- L'île du Piton Blanc:
- L'île du Piton Blanc est un petit bout de terre, perdu au beau milieu de nulle part de North Blue, éloigné des principaux axes de navigations commerciaux et militaires, boudé par les pirates et ignoré de la Révolution. La seule richesse dont peuvent s'enorgueillir les habitants de l'île est sa position de leader mondial incontestable dans la production des bâtons de craies, bien qu’il faille reconnaître qu'en dehors des professeurs des écoles, rares sont ceux à jamais avoir entendu parler de ce fait. Et étrangement, personne n'a jamais ne serait-ce que songé à tenter de leur ravir cette prestigieuse position.
La géographie de l’île est fort simple, ce qui présente l’indéniable avantage de permettre aux enfants du coin de la dessiner facilement. En son centre, le fameux piton, celui-là même qui donne son nom à l’île. C’est au sein de ce massif qu’on trouve les fameuses carrières de craie qui font la non-renommée du coin. Tout autour du piton, formant une petite couronne circulaire, s’étendent de vastes prairies d’herbes grasses, arpentées par des troupeaux de chèvres, seconde industrie majoritaire de l’île.
Tout au Sud de l’île se trouve Blanchemuraille, une petite ville d’environ sept milles âmes. D’après les habitants, il s’agit de la capitale de l’île. D’après les rares visiteurs, il s’agit surtout de l’unique ville digne de ce nom de toute l’île. Mais qu’importe les médisants. Blanchemuraille est une cité de caractère, toute jolie et proprette. Outre la grande Muraille qui la ceint et lui donne son nom, on y trouve aussi un hôtel de ville, plein centre, avec son Beffroi dont le carillon sonne toutes les heures avec soixante-cinq minutes d’avance : son mécanisme est un véritable chef-d’œuvre d’engrenages délicats et géniaux que plus personne ne comprend depuis des siècles, aussi la mairie a-t-elle renoncé à la faire remettre à l’heure depuis bien longtemps. Les habitants sont si habitués à la gymnastique mentale pour associer la bonne heure qu’ils n’y font même plus attention, mais ce n’est pas le cas des rares touristes qui débarquent et cela n’aide pas à améliorer l’image de l’île auprès d’eux. Tout au sud de la ville se trouve le port : l’île ne produisant essentiellement que de la craie et du fromage de chèvre, elle est majoritairement tributaire de l’extérieur pour se ravitailler, aussi des armateurs locaux organisent régulièrement des convois pour alimenter l’île en tout ce dont elle a besoin.
À l’ouest de la ville se trouve la Caserne. Aussi vieille que la Muraille, la Caserne a servi jadis à accueillir la garde de la ville, il y a des éons, avant que l’existence de l’île ne soit réellement reconnue et que le Gouvernement Mondial ne l’incorpore à son domaine. La Caserne héberge maintenant un petit contingent d’une cinquantaine de Marines, chargé de faire régner l’ordre et respecter la loi dans la cité.
Tout à l’est de l’île par rapport à Blanchemuraille se trouve la Base. En réalité, son nom administratif est la Base #127 de North Blue, mais ici, tout le monde l’appelle « la Base ». Ce n’est pas comme s’il y en avait beaucoup d’autres dans les environs : la plus proche doit être à deux bonnes semaines de navigation… La Base contient tout le reste de la garnison de la Marine, pour un total de cinq cents hommes, qui se relaient avec ceux de la Caserne. C’est un petit effectif, mais ce n’est déjà pas si mal pour une petite île sans importance symbolique, politique, économique ou stratégique. En réalité, la Marine entretient une présence militaire surtout pour s’assurer que l’île ne tombe pas dans l’escarcelle d’un pirate friand de fromages de chèvre (ou ayant développé une addiction à la craie) qui en ferait sa base arrière et pourrait alors en profiter pendant des années le temps que la Marine ou le Gouvernement Mondial ne réalisent qu’ils se la sont fait piquer.
