châtaignes, si tu aimes ça.
-Vous êtes absolument prodigieux.
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« Les révolutionnaires, ça se réunit dans des sous-sols froids et humides assez glauques et ça se remonte le moral comme ça peut à grands coups de gnôle et de chants partisans. »

Eh bien, oui et non.

Leur situation était telle que même sur Ohara, dont l’allégeance était un secret de polichinelle qui ne faisait de doute pour personne, on évite généralement de s’exposer en plein jour pour parler des affaires. Trop dangereux, en particulier quand un navire de la marine est de passage sur l’île et que sa présence n’est que là pour faire suite à une rafle récente sur les révolutionnaires du coin. De même, l’arbre-temple-bibliothèque qui trônait au centre de l’île ne servait que rarement de lieu pour ce genre de réunions : ç’aurait été trop facile de s’y faire pincer et d’entraîner l’intégralité d’Ohara dans sa chute vu l’importance du lieu. Par contre, la ville environnante et les quelques hameaux qui existaient çà et là étaient tout à fait indiqués pour héberger des rassemblements illégaux, parfois pour plusieurs centaines de personnes si nécessaire.

En l’occurrence, c’est un assez grand comité qui était là pour accueillir les deux jeunes femmes, compte tenu de l’importance du sujet : Balgrid était un des hommes les plus importants de l’île, et c’était un statut qui se vérifiait encore, pour la révolution, à l’échelle de West Blue tout entière. Un symbole et un héritage à lui seul, pour ses combats passés et son implication dans les affaires à ce jour, plus discrète mais pas moins importante.

D’où la bonne trentaine de personnes qui s’étaient succédées pour accueillir les deux jeunes femmes. En même pas quinze minutes, Oboro s’était déjà fait expliquer où elle pourrait manger, dormir, se reposer et emprunter tout le matériel dont elle pourrait avoir besoin pour accomplir sa basse besogne. Elle pourrait se restaurer au même titre que tous ceux qui travaillaient pour les gris sous couvert d’activités diverses, en profitant des bons petits plats de Philest qui, s’il se contentait de ne faire que de la cuisine à l’avance en préparant d’énormes quantités de plats extrêmement faciles à conserver au frais, restait toutefois un excellent cuisinier dont les préparations s’avéraient tout à fait appréciées. Même son linge, on lui avait proposer de s’en charger pour elle. Ils étaient adorables, ici. Les révos d’Ohara, elle les appréciait déjà, et comprenait tout à fait pourquoi son amie revenait très régulièrement sur cette île.

Et maintenant, elle se tenait attablée dans un grenier confortablement aménagé en salon habitable avec à sa droite, dans un coin de table, un bon bol de soupe et une cuisse de canard ornée d’agrumes caramélisés, et sur sa gauche, une grande carte d’Ohara qui occupait quasiment toute la place. Dessus, les locaux avaient placé quelques petites figurines, une pastille rouge représentant la confortable maison dans laquelle elles se retrouvaient actuellement, un petit navire en bois pour marquer les modestes quais où mouillait le navire de la marine, des soldats de plomb indiquant les quelques lieux, auberges, tavernes et terrains libres où les marines étaient les plus susceptibles de se rendre sur leurs repos, avec quelques épingles dressées en plus pour marquer d’autres points de repère d’Ohara. Le port où elles avaient débarqué, la bibliothèque centrale, là où elles dormiraient…

Mais plus que tout, elle pouvait poser toutes les questions qu’elle voulait. Pour qu’elle puisse y arriver, on voulait lui donner toutes les clés nécessaires.

-Leur navire, qu’est-ce que c’est comme format ? Ca fait combien de marines ?
-C’est un cuirassé avec trois cent cinquante soldats d’élite armés jusqu’aux dents et accompagnés de chiens pisteurs pour traquer les espions. Avec des requins dressés pour chasser les hommes-grenouilles qui voudraient s’infiltrer depuis la mer. On a voulu essayer, on a perdu trois membres de la cause dans l’opération. On est grave dans la merde, mademoiselle. C’est pour ça qu’on a besoin de votre aide. Ils ont un commandant d’élite à leur bord, c’est des militaires rattachés au Major.
-Putain de bordel de... vous êtes sérieux ?
-Non, je plaisante. C’est un petit patrouilleur sans grande prétention. Une soixantaine de soldats faiblement dotés, je ne pense pas que tous les marins soient armés. La plupart de ceux qui le sont ont des sabres, par contre. Et ils savent s’en servir.
-Qu’est-ce que ça veut dire ?
-Eh bien, Balgrid s’est laissé emmener sans chercher à résister… d’autres ne se sont pas laissés faire. Ils ont été emportés de force sans qu’on ait à les abattre, et ça s’est fait assez proprement pour que je puisse dire que ces gars savent ce qu’ils font.
-‘Kay. Ils ont des pétoires aussi ?
-Un soldat sur trois à vue de nez.
-Un sur cinq, précisa un autre homme à l’apparence bien plus éprouvée par les échauffourées.
-Rhooo, j’adore qu’on me tire dessus, ma psychose préférée. Avec les explosions. Ils ont des membres notables avec des trucs vraiment dégueulasses genre fruit du démon ou putasseries du style ? Leur gradé a quel poste ?
-C’est un lieutenant. Ou une lieutenante, c’est assez dur à dire.
-Euh… hermaphrodite, transexuel ?
-Androgyne non-cis abrosexuel demi-non-binaire. Je crois qu’il a dit ça ?
-Donc c’est hardcore LGBTEFGHIJKL, okay.
Enfin, lieutenant ça reste dans le domaine du taclable, il me fera pas faire de cauchemars normalement. Ils ont des heures particulières où ils sont plus faciles à approcher que d’autres, les marines ? Quand ils se ravitaillent, ils envoient des gugusses en ville ? Ou bien des gens ont le droit d’aller les voir pour leur apporter leurs trucs ?
-Ils envoient quelques hommes pour passer commande en ville, les locaux se chargent de leur apporter leurs ravitaillements. Il s’agit surtout d’eau et de nourriture, pour le reste ils sont bien dotés.
-Ils commandent beaucoup de bière également, compléta Philest en aparté. J’ai cru comprendre que leur hiérarchie au quartier général de West Blue n’était pas très généreux sur ce point avec eux, et qu’ils en sont particulièrement attristés. Alors ils se ratrappent.
-M’okay… y’a ptêtre moyen que je fasse partie des livreurs alors. Ils voont se poser en ville ?
-Assez souvent, mais jamais par grosses bandes. Cinq ou huit au maximum. Ils ont quand même un planning de patrouille et de protection de leur navire qui tient la route. Du standard de la marine, pas vraiment de faille qui n’ait pas déjà été éprouvée et comblée.
-Je réfléchis… l’idée c’est de s’infiltrer dans leur bateau pour récupérer des documents ou des informations sur Balgrid. Ca pourrait être des ordres de mission, des comptes rendus ou des informations orales… mais faut que ça soit fiable et pas de l’intox.
-Comment peut-on savoir qu’ils ont des infos sur Balgrid, s’enquit une autre femme sensiblement plus âgée. Est-ce que c’est le même navire que celui qui l’a embarqué, d’abord ? Ce n’est pas possible, il serait encore dedans sinon.
-La cabine du capitaine serait un poste de choix, sinon… le coin des communications Denden, sûrement ?
-On a un expert en communications de passage sur Ohara nous ?, demanda un autre garçon d’allure aventureuse.
-J’y connais rien, précisa la Kanokunienne. Mais je déteste comment ça bave partout.
-Y’a pas des types de Denden spéciaux qui pourraient nous aider ? J’ai entendu parler de brouilleurs, de certains qui permettaient d’écouter les conversations des autres, y’en aurait peut-être qui permettent de… récupérer des informations passées ?
-Faudrait un Denden télépathe pour chercher des mots clés dans les mémoires des autres Denden, tiens, s’amusa Oboro. Passez-le à coté d’un Denden de la marine et obtenez tous ses secrets pour la modique somme de deux millions de berries quatre-vingt-dix-neuf seulement. Vous proposerez ça au développement tiens, ils seront ravis d’avoir une autre demande impossible. Défier la réalité, y’a que ça de vrai, hein ?

Il faudrait qu’elle fasse du repérage à l’avance… mais elle savait déjà qu’elle pourrait emprunter des jumelles ou une longue vue et se faire permettre l’accès à des habitations assez proches du navire de la marine. Par prudence, par confort et par efficacité, elle ne supportait pas d’avoir à agir en aveugle. Ses intrusions, elle les voyait comme des chorégraphies ou des séquençages d’obstacles à exécuter parfaitement, et le moindre impair était tout simplement inacceptable, trop dangereux. On lui avait répété d’innombrables fois qu’aucun plan ne survivait à l’épreuve du terrain, et qu’à trop planifier, elle ne faisait que perdre du temps, et engourdir sa réactivité à ne se focaliser que sur ce qu’elle attendait.

Mais pour elle, il suffisait de prévoir plus, d’anticiper davantage, d’encore mieux se préparer, et de faire en sorte que quand les merdes apparaissaient quand même, on ait fait ce qu’il faut pour ne pas se prendre une avalanche de puteries en pleine poire et finir noyée dessous. Isoler les ennuis. Les traiter un à un. Pas un travail d’artiste. Un travail de pro, net, carré, minuté et précis.

-Ca fait longtemps que je n’ai pas fait de descente dans un navire de la marine, aussi. Juste pour me rafraîchir la mémoire, est-ce que vous auriez un plan de leurs patrouilleurs ?
-Comment ça, un plan ?
-C’est du standardisé pour production en série, y’a forcément des plans, et y’a forcément des plans qui circulent depuis le temps. Ou alors c’est des branques totales et je les surestime grave.
-On doit pouvoir trouver ça quelque part. On est sur Ohara, après tout. On aura forcément un livre ou une encyclopédie qui parle de la conception des navires de la mouette.
-Après, si quelqu’un se sent suffisamment à l’aise avec le sujet et les dimensions, il peut me faire un dessin sinon. Par contre faut pas se tromper sinon je vais mourir et ça va m’énerver.
-Je vais voir ce que je peux vous trouver...
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-Bonjouuuuur ♫ ! C’est pour une livraison. A qui est-ce que je montre ça ?

Il s’appelait Pierre, ou Piotr pour les intimes, et n’était globalement qu’un bon gars parmi une infinité d’autres qui était apprécié parce qu’il rendait service à beaucoup de monde sur l’île. On pouvait dire de lui qu’il était coursier, et c’était en partie parce qu’il disposait de deux des meilleures bêtes de trait de toute Ohara : Canaille et Cabotin, deux corgis géants qui faisaient à peu près la taille d’un lion chacun tout en n’étant que d’énormes boules d’amour et de joie qui gratifiaient quiconque croisait leur regard d’un énorme sourire béat. Ils avaient un pouvoir incroyable, celui de faire fondre instantanément n’importe qui en leur communiquant leur bonheur contagieux. Mais ça, c’était autant dû à leur candeur naturelle qu’à l’amour que leur avait transmis leur maître depuis qu’ils étaient tous petits.

