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La fête de l’Appartenance

L'île du Piton Blanc:
Dans les épisodes précédents:


Le poing de Rachel s’écrasa brutalement contre le sac de frappe. Un coup puissant, tout en force, exploitant pleinement la masse musculaire de l’imposante albinos. Le gros sac s’envola, balayé comme un fétu de paille. Retenu par la chaîne qui le retenait à sa potence, le projectile improvisé suspendit sa course avant de revenir tout aussi vite et brutalement à sa position de départ. Rachel avança d’un demi-pas, esquivant le sac de frappe en le laissant passer derrière elle et plaçant un vicieux coup de coude qui le cueillit perpendiculairement à sa trajectoire. Le sac revola de plus belle, avant de revenir tout aussi vite. La jeune femme pivota sur sa jambe d’appui, sa cible lui frôlant le visage, avant de placer un puissant crochet du droit, exploitant la force centrifuge de son mouvement d’esquive. La frappe percuta lourdement le sac, amplifiant son mouvement. N’eût été la chaîne qui le retenait, le pauvre punching-ball aurait été écrasé à terre. D’une saccade, le sac revient de nouveau à sa position initiale. Pas suffisamment d’espace pour esquiver, réalisa Rachel. Son pied gauche recula, effectuant un demi-cercle derrière elle. Le mouvement lui procura une légère marge de manœuvre pour planter un uppercut du droit, amplifié par le mouvement de balancier de son épaule gauche qui accompagnait son demi-pas arrière. Le choc fut frontale, mais ce fut bel et bien le lourd sac de frappe qui perdit, repoussé en arrière comme un rien.
À aucun moment, la jeune femme n’était sortie du cercle d’un mètre cinquante de diamètre dessiné sous l’emplacement du punching-ball.

Après sa défaite contre M. Fletcher, l’agent du Cipher Pol, Rachel avait tout d’abord plongé dans un entraînement frénétique, aussi bordélique qu’inutile. Mais ça lui avait permis de digérer et d’exorciser sa défaite. Maintenant qu’elle avait les idées plus claires, elle était revenue à une façon de faire plus… conventionnelle. Le niveau technique de M. Fletcher dépassait de loin le sien. Notamment son espèce d’art martial, qui lui avait conféré un avantage indéniable en close-combat. La jeune femme avait donc mis en place un programme d’entraînement pour pallier à sa faiblesse en ce domaine.

Un applaudissement enthousiaste retentit soudainement derrière l’adjudante. Sans se déconcentrer, Rachel poursuivit son exercice, profitant d’une de ses esquives pour apercevoir d’un rapide coup d’œil qui était venue l’embêter dans le gymnase à une heure si tardive.

« Mes respects, mon colonel, salua la jeune femme sans pour autant interrompre son exercice pour saluer son supérieur.
_ Ho ho ho ! C’est toujours enthousiasmant de voir des jeunes s’entraîner aussi sérieusement, assura le colonel Hendricks.
_ Mon colonel, c’est le temps libre de mon temps libre, prévint Rachel avec un sourire. Le boulot attendra bien demain ! »

Rachel avait été nommée adjudante depuis peu. Dorénavant, ses journées étaient principalement remplies par la paperasse. Les plannings des patrouilles, la gestion des stocks, la rotation des troupes… La jeune femme ne s’était jamais rendue compte à quel point la Marine était une organisation bureaucratique. Mais bien qu’elle détestait ça, elle mettait un point d’honneur à remplir ces corvées avec rigueur et efficacité.
Cela dit, cela lui bouffait presque tout son temps. Rachel avait donc réorganisé ses journées pour pouvoir passer tout de même quelques heures avec sa troupe. Elle ne souhaitait pas perdre le lien avec ses hommes. Ses journées commençaient donc bien avant le Régiment et se prolongeaient bien après, dans le seul but de pouvoir s’occuper un minimum d’eux pendant leurs heures de service. Moralité, elle était obligé de rogner sur ses nuits pour pouvoir prendre un peu de temps pour elle, comme ce soir.

« Allons, qu’est-ce qui vous fait croire que je viens vous parler boulot ? Demanda Hendricks en se frottant innocemment la barbe.
_ Parce que vous avez cet horripilant sourire en coin que vous faites à chaque fois que vous allez lancer un défi à vos subalternes, pointa la jeune femme en continuant son étrange ballet autour du sac de frappe.
_ Ho ho ho ! Bien observé. Flûte, déjà démasqué, hein… »

Le colonel ne pipa mot, laissant Rachel s’escrimer sur son sac de frappe.

« Alors, que me vaut votre visite si tardive ? » S’enquit l’imposante albinos entre deux coups.

Comme le colonel l’avait prévu, la curiosité de la jeune femme avait été la plus forte et ce fût elle qui avait repris la parole. Le sourire d’Hendricks s’accentua : il venait de ferrer sa proie.
Colonel malicieux un, adjudant prometteur zéro.