En dépit de sa taille minuscule, la garnison militaire est tout de même placée sous les ordres d’un Colonel. Traditionnellement, il s’agit souvent d’une pré-retraite dorée qui ne dit pas son nom, l’Officier en poste se contentant de se la couler douce en attendant paisiblement l’heure du départ. En effet, il ne se passe jamais rien sur le Piton Blanc. Bien qu’à en croire l’actuel Colonel, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, il y a de cela de très nombreuses années…
- Dans les épisodes précédents:
Le poing de Rachel s’écrasa brutalement contre le sac de frappe. Un coup puissant, tout en force, exploitant pleinement la masse musculaire de l’imposante albinos. Le gros sac s’envola, balayé comme un fétu de paille. Retenu par la chaîne qui le retenait à sa potence, le projectile improvisé suspendit sa course avant de revenir tout aussi vite et brutalement à sa position de départ. Rachel avança d’un demi-pas, esquivant le sac de frappe en le laissant passer derrière elle et plaçant un vicieux coup de coude qui le cueillit perpendiculairement à sa trajectoire. Le sac revola de plus belle, avant de revenir tout aussi vite. La jeune femme pivota sur sa jambe d’appui, sa cible lui frôlant le visage, avant de placer un puissant crochet du droit, exploitant la force centrifuge de son mouvement d’esquive. La frappe percuta lourdement le sac, amplifiant son mouvement. N’eût été la chaîne qui le retenait, le pauvre punching-ball aurait été écrasé à terre. D’une saccade, le sac revient de nouveau à sa position initiale. Pas suffisamment d’espace pour esquiver, réalisa Rachel. Son pied gauche recula, effectuant un demi-cercle derrière elle. Le mouvement lui procura une légère marge de manœuvre pour planter un uppercut du droit, amplifié par le mouvement de balancier de son épaule gauche qui accompagnait son demi-pas arrière. Le choc fut frontale, mais ce fut bel et bien le lourd sac de frappe qui perdit, repoussé en arrière comme un rien.
À aucun moment, la jeune femme n’était sortie du cercle d’un mètre cinquante de diamètre dessiné sous l’emplacement du punching-ball.
Après sa défaite contre M. Fletcher, l’agent du Cipher Pol, Rachel avait tout d’abord plongé dans un entraînement frénétique, aussi bordélique qu’inutile. Mais ça lui avait permis de digérer et d’exorciser sa défaite. Maintenant qu’elle avait les idées plus claires, elle était revenue à une façon de faire plus… conventionnelle. Le niveau technique de M. Fletcher dépassait de loin le sien. Notamment son espèce d’art martial, qui lui avait conféré un avantage indéniable en close-combat. La jeune femme avait donc mis en place un programme d’entraînement pour pallier à sa faiblesse en ce domaine.
Un applaudissement enthousiaste retentit soudainement derrière l’adjudante. Sans se déconcentrer, Rachel poursuivit son exercice, profitant d’une de ses esquives pour apercevoir d’un rapide coup d’œil qui était venue l’embêter dans le gymnase à une heure si tardive.
« Mes respects, mon colonel, salua la jeune femme sans pour autant interrompre son exercice pour saluer son supérieur.
_ Ho ho ho ! C’est toujours enthousiasmant de voir des jeunes s’entraîner aussi sérieusement, assura le colonel Hendricks.
_ Mon colonel, c’est le temps libre de mon temps libre, prévint Rachel avec un sourire. Le boulot attendra bien demain ! »
Rachel avait été nommée adjudante depuis peu. Dorénavant, ses journées étaient principalement remplies par la paperasse. Les plannings des patrouilles, la gestion des stocks, la rotation des troupes… La jeune femme ne s’était jamais rendue compte à quel point la Marine était une organisation bureaucratique. Mais bien qu’elle détestait ça, elle mettait un point d’honneur à remplir ces corvées avec rigueur et efficacité.
Cela dit, cela lui bouffait presque tout son temps. Rachel avait donc réorganisé ses journées pour pouvoir passer tout de même quelques heures avec sa troupe. Elle ne souhaitait pas perdre le lien avec ses hommes. Ses journées commençaient donc bien avant le Régiment et se prolongeaient bien après, dans le seul but de pouvoir s’occuper un minimum d’eux pendant leurs heures de service. Moralité, elle était obligé de rogner sur ses nuits pour pouvoir prendre un peu de temps pour elle, comme ce soir.
« Allons, qu’est-ce qui vous fait croire que je viens vous parler boulot ? Demanda Hendricks en se frottant innocemment la barbe.