Pierre, donc, était un jeune gaillard solidement bâtit, la main sur le cœur et au crâne bien rempli. Un peu paresseux sur les bords, ou du moins trop attaché à sa liberté et au loisir de disposer de son temps à sa guise pour pouvoir suivre la discipline d’une profession artisane. Sur Ohara, il pouvait vivre paisiblement en rendant service ici-là et en se rendant utile. Pour rien au monde il ne se serait impliqué dans les affaires militantes des révolutionnaires, même si sur le papier, leurs idéaux résonnaient parfaitement avec la façon dont il conduisait la barque de son existence. Pourtant, il ne divergerait pas de son long fleuve tranquille.

Après, ça ne l’empêchait pas de rendre service, évidemment.

-Faîtes voir ?, demanda l’un des quatre soldats présents sur le coin de quai occupé par la marine.
-Un genre de bon de commande, l’adjudant nous a dit de le présenter quand on apporterait la cargaison, précisa le jeune homme en tapant du pied sur les six barriques qu’il transportait dans sa charrette.
-C’est la bière ?
-Ouais. Faudra que je ramène l’autre moitié du règlement, par contre, je comprends que vous payez tout de suite ?
-Je vais chercher l’adjudant.
-Ok. On peut commencer à décharger ?
-Juste un, il voudra d’abord vérifier la marchandise.
-Aucun souci, leur répondit-il avant de se tourner vers la jeune femme qui voyageait à l’arrière. Est-ce que tu pourrais ?
-Ouais, pas de souci. Si un grand gaillard veut bien m’aider par contre, par qu’ils font cent litres chacun…

Une salopette de toile bleue, un tablier de cuir brun assez fin pour ne pas l’incommoder, et un grand chapeau de paille tressée, orné de rubans verts et jaunes aux motifs printaniers pour la rendre plus avenante, c’était Oboro à sa gauche qui s’affairait à déplacer une barrique sur le bord de la charrette. Elle fut rapidement rejointe par une autre femme, une pionne de la mouette pas bien grande aux galons de caporale qui passa devant l’un des chiens et croisa son regard…

Non mais ce regard fait de tendresse étincelante, cette langue qui pendouillait affectueusement, cette expression de bonheur absolue le tout servi par un tel chien-saucisse au pelage si invitant…

L’animal couina en lui tendant la truffe, et elle céda instantanément à la tentation pour lui tendre la main, le laisser la humer quelques instants avant de se voir invitée à lui prendre le museau dans les bras pour le couvrir de caresses et de gratouilles.

-Non mais ils sont fabuleux, j’en ai jamais vu des comme ça ! Ils s’appellent comment ?

Une séance démonstrative que les animaux adoraient et qu’ils provoquaient le plus innocemment du monde sans même pouvoir concevoir que leurs merveilleuses petites bouilles puissent être une quelconque forme de manipulation. Même Pierre avait toutes les peines du monde à leur résister au quotidien. Combien de fois il avait été en retard parce qu’il s’était laissé prendre à leur jeu…

-Derrière les oreilles et les flancs, c’est là qu’ils préfèrent, précisa Piotr en mettant pied à terre pour donner l’exemple.
-Oooow, regardez-les comme ils sont heureux !

Et moins d’une minute plus tard, tous avaient oublié les tonneaux, la surveillance, Balgrid, Ohara, la faim dans le monde ou la moindre des préoccupations qui avait pu germer dans leur tête en ce jour pour se contenter de papouiller les chiens jusqu’à plus soif. Oboro incluse, qui se retrouvait maintenant à faire connaissance avec la caporale et deux de ses collègues tout en toilettant l’un des chiens qui, allongé sur le dos, leur donnait de petits coups de pattes d’un air joueur tout en exposant son flan.

Quand elle avait mentionné comment ses arabesques pourraient lui permettre d’endormir la méfiance des marines en facilitant leur sympathie, l’idée avait résonné chez les révolutionnaires qui avaient rapidement demandé à Pierre s’il pourrait se rendre disponible pour eux. Jamais elle n’aurait imaginé rencontrer de tels animaux, mais elle aussi était irrémédiablement tombée sous leur charme. Avec Mei, elles avaient passé plus de dix minutes à jouer avec eux en gloussant comme des abruties au QI digne d’une huître pendant que leur maître prenait connaissance de ce qu’il devrait faire.

-Et c’est qui le plus beau hein ? C’est quiiii ?
-Il est trop meugnon le Cabotin hein ? Et le Canaille aussi hein ? Pas vrai que tu es trop meugnon mon beau ?
-Rhoooo, ils sont incroyables ♡ !

L’adjudant, lorsqu’il arriva, se demanda sérieusement à quoi pouvait bien correspondre tout ce cirque, râla intérieurement en se disant qu’il allait encore devoir engueuler à contrecoeur des subordonnés même si un abandon de poste était clairement une faute impardonnable et qu’on ne leur demandait pas grand-chose c’était insupportable bon sang, et chercha à comprendre d’où diable pouvait sortir ces deux énormes peluches duveteuses qui le regardaient arriver en marchant à pas lourd avec une curiosité et un regard si lourd et empreint d’espoir et de bienveillance que…

Lui aussi, il céda.

Lui aussi, il était faible.

-Bon, j’avoue, moi aussi je suis de la team chien.
-Vous savez, il y a un proverbe qui dit que les chiens… c’était quoi, déjà ? « Les chiens pensent : ils me nourrissent, ils me protègent, ils m’aiment, ils doivent être des dieux. Le chat pense : ils me nourrissent, ils me protègent, ils m’aiment, je dois être un dieu ». C’est vraiment eux les meilleurs.
-Je préfère « Se tromper est humain, le pardon est canin ».
-De toute manière, les chats qui vous aiment ça vous ramène des animaux morts. Des cadavres, quoi. Comme signe d’affection. C’est des créatures du démon.
-Et puis bon, vous connaissez des chats policiers ? Des chats qui guident les aveugles ? Des chats de garde ? Du tout !
-Ouais, c’est vraiment vous les meilleurs, rajouta la caporale en leur cajolant le crâne.

Il s’écoula probablement… dix bonnes minutes de plus avant que chacun se retrouve suffisamment repu en affection canine pour reprendre contenance et se rappeler qu’ils étaient tous des adultes responsables. Alors seulement on prit la peine de montrer patte blanche et procéder aux vérifications d’usage, d’un côté comme de l’autre. Les marines furent tentés de se partager un petit verre et de partager le moment avec leurs livreurs, mais pas pendant le service, d’autant plus que la commande correspondait très exactement à six cent litres, soit dix litres par marin qu’ils devraient faire durer jusqu’à la prochaine commande qui n’aurait pas lieu de sitôt.

-J’vous propose qu’on vous aide à les transporter à l’intérieur ? Elles sont ultra lourdes, vaut mieux quelque de costaud pour s’en charger.
-Meuh nan, ça ir… ouarf ! D’accord, grimaça l’adjudant en se massant les lombaires.

Et c’est ainsi que notre infiltratrice chevronnée se retrouva conviée à monter à bord du patrouilleur. Exactement comme prévu.

Les talismans porte-bonheur qu’elle portait brodés sur ses rubans avaient certainement facilité les choses, mais un très grand merci aux chiens.
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-Et ensuite, il s’est passé quoi ?, lui demanda son amie.
-Boah, rien au final.

Retour à la case départ, salle commune révolutionnaire. Toujours dans sa belle salopette, Oboro regardait maintenant la carte du navire et la disposition des maisons alentours en les interrogeant mentalement. Comme si des réponses ou rien que des idées pourraient lui être suggérées par les petites figurines si elle les fixait avec suffisamment d’insistance. Malheureusement, ça ne semblait pas être le cas.

-Tu es montée avec les tonneaux, et ?
-On a déplacé les tonneaux jusqu’au milieu du pont, ils ont ouvert un genre de trappe qui donnait sur la cale et on a utilisé le monte-charge pour faire descendre la bière, je suis descendue pour aider à décharger, et… j’ai pu utiliser leurs toilettes mais on m’a attendu à la sortie donc j’avais pas le champ libre. Pas pu apercevoir leur lieutenant·ante dans la foulée non plus. J’ai compris qu’ils avaient bien eu Balgrid à bord de leur navire, mais c’en est un autre qui est parti avec lui.
-Comment tu as su ça ?
-Eh bien, les couloirs du navire ne sont pas très hauts, et c’est encore pire pour les escaliers. Je me suis cognée la tête. Sauf que j’ai vu à certains endroits qu’il y avait des… marches pétées, un trou dans le plafond et les bords de l’escalier étaient complètement défoncés, on m’a expliqué que c’était parce qu’on avait dû faire passer un prisonnier demi-géant y’a pas longtemps et que ses dimensions étaient vraiment pas compatibles avec leur bâtiment. Ils m’ont expliqué qu’ils avaient utilisé le monte-charge pour le faire sortir sans achever l’escalier, j’ai pu voir une photo qu’ils avaient prise pour immortaliser le souvenir et c’était vraiment drôle à voir. Oui, je sais qu’on parle d’un truc horrible, rajouta-t-elle en voyant la moue désapprobatrice de Meifang lui souhaiter de s’étouffer en souffrant.
-Et t’as rien pu faire d’autre ?
-Oh, si, j’aurais pu tous les buter un à un en faisant de la sculpture avec leurs intestins avant de me faire submerger et de devoir m’enfuir et de pas respecter un certain principe de base de ce qu’on m’a demandé de faire qui consiste à, tu sais, ne pas éveiller le moindre soupçon de la part de la marine.

Oboro avait l’air contrariée, mais pas autant que l’autre qui ne s’attendait pas à la voir revenir les mains vides. Intrusion en plein jour, ça aurait pu marcher s’ils avaient essayé de distraire les marines. Une autre fois peut-être, il ne recevrait plus de bière mais Piotr pourrait certainement leur livrer autre chose.

-Et pourquoi on n’a pas le droit de faire un carton d’abord ?, s’énerva Meifang. S’ils ont enlevé Balgrid et Billy c’est qu’ils savent et qu’ils font savoir qu’ils savent que nous sommes révolutionnaires. C’est un acte de guerre. On doit encore se cacher ?
-On ne va pas leur donner une raison de refaire une rafle pour tous nous embarquer, objecta un révolutionnaire.
-Ou juste Buster Call Ohara histoire de se reprendre les bonnes vieilles habitudes. Je sens que leurs muscles les démangent. Gros bouton rouge sexy, parfum de napalm pour pimenter le petit dej’, tout ça.
-Nan mais c’est bon quoi, on est en 1628, la marine ne peut plus faire des trucs pareils, ils ont trop peur pour leur réputation.
-Je te propose qu’on ne leur demande pas s’ils sont cap’ ou pas cap’, petite.

La kanokunienne ravala sa mauvaise humeur, sans objecter davantage parce qu’elle savait qu’ils avaient raison et qu’elle était la première à le dire, mais sans cesser de trouver ça injuste pour autant. Elle n’était pas la seule, et encore moins la seule à s’énerver. Oboro s’était éclipsée le temps d’aller chercher un de ses masques ornés de motifs rassérénants, et les autres manifestaient leur contrariété chacun à leur manière. La pièce était silencieuse, mais pas entièrement, chacun tapotant ou gesticulant de manière répétée.