« Hé bien, je me faisais la réflexion que je ne vous voyais pas souvent au mess des officiers, signala Hendricks.
_ Peut-être parce que je suis qu’une simple sous-off’, rétorqua l’adjudante en envoyant voler le sac d’un coup magistral.
_ Allons, je vous l’ai déjà dit : adjudant, c’est le pont entre le monde des officiers et des sous-officiers. Et puis, on est une petite base, on ne fait pas de chichi : vous êtes la bienvenue, assura le colonel avec un grand sourire.
_ C’est très gentil, mais je ne peux pas, grogna Rachel, toujours concentrée sur ses manœuvres. Le midi, je mange avec mes gars, et le soir, j’avale un truc sur le pouce pour gagner du temps. La paperasse ne se rédige pas toute seule, je vous rappelle.
_ Vous pourriez tout de même passer de temps en temps, ça vous aidera à vous y habituer, vous savez…
_ Inutile de m’y habituer : adjudant, c’est le plus haut grade que peut espérer un homme du rang. Je n’ai vraiment pas l’intention d’aller plus haut, assura la jeune femme en ponctuant son affirmation d’un rude coup de poing.
_ Ho ho ho ! Alors ça, c’est du blocage ou je ne m’y connais pas…
_ Mais vous n’êtes pas passé me voir pour me parler du mess. »

Ce n’était pas une question.

« Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? Demanda le colonel.
_ Vous avez toujours votre fameux sourire, pointa gentiment Rachel. Vous n’avez pas encore abattu vos cartes.
_ Ho ho ho ! Bien vu, bien vu… Le mois prochain, c’est la fête de l’Appartenance du Piton Blanc, signala malicieusement Hendricks.
_ Kézessé ? S’enquit la jeune femme en esquivant le retour du sac de frappe.
_ Ah oui, j’oubliais que vous venez de débarquer. C’est un genre de fête nationale locale, expliqua le colonel. Les habitants fêtent le jour où ils ont été incorporés au Gouvernement Mondial.
_ Sérieux ?
_ Bien sûr ! Affirma Hendricks. C’était une fierté pour eux que d’être enfin admis par le GM, c’était une reconnaissance de leur statut et de leur île. C’est important pour eux. Au point qu’ils en ont fait un jour férié et organisent des festivités pour marquer le coup tous les ans.
_ Je dois m’attendre à une avalanche de paperasses supplémentaires, c’est ça, hein ? S’inquiéta l’imposante albinos en continuant son ballet martial autour du sac.
_ Non, on va grandement simplifier ça parce que j’ai tout autre chose en tête vous concernant, avoua le colonel en accentuant son sourire.
_ C’est-à-dire ? Se méfia Rachel.
_ Je vais vous confier les rênes de la garnison pour que vous meniez la parade lors de la fête ! Annonça joyeusement Hendricks.
_ Pard~ompfh !? »

Surprise par l’annonce du colonel Hendricks, Rachel s’était momentanément figée et s’était mangée le sac de frappe en pleine tête. Ce qui l’envoya net bouler au sol, vu qu’elle avait demandé à Edwin de le renforcer et le lester à mort pour qu’il résiste à ses coups. Après une demi-heure de massacre à sens unique, le sac de frappe venait enfin de prendre une revanche inespérée.

La jeune femme se releva sans cesser de dévisager le colonel, cherchant les prémices d’un rire ou le retour de son fichu sourire malicieux qui lui indiquerait que c’était une blague et qu’il avait tout autre chose en tête.
Mais non, rien ne venait.

« Vous n’êtes pas sérieux, mon colonel ! Protesta Rachel tout en s’époussetant.
_ Et pourquoi donc ? Fit semblant de s’étonner Hendricks.
_ Moi ? Gérer cinq cents hommes ? Non mais vous m’avez bien vu !? Insista la jeune femme. Bon sang, j’ai déjà du mal avec cinquante gugusse, des fois que ayez pas remarqué !
_ Vous. Gérer tout la garnison. Et on verra ce qu’on verra, acquiesça le colonel.
_ …
_ Allons, lui sourit Hendricks. Vous vous en sortez déjà très bien dans la gestion de la base. Vous verrez, gérer la troupe ne sera qu’une simple formalité par rapport à la paperasse administrative.
_ Je rêve… Non, c’est même un cauchemar, en fait…
_ J’ai toute confiance en vous, lui assura le colonel. Vous êtes sérieuse et vous vous donnez toujours à fond dans ce que vous faites. Depuis votre arrivée au Piton Blanc, à chaque fois qu’on vous a demandé quelque chose, vous avez juré grand dieux que ce n’était pas possible, que ce n’était pas dans vos cordes et que vous n’y arriveriez jamais. Avant d’assurer comme une cheffe et de vous en sortir avec brio. Quelque soit la hauteur à laquelle on place la barre, vous franchissez allègrement l’obstacle sans difficulté. Personnellement, ça m’incite à vous en demander toujours plus, car je sais que vous vous en dépatouillerez à merveille.
_ Heu… Je ne suis pas certaine que ce soit vraiment un compliment, en fait.
_ Très bien, je vous propose un marché, proposa gravement Hendricks. Prenez en charge cette parade. Sérieusement. Et après, je vous promets que je vous laisserai tranquille. Plus d’épreuves, plus de manigances, rien. Je reporterai mon attention sur d’autres éléments de la Base. Ça vous va ?
_ Ben… Oukilé, le piège ?
_ Ho ho ho ! Aucun piège, promis-juré. Alors ? Marché conclu ?
_ Très bien, mon colonel, soupira Rachel. Je vais me charger de cette histoire de parade.
_ Ho ho ho ! J’ai toute confiance en vous. Ne vous inquiétez pas, vous verrez, ça se passera bien… »