_ Parce que vous avez cet horripilant sourire en coin que vous faites à chaque fois que vous allez lancer un défi à vos subalternes, pointa la jeune femme en continuant son étrange ballet autour du sac de frappe.
_ Ho ho ho ! Bien observé. Flûte, déjà démasqué, hein… »
Le colonel ne pipa mot, laissant Rachel s’escrimer sur son sac de frappe.
« Alors, que me vaut votre visite si tardive ? » S’enquit l’imposante albinos entre deux coups.
Comme le colonel l’avait prévu, la curiosité de la jeune femme avait été la plus forte et ce fût elle qui avait repris la parole. Le sourire d’Hendricks s’accentua : il venait de ferrer sa proie.
Colonel malicieux un, adjudant prometteur zéro.
« Hé bien, je me faisais la réflexion que je ne vous voyais pas souvent au mess des officiers, signala Hendricks.
_ Peut-être parce que je suis qu’une simple sous-off’, rétorqua l’adjudante en envoyant voler le sac d’un coup magistral.
_ Allons, je vous l’ai déjà dit : adjudant, c’est le pont entre le monde des officiers et des sous-officiers. Et puis, on est une petite base, on ne fait pas de chichi : vous êtes la bienvenue, assura le colonel avec un grand sourire.
_ C’est très gentil, mais je ne peux pas, grogna Rachel, toujours concentrée sur ses manœuvres. Le midi, je mange avec mes gars, et le soir, j’avale un truc sur le pouce pour gagner du temps. La paperasse ne se rédige pas toute seule, je vous rappelle.
_ Vous pourriez tout de même passer de temps en temps, ça vous aidera à vous y habituer, vous savez…
_ Inutile de m’y habituer : adjudant, c’est le plus haut grade que peut espérer un homme du rang. Je n’ai vraiment pas l’intention d’aller plus haut, assura la jeune femme en ponctuant son affirmation d’un rude coup de poing.
_ Ho ho ho ! Alors ça, c’est du blocage ou je ne m’y connais pas…
_ Mais vous n’êtes pas passé me voir pour me parler du mess. »
Ce n’était pas une question.
« Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? Demanda le colonel.
_ Vous avez toujours votre fameux sourire, pointa gentiment Rachel. Vous n’avez pas encore abattu vos cartes.
_ Ho ho ho ! Bien vu, bien vu… Le mois prochain, c’est la fête de l’Appartenance du Piton Blanc, signala malicieusement Hendricks.
_ Kézessé ? S’enquit la jeune femme en esquivant le retour du sac de frappe.
_ Ah oui, j’oubliais que vous venez de débarquer. C’est un genre de fête nationale locale, expliqua le colonel. Les habitants fêtent le jour où ils ont été incorporés au Gouvernement Mondial.
_ Sérieux ?
_ Bien sûr ! Affirma Hendricks. C’était une fierté pour eux que d’être enfin admis par le GM, c’était une reconnaissance de leur statut et de leur île. C’est important pour eux. Au point qu’ils en ont fait un jour férié et organisent des festivités pour marquer le coup tous les ans.
_ Je dois m’attendre à une avalanche de paperasses supplémentaires, c’est ça, hein ? S’inquiéta l’imposante albinos en continuant son ballet martial autour du sac.
_ Non, on va grandement simplifier ça parce que j’ai tout autre chose en tête vous concernant, avoua le colonel en accentuant son sourire.
_ C’est-à-dire ? Se méfia Rachel.
_ Je vais vous confier les rênes de la garnison pour que vous meniez la parade lors de la fête ! Annonça joyeusement Hendricks.
_ Pard~ompfh !? »
Surprise par l’annonce du colonel Hendricks, Rachel s’était momentanément figée et s’était mangée le sac de frappe en pleine tête. Ce qui l’envoya net bouler au sol, vu qu’elle avait demandé à Edwin de le renforcer et le lester à mort pour qu’il résiste à ses coups. Après une demi-heure de massacre à sens unique, le sac de frappe venait enfin de prendre une revanche inespérée.
La jeune femme se releva sans cesser de dévisager le colonel, cherchant les prémices d’un rire ou le retour de son fichu sourire malicieux qui lui indiquerait que c’était une blague et qu’il avait tout autre chose en tête.