-Mais si c’est un héros super fort comme vous dîtes, pourquoi il s’est pas battu et enfui, le Balgrid ?, lâcha encore Meifang.
-Il ne voulait pas causer d’ennuis. Il serait tout à fait à même de le faire un peu plus tard, cela dit. Si on lui en laisse l’occasion.
-Ouais bah on va l’aider à avoir l’occasion si on peut, marmonna Oboro. J’attends ce soir et je vais essayer de m’infiltrer dans le bateau. Ils dormiront, ils auront peut-être même picolé, ça devrait me servir.
-Tout ça c’est pas juste pour dire que tout était prémédité et que tu savais que tu pouvais les faire boire pour te faciliter la suite, hein ?
-Genre je me cherche des excuses meuf. Tu sais, ça se trouve ce soir j’vais arriver à rien hein.
-Comment est-ce que tu veux monter dessus exactement ?, s’enquit un autre révolutionnaire.
-Je peux grimper depuis la flotte. Je sais bien le faire, ça. Je vais me les geler mais je me vois pas le faire avec une combi’ parce que ça fait beaucoup de bruit.
-On a peut-être quelque chose qui pourrait t’aider.
-Euh, tu veux pas parler de l’air-heure j’espère, s’emporta Meifang.
-Non, je pensais à à peu près tout sauf ça. J’ai pas envie que ta copine explose, t’inquiètes.
-Qu’est-ce que c’est que cette erreur ?, s’intéressa l’Ashikaga qui n’aimait pas les explosions.
-Air-heure, rectifia le révolutionnaire, un homme à l’allure de trentenaire expérimenté et sûr de lui. Tu connais la sous-marine ?
-Je connais quelques mêmes les concernant, sans plus. Ils ont l’air d’être relégués au second plan.
-C’est vrai. Mais ils ont des outils incroyables. Le plus éloquent, c’est le dispositif qui leur permet de faire du contrôle mental sur des monstres marins. On raconte que c’est de la récupération d’expériences qu’on espère pas abouties sur du contrôle d’humains. Mais ça n’est peut-être qu’une étape. Des gens enquêtent là-dessus, tu imagines bien.
-Ca commence très mal, comme sujet.
-Un autre outil intéressant qu’ils ont à leur disposition, c’est l’Air-heure. Air, oxygène, heure, le temps, articula l’autre en ajustant le col de sa chemise. Une substance qui permet à quiconque e consomme de pouvoir tenir une heure sans respirer sous l’eau et de se mouvoir comme un homme-poisson, la résistance à la pression en moins.
-C’est chaud ça. Comment c’est possible ce truc ?
-Vegapunk.

Il dit ça avec un ton d’évidence, mais se rendit compte que son interlocutrice n’était pas au fait des expressions que les membres de la section développement considéraient comme acquises. Il lui fallu un peu de temps, le masque d'Oboro cachant sa grimace interrogative jusqu'à ce qu'elle hoche la tête.

Vegapunk, c’était l’équivalent de ta gueule c’est magique dans leur jargon à eux. Et à chaque fois qu’ils pensaient réussir à reconstituer les rouages permettant de comprendre l’une de ses créations, ils avaient la sensation grisante de parvenir à abattre un titan. Pas un travail de titan, non. Un titan tout entier.

-On sait que c’est un cocktail de plantes originaires de Boyn, précisa-t-il.
-L’amirale de l’élite ?
-Non, elle c’est Boïna. Boyn, c’est le nom d’une île de la seconde voie de l’équateur. Bourrée de plantes tellement dangereuses que la faune s’est mise au même niveau, ce qui fait que le seul bâtiment existant dans ce coin est un phare destiné à dire que l’île se trouve là et qu’il ne faut pas y aller.
-Le truc qui donne biieeeen envie, commenta Meifang.
-Je vois le genre, opina Oboro.
-Il n’y a personne et rien à faire là-bas. Mais comme d’habitude, ce genre de contrées exotiques permettent de dénicher des plantes aux propriétés médicales exotiques, reprit le chercheur. Et ils ont fait l’air-heure. Sauf que nous quand on essaie de reproduire la formule, on fait juste des erreurs. Ballot, hein ?
-Moins dix points pour cette blague.
-Si c’était à refaire, sans hésitation que je le referai.

-Donc votre problème, c’est de reconstituer la formule. Et après vous faudra réussir à vous trouver des plants. Et pour ça, il vous faudra déjà réussir à trouver de l’Air-Heure.
-Ca on en a déjà plein. C’était le plus facile, entre les entrepôts de la sous-marine et la logistique du GM, on a de quoi piocher en envoyant nos gars. On en est au stade où on dissèque le produit pour le comprendre ce que y’a dedans, mais il faudrait qu’on aille sur Boyn pour… cartographier d’autres espèces et comprendre ce qui rentre dedans.
-Ca serait pas plus simple d’obtenir la recette directement de la marine pour pas avoir à se faire chier ?
-C’est une seconde option. Mais la marine ne dispose d’aucune installation sur Boyn, ce qui signifie qu’ils parviennent à cultiver tout ce dont ils ont besoin ailleurs. Et on ne sait pas où. Et on ne sait pas non plus où ils assemblent le produit. En d’autres termes, on ne sait pas où chercher pour pouvoir faire ça.
-J’irai probablement sur Boyn un jour pour faire des prélèvements, conclut Mei. A moyenne échéance. Avec toute une équipe et le triple de protection pour pas finir bouffée par une drosera volante.
-Ca aussi, ça serait ballot, appuya le chercheur.
-Je vois. Mais euh, du coup je comprends que vous avez de l’Air-heure ici?
-On ne t’en donnera pas. Entrer sur un navire à quai, ça ne le justifie pas.
-Et le risque d’explosion ?
-Euh, inférieur à trois pourcents avec le produit que j’avais concocté. Mais le risque que ton système respiratoire perde les pédales et que tu passes une semaine alitée sous surveillance constante… sensiblement plus.
-‘Kay. Et du coup, le truc que tu voulais me proposer, c’est ?
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Et la voilà qui se retrouvait à attendre, en brassière et short, dans une cave beaucoup plus spacieuse et mieux aménagée que tout ce qu’elle aurait pu envisager au moment d’y entrer. Oui, il fallait bien qu’il y ait une cave à un moment, on parlait de révos après tout. Pas dans l’arbre, certainement pas dans l’arbre, ç’aurait été trop évident et trop dangereux d’y faire ça. Il s’avérait que le restaurant aux mignardises sur lequel elle avait lorgné à son arrivée dans la ville, celui détenu par un immigré de Shishoku, était aussi un repère à larbins du dragon. Comme le monde faisait bien les choses, décidément.

En d’autres termes, pâtisseries haut de gamme offertes par un partisan de la révolution qui laissait les gris de passage crécher dans son garde-manger, un refuge chaleureux et de bon goût où siégeaient bouteilles de vin et victuailles en tous genres en contingents bien ordonnés. Oboro avait posé sur ses cuisses un petit plateau où des échafaudages de pâte craquante surplombée de mousse de griottes liquoreuses au nappage cacao ultra léger côtoyaient des moelleux à la crème de châtaigne veloutée agrémentée de purée d’agrumes. Moins distingués mais tout à fait redoutables, les biscuits sablés au beurre incrustés de grands morceaux de noisettes et humectés de chocolat et de caramel mou étaient une véritable tuerie. Et c’était cadeau.

Prends ça dans ton arrière-train de vie, affreux moralisateur.

Et il s’avérait que son restaurant, qui disposait d’une splendide terrasse surplombant la mer, donnait non loin du quai auquel était amarré les marines. Pas vraiment une coïncidence, la gérante avait choisi l’emplacement pour profiter du trafic permis par le port, mais…

Oboro ne s’attendait pas à ce que son sous-sol abrite une réserve contenant suffisamment d’équipements de tous bords – des armes, mais pas que – pour qu’un partisan révolutionnaire puisse s’y fournir et en ressortir sans avoir à rougir de son appartenance au dragon. Ici, c’était sa collection de combinaisons de plongée expérimentales qui intéressait Essaïd, le chercheur qui les avaient conviées ici. C’était lui qui les avait conçues, ou plus précisément, qui les avait imaginées. Parce que pour les réaliser, il fallait de nombreux talents manuels et techniques qu’il n’avait absolument pas.

-Bon, je t’avouerais que j’en ai pas nécessairement à ta taille. Parce que… euh…
-Un mètre quatre-vingt-treize.
-Ouais. Je vais taper dans les profils homme si tu permets hein. Ca sera pas la bonne coupe mais…
-Ouais ouais j’ai l’habitude, trancha-t-elle en focalisant soigneusement son attention sur une pâtisserie pour ne pas aborder des sujets qui pouvaient l’énerver.

L’homme s’éloigna quelques minutes, la laissant seule avec ses sucreries à contempler les épaisses boiseries qui faisaient office de meubles dans ce garde-manger. Même si elle l’avait relevé pour pouvoir grignoter, elle portait toujours son masque à hauteur du front, profitant toujours de son tranquillisant. Même si c’était encore un peu trop tôt pour ressentir de l’appréhension, elle préférait s’épargner les petits nœuds qui s’agglutinaient trop facilement dans ses entrailles pour lui donner la boule au ventre.

Quelques minutes plus tard, le chercheur d’Hinu Town revint avec… un genre de caoutchouc granuleux et spongieux, élastique et…

-Jamais de la vie que je touche cette m%&$§rde, oublie.

Imbibé d’une fine couche de gelée gluante, le tout ratatiné sur lui-même en une masse peu ragoutante. Essaïd la lui tendit en prenant bien soin de protéger ses propres vêtements de la chose, ce que la jeune femme refusa en s’écartant furieusement, manquant de peu de renverser son plateau.

-C’est une vache séropositive qui a chié ses entrailles et toute la tuyauterie qui va avec ?
-Peau de grenouille essentiellement. On l’a plongée dans… un peu beaucoup de choses pour l’imperméabiliser et améliorer la résistance.
-Et ça fait combien de bestioles cousues ensemble pour atteindre ce volume ?
-Grenouilles géantes, West Blue. Celles de l’archipel vert ont des propriétés intéressantes mais j’essaierai bien de trouver des spécimens de grandline pour comparer.
-La hype. Ca reste sacrément dégueu. Et cette odeur, c’est ?
-C’est étonnant, hein ? On s’attendrait à ce que ce soit une infection, et pourtant, du tout !
-On dirait un mélange entre de la lavande et une tarte aux pommes. Ca donne presque envie de croquer dedans.
-Je te le déconseille très fortement.
-Ca l’air d’être un coup à attraper des saloperies, ouais.
Et ça donnerait quoi par rapport à une combi en caoutchouc ça ?
-Pour le confort et l’isolation, je ne m’inquiète pas, tu seras au top. J’ai déjà essayé sur des cobayes…
-Du genre consentants ou non ? Ou bien ils ont donné leurs corps à la science ? Ou c’était des prisonniers que vous avez forcés ?
-J’ai donné de ma personne, les deux gars qui m’ont aidé à la confectionner aussi, et ont a fait quelques tests avec des membres du renseignement et de la négociation pour qu’ils la testent en situation réelle. Ils étaient satisfaits.
-Et la raison pour laquelle tu veux me la faire essayer, donc ?
-Multiplier les phases de tests. Je suis curieux d’avoir ton avis. Pour ton cas très particulier, je pense que ça te permettra d’être beaucoup plus discrète en marchant sur les surfaces qu’avec quoi que ce soit d’autre, ça ne couine pas, ça adhère parfaitement. Et surtout, ça n’éponge quasi pas, ce qui veut dire que si tu te secoues suffisamment avant de te hisser à bord, tu ne laisseras pas de flaques sur ton passage. Ce qui sera plus discret. Tu seras la juge. Alors ?
-…

Elle hésita longuement. D’un côté, elle n’avait pas du tout envie de se jeter à l’eau de nuit pour devoir attendre une ouverture à mourir de froid en restant immobile. Et tester du matériel expérimental était toujours… intéressant. D’autant plus qu’Essaïd, comme Meifang, pouvait lui faire une porte d’entrée dans la section développement. Et à commencer avec ça, elle finirait peut-être à mettre son nez dans de plus en plus de sujets.