*
*     *

Droit comme i, Edwin Marlow attendait patiemment près de la porte du bureau de Rachel. Cela faisait maintenant une semaine que le colonel Hendricks avait annoncé que l’adjudante Syracuse aurait la charge de la parade de la garnison à la fête de l’Appartenance du Piton Blanc. Dès lors, la Base avait été en proie à une activité frénétique, alors que la jeune femme remuait mer et terre pour préparer la troupe. Des tombereaux d’exercices, des montagnes de vérifications, des repérages à n’en plus finir… La Base ne chômait pas. Et au cœur de cette activité, l’unité de Rachel, menée respectivement par Edwin et Jürgen, chargée de faire la courroie entre le reste de l’effectif et l’adjudante, lui servant d’yeux et d’oreilles aux quatre coins de la Base.

Le problème, c’est que les nouvelles qu’ils lui rapportaient étaient rarement bonnes. Par exemple, la fanfare : comme toutes les bases de la Marine, la Base disposait d’un contingent de Marines et d’instruments nécessaires pour assurer la fanfare du régiment. Rachel avait été enchantée d’apprendre qu’elle disposait de cette ressource pour sa parade. Sauf que comme pour la quasi-totalité des régiments de la Marine, cette ressource n’existait que sur le papier : à l’heure où la priorité de la Marine était d’éradiquer la Piraterie à temps plein et de casser du Révolutionnaire pendant les heures supp’, les bidules superflus et inutiles pour le combat avait tendance à ne pas être traités avec le plus grand des sérieux. La fanfare n’existait que sur le plan théorique, la majorité de ses membres n’ayant jamais approché de près ou de loin un instrument de leur vie.
Et si ce n’était que ça… En désespoir de cause, Rachel avait tout de même demandé à Edwin de faire le point sur les instruments présents. Mais après plusieurs décennies d’abandon, il n’y avait plus grand-chose d’utilisable, à vrai dire. Raison pour laquelle Edwin se tenait devant la porte et non dans le bureau de Rachel. L’adjudante était particulièrement sur les nerfs en ce moment et il ne savait pas trop comment lui annoncer cette énième mauvaise nouvelle sans déclencher une nouvelle crise de colère homérique.

L’adjudante Syracuse avait potentiellement raison, songea Edwin. Le commandement, ce n’était peut-être pas tout à fait son truc…

Un bruissement parvint à ses oreilles, tirant le timide jeune homme de ses pensées. Rehaussant ses lunettes, il aperçut deux hommes qui remontaient le couloir en direction du bureau de l’adjudante en papotant. Le premier était son collègue Jürgen Krieger, reconnaissable entre mille à son imposante barbe rousse et son casque à cornes plus ou moins habilement camouflé sous sa casquette de marine. Le second n’était autre que le commandant Song, rayonnant comme à son habitude dans son uniforme impeccable.
Depuis la régate, les deux hommes s’entendaient comme larrons en foire et discutaient régulièrement navigation, dans un langage technique visiblement crypté puisqu’incompréhensible pour le commun des mortels.

« Mon commandant, salua impeccablement Edwin lorsque l’officier fut assez proche.
_ Repos, sergent, répondit Song en souriant. Est-ce que l’adjudante Syracuse est dans son bureau ?
_ Oui, mon commandant, acquiesça le sergent Marlow. Mais heu… C’est-à-dire que… hum…
_ Oui ? Demanda patiemment le commandant.
_ C’est que… heu… il se pourrait qu’elle soit, hum, occupée et… heu…
_ Pas de soucis, ça ne prendra que cinq minutes, assura Song.
_ Ah. Heu… Ne bougez pas, je vais lui demander. »

Edwin prit son courage à deux mains et entrouvrit la porte.

« … @#$☠ 🗲%§@ !!  … »

Le sergent referma prestement la porte et se retourna vers l’officier supérieur, le visage contrit.