Mais non, rien ne venait.
« Vous n’êtes pas sérieux, mon colonel ! Protesta Rachel tout en s’époussetant.
_ Et pourquoi donc ? Fit semblant de s’étonner Hendricks.
_ Moi ? Gérer cinq cents hommes ? Non mais vous m’avez bien vu !? Insista la jeune femme. Bon sang, j’ai déjà du mal avec cinquante gugusse, des fois que ayez pas remarqué !
_ Vous. Gérer tout la garnison. Et on verra ce qu’on verra, acquiesça le colonel.
_ …
_ Allons, lui sourit Hendricks. Vous vous en sortez déjà très bien dans la gestion de la base. Vous verrez, gérer la troupe ne sera qu’une simple formalité par rapport à la paperasse administrative.
_ Je rêve… Non, c’est même un cauchemar, en fait…
_ J’ai toute confiance en vous, lui assura le colonel. Vous êtes sérieuse et vous vous donnez toujours à fond dans ce que vous faites. Depuis votre arrivée au Piton Blanc, à chaque fois qu’on vous a demandé quelque chose, vous avez juré grand dieux que ce n’était pas possible, que ce n’était pas dans vos cordes et que vous n’y arriveriez jamais. Avant d’assurer comme une cheffe et de vous en sortir avec brio. Quelque soit la hauteur à laquelle on place la barre, vous franchissez allègrement l’obstacle sans difficulté. Personnellement, ça m’incite à vous en demander toujours plus, car je sais que vous vous en dépatouillerez à merveille.
_ Heu… Je ne suis pas certaine que ce soit vraiment un compliment, en fait.
_ Très bien, je vous propose un marché, proposa gravement Hendricks. Prenez en charge cette parade. Sérieusement. Et après, je vous promets que je vous laisserai tranquille. Plus d’épreuves, plus de manigances, rien. Je reporterai mon attention sur d’autres éléments de la Base. Ça vous va ?
_ Ben… Oukilé, le piège ?
_ Ho ho ho ! Aucun piège, promis-juré. Alors ? Marché conclu ?
_ Très bien, mon colonel, soupira Rachel. Je vais me charger de cette histoire de parade.
_ Ho ho ho ! J’ai toute confiance en vous. Ne vous inquiétez pas, vous verrez, ça se passera bien… »
*
* *
* *
Droit comme i, Edwin Marlow attendait patiemment près de la porte du bureau de Rachel. Cela faisait maintenant une semaine que le colonel Hendricks avait annoncé que l’adjudante Syracuse aurait la charge de la parade de la garnison à la fête de l’Appartenance du Piton Blanc. Dès lors, la Base avait été en proie à une activité frénétique, alors que la jeune femme remuait mer et terre pour préparer la troupe. Des tombereaux d’exercices, des montagnes de vérifications, des repérages à n’en plus finir… La Base ne chômait pas. Et au cœur de cette activité, l’unité de Rachel, menée respectivement par Edwin et Jürgen, chargée de faire la courroie entre le reste de l’effectif et l’adjudante, lui servant d’yeux et d’oreilles aux quatre coins de la Base.
Le problème, c’est que les nouvelles qu’ils lui rapportaient étaient rarement bonnes. Par exemple, la fanfare : comme toutes les bases de la Marine, la Base disposait d’un contingent de Marines et d’instruments nécessaires pour assurer la fanfare du régiment. Rachel avait été enchantée d’apprendre qu’elle disposait de cette ressource pour sa parade. Sauf que comme pour la quasi-totalité des régiments de la Marine, cette ressource n’existait que sur le papier : à l’heure où la priorité de la Marine était d’éradiquer la Piraterie à temps plein et de casser du Révolutionnaire pendant les heures supp’, les bidules superflus et inutiles pour le combat avait tendance à ne pas être traités avec le plus grand des sérieux. La fanfare n’existait que sur le plan théorique, la majorité de ses membres n’ayant jamais approché de près ou de loin un instrument de leur vie.