Mais c’était crade, quoi.

Mais au moins, ça sentait super bon.

-Je peux essayer ici ?
-Ah mais j’y compte bien.

Pour quiconque n’a jamais essayé une combinaison de ce genre, il fallait savoir que c’était… extrêmement désagréable, en particulier tant qu’elles n’étaient pas assouplies par de l’humidité, et que ce n’était guère que quand on était dans l’eau qu’on s’y faisait vraiment.

Et bien, pas cette fois, constata Oboro. Il lui avait bien fallu trois minutes pour oser essayer la chose une première, et cinq minutes pour s’y réessayer après avoir touché la peau presque gélatineuse suintante de gelée parfumée, mais… en vrai, il avait fallu qu’Essaïd l’encourage et la rassure longuement pour qu’elle daigne enfoncer ne serait-ce qu’un orteil dans cette chose répugnante.

Mais c’était étonnamment très confortable. Le plus intriguant était que la combinaison, ou plutôt le mucus dans lequel elle avait baigné, fonctionnait comme un radiateur naturel. Normalement, les vêtements ne faisaient que garder et conserver la chaleur d’un corps humain, sans en générer spontanément. Là, c’était différent.

Autre point intéressant, les chaussettes conçues dans la même matière pour lui couvrir les extrémités ne couinaient pas au moindre de ses pas, ni même quand elle les frottait exagérément contre le sol. Elle ne laissait pas de traces de gélatine sur son passage, heureusement. De même pour les gants qu’elle essaya juste ensuite. Un gain en discrétion qu’elle n’aurait jamais soupçonné.

Une fois passé la désagréable sensation de s’être roulée dans une flaque d’huile, elle osa passer la tenue au-delà de ses hanches. Déjà qu’elle détestait ne serait-ce que tenir un Denden en main, mais là…

Elle frissonna à nouveau, mais résista aux protestation de ses omoplates. Le plus dur fut de se convaincre de plonger un de ses bras dans les manches de la chose, mais là encore, elle finit par s’y contraindre avec quelques encouragements du révolutionnaire.

-On s’y fait, ne t’en fais pas. On ne sent plus rien une fois dans l’eau.
-C’est horrible. Je te jure qu’après ça je passe deux heures dans le bain.
-Evidemment. Alors, ça te plait ?
-Ca dépend à quoi je dois répondre. Mais ç’a l’air top, oui. Et en situation ?
-Ca fait aussi bien le travail qu’une combinaison standard. Je te laisse essayer ?
-Hors de question, grimaça-t-elle en tremblant de dégoût.

Elle commença instinctivement à se débarrasser de l’habit, mais il fallait bien qu’elle s’y habitue si elle voulait s’en servir pour le grand jeu.

Alors elle prit sur elle, s’enfourna une autre mignardise et commença à évoluer dans la cave. Patiemment. Patiemment. Ce qui était tout sauf sa qualité principale, même quand elle s’assistait à coup d’auto-hypnose et qu’un charmant gaillard vêtu d’une chemise qui ne cachait rien de ses pectoraux bien taillés lui faisait la causette pour l’aider à s’y faire. Essaïd était un brin trop vieux pour elle évidemment, mais ça ne lui interdisait pas de regarder ce qu’elle voulait.
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Elle y était.

Elle y était presque, du moins.

Il faisait nuit noire, aux alentours de vingt-deux heures, à un moment où le gros des troupes de la marine venait tout juste de s’ancrer dans les bras de Morphée pour une durée de huit à neuf heures. Un bon soldat était un soldat frais et reposé, et Ohara était une occasion en or pour leur permettre de se faire une cure auprès du marchand de sable – avec aucun risque de se faire attaquer, le gros des troupes pouvait reprendre des forces tandis qu’une simple rotation de veilleurs attentifs assurait le minimum syndical et suffisant pour leur protection.

Ils n’avaient rien à craindre des locaux vu le sinistre historique de cette île, et ça n’était pas comme si des ninjas plongeurs de combat allaient chercher à s’infiltrer sur leur navire pour récupérer… rien du tout, parce qu’il n’y avait rien à récupérer à leur bord de toute manière, justement.

Le plus difficile pour Oboro avait été de s’approcher sans se faire repérer. Même de nuit. Pour ça, elle avait pris le temps d’observer longuement combien de marines surveillaient les abords de leur navire, avec pour objectif de se faire une idée du temps que chacun passait à surveiller quels angles.

Au final, elle avait renoncé à faire le grand tour. Pas nécessaire, trop d’effort pour rien. Plutôt que de partir d’assez loin pour qu’on ne puisse pas la voir se jeter à l’eau, elle avait tout simplement rejoint l’intérieur d’un des autres navires amarrés en faisant mine d’avoir quelque chose à y faire. Bien sûr, le navire avait été placé là par les gris depuis une éternité, parce qu’ils connaissaient très bien leurs partitions, depuis le temps qu’ils avaient affaire à la marine : ça faisait un très bon point de chute pour observer les mouettes.

Et, quand personne n’était en position pour l’apercevoir, elle s’était tout simplement mise à l’eau en prenant soin de ne pas faire plus de bruit que les vagues qui chantaient régulièrement sur le petit port. De là, elle n’avait eu qu’à se rapprocher d’eux en passant de navire en navire, toujours à l’eau, utilisant la coque de chacun d’eux comme couvert pour être hors de vision. C’était une excellente nageuse, et ses poumons tenaient parfaitement l’effort. Avec cette tenue de grenouille pour la tenir au chaud, elle sentait complètement la différence : son corps ne grillait quasiment pas d’énergie pour maintenir sa température, elle était en pleine forme. Et assez rapidement, elle se retrouva aux abords du patrouilleur de la marine, dans un angle et une pénombre où personne n’allait jeter le moindre coup d’œil… sauf sur un coup de méfiance bien placé.

Mais ils ne le faisaient pas quand elle les observait, et n’avaient aucune raison de changer leur façon de faire. Pas tant qu’elle resterait silencieuse. La parano, ça allait un moment, mais elle avait pris ses dispositions pour ne pas sombrer dedans. Elle portait encore un masque pour se tenir sereine même face aux pires horreurs qui pourraient lui tomber dessus, et ses marquages tenaient très bien l’eau, même de mer.

Avec une aisance déconcertante, elle entreprit d’escalader la paroi du navire. Son idée initiale avait été de remonter le long de l’ancre, mais les marines traînaient trop régulièrement de ce côté. Son plan B était tout simplement de se servir d’un grappin aux crochets étouffés pour accrocher un rebord et s’y hisser à la force de ses bras. Là encore, elle avait repéré un angle où accomplir son office sans risquer une indiscrétion… à moins d’être frappée par la pire des malchances.

Qui n’eut pas lieu. Son crédo, c’était qu’une préparation minutieuse couplée à une expertise durement acquise payaient toujours. Il y avait une justice.

Elle se le répéta en voyant un soldat faire sa ronde en dessous d’elle, alors qu’elle s’était déjà réfugiée dans les cordages pour se tenir au-delà de ce qu’un esprit normalement constitué prenait soin de surveiller. Naturellement, ils étaient plus attentifs à ce qu’il y avait au dehors du navire.

Elle voulait descendre, maintenant. Dans les entrailles du navire, une idée suicidaire qui la projetait dans la pire des positions possibles. Trois options s’offraient à elle, deux étant des escaliers, la troisième la trappe centrale qui servait à faire transiter les ravitaillements et les demi-géants jusqu’à la cale.

Elle avait déjà fait son choix pour un direct vers le sous-sol, où elle avait moins de chance de croiser quelqu’un par inadvertance. Moins un passage était praticable, plus il s’avérait sûr.

Le problème, c’était qu’il était positionné en plein centre du pont, que l’endroit était parfaitement éclairé par un relai de lampes à huile qu’elle ne se voyait pas éteindre en succession dans un délai assez bref pour ne pas être suspecte, et qu’au moins trois veilleurs l’avaient dans leur champ de vision. Il fallait autre chose. Et de son promontoire, elle observa à nouveau.

Une distraction, ça pouvait être bien, mais ça ne réglait le problème qu’à l’aller. Et elle devrait ressortir. Le tout en restant invisible, insoupçonnée, sans laisser la moindre trace d’une quelconque visite.

Elle était moins qu’un fantôme, elle n’était rien du tout.

Ce qui la restreignait considérablement, parce que ç’aurait été tellement simple d’étaler les vigiles un à un pour se laisser le champ libre… leurs circuits était tels qu’ils se couvraient régulièrement, mais elle était bien assez débrouillarde pour n’y voir là aucune difficulté. Mettre à terre deux hommes distants de quinze mètres l’un de l’autre de façon simultanée, c’était facile, elle avait l’habitude.

Là, il fallait louvoyer.

Ses pensées revenaient régulièrement sur quelques torches qu’elle aurait facilement pu renverser pour détourner les militaires de leurs positions pour se libérer le passage. Il y avait bien assez de vent que cela puisse se faire sans que personne n’en soit surpris. Elle-même était salement ballottée par la brise qui joignait ses forces aux courants marins pour la remuer. Mais toujours rien plus bas. Pas d’ouverture.

Vingt minutes plus tard, elle était toujours sur son promontoire, dans une position inconfortable qu’elle maintenant sans problème. Elle pouvait prendre tout son temps pour bien faire les choses, et avait la ferme intention de ne pas se rater. Pour avoir pris ses dispositions en dormant bien avant, Oboro était en pleine forme. Elle avait littéralement toute la nuit devant elle.


Dernière édition par Oboro Ashikaga le Sam 20 Nov 2021 - 13:01, édité 1 fois
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En fait, il y avait un trou à intervalles récurrents. Un moment où les patrouilleurs se réunissaient par paires et rendaient le passage plus facile. Quelque chose comme toutes les quinze-vingt minutes, une routine qu’Oboro avait mis plus d’une heure et demie à discerner. Le genre de détails qui avaient l’air faciles et évidents… à posteriori seulement. Avec ça, elle n’avait eu aucun mal à s’approcher de l’accès sur lequel elle lorgnait depuis sa prise de position dans son nichoir, et à s’y engouffrer à toute vitesse comme un lézard affamé face à un criquet obèse – elle rampait, mais à une vitesse ahurissante.

Au terme d’une chute maîtrisée, elle se retrouva les quatre fers en équilibre sur trois caisses différentes, comme un chat l’aurait fait, sans produire quoi que ce soit de plus qu’un frottement complètement amorti. Elle s’était défoncée les doigts, par contre. Mais avait l’habitude. Ici, pas de torche ou de lanterne, personne pour surveiller les réserves, l’intruse avait quartier libre pour attendre quelques minutes que ses yeux s’habituent au peu de lune et d’étoiles que le puit de lumière offrait dans les entrailles du navire.