« Je suis désolé, mon commandant, elle est… heu… toujours occupée.
_ Vous m’en direz tant, s’amusa Song qui n’avait rien perdu du dernier fragment sonore de l’adjudante. Qu’est-ce qui l’a plongée dans cet état, cette fois-ci ?
_ A priori, il s’agit de l’arsenal, mon commandant, bafouilla Edwin. Rapport au fait que la Base ne dispose que d’une centaine de fusils pour cinq cents marins. L’adjudante Syracuse ayant signalé auparavant qu’il allait falloir beaucoup de fusiliers pour qu’on ait l’air un minimum sérieux devant la population, je crois que les résultats ne sont pas à, heu, la hauteur de ses espérances.
_ Je m’en doute… Et du coup, vous faites le pied de grue devant la porte pour… ? Voulut savoir le commandant.
_ Heu… J’attends un peu avant de lui annoncer que la majorité de nos instruments sont inutilisables, mon commandant, balbutia le sergent.
_ Nos instruments ? Quels instruments ? S’étonna Song.
_ Oh ? Mais Rachel voulait pas que la fanfare mène la parade ? Remarqua Jürgen en fronçant les sourcils.
_ Ben justement…
_ Non mais attendez, depuis quand on a une fanfare ? Objecta le commandant, un peu perdu.
_ C’est bien tout le problème, mon commandant.
_ Bon, oubliez ça, balaya Song. Plus important, je dois parler à Syracuse. Et le plus vite sera le mieux, visiblement. Dites-lui que je veux la voir.
_ Et… hum… Vous ne voudriez pas lui dire vous-même, mon commandant ?
_ Exécution !
_ Tout de suite, mon commandant ! »

Edwin se retourna, inspira profondément pour se donner du courage, tourna la poignée et…

« … §🗲@$ ☠@#% de £⎋#&!! … »

Le sergent Marlow referma prestement la porte.

«  À la réflexion, mon comm… »

Un choc sourd dévastateur retentit depuis l’intérieur du bureau de l’adjudante, faisant grimacer les trois compères devant la porte.

« C’était quoi, ça ? S’inquiéta Song.
_ Un gros mobilier qui explose, suggéra Edwin. Vu qu’elle a déjà pulvérisé ses étagères avant-hier, alors… je dirais que ce doit être le bureau, cette fois-ci, mon commandant.
_ Ah oui, quand même…
_ Qu’est-ce qu’on fait, mon commandant ? Voulut savoir le sergent Marlow. Je vous préviens, je ne rentre pas là-dedans, hein.
_ Non, mais finalement, on va attendre un peu, rien ne presse, assura Song. Comme je vous comprends… J’irai pas non plus.
_ …
_ Hum, beau temps pour la saison, n’est-ce pas ? Meubla comme il le put le commandant.
_ Oui, mon commandant, acquiesça Edwin, toujours mal à l’aise.
_ …
_ …
_ C’est complètement ridicule, décida Jürgen. Je vais lui dire qu’on est là et que vous voulez la voir !
_ Ce n’est peut-être pas un bonne idée, sergent Krieger, assura Edwin.
_ Oui, ç’a l’air un peu dangereux, quand même, surenchérit Song.
_ Tatata ! Hors de question qu’on reste ici à poireauter pour des prunes ! Réfuta le Nordique. J’y vais !
_ Faites attention, surtout ! Lui conseilla Edwin en se reculant de plusieurs mètres, juste au cas où.
_ Oui, et n’oubliez pas qu’il n’y a parfois rien de mal à battre à retraite ! » Approuva Song en rejoignant le sergent Marlow.

Sans plus de cérémonie, Jürgen ouvrit brusquement la porte d’un seul geste et prit fermement la parole. Après tout, il était l’archétype du sergent, capable d’écraser la moindre recrue récalcitrante par son seul volume sonore et disposant d’assez de coffre pour relayer les ordres même au beau milieu d’une canonnade intense. Il n’était pas encore né, le concours de circonstances qui arriverait à couvrir sa grosse voix bourrue, et même Rachel au plus fort de sa colère ne pouvait espérer rivaliser avec le Nordique en termes de volume sonore.

« SILENCE DANS LES RANGS ET QUE ÇA SAUTE ! LE COMMANDANT VA ARRIVER ALORS TOUT LE MONDE AU GARDE-À-VOUS, BANDE DE MOULES À GAUFRES ! PLUS VITE QUE ÇA ET ON NE DISCUTE PAS ! EXÉCUTION ! Sauf vot’ respect, mon adjudant. Sans vouloir vous commander, hein… »

Pour le coup, la sortie du sergent Krieger avait visiblement capté l’attention de l’irascible adjudante. Edwin et Song regrettèrent de s’être autant reculer, car ils ne purent saisir les quelques mots supplémentaires que Jürgen et Rachel échangèrent, mais, finalement, le sergent referma la porte et se retourna triomphalement vers ses deux comparses.