Et si ce n’était que ça… En désespoir de cause, Rachel avait tout de même demandé à Edwin de faire le point sur les instruments présents. Mais après plusieurs décennies d’abandon, il n’y avait plus grand-chose d’utilisable, à vrai dire. Raison pour laquelle Edwin se tenait devant la porte et non dans le bureau de Rachel. L’adjudante était particulièrement sur les nerfs en ce moment et il ne savait pas trop comment lui annoncer cette énième mauvaise nouvelle sans déclencher une nouvelle crise de colère homérique.
L’adjudante Syracuse avait potentiellement raison, songea Edwin. Le commandement, ce n’était peut-être pas tout à fait son truc…
Un bruissement parvint à ses oreilles, tirant le timide jeune homme de ses pensées. Rehaussant ses lunettes, il aperçut deux hommes qui remontaient le couloir en direction du bureau de l’adjudante en papotant. Le premier était son collègue Jürgen Krieger, reconnaissable entre mille à son imposante barbe rousse et son casque à cornes plus ou moins habilement camouflé sous sa casquette de marine. Le second n’était autre que le commandant Song, rayonnant comme à son habitude dans son uniforme impeccable.
Depuis la régate, les deux hommes s’entendaient comme larrons en foire et discutaient régulièrement navigation, dans un langage technique visiblement crypté puisqu’incompréhensible pour le commun des mortels.
« Mon commandant, salua impeccablement Edwin lorsque l’officier fut assez proche.
_ Repos, sergent, répondit Song en souriant. Est-ce que l’adjudante Syracuse est dans son bureau ?
_ Oui, mon commandant, acquiesça le sergent Marlow. Mais heu… C’est-à-dire que… hum…
_ Oui ? Demanda patiemment le commandant.
_ C’est que… heu… il se pourrait qu’elle soit, hum, occupée et… heu…
_ Pas de soucis, ça ne prendra que cinq minutes, assura Song.
_ Ah. Heu… Ne bougez pas, je vais lui demander. »
Edwin prit son courage à deux mains et entrouvrit la porte.
« … @#$ 🗲%§@ !! … »
Le sergent referma prestement la porte et se retourna vers l’officier supérieur, le visage contrit.
« Je suis désolé, mon commandant, elle est… heu… toujours occupée.
_ Vous m’en direz tant, s’amusa Song qui n’avait rien perdu du dernier fragment sonore de l’adjudante. Qu’est-ce qui l’a plongée dans cet état, cette fois-ci ?
_ A priori, il s’agit de l’arsenal, mon commandant, bafouilla Edwin. Rapport au fait que la Base ne dispose que d’une centaine de fusils pour cinq cents marins. L’adjudante Syracuse ayant signalé auparavant qu’il allait falloir beaucoup de fusiliers pour qu’on ait l’air un minimum sérieux devant la population, je crois que les résultats ne sont pas à, heu, la hauteur de ses espérances.
_ Je m’en doute… Et du coup, vous faites le pied de grue devant la porte pour… ? Voulut savoir le commandant.
_ Heu… J’attends un peu avant de lui annoncer que la majorité de nos instruments sont inutilisables, mon commandant, balbutia le sergent.
_ Nos instruments ? Quels instruments ? S’étonna Song.
_ Oh ? Mais Rachel voulait pas que la fanfare mène la parade ? Remarqua Jürgen en fronçant les sourcils.
_ Ben justement…
_ Non mais attendez, depuis quand on a une fanfare ? Objecta le commandant, un peu perdu.
_ C’est bien tout le problème, mon commandant.
_ Bon, oubliez ça, balaya Song. Plus important, je dois parler à Syracuse. Et le plus vite sera le mieux, visiblement. Dites-lui que je veux la voir.
_ Et… hum… Vous ne voudriez pas lui dire vous-même, mon commandant ?
_ Exécution !
_ Tout de suite, mon commandant ! »
Edwin se retourna, inspira profondément pour se donner du courage, tourna la poignée et…
« … §🗲@$ @#% de £⎋#&!! … »
Le sergent Marlow referma prestement la porte.
« À la réflexion, mon comm… »
Un choc sourd dévastateur retentit depuis l’intérieur du bureau de l’adjudante, faisant grimacer les trois compères devant la porte.
« C’était quoi, ça ? S’inquiéta Song.
_ Un gros mobilier qui explose, suggéra Edwin. Vu qu’elle a déjà pulvérisé ses étagères avant-hier, alors… je dirais que ce doit être le bureau, cette fois-ci, mon commandant.