Elle connaissait les lieux pour avoir mémorisé les plans par cœur. Dans cet entrepôt, il n’y avait que deux autres issues possibles, l’une donnant dans un étroit couloir directement à côté des cuisines et de la salle permettant aux soldats de se restaurer et de se relaxer, l’autre diamétralement opposée renvoyant vers les salles les plus susceptibles de l’intéresser : la cabine du capitaine d’une part, et le local où les Denden longue portée et tout ce qui touchait aux communications du navire avec le reste de sa flotte et du QG de la marine de West Blue.

Evidemment, elle n’allait pas se tromper de porte. Il n’y avait qu’un couillon de la pire espèce pour verser dans des bouffonneries pareilles.

Oboro glissa silencieusement sur le parquet usé jusqu’à son échelle, et entreprit sa lente progression jusqu’à l’étape suivante, deux étages plus haut, là où elle espérait trouver la commandante à la tête du navire. Avec sur son bureau tous les documents confidentiels qu’elle devait forcément avoir, surtout. Commandante en plein sommeil de préférence, sans quoi elle devrait tenter sa chance plus tard.

La jeune femme retint son souffle en tendant l’oreille, tâtant l’espace avec son ouïe à la recherche d’un son de papier qu’on grattait pour écrire dessus, d’un bruissement de draps qui pouvait témoigner d’un sommeil agité ou de plaisirs solitaires… ou de l’impact presque indiscernable que pouvait faire une personne qui marchait pieds nus à la recherche d’on ne sait quoi dans l’obscurité.

Oui, c’était exactement ça.

Un objet venait d’être posé quelque part dans la pièce, et un mince faisceau de lumière commença à larder les orteils de l’intruse par-dessous l’interstice de la porte. Ca ne dormait pas du tout, là-dedans. La commandante était seule, aussi. Mieux valait revenir plus tard.

Elle rebroussa chemin pour bifurquer vers sa seconde option, le coin des télécoms. Mais ce qu’elle avait cru percevoir de loin, et qu’elle pouvait vérifier maintenant qu’elle s’en approchait, c’était que cet endroit était toujours, systématiquement, occupé par un militaire qui restait à l’affut des appels d’urgence que pouvaient recevoir le navire patrouilleur. Qu’il s’agisse d’un appel du QG de la marine, d’un autre équipage de la mouette qui aurait besoin de leur support, ou tout simplement d’un de leurs soldats en patrouille sur l’île, il fallait bien que leur navire reste toujours sur le qui-vive, disponible.

Sa seule chance, c’était que le sous-officier chargé de surveiller tout ça soit en train de piquer un roupillon. Pas vraiment du probable, même si c’était possible. Accessoirement, si c’était le cas, il fallait qu’elle prie pour que l’homme ne soit pas réveillé par un message qu’il recevrait pendant sa venue. Ce serait de la malchance, mais pas du tout du hasard : que ce soit pour déclarer la mise à prix d’un nouveau forban ou demander quels étaient les ustensiles de cuisine à inclure dans le prochain ravitaillement, il y avait de quoi faire niveau fréquence des échanges.

A nouveau, le claquement d’un verre qu’on frappait contre une table informa la ninja qu’il y avait de la vie ici. Et probablement de l’alcool, à en croire le rot tonitruant qui suivi. Même l’odeur, elle parvint à la percevoir de là où elle se tenait.

Elle retenterait plus tard, songea-t-elle en se repliant vers les réserves, dans la cale, là où elle serait la moins susceptible de gêner les marines au hasard de leurs allers et venues. Traîner dans les couloirs, elle n’aimait pas du tout.


*
*     *
*


Spoiler:

Dès le premier tiers, Oboro avait compris qu’elle ne trouverait rien de ce qu’elle était venue chercher dans cette lettre. Et pourtant, elle avait continué. De la curiosité, sûrement. Mais pas exactement. Elle n’avait pas le vocabulaire adéquat pour mettre le doigt sur ce qui l’avait happée là-dedans quand elle avait compris de quoi ça parlerait. Et ne savait pas trop comment qualifier la sensation inconfortable qui lui restait en bouche maintenant qu’elle avait lu. Pas de la compassion, pas de l’empathie, même si c’était les premiers termes qui lui venaient en tête. Le fait d’avoir jeté un œil sur ce qui se passait dans la tête d’une officier de la marine qui devait louvoyer pour faire accepter à son équipage de participer à de la traite d’esclave était… excessivement intéressant comme exercice, mais tout aussi perturbant. Surtout quand ça lui tombait dessus complètement par surprise. Surtout quand son propre cerveau était complètement anesthésié par un masque qui étouffait ses émotions pour la maintenir en état de quiétude absolue. Elle mourrait d’envie de le retirer pour la simple et bonne raison qu’elle savait qu’elle se sentirait mieux si elle pouvait traiter ça avec ses émotions. Pas en réfléchissant cliniquement sur ça en ayant l’éternité pour peser le pour et le contre de quoi que ce soit concernant sa situation.

Ca n’était pas le sujet, ça n’était pas le moment, mais Oboro s’éloigna du bureau pour se rapprocher du paravent derrière lequel elle pouvait entendre le rythme paisible des inspirations de la commandante. Aucune raison de faire ça. Aucune raison rationnelle de faire ça, en tout cas. Elle voulait juste mettre un visage là-dessus. Ce qui était idiot, parce qu’elle avait déjà pu guetter de loin la commandante en pleine journée, quand elle était vêtue de son uniforme et qu’elle vaquait à ses obligations du quotidien.

Mais voir des gens en dehors de leur environnement de travail, ça pouvait faire un choc. En particulier quand ils incarnaient l’autorité et qu’ils avaient un uniforme pour le symboliser.

Les voir en pyjama sous une couette épaisse avec un air d’abrutissement total vissé au visage, c’était huit crans au-dessus. Elle s’était tartinée une épaisse couche de crème pour soin du visage – parfum concombre facilement discernable, probablement du milieu de gamme à en juger par l’absence de lourdeurs acides dans les effluves. La Kanokunienne avait utilisé la même, il y a des années de cela.

Bon sang. Elle perdait du temps.

D’un autre côté, elle pouvait se le permettre. Un autre marine avait pris le relai dans la salle aux Denden pour faire suite au gaillard adepte du levé de coude, et celui-ci carburait au café, pas à la bibine. Vu l’heure, elle n’aurait jamais l’occasion d’aller fouiller cette pièce sans risquer de se faire coincer.

Quant au bureau de la commandante, la fouineuse n’avait trouvé aucun document qui ressemblait de près ou de loin à ce qu’elle pouvait chercher. Les documents communiqués par la hiérarchie de West Blue étaient exposés sur le bureau ou épinglés à des murs, et aucun d’eux ne mentionnaient les rapts et convois révolutionnaires. Il y avait bien des informations sur les prochains arrivages d’esclaves à escorter pour les grandes destinations de West Blue, une note de service indiquant les nouvelles mesures de précautions qu’allaient prendre les marines pour s’assurer que personne ne l’écoute leurs canaux de communication, mais rien qui servirait à Balgrid. Ca n’avait pas empêché Oboro de piocher toutes les informations qui intéresseraient ses clients, griffonnant le plus dur à retenir et imprimant le reste dans ses petits neurones.

Après ça, elle s’en retourna à l’entrepôt, avec pour objectif de se tapir dans les ténèbres le temps de quelques heures histoire de voir si la voie se libérerait du côté du local à Denden. Elle avait encore beaucoup de temps devant elle.


*
*     *
*


-Oh et puis tu sais quoi ? Va te faire foutre. Littéralement. Je vais m’en charger moi-même.
-J’attends que ça, mon cochon ♡.

Des pouffements de rire à peine étouffés, des bruits de pas qui faisaient craquer les planches, des gestes maladroits qui raclaient contre les parois du navire, des… barils qui vacillaient tandis que quelqu’un s’appuyait dessus.

-Tu veux que je te la mette hein ? Bien profond ?
-Je veux que tu me fasses ce que tu veux et que j’en chiale de plaisir. Fais-moi vibrer. Je suis à toi. Quartier libre. Tu passes. Par où tu veux.
-Tah. Avec ton maquillage de pute, tu vas ressembler à un raton-laveur si je fais ça.
-Ouais. T’as envie, hein ?

Oboro sentit comme un boulet de canon lui fracasser le crâne en prenant bien soin de lui enchâsser les narines au travers du cerveau. Elle hallucinait. Et se réfugia dans un coin de la salle en se ratatinant autant que faire se peut.

D’OU, PUTAIN, D’OU EST-CE QUE CA LUI TOMBAIT DESSUS ?

-Ca va faire combien de temps que t’as pas trempé ta grosse @$% dans une bonne %$# bien %§$£#& ? Je sais que tu t’es tapé d’autres filles dans la marine avant moi, mais je sais aussi qu'il n'y en a pas une qui a osé se rapprocher de toi après ça. Mais moi ça m'intéresse. Vas-y, embrasse-moi, tire-moi les #&@$%§... ou plutôt, allonge-toi et laisse-moi t’étouffer en te £$%@#&§%$#&@%$£&@#$... aaaaaw…

La fameuse technique des mots cochons pour exciter les mecs. Encore que celle-là y allait avec suffisamment d’entrain pour clairement apprécier cette façon de faire. Oboro en profita pour tracter délicatement quelques tonneaux dans sa direction et consolider son abri de fortune, les deux autres étant bien assez distraits pour être incapables de prêter la moindre attention au fantôme qu’elle était. Pour autant, mieux valait se prémunir de tout accident.

N’empêche, c’était insupportable.

La nuit allait être longue, putain.

-J’ai envie de te saisir la %@$% et de te la tirer, et de la caresser, et de la serrer, et de t’entendre geindre quand je te gratterais les @$%! et quand je me la mettrai dans la %$&§@#=! pour te &@#é%$% encore et encore et ENCORE JUSQU’A CE QUE TU TREMBLES ET QUE TU TE METTES A GUEULER ET A ME SUPPLIER DE $£ €@$µ%§ *%§$€#&@#&£ ET MOI JE SERAI LA A M’ETOUFFER SUR TON %$%§é@€$%§*@#€@ £¤ EN BAVANT COMME UNE SALE @$£%§@# AVEC PARCE QUE TU AIMES CA ME &@#%$*£¤§€ ESPECE DE GROS DEGUEULASSE HEIN ?