« L’adjudante Syracuse m’a dit de lui laisser dix secondes et qu’elle allait vous rencontrer, mon commandant. Vous voyez, c’était pas si compliqué !
_ Wahou, je pensais pas que ça pouvait marcher… »

Et effectivement, une dizaine de secondes plus tard, la porte s’ouvrit de nouveau, laissant passer l’imposante albinos qui jeta un regard las au trio avant de saluer son supérieur d’un air maussade.

« Mon commandant. Vous vouliez me voir ? » Fit Rachel.

Le commandant Song dévisagea sa subordonnée, avisant les yeux injectés de sang et les grosses cernes qui témoignaient de son manque de sommeil – ce qui ne devait effectivement pas l’aider à garder son sang-froid – ignorant du mieux qu’il le pouvait les échardes de bois qui constellaient son uniforme – derniers témoignages de feus les étagères et le bureau, supposa l’officier – et les doigts barbouillés d’encre qui signalaient que l’adjudante tenait toujours la paperasse administrative à jour en dépit de sa surcharge actuelle de travail – ce qui devait mettre en soi sa patience et son self-contrôle à rude épreuve, indépendamment des histoires de parade.
Le commandant se félicita d’avoir eu le nez creux : l’adjudante avait effectivement besoin d’un petit coup de pouce.

« Repos, adjudant. Oui, je me disais qu’on pourrait discuter un peu ensemble de tout ce remue-ménage qui agite la Base actuellement, annonça diplomatiquement Song. Que diriez-vous qu’on papote un petit peu dans… Ouais, non, c’est mort pour le bureau, du coup… dans le jardin ? Ça vous fera une pause des plus bienvenues, vous verrez !
_ C'est que je n’ai guère le temps, mon commandant, répliqua sombrement Rachel. Puisque les sergents Marlow et Krieger sont là, je dois voir avec eux pour l’état des lieux des instruments ainsi que les réserves de poudre.
_ Pitié, mon commandant, sauvez-nous !
_ Très bien, alors je vais abuser de mon statut hiérarchique et vous ordonner de m’accompagner pour ma tournée d’inspection ! Décida le commandant Song. Et comme ça, on pourra en profiter pour papoter un peu. Tiens, et si on commençait par inspecter le jardin ? »

*
*     *

Quelques minutes plus tard, les deux officiers étaient assis sur un banc, dans les jardins de la Base. Initialement, il s’agissait en fait du potager des cuisiniers, mais l’actuel cuisinier en chef avait visiblement été paysagiste dans une vie antérieure à la Marine. Il avait donc fait modifier toute la disposition des lieux, mélangeant esthétiquement les plants de légumes et les essences à visée purement décoratives. Le centre du jardin était même uniquement dévolu au plaisir des yeux, abritant toute une gamme de plantes différentes qui assuraient un minimum de couleurs chatoyantes en toute saison de l’année. Le fait que ladite zone centrale se trouve justement sous les fenêtres du bureau du Colonel n’était bien évidemment qu’une coïncidence purement fortuite, cela s’entend.

Toujours était-il que le commandant Song aimait bien cet endroit. Les couleurs chamarrées et captivantes, les odeurs douces et agréables, le bruissement apaisant du vent dans les feuillages… tout semblait se conjuguer harmonieusement pour transformer ce petit bout de verdure en un fragment de paradis. Le commandant comptait secrètement dessus pour que sa subalterne se calme et puisse tenir une discussion constructive.