_ Ah oui, quand même…
_ Qu’est-ce qu’on fait, mon commandant ? Voulut savoir le sergent Marlow. Je vous préviens, je ne rentre pas là-dedans, hein.
_ Non, mais finalement, on va attendre un peu, rien ne presse, assura Song. Comme je vous comprends… J’irai pas non plus.
_ …
_ Hum, beau temps pour la saison, n’est-ce pas ? Meubla comme il le put le commandant.
_ Oui, mon commandant, acquiesça Edwin, toujours mal à l’aise.
_ …
_ …
_ C’est complètement ridicule, décida Jürgen. Je vais lui dire qu’on est là et que vous voulez la voir !
_ Ce n’est peut-être pas un bonne idée, sergent Krieger, assura Edwin.
_ Oui, ç’a l’air un peu dangereux, quand même, surenchérit Song.
_ Tatata ! Hors de question qu’on reste ici à poireauter pour des prunes ! Réfuta le Nordique. J’y vais !
_ Faites attention, surtout ! Lui conseilla Edwin en se reculant de plusieurs mètres, juste au cas où.
_ Oui, et n’oubliez pas qu’il n’y a parfois rien de mal à battre à retraite ! » Approuva Song en rejoignant le sergent Marlow.
Sans plus de cérémonie, Jürgen ouvrit brusquement la porte d’un seul geste et prit fermement la parole. Après tout, il était l’archétype du sergent, capable d’écraser la moindre recrue récalcitrante par son seul volume sonore et disposant d’assez de coffre pour relayer les ordres même au beau milieu d’une canonnade intense. Il n’était pas encore né, le concours de circonstances qui arriverait à couvrir sa grosse voix bourrue, et même Rachel au plus fort de sa colère ne pouvait espérer rivaliser avec le Nordique en termes de volume sonore.
« SILENCE DANS LES RANGS ET QUE ÇA SAUTE ! LE COMMANDANT VA ARRIVER ALORS TOUT LE MONDE AU GARDE-À-VOUS, BANDE DE MOULES À GAUFRES ! PLUS VITE QUE ÇA ET ON NE DISCUTE PAS ! EXÉCUTION ! Sauf vot’ respect, mon adjudant. Sans vouloir vous commander, hein… »
Pour le coup, la sortie du sergent Krieger avait visiblement capté l’attention de l’irascible adjudante. Edwin et Song regrettèrent de s’être autant reculer, car ils ne purent saisir les quelques mots supplémentaires que Jürgen et Rachel échangèrent, mais, finalement, le sergent referma la porte et se retourna triomphalement vers ses deux comparses.
« L’adjudante Syracuse m’a dit de lui laisser dix secondes et qu’elle allait vous rencontrer, mon commandant. Vous voyez, c’était pas si compliqué !
_ Wahou, je pensais pas que ça pouvait marcher… »
Et effectivement, une dizaine de secondes plus tard, la porte s’ouvrit de nouveau, laissant passer l’imposante albinos qui jeta un regard las au trio avant de saluer son supérieur d’un air maussade.
« Mon commandant. Vous vouliez me voir ? » Fit Rachel.
Le commandant Song dévisagea sa subordonnée, avisant les yeux injectés de sang et les grosses cernes qui témoignaient de son manque de sommeil – ce qui ne devait effectivement pas l’aider à garder son sang-froid – ignorant du mieux qu’il le pouvait les échardes de bois qui constellaient son uniforme – derniers témoignages de feus les étagères et le bureau, supposa l’officier – et les doigts barbouillés d’encre qui signalaient que l’adjudante tenait toujours la paperasse administrative à jour en dépit de sa surcharge actuelle de travail – ce qui devait mettre en soi sa patience et son self-contrôle à rude épreuve, indépendamment des histoires de parade.
Le commandant se félicita d’avoir eu le nez creux : l’adjudante avait effectivement besoin d’un petit coup de pouce.
« Repos, adjudant. Oui, je me disais qu’on pourrait discuter un peu ensemble de tout ce remue-ménage qui agite la Base actuellement, annonça diplomatiquement Song. Que diriez-vous qu’on papote un petit peu dans… Ouais, non, c’est mort pour le bureau, du coup… dans le jardin ? Ça vous fera une pause des plus bienvenues, vous verrez !