Putain mais elle était hyper crade en plus, la nuit allait être très très très très très très très très trèèèèèèèèèèèèèèèèèèèès loooooooooooongu…

-WOH WOH WOH VOS GUEULES ON ESSAIE DE DORMIR BANDE DE CHIENNES EN CHALEUR.
-BORDEL MAIS ALLEZ VOUS TROUVER UNE CHAMBRE EN VILLE ET FOUTEZ-NOUS LA PAIX, C’EST LA TROISIEME FOIS BANDE DE %@$*!
-JE VOUS L’AVAIS DIT QUE DES EQUIPAGES MIXTES C’ETAIT LA DECHEANCE, LES FEMMES DANS LA MARINE C’EST DE LA MERDE, LES FEMMES SUR UN NAVIRE C’EST DE LA MERDE, LES FEMMES CA FOUT LA MERDE TOUT COURT !
-OH CA VA PAPY COMMENCE PAS A FAIRE CHIER, C’EST PAS PARCE QUE TU ES ENCORE PUCEAU A CINQUANTE ANS QUE T’AS LE DROIT DE CRACHER TON VOMI DANS NOS CERVEAUX.
-OUAIS BAH LA FEMINISTE HARD ET CONSPIRATIONNISTE ELLE PEUT FERMER SA GUEULE HEIN, T’ETAIS MOINS REVENDICATIVE QUAND ON T’AS EPARGNE DE TE FAIRE ROULER DESSUS PAR DES PIRATES Y’A DEUX SEMAINES.
-JE VAIS LE BUTER, JE VAIS LE…
-DONC LA PROCHAINE FOIS ON TE LAISSE A CHIALER DEVANT DES PECUS MEME PAS PRIMES C’EST CA ? SI T'ETAIS AUSSI DOUEE POUR TENIR UN SABRE QUE POUR GEINDRE Y'AURA PLUS DE REVO SUR WEST BLUE DEPUIS DES LUSTRES, POUFFIASSE.
-RHIAGRBOLFTHPSHHHHHH !

Et là, ça devenait vraiment n’importe quoi.

Okay.

Evacuation d’urgence, tout de suite.
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-Alors, alors, alors ?
-J’ai rien trouvé. Putain. Je veux dormir. Je dors et ensuite je vous raconte. Attends, nan, d’abord faut que je vous écrive les codes et les itinéraires sinon je vais oublier. Je vais oublier. Les codes. C’était un cinq. Une suite à -3 sur les premiers numéros et ensuite ils changeaient sur une base hexadécimale. Quelle bande de cons c’est facile à griller quand tu t’arrêtes à F. Et la séquence suivante c’était une série de six et… et une douche, j’ai froid putain. Et l’autre merdeuse fragile qui écrit à papa parce qu’elle transbahute des esclaves parce qu’elle reçoit des ordres… en fait tu me fais pitié, t’es même pas une daube t’es juste un gros déchet qui prend lentement conscience. Le mot de passe c’était le nom de l’avant dernier amiral en chef de la marine et celui de son meitou à donner après.
-Oboro, tu me fais flipper.
-Ta gueule sinon je vais oublier. Merci. Sale chienne. Je te hais.

Meifang manqua de partir au quart de tour tant le ton de son amie était insupportable. Elle détestait l’entendre pester comme ça, même si c’était souvent le cas. Mais elle se ravisa, soupçonnant rapidement que ces insultes ne lui étaient probablement pas destinées. Et qu’elle bénéficiait de circonstances exceptionnelles.

-Sale pétasse schlaguée de la foune, on n’a pas idée de...
-Nan mais ça va !?, s’offusqua l’autre jeune femme.
-Pas toi, l’autre bouffeuse de poireau aspirateur d’anis qui gueulait comme une truie en se faisant ramoner l’intestin. Oh bordel. Mei j’ai flippé ma race j’ai failli me pisser dessus ils sont descendus à quinze et ça les a absolument tous réveillés je sais pas ce que j’ai fait. J’ai la tête dans le cul sert à rien de me parler. J’ai rien sur Balgrid et il faut que je dorme. Et je veux une douche chaude.
-Rhaaaa…

Quand Oboro était revenue dans la petite maison qu’elle occupait avec son amie, c’était Philest qui était venu lui ouvrir – le soleil se lèverait d’ici deux heures, mais le retraité n’avait plus de grands besoins en termes d’heures de sommeil et peinait de plus en plus à dormir depuis ces derniers temps. Il avait beau être d’une apparence aussi imperturbable qu’à l’accoutumée, il se sentait beaucoup moins bien depuis que la révolution d’Ohara avait elle aussi été frappée par le courroux de Marijoa. Comme tout le monde. Ca les avait tous minés, chacun à sa manière.

Mais il restait quelqu’un de constructif, il lui était impossible de se laisser abattre et de ne pas se dévouer entièrement à la jeune femme qui était venue les aider. Et quand il la vit arriver trempée, frigorifiée et fracassée par un mélange de détresse et de furibonderie incohérente, les instincts paternels qu’il n’avait jamais pu mettre en pratique avaient pris les commandes. Ne sachant pas quoi dire, il resta silencieux mais l’avait guidée dans le foyer avec une douceur et une fermeté que l’autre suivi le plus docilement du monde. Il ne posa pas de question, se contentant de lui préparer une boisson chaude, une bonne collation et de quoi se mettre au chaud.

Quinze minutes plus tard, il fit taire Meifang d’un geste avant que ses lèvres n’achèvent de former leur première syllabe lorsque celle-ci déboula des escaliers en entendant de la vie. Mais c’est à peu près là qu’Oboro sortit de sa torpeur et qu’elle initia la conversation. Pour demander du papier et de l’encre.

Lorsqu’elle disparut après avoir fini de coucher sur manuscrit tout ce qu’elle craignait de voir disparaître de sa mémoire, Philest s’installa tranquillement dans une chaise en bois, à coté de la place qu’avait occupé la jeune femme juste avant. Pour sa part, Mei avait dégoté une serpillère et épongeait le sol là où son amie avait négligemment balancé sa combinaison un peu plus tôt.

-Chou blanc, donc ?, engagea le vieillard.
-J’ai l’impression. C’est nul.
-Est-ce que… c’est fini ?
-Non. Elle va y retourner. Elle est du genre à insister et je l’ai déjà vue réussir plusieurs fois grâce à ça. Je serais curieuse de savoir le problème qu’elle a rencontré par contre. Et si on peut l’aider.
-Si ça se trouve, il n’y a aucune information sur Balgrid dans le navire.
-On sait qu’il a été sur ce navire. Il y a forcément quelque chose. Ils ont reçu des consignes ou des ordres ou je ne sais quoi comme ça.
-Mais il n’est pas reparti avec ce navire. Ils n’ont pas reçu d’ordre de transfert vers une destination précise, juste un ordre pour le confier à un autre équipage de la marine.
-Faut quand même essayer. On est pas venues pour rien.
-Non. Evidemment, non.


*
* *
*

-Et qu'est-ce que tu comptes faire maintenant?, questionna Essaïd quand il entendit lui aussi le récit de la nuit précédente.
-J'y retourne ce soir, répondit Ashikaga sur un ton d'évidence.
-Tu rencontreras le même problème que hier pour ce que tu voulais faire? Accéder à leurs denden?
-Pas forcément, c'est le genre de trucs où le simple fait d'être à l'affut au bon moment peut suffire. Mais ouais, c'est clair que tenter trente-six fois la même chose en espérant que ça finisse par passer c'est naze. J'ai la journée pour trouver une solution.
-Tu as la journée pour te reposer, rectifia-t-il. Tu dois être épuisée après ta nuit blanche. Ça serait dangereux que tu flanches et que tu te fasses attraper.
-J’ai l’impression d’entendre Philest. Mais lui il m’apporte de quoi boire et manger dès qu’il me voit, donc je peux pas lui en vouloir.

La journée était déjà bien avancée, avec un soleil au zénith et des estomacs dans les talons, et Oboro en bien meilleure forme que précédemment – et bien plus à l’ase. Elle portait maintenant une robe de soie brodée typique de Kanokuni que le reste du monde qualifiait volontiers de désavantageuse, avec une ceinture à hauteur de poitrine qui empâtait drastiquement sa porteuse. La pièce était pourtant magnifique, arborant un dragon central aux écailles d'or mises en relief par la superposition des coutures, avec une crinière carmin projetant des éclairs enflammés. À ses pieds, deux autres lézards du même acabit qui semblaient comme se prosterner devant lui - eux se trouvaient à hauteur des hanches de la jeune femme. Tout le reste de la robe était constitué de nuages stylisés dans la plus pure tradition orientale, le décorum s'estompant à hauteur des cuisses et des avants bras pour ne revenir qu'aux extrémités du vêtement, avec à nouveau des lézards célestes en pourtour des poignets. Tous ces motifs étaient mis en relief par les coutures de l'habit, au point qu'il était aussi intéressant à parcourir du doigt que du regard.

Un vêtement si atypique que le regard du chercheur s’y perdit, complètement distrait. Il avait déjà vu des robes de ce genre sur Meifang, elle aussi native de l’empire kanokunien, mais pas de ce calibre.

Tout ça, Oboro le voyait et le savait très bien, et elle s’en réjouissait. Bien présenter, c’était un véritable plaisir.

-Allez, pas besoin de s’inquiéter, sourit-elle. Je vais bien. Je passe facilement à un rythme de sommeil en deux fois si je complète d'une sieste. Je suis en forme, j'ai déjà dormi trois heures et j’avais dormi autant avant d’y aller la veille.
-Tu fais du sommeil polyphasique toi?
-Huhu, s'il te faut un mot compliqué pour résumer des choses simples. Ouais.
-C’est rare.
-Ça va faire plus de... quatorze ans que je passe d'un rythme à l'autre régulièrement, compta-t-elle en levant brièvement les yeux au ciel pour se concentrer. C'est de l'entraînement. Un ninja élevé en plein air et nourri à l’herbe et au grain, ça doit faire au moins ça pour avoir son label.
-Ça change des mecs que je vois qui encaissent leurs dettes de sommeil en faisant mine de pas broncher après une longue mission, oui. Beaucoup beaucoup de monde, surtout dans la section guerre. Mais dans le renseignement, y’en a un paquet qui sont des oiseaux de nuit, c’est pas beaucoup mieux pour eux. Je les envie pas vraiment.
-Des amateurs déglinguos, tous. Mais faut bien commencer quelque part, font ce qu’ils peuvent c’est normal. Tout le monde a pas la chance de naître dans une famille où on apprend à devenir un assassin professionnel dès le biberon. Des gens qui apprennent à se débrouiller par la force des choses parce que pauvreté, c’est normal mais l’école de la rue et la loi de la jungle ça pèse pas bien lourd face à des générations de traditions qui visent à transformer de gentils petits bambins en tueurs fantômes bien disciplinés qui partent pas en vrille dans leur caboche juste parce que les options violence et trucidage sont disponibles dans leur sacoche. Je pourrais te raconter un paquet de trucs dégueux que j’ai pu faire sur mes dix-quatorze ans mais… je plaisante hein, s’interrompit-elle en voyant la grimace inconfortable qui naissait sur le minois du beau gosse d’Ali Fustat. Woooh je sens que j'ai été lourde là. Oublie. Oublie.

L’autre resta un moment silencieux, se concentrant sur l’entretien de la combinaison qu’il avait prêté la veille – c’était la raison ou du moins le prétexte de sa visite – sans lâcher un mot de plus. Oboro l’imaginait en train de s’apitoyer sur son sort, à fantasmer des situations probablement trop floues pour être proche de la réalité. Mais c’était mieux comme ça. Elle ignorait par contre qu’en six années de présence dans la révolution, Essaïd avait vu défiler bien assez de membres à peine adultes, et parfois des gamins, aux histoires aussi sinistres et pourtant tristement banales les unes que les autres. A moins d’être un idéaliste, une vie paisible menait rarement au service du dragon. Pour lui, ça avait été le cas, presque. Mais régulièrement, les circonstances faisaient qu’il apprenait en détail l’histoire sordide de ses compagnons de route, et il vivait chacune d’entre elles comme un coup de hache dans ses entrailles.