« Alors, adjudant, comment ça va ? Tenta le commandant à l’adresse de Rachel. Et soyez honnête, cette fois-ci, hein…
_ Si vous insistez… Ça ira mieux quand cette foutue parade sera passée, grogna très diplomatiquement la jeune femme.
_ Oui, j’ai cru comprendre qu’elle vous donnait du fil à retordre, compatit Song.
_ Si c’était le cas, je serais la plus heureuse des adjudantes, grommela Rachel. Au point où on en est, c’est bien au-delà fil à retordre : il n’y a absolument rien qui va ! On va être la risée de North Blue, à ce rythme !
_ Et moi qui avait peur que vous ne dramatisiez les enjeux… Roooh, allez, ça ne peut pas être aussi terrible que ça, non ? On parle juste de faire défiler les hommes dans les rues, tout de même…
_ Si vous le dites, se renfrogna la jeune femme.
_ D’accoooord. Dites-moi tout : qu’est-ce qui ne va pas ? Voulut savoir le commandant.
_ Franchement, on aura plus vite fait de parler de ce qui va…
_ Très bien, l’encouragea Song, si vous préférez commencer par là, allez-y ! Vous savez tourner autour du pot quand vous êtes mal lunée, vous.
_ Hé bien, dans ce qui va, on a une garnison de cinq soldats, annonça Rachel. Avec des uniformes. Et qui savent marcher en cadence. Ouais.
_ C’est un bon début, opina le commandant. Et ensuite ?
_ Rien. C’est tout, y’a pas d’ensuite, se rembrunit la jeune femme.
_ Adepte du verre à moitié vide, c’est ça ?
_ On devrait avoir une fanfare en tête de parade, mais on a pas de musiciens, commença à énoncer Rachel. Je ne sais même pas si on a des instruments, d’ailleurs. Ce qui n’est peut-être pas si grave, vu que le répertoire standard ne collera pas à la traversée de la ville : on a refait tous les calculs avec Edwin, peu importe le rythme, ça ne marche pas pour accompagner la troupe tout du long sans se répêter. On a essayé de modifier la taille des rangs ou la longueur des enjambées mais rien n’y fait !
_ Mais est-ce que c’est vraiment grave de ne pas avoir une fanfare ? Relativisa Song. On a toujours fait sans, jusqu’ici, en vrai.
_ Bien sûr ! Affirma la jeune femme avec vigueur. On est la Marine, on se doit d’avoir une fanfare pour la parade !
_ Allez, plus personne ne s’en sert jamais nulle part depuis belle lurette, minimisa le commandant.
_ C’est dans le règlement ! Se braqua aussitôt Rachel.
_ Rooh, mais vous savez, le règlement, c’est… c’est… Non mais vous avez raison, le règlement, c’est le règlement, se ravisa Song. J’ai un peu peur des conclusions que vous pourriez tirer si j’affirmais le contraire, en fait… M’enfin, si y’a que ça…
_ Vous savez combien on peut armer de fusiliers ? Rétorqua brusquement Rachel.
_ Ben, pas beaucoup, j’ai cru comprendre, grimaça Song.
_ Exact ! Gronda la jeune femme. Et de quoi on va avoir l’air devant les gens, hein ? La Marine, même pas foutu d’équiper correctement ses hommes ! Notez que je ne demande même pas des armes en état de marche, hein… Au point où on en est, même des rebuts bons pour la déchetterie ou des antiquités du siècle dernier, ça m’irait. Mais non, même ça, on a pas !
_ Ben, c’est-à-dire qu’on est effectivement une base de troisième zone, hein… Signala le commandant. La Marine préfère investir là où c’est réellement utile, en fait.
_ Auquel cas, on serait bien avisé de ne pas le révéler à la population locale ! S’emporta Rachel.
_ Y’a une parade tous les ans, vous savez. Je pense que Blanchemuraille sait à quoi s’en tenir, depuis le temps…
_ Hé bien y’a pas de quoi en être fier !
_ Écoutez, adjudante Syracuse, fit Song. Votre problème, c’est que vous vous mettez trop la pression. Vous êtes trop perfectionniste.
_ Pas du tout, se défendit Rachel. Je veux juste que tout soit parfait pour ne pas ternir le blason de la Marine !
_ C’est ex-ac-te-ment ce que je veux dire. Relativisez donc un peu, lui conseilla le commandant. On est sur une île perdue au beau milieu de nulle part. La parade n’a que pour but d’ouvrir les festivités, vous savez. Il n’y a pas d’enjeux, ce n’est pas comme si vous deviez faire défiler la troupe pour impressionner un Dragon Céleste, hein…
_ Ça ne justifie pas qu’on fasse moins d’effort pour la population que pour un noble du Gouvernement Mondial ! S'entêta la jeune femme.
_ Ben c’est-à-dire que la population ne risque pas de nous faire fusiller si elle est déçue, elle, au moins… Non, mais ce que je veux dire, reprit Song, c’est qu’il vous faut revoir vos objectifs par rapport à ce qu’on attend de vous. Une parade, c’est jamais rien qu’une façon de rouler les mécaniques, en réalité. Un genre de démonstration de force, vous savez. Une façon de dire "hé, regardez-bien, z’avez vu, j’ai cinq cents gugusses qui m’obéissent au doigt et l’œil, alors gare au premier qui viendra nous chercher des crosses". Ni plus, ni moins. Alors arrêtez de vous mettre martel en tête et concentrez-vous sur ce qu’on attend de vous : faire traverser cinq cents Marines à travers Blanchemuraille sous votre commandement.
_ … fit Rachel d’une moue pensive.
_ Heu… Tout va bien ? S’inquiéta Song. Je m’attendais à beaucoup de réactions mais pas forcément celle-là, en fait.
_ Oui. Oui, je crois que vous avez raison, mon commandant, opina la jeune femme, toujours songeuse.
_ Heu… Ah ? Non mais ça me paraît trop facile pour ne pas être louche, là.
_ Merci, commandant Song ! S’exclama Rachel en se relevant tout excitée. Vous avez vu juste, je prenais pas le problème par le bon bout ! Mais c’est bon, je vois la solution, maintenant !
_ Ooookay… Ch’uis quand même pas bien certain qu’on soit sur la même longueur d’onde, hein…
_ Je vous laisse, j’ai à faire ! Sergents Marlow, Krieger ! Réunion d’urgence dans mon bureau… Ah non, flûte, j’l’ai bousillé, mon bureau… Et amenez donc deux tréteaux et une planche ! »