_ C'est que je n’ai guère le temps, mon commandant, répliqua sombrement Rachel. Puisque les sergents Marlow et Krieger sont là, je dois voir avec eux pour l’état des lieux des instruments ainsi que les réserves de poudre.
_ Pitié, mon commandant, sauvez-nous !
_ Très bien, alors je vais abuser de mon statut hiérarchique et vous ordonner de m’accompagner pour ma tournée d’inspection ! Décida le commandant Song. Et comme ça, on pourra en profiter pour papoter un peu. Tiens, et si on commençait par inspecter le jardin ? »
*
* *
* *
Quelques minutes plus tard, les deux officiers étaient assis sur un banc, dans les jardins de la Base. Initialement, il s’agissait en fait du potager des cuisiniers, mais l’actuel cuisinier en chef avait visiblement été paysagiste dans une vie antérieure à la Marine. Il avait donc fait modifier toute la disposition des lieux, mélangeant esthétiquement les plants de légumes et les essences à visée purement décoratives. Le centre du jardin était même uniquement dévolu au plaisir des yeux, abritant toute une gamme de plantes différentes qui assuraient un minimum de couleurs chatoyantes en toute saison de l’année. Le fait que ladite zone centrale se trouve justement sous les fenêtres du bureau du Colonel n’était bien évidemment qu’une coïncidence purement fortuite, cela s’entend.
Toujours était-il que le commandant Song aimait bien cet endroit. Les couleurs chamarrées et captivantes, les odeurs douces et agréables, le bruissement apaisant du vent dans les feuillages… tout semblait se conjuguer harmonieusement pour transformer ce petit bout de verdure en un fragment de paradis. Le commandant comptait secrètement dessus pour que sa subalterne se calme et puisse tenir une discussion constructive.
« Alors, adjudant, comment ça va ? Tenta le commandant à l’adresse de Rachel. Et soyez honnête, cette fois-ci, hein…
_ Si vous insistez… Ça ira mieux quand cette foutue parade sera passée, grogna très diplomatiquement la jeune femme.
_ Oui, j’ai cru comprendre qu’elle vous donnait du fil à retordre, compatit Song.
_ Si c’était le cas, je serais la plus heureuse des adjudantes, grommela Rachel. Au point où on en est, c’est bien au-delà fil à retordre : il n’y a absolument rien qui va ! On va être la risée de North Blue, à ce rythme !
_ Et moi qui avait peur que vous ne dramatisiez les enjeux… Roooh, allez, ça ne peut pas être aussi terrible que ça, non ? On parle juste de faire défiler les hommes dans les rues, tout de même…
_ Si vous le dites, se renfrogna la jeune femme.
_ D’accoooord. Dites-moi tout : qu’est-ce qui ne va pas ? Voulut savoir le commandant.
_ Franchement, on aura plus vite fait de parler de ce qui va…
_ Très bien, l’encouragea Song, si vous préférez commencer par là, allez-y ! Vous savez tourner autour du pot quand vous êtes mal lunée, vous.
_ Hé bien, dans ce qui va, on a une garnison de cinq soldats, annonça Rachel. Avec des uniformes. Et qui savent marcher en cadence. Ouais.
_ C’est un bon début, opina le commandant. Et ensuite ?
_ Rien. C’est tout, y’a pas d’ensuite, se rembrunit la jeune femme.
_ Adepte du verre à moitié vide, c’est ça ?
_ On devrait avoir une fanfare en tête de parade, mais on a pas de musiciens, commença à énoncer Rachel. Je ne sais même pas si on a des instruments, d’ailleurs. Ce qui n’est peut-être pas si grave, vu que le répertoire standard ne collera pas à la traversée de la ville : on a refait tous les calculs avec Edwin, peu importe le rythme, ça ne marche pas pour accompagner la troupe tout du long sans se répêter. On a essayé de modifier la taille des rangs ou la longueur des enjambées mais rien n’y fait !
_ Mais est-ce que c’est vraiment grave de ne pas avoir une fanfare ? Relativisa Song. On a toujours fait sans, jusqu’ici, en vrai.
_ Bien sûr ! Affirma la jeune femme avec vigueur. On est la Marine, on se doit d’avoir une fanfare pour la parade !