Il comprenait que ça n’était pas le cas de la jeune femme qu’il avait devant lui, même si elle aussi avait sûrement un historique inhabituel.

-Bref, ce que je voulais te dire. Je suis pas un spécialiste mais j'en connais quelques uns qui savent se rendre disponible pour nous sur Ohara. En Denden. Pour ton affaire.
-Et?
-Il pourrait...
-Ah, me prêter un escargophone noir pour écouter les communications sans avoir à être dedans !, devina l’autre.
-C'est presque ça, grommela le chercheur qui n'appréciait pas être interrompu. C'est même mieux pour ce que tu as à faire. C'est une espèce de Denden noir qui permet de consulter l'historique des conversations d'un autre Denden sans avoir à être dessus. Tout ce que tu as à faire, c'est intercepter une conversation de l'escargophone dont tu veux consulter la mémoire et activer ton Denden à ce moment-là. Ensuite, tant que tu restes dans son rayon, ton escargophone à toi pourra te réciter tout ce que ta cible a en mémoire.
-Et ça a quelle amplitude en mémoire ? Et en distance d'effet?
- Je n'en ai aucune idée. Mais c'est une idée que j'ai eue. Est-ce que ça t'intéresse?
-Carrément que ça m'intéresse. C'est encore du matériel à tester?
-Non, c'est de l'approuvé et éprouvé ça. On en a depuis longtemps.
-C'est top. Jolis gadgets.
-Il faut bien ça pour lutter contre le gouvernement mondial. Enfin, lutter... on est plus à survivre, par ici. Mais on aide à lutter.
-C'est pas moins noble. Faut pas avoir honte d'être un cerveau ou une petite main. Ou juste un tas de muscles. Chacun a son rôle à jouer et chaque rôle est important. À condition de bien le faire. Et d’accepter sa place.

Essaïd éclata de rire. Avec une gaieté qui était d’autant plus contagieuse qu’il avait un magnifique sourire. Et de très belles fesses toujours mises en valeur par des pantalons qui les moulaient très bien, même si cette information n’avait aucune raison légitime de surgir dans le cerveau de son interlocutrice.

-J'aimerais ne pas l'oublier par moments, continua-t-il. Tu es beaucoup moins superficielle que tu en as l'air, tu sais?
-Je sais pas si je dois le prendre comme un compliment ou céder à la tentation de te tataner la mâchoire.
-Pardon. Ce qui me fait rire, c’est quand tu parles d’accepter sa place. Ca n’est pas avec cette attitude que les gens rejoignent les révolutionnaires. Alors oui, une fois dans les équipes ils font ce qu’on leur dit de faire… mais pas aussi facilement que ça. Et une fosi qu’ils sont à l’aise ça peut plus facilement partir dans toutes les directions. Je suis ravi de ne rien avoir à faire dans ces histoires, parce que ça peut facilement monter au créneau quand les esprits se chauffent. C’est le problème quand tu réunis des gens qui ont été habitués à être maltraités et exploités et ignorés toute leur vie, peu importe la quantité d’attention et de douceur que tu fournis à ce groupe, tu ne parviendras jamais à panser entièrement leurs blessures. Et que souvent, on a même pas le temps et le moyens de bien s’occuper d’eux. C’est une catastrophe. Est-ce que tu savais que…

Il resta encore une quarantaine de minutes à partager une myriade d’anecdotes de ce qu’il avait pu observer de son parcours dans la révolution, au cours desquelles ils furent rejoints par l’autre Kanokunienne portant une imposante théière que les deux jeunes femmes avaient l’habitude de consommer en quantités industrielles.



*
* *
*


Poc.

Poc.

Poc.

Machinalement, sans prêter attention à grand chose, Oboro se cognait mécaniquement la tempe contre la paroi d'un mur, à la manière d’un métronome. Elle s'était installée dans un canapé, lovée avec les jambes repliées sur un des confortables coussins vieillots qui trainaient dans leur maisonnée, un carnet à croquis gisant à ses côtés avec esquissé sur la page apparente la gravure presque achevée d'un chat duveteux somnolant contre une fleur aux pétales en trompette. Son modèle était actuellement installé sur ses cuisses en ronronnant avec gourmandise, ravi de se voir gratifié de caresses distraites, les pensées d'Oboro vagabondaient dans beaucoup trop de culs de sac existentiels pour qu'elle y prête réellement attention. La présence et la chaleur de l'animal étaient les bienvenues pour elle. Mais pas réconfortantes. Quelque chose la taraudait et l'agaçait suffisamment pour qu'elle se soit peinte à même la peau des glyphes visant à apaiser son humeur. Ça n'était pas une solution et elle le savait bien : mais incapable de se relaxer en attendant que vienne le moment de repasser à l'action, elle ne pouvait que mettre son insatisfaction en sourdine en les anesthésiant à coups d’auto-hypnose.

Elle aurait voulu réussir son coup la veille. Elle avait tout bien fait. Ça n'avait pas suffi. Et cet état des choses la renvoyait à de précédentes expériences qu'elle avait en horreur.

Elle détestait échouer. Quand elle ratait, c’était elle la ratée, et c’était on ne peut plus insupportable.

-Tu vas finir par creuser un trou dans le mur, jeune femme.

En meilleure forme, elle aurait sûrement trouvé quelque chose à répliquer. Ne serait-ce qu'une insulte si rien d'intelligent ne lui venait en tête. Elle garda le silence.

-Ces marques sur ton visage sont impressionnantes. C'est bien les mêmes que sur ton masque?
-Huhu.
-Et ça marche vraiment... je pourrais essayer?
-En libre accès. Faîtes-vous plaisir.
-Tu peux me tutoyer, tu sais ?
-Je ne préfèrerais pas. Prenez ça comme une marque de respect adressée à un ainé. C’est positif et ça devrait vous changer de tous les jeunes péteux qui vous prennent pour un sénile précoce.

Philest fronça les sourcils sans chercher à insister. Différences culturelles. Pour tout le respect qu’elle mentionnait, elle n’en était pas à surveiller son langage, en tout cas. Et c’était bien dommage. Elle avait très bon fond, elle était magnifique pour qui passait outre sa taille disproportionnée, et c’était une brute, tant dans son langage que dans son attitude.

-Ca explique pourquoi Mei me vouvoie encore après tout ce temps, aussi. Et je… oooh, c’est fascinant, remarqua-t-il en recouvrant son visage. Je ne sens… non, ce n’est pas exactement « rien ». C’est différent.

L’objet n’avait rien de spécial en lui-même, n’étant qu’une forme ovale rudimentaire qui évoquait un masque vénitien dénué de toute fioriture. Rigide, et même sacrément robuste pour qui chercherait à en tester les limites, il ne présentait que deux grands espaces pour découvrir les yeux. C’était les marques peintes à sa surface qui lui conférait ses propriétés très particulières. Des ondulations azurées qui se propageaient de manière symétrique en irradiant de son front et de son regard, toutes se déversant en cascade le long des joues. L’espace de vide dont les contours étaient tracés au-dessus des yeux laissait la place pour que l’on s’imagine la présence d’un troisième œil à cet emplacement, ce qui était tout à fait dans le thème de l’usage qui était fait de ces marquages.

En l’enfilant, il sentit toutes ses inquiétudes s’estomper. Les nœuds qui logeaient dans ses épaules depuis des décennies se relâchèrent immédiatement, les remords et les déceptions qui le hantaient depuis qu’il avait abandonné les aventures de son ancienne vie cessèrent enfin de ressurgir pour qu’il ressasse, encore et encore, les mêmes pensées amères qui le hantaient en permanence. Pour la première fois depuis aussi longtemps qu’il pouvait se souvenir, il se sentait serein. Une sensation de paix qui, aussi agréable qu’elle puisse être, effrayait la part de rationalité sceptique qui dominait dans son cerveau.

En général, on appelait ça du color trap. Sur Kanokuni, la calligraphie était un art aussi ancien que les premières populations de l’île, qui en faisaient des usages extrêmement variés depuis des millénaires. Même pour ce qui apparaissait être des banalités du quotidien. Ceci en était une.

Et Philest, fasciné par cet art dont il avait à peine entendu parler, interrogea son invitée à ce sujet.

-Hu. Désolée, je n’ai pas vraiment la tête à faire de la conversation maintenant. Peut-être une autre fois ?
-Et moi je pense que tu as besoin de distraction, et je voudrais passer un peu de temps avec toi. Je préfère ça à l’idée de te voir sombrer dans tes pensées et… le fait de t’entendre donner des coups de tête dans le mur à répétition. Qu’est-ce qui te contrarie à ce point ?
-Des conneries. C’est très gentil, mais pas besoin de vous embêter pour ça.
-Bon. Je peux peut-être te parler de mes histoires, alors ? Les récits de l’ancien chef d’un restaurant itinérant de l’équateur, qui a rejoint la révolution sur un improbable coup du destin, et qui a servi au sein de toutes les bases révolutionnaires de Grand Line avant de venir s’écrouler dans coin perdu de West Blue.
-Vous avez l’air encore plus dépressif que moi pour quelqu’un qui est actuellement sous anesthésiants. Ca me fait presque flipper.
-Oh, j'ai largement eu assez de déceptions dans ma vie comme cela. La première concerne ma petite soeur, mais c'est une histoire que je ne préférerais pas partager aujourd'hui. La seconde concerne une créature divine qui hante encore mes regrets quand je reste seul trop longtemps. Une femme que je n'ai malheureusement pas su protéger de... sa propre ambition.
-Que des femmes?
-La troisième plus grande déception de ma vie porte sur un homme que j'ai connu dans sa jeunesse et qui pourrait peut-être t'intéresser. Adam Freeman. Le seul, l’unique, l’excuse. Est-ce que tu savais qu’il raffolait de la bouillabaisse ?
-Je suis pas sûre que Freeman m’intéresse. Si c’est pas trop gênant, par contre… votre sœur, et cette femme… c’était quoi leurs histoires ?
-Mmmh. Ca remonte à… l’an 1578. J’étais dans la vingtaine…
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La kanokunienne s’ennuyait à mourir, coincée dans les entrailles du navire de la marine, dans la cale à provisions qu’elle connaissait maintenant du plus gros baril de sel jusqu’à la moindre planche grinçante. Elle savait parfaitement dans quoi elle s’était lancée, que ce serait long et fastidieux. S’introduire ici ne présentait plus la moindre difficulté maintenant qu’elle connaissait les séquences de patrouille, et personne ne viendrait jamais la dénicher ici-bas – les deux lièvres en chaleur qui l’avaient surprise la dernière fois ne pouvaient pas remettre le couvert tant ils s’étaient faits incendier pour s’être donnés en spectacle. Elle le savait très bien pour avoir été aux premières loges de leur exécution, un réquisitoire asséné par la commandante du navire complètement excédée par leur comportement. Maintenant, ce serait beaucoup plus facile : elle n’avait qu’à s’approcher du local aux escargophones depuis le couloir pour que le Denden noir légèrement modifié qu’on lui avait fourni puisse parasiter la mémoire d’un des appareils de la marine. Les écoutes, elle pouvait les faire depuis la quiétude de l’entrepôt, un écouteur vissé à l’oreille gauche, et l’esgourde droite sur le qui-vive, tendue à l’affût d’une éventuelle mauvaise surprise. On n’était jamais sûr.