Dernière édition par Rachel le Lun 8 Nov 2021 - 20:13, édité 1 fois
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Rachel était tranquillement allongée dans l’herbe, yeux-mi-clos, un bras replié au-dessus du visage pour lui cacher le soleil haut dans le ciel. Elle attendait patiemment, goûtant ce paisible moment de répit, le premier depuis un bon bout de temps. Mais il ne fallait pas s’y tromper : ce n’était jamais que le calme avant la tempête. Les choses sérieuses allaient revenir à la charge incessamment sous peu.

La jeune femme passa mentalement en revue les efforts des derniers jours. Elle avait fait son deuil depuis un moment de son pack de fusiliers. Une centaine, c’était toujours trop peu à son goût, mais sur ce point, il n’y avait tout simplement rien à faire. Il fallait s’en contenter…  En contrepartie, elle avait donc décidé de monter l’effectif de la fanfare à cent Marines aussi. Il fallait bien que quelque chose ait de la gueule dans ce défilé, non ?

Bien entendu, cette décision n’avait pas été sans son lot d’obstacles. D’abord, la garnison ne disposait pas de cents musiciens. Heureusement, le sergent Egon était un dieu de la musique. Bon, c’était peut-être exagéré, mais comparé au reste de la Garnison, il en fallait peu. Lui et elle avaient réussi à dégotter une poignée de types pas trop handicapés de l’oreille et du rythme, qui avaient eux-même pu prendre en charge le reste.
Ensuite, venait le répertoire : il n’y avait tout simplement ni le temps ni les talents disponibles pour leur apprendre une variété de trucs élaborés. De toute façon, aucun morceau ne suffirait jamais à couvrir l’intégralité du chemin de la parade. En conséquence, Rachel avait donc opté pour une courte mélodie excessivement simple qui tournerait en boucle du début jusqu’à la fin. Ce serait Egon et ses musiciens d’élites qui se chargeraient d’y apporter un peu de variétés avec leurs instruments.

Les instruments, d’ailleurs : Rachel avait mis deux jours à digérer la nouvelle quand Edwin lui avait avoué que la majeure partie des instruments de la Base étaient dans un état déplorable. Et impossible de s’en procurer auprès de Blanchemuraille sans éventer le secret de l’opération ! Edwin avait fait de son mieux pour restaurer les quelques trucs potables de la réserve, essentiellement des caisses claires. En concertation avec le groupe de travail d’Egon, il avait ensuite carrément bricolé le reste : d’énormes surdos – de genre de longs tambours, fabriqués sur une base de tonneau pour l’ossature et de toile à voile pour la membrane – de petits agogos – une double cloches en métal, sans battant, reliées l’une à l’autre par une anse ; Edwin avait dévalisé le stock de plaques de métal de la Base pour en produire en masse – et des chocalho – des hochets puissances mille, constitués d’un grand cadre enserrant une demi-douzaine de tringles sur lesquelles étaient fixées des dizaines de lamelles de fer, récupérées des chutes des agogos.
Malheureusement, même le génie du bricolage d’Edwin avait ses limites…
Enfin non, en fait. Probablement pas.
Rectification : dans le temps imparti, le génie du bricolage d’Edwin avait ses limites. Impossible de réaliser des instruments un tant soit peu élaborés. Rachel avait donc envoyé Jürgen en expédition à l’île la plus proche, charge à lui d’y acheter un petit nombre de binious, cornemuses et autres bombardes. Des instruments qu’on ne pouvait évidemment confier qu’à la petite équipe d’élite d’Egon, puisque demandant un savoir-faire autrement plus élaboré que savoir taper en rythme. Des instruments bien bruyants, aussi, mais Rachel y tenait : il fallait qu’on les entende bien quelque que soit le boucan ambiant, sinon ça n’aurait eu aucun intérêt.

En parallèle, Rachel n’avait pas pour autant laisser le reste de la troupe désœuvrée : matelots, fusiliers, spadassins… tous avaient reçu un programme d’entraînement intensif sous la tutelle de tel ou tel responsable. La jeune femme n’en démordait pas : il fallait que tout soit parfait ! Exercices et répétitions s’étaient enchaînées à un rythme d’enfer, mais dans la joie et la bonne humeur. Le Régiment avait compris que l’adjudante voyait les choses en grand. Quoi que ce soit qu’elle préparait, ce serait du jamais-vu. L’enthousiasme était presque palpable au sein de la troupe. Tout le monde lui faisait confiance.
Et ça, ça la taraudait, là, immédiatement.