_ Allez, plus personne ne s’en sert jamais nulle part depuis belle lurette, minimisa le commandant.
_ C’est dans le règlement ! Se braqua aussitôt Rachel.
_ Rooh, mais vous savez, le règlement, c’est… c’est… Non mais vous avez raison, le règlement, c’est le règlement, se ravisa Song. J’ai un peu peur des conclusions que vous pourriez tirer si j’affirmais le contraire, en fait… M’enfin, si y’a que ça…
_ Vous savez combien on peut armer de fusiliers ? Rétorqua brusquement Rachel.
_ Ben, pas beaucoup, j’ai cru comprendre, grimaça Song.
_ Exact ! Gronda la jeune femme. Et de quoi on va avoir l’air devant les gens, hein ? La Marine, même pas foutu d’équiper correctement ses hommes ! Notez que je ne demande même pas des armes en état de marche, hein… Au point où on en est, même des rebuts bons pour la déchetterie ou des antiquités du siècle dernier, ça m’irait. Mais non, même ça, on a pas !
_ Ben, c’est-à-dire qu’on est effectivement une base de troisième zone, hein… Signala le commandant. La Marine préfère investir là où c’est réellement utile, en fait.
_ Auquel cas, on serait bien avisé de ne pas le révéler à la population locale ! S’emporta Rachel.
_ Y’a une parade tous les ans, vous savez. Je pense que Blanchemuraille sait à quoi s’en tenir, depuis le temps…
_ Hé bien y’a pas de quoi en être fier !
_ Écoutez, adjudante Syracuse, fit Song. Votre problème, c’est que vous vous mettez trop la pression. Vous êtes trop perfectionniste.
_ Pas du tout, se défendit Rachel. Je veux juste que tout soit parfait pour ne pas ternir le blason de la Marine !
_ C’est ex-ac-te-ment ce que je veux dire. Relativisez donc un peu, lui conseilla le commandant. On est sur une île perdue au beau milieu de nulle part. La parade n’a que pour but d’ouvrir les festivités, vous savez. Il n’y a pas d’enjeux, ce n’est pas comme si vous deviez faire défiler la troupe pour impressionner un Dragon Céleste, hein…
_ Ça ne justifie pas qu’on fasse moins d’effort pour la population que pour un noble du Gouvernement Mondial ! S'entêta la jeune femme.
_ Ben c’est-à-dire que la population ne risque pas de nous faire fusiller si elle est déçue, elle, au moins… Non, mais ce que je veux dire, reprit Song, c’est qu’il vous faut revoir vos objectifs par rapport à ce qu’on attend de vous. Une parade, c’est jamais rien qu’une façon de rouler les mécaniques, en réalité. Un genre de démonstration de force, vous savez. Une façon de dire "hé, regardez-bien, z’avez vu, j’ai cinq cents gugusses qui m’obéissent au doigt et l’œil, alors gare au premier qui viendra nous chercher des crosses". Ni plus, ni moins. Alors arrêtez de vous mettre martel en tête et concentrez-vous sur ce qu’on attend de vous : faire traverser cinq cents Marines à travers Blanchemuraille sous votre commandement.
_ … fit Rachel d’une moue pensive.
_ Heu… Tout va bien ? S’inquiéta Song. Je m’attendais à beaucoup de réactions mais pas forcément celle-là, en fait.
_ Oui. Oui, je crois que vous avez raison, mon commandant, opina la jeune femme, toujours songeuse.
_ Heu… Ah ? Non mais ça me paraît trop facile pour ne pas être louche, là.
_ Merci, commandant Song ! S’exclama Rachel en se relevant tout excitée. Vous avez vu juste, je prenais pas le problème par le bon bout ! Mais c’est bon, je vois la solution, maintenant !
_ Ooookay… Ch’uis quand même pas bien certain qu’on soit sur la même longueur d’onde, hein…
_ Je vous laisse, j’ai à faire ! Sergents Marlow, Krieger ! Réunion d’urgence dans mon bureau… Ah non, flûte, j’l’ai bousillé, mon bureau… Et amenez donc deux tréteaux et une planche ! »
Dernière édition par Rachel le Lun 8 Nov 2021 - 20:13, édité 1 fois