C’était la quatrième nuit consécutive qu’elle s’adonnait à ça. Et qu’elle n’apprenait toujours rien qui présente le moindre intérêt pour retrouver Balgrid. Ou le moindre intérêt tout court.

Au rythme où allaient les choses, ça serait également la quatrième nuit qu’elle rentrerait bredouille, encore plus exaspérée que la veille, et bientôt assez contrariée pour que sa mauvaise humeur l’amène à rembarrer à vue quiconque tenterait de l’approcher.

Agir incognito. Elle pouvait le faire. Elle pouvait aussi attraper un sous-officier quelconque et l’écharper suffisamment pour qu’il ne soit même plus en mesure de se gratter le nez. A partir de là, l’embarquer avec elle et le torturer tout à son aise depuis le confort d’une des planques d’Ohara jusqu’à ce qu’il leur récite tout ce qu’ils voulaient entendre serait un jeu d’enfant. Et ce scénario devenait de plus en plus tentant.

Et pourquoi donc se contenter d’un sous-officier, elle pouvait carrément faire ça avec la commandante !

Mais non, ils ne pouvaient pas se le permettre. Ils devaient être extrêmement prudents. Alors elle restait là, dans le froid et l’humidité, à écouter d’interminables périodes de blanc entrecoupées de banalités soporifiques résumant toute l’envergure de la rigueur administrative des militaires. Un grand néant stérile.

Elle avait besoin de se passer les nerfs. Son masque et ses tatouages pouvaient éteindre son agitation, mais pas le flux rationnel de ses pensées qui tournaient comme des loups en cage pour répéter en boucle qu’elle n’arrivait à rien et qu’elle perdait son temps – le temps de tout le monde, un temps précieux pour retrouver Balgrid.

La veille, elle avait pris des risques en retournant dans la cabine de l’officier de bord, sans rien trouver de neuf. Elle avait même réussi à se découvrir trois quart d’heure d’accès aux local des Denden laissé sans surveillance aux alentours de trois heures du matin, sans que cela ne lui apporte la moindre information. Rien qu’elle n’avait pas déjà glané en redescendant les écoutes téléphoniques.

C’était désespérant, mais en l’absence d’alternative, elle n’avait pas d’autre choix. Ils savaient que Balgrid avait été présent ici. Au grand jour, d’autres avaient essayé d’obtenir des informations sur le sort qui lui avait été réservé, faisant couler l’alcool et les faveurs pour dénouer les langues, sans le moindre succès. Peu importe qu’ils soient parmi les plus loquaces, les plus fanfarons ou les plus humains envers les populations qu’ils venaient occuper, aucun ne délivrait la moindre information quand il parlait. Comme s’ils ne savaient rien, ou qu’on les avait anormalement bien entraînés à se prémunir aux maladresses.

C’avait l’air impossible.

Il n’y avait rien.

Et dans une heure et demie, le soleil commencerait à poindre le bout de son nez, les marines seraient déjà tous levés et elle mettrait tout le monde en grand danger si elle traînait ici.

Il fallait qu’elle dégage, encore. Vite.
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-Boooon, allez on s'y remet ♫. Ecoutez. je vais avoir besoin d'une assistance technique et tactique pour trouver ce que je peux faire. Je m'y connais pas en marine, j’ai rarement eu à composer avec eux. Mais avec ce que je sais faire, y'a rien sur Balgrid dans les papiers de leur commandante ni dans leurs communications, et j'ai rien déterré en fossoyant trois semaines de conversations Denden. Mais ils ont forcément reçu des consignes, un ordre de transfert ou je ne sais quoi à ce sujet. Mais je ne sais pas quoi. Vous auriez pas quelqu'un qui s'y connait en protocoles mouette GM qui pourrait m'aiguiller? Vous avez forcément une personne merveilleuse qui tricote là dedans. Même s'il est pas sur Ohara, pouvez bien me mettre en relation avec une de vos branches qui est calée là-dessus, hein? Je peux faire le taff, je veux faire le taff, mais faut qu’on me dise quoi faire !

Elle était fraîche, reposée et plus remontée que jamais. Dès le saut du lit, toujours en pyjama bien épais, elle était descendue à la rencontre de Philest et Meifang, armée de ses grosses pantoufles et de sa crinière décoiffée pour passer à l'action. Maintenant, ça ne serait plus dans le patrouilleur que les choses se passeraient, mais sur son temps de préparation. Elle ne savait pas quoi, elle ne savait pas qui, mais il y avait forcément un truc qui lui manquait et qu'un crétin avait omis de lui mentionner, une information vitale qui pourrait lui permettre de mener à bien la tâche qu'on lui avait confiée.

Pitié, il devait y avoir un truc.

-Parce que putain de bordel de pourriture de fiel de chiottes il est absolument hors de question que je ne parvienne pas à boucler un truc aussi fastoche c'est mort. J'ai pas de problème à demander de l'aide si y'en a besoin mais on doit y arriver parce qu’on peut vraiment y arriver. C’est même pas compliqué, suis sûre qu’on y est preeesque !

Elle s'était requinquée toute seule au terme de cinq bonnes heures de sommeil réparateur. Même plus besoin de masque ou de tatouages magiques pour ça : comme Philest, ça n’était pas parce qu’on tentait de l’acculer contre un mur qu’elle allait abandonner. Pas comme ça. Et s’il fallait qu’elle remotive les deux têtes de zombies complètement ruinées de morosité qui finissaient de déjeuner en attendant son réveil, qu’à cela ne tienne, elle avait de la motivation pour trois et elle était extrêmement contagieuse.

-Obo', c'est fini. Les marines ont repris la mer. Ce matin. Sur une urgence apparemment.
-De mon cul?
-Non, je suis sérieuse, insista son amie. On ne peut plus rien faire.

La ninja ne réagit pas tout de suite. Mei avait l’air désolée, Philest se montrait pratiquement inexpressif, presque honteux à ne pas oser lui adresser un regard. Les deux tiraient des têtes d’enterrement qui avaient pris dix ans d’âge sur la veille. A mieux y regarder, ils n’avaient pas avalé grand-chose de leur repas. Ils peinaient même à respirer.

-Vous vous foutez de ma gueule.

Ca n’était pas une question, c’était une affirmation. A laquelle ni l’un ni l’autre ne donna de réponse. Ils ne remuèrent même pas. Et c’est là que les entrailles d’Oboro commencèrent à grésiller, ses vertèbres à se tendre.

-Nan mais c’est pas possible. J’veux dire d'où de mon cul qu'ils se barrent subitement? ILS DEVAIENT PAS PARTIR AVANT HUIT JOURS DE PLUS C’ETAIT DANS TOUS LES PAPELARDS QUE JE ME SUIS FARCIE EN BOUCLE PENDANT DES HEURES A ME GELER LES MICHES DANS LEUR RAFIOT. QU’EST-CE QU’IL S’EST PASSE ?
-Ne t’énerve pas s’il te plait, ça va vite m’énerver, grommela Mei.
-Non mais je… rhooo putain. Rhooo fait chier. Rhooo que merde allez tous vous faire f@#$%& j'en ai *&%$#^ $&@¥€¥ de ce £€%#&*@% de ¥₩%#&$€@£ complètement %#&$*^@%£₩€. Je préviens. C’était la merde, j’ai rien trouvé, ma vie aurait été mille fois plus facile si j’avais quartier libre pour buter librement ces fils de putes et faire mes courses après et… MAIS SI J'AVAIS SU QUE C'ETAIT AUJOURD'HUI QU'ILS SE BARRAIENT J'AURAIS ANTICIPE ET... C'EST COMPLETEMENT ABU' D'OU QUE #&@%$#§%$£ ¥₩%#&$€@£ *&%$#^ $&@¥€¥!!!!!!!!!!!

Le regard de Philest se tourna brièvement vers elle tandis qu’elle faisait volte-face pour remonter dans sa chambre, avant de se reposer sur son point d’ancrage initial, le pot de fleurs aux pétales en forme de trompettes arc-en-ciel qu’Oboro avait griffonné la veille. Mei ouvrit la bouche pour essayer de lui dire quelque chose, mais elle se ravisa. Au-dessus d’eux, ils pouvaient entendre Ashikaga pester en boucle à des volumes variables sans vraiment discerner quoi que ce soit de ses phrases – seulement des mots clés peu recommandables et des cris de colère et de panique qui n’avaient aucune raison d’être.

Cinq minutes plus tard, la jeune femme dévala les escaliers avec un peigne à la main et une miche de pain coincée entre les dents, leur adressant une tirade impossible à comprendre avant de prendre la porte sans ralentir – elle s’était pratiquement écrasée dessus pour la pousser vers l’extérieur et n’avait même pas pris la peine de la refermer. C’était la première fois que Philest la voyait habillée à la va-vite avec des pièces choisies au plus pratique. Et encore, même là elle avait pris la peine de se nouer un foulard qui s’accordait avec le reste de sa tenue.

Aussi vite que la tornade Oboro était apparue, le silence retentit à nouveau. Le vieil homme se sentait encore plus abattu que précédemment. Il ne pensait plus qu’à une chose, le jour où les soldats de la marine étaient descendus sur Ohora pour les mettre à l’arrêt et rafler les officiers révolutionnaires. Ils n’avaient même pas eu à faire preuve de brutalités gratuites pour que la violence de leurs actions se fasse ressentir. L’atmosphère oppressante qui assombrissait l’île depuis leur arrivée ne s’était jamais estompée, et elle ne partirait jamais. Comme lors du Buster Call.

Avec l’intervention de l’orientation et l’arrivée d’Oboro, il avait eu un espoir, l’impression de pouvoir faire quelque chose. Ca ne relevait pas de lui, mais il pouvait aider la jeune femme.

Mais non, même pas. Maintenant, c’était juste fini.

Il revoyait Balgrid, et il le voyait mort. C’était tellement injuste que c’en était insupportable. A l’instant T, il se sentait capable de remonter le temps et de trouver quelque chose pour échanger leurs places. Il n’était qu’un vieil homme fatigué et blasé qui avait perdu trop de choses et abandonné tout le reste il y a trop longtemps maintenant. Balgrid, lui, était un homme merveilleux, un véritable trésor qui avait fait d’Ohara et du monde entier un endroit beaucoup plus supportable, alors que la vie ne lui avait jamais rien offert qui en valait la peine.

Lentement, il se sentit chuter. Comme dans un navire ou un sous-marin qui sombrait petit à petit.

En face de lui, Meifang ne se sentait guère mieux. Contrairement à Philest, elle n’était pas l’amie de Balgrid, mais elle le connaissait, cet homme était un ange. Tout ça était injuste. Trois heures plus tôt, elle était allée faire la même chose qu’Oboro à l’instant, se rendre sur le quai pour voir par elle-même que le patrouilleur n’y était plus. Ce qui ne servait à rien d’autre que de se confronter à la réalité. Mais s’imaginer Balgrid sur l’échafaud, c’était beaucoup trop dur à digérer.

Et Billy avec lui…

Merde. Ca n’était pas possible.
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