Maintenant qu’elle n’avait plus rien à planifier, plus rien à préparer, le doute la minait. Et si ? Et si ça ne se passait pas bien ? Et si elle avait oublié un truc important ? Et si un impondérable advenait ? Et si ? Et si ? Et si ?
Un millier de drames potentiels tournaient en boucle dans sa tête.

Il allait arriver un truc auquel elle n’avait pas pensé. Forcément. Elle allait commander à cinq cents hommes, elle ne pourrait pas se trouver partout à la fois, avoir l’œil sur tout, s’assurer que tout aille pour le mieux pour tout le monde.
Pourquoi est-ce qu’elle avait accepté cette charge ? C’était débile, elle allait se planter, c’était obligé. Et devant toute la population de Blanchemuraille, histoire de bien enfoncer le clou.

La jeune femme changea de position en grognant. Ce foutu soleil lui tapait sur les nerfs. Sur la peau, aussi, et depuis heures, maintenant. En tant qu’albinos, sa délicate carnation ne le supportait pas bien. Elle était en train de cuire petit feu. Elle avait envisagé d’emporter un chapeau de paille, mais l’accessoire avait visiblement été explicitement interdit dans le règlement de la Marine. Depuis un bon siècle, maintenant. Rapport à l’ascension du légendaire pirate Luffy D. Monkey : les huiles de l’époque avaient craint que le port du chapeau de paille puisse être interprété comme une marque de soutien au forban. Raison pour laquelle elle devait endurer la cruelle morsure du soleil.
Foutus pirates. Jamais à court d’imagination pour pourrir la vie des honnêtes gens !
Rachel songea que le règlement ne mentionnait rien vis-à-vis des ombrelles. Sûrement un point à creuser.

Finalement, un tintement sonore cristallin résonna dans l’air. L’antique carillon de Blanchemuraille et ses soixante-cinq minutes d’avance ! L’instrument sonna quatre fois. Trois heures moins cinq, donc. Rachel retrouva instantanément le sourire : enfin ! Finie l’attente et l’auto-flagellation qui allait de pair. Il était l’heure de se remettre au boulot !

La jeune femme se redressa sur ses coudes, embrassant du regard la troupe à ses côtés. Une centaine de Marines étaient aussi allongés sur l’herbe, chuchotant à voix basse, jouant tranquillement aux cartes ou passant une énième fois en revue leurs équipements. On avait dressé des nappes blanches un peu partout, pour que l’herbe ne tâche pas leurs beaux uniformes impeccables. Les plus proches voisins notèrent immédiatement le changement de posture de leur chef et s’interrompirent aussitôt pour l’écouter. Leurs propres voisins notèrent à leur tour le changement d’ambiance et ainsi de suite, telle une onde parcourant un lac. En quelques secondes, toute la troupe fut suspendue aux lèvres de l’adjudante.

« En position. » Murmura Rachel.

Dans le silence hyper-attentif de ses hommes, elle n’eût pas besoin d’élever la voix pour que tous l’entendent. Aussitôt, la petite troupe s’agita dans le plus grand silence, tandis que chacun faisait ce qu’il avait à faire, se déplaçant mi-rampant mi-accroupi pour rejoindre leurs positions respectives.
La parade allait commencer incessamment sous peu !

*
*     *

« Tout le monde en rang, départ dans cinq minutes ! » était en train de beugler le sergent-chef Krieger.

En réalité, Jürgen était en train de chuchoter comme tout le monde dans la Caserne, mais même quand il chuchotait, ses intonations véhémentes donnaient l’impression qu’il hurlait en dépit de l’absence de volume sonore.
De toute façon, il était en train d’houspiller la troupe pour la forme, comme se doit de le faire tout sergent-chef digne de ce nom. En réalité, chacun savait ce qu’il avait à faire et tout le monde se mettait en place avec zèle, célérité et discipline.

Sur le papier, ça n’était pourtant pas une mince affaire : la Caserne de Blanchemuraille, sise à l’Ouest de la ville, n’avait été conçue que pour accueillir une garnison de cinquante soldats. À l’heure actuelle, elle en comptait le double, tous volontaires pour cette affectation spéciale.
Depuis deux jours, Rachel avait envoyé des Marines gonfler l’effectif de la Caserne, dans le plus grand secret. Les habitants de Blanchemuraille n’avaient rien remarqué : il y avait toujours autant de Marines qui sillonnaient les rues et toujours le même flux régulier de patrouilles qui allaient et venaient. Sauf qu’en fait non, les patrouilles sus-mentionnées provenaient systématiquement de la Base, plus rien ne sortait de la Caserne.

Deux jours, dans un bâtiment surpeuplé, les choses auraient pu très vite dégénérer. Raison pour laquelle Rachel avait insisté pour que Jürgen supervise directement la structure. Le Nordique avait objecté que ça ne servait à rien : pour lui, la troupe était suffisamment disciplinée pour qu’il n’y ait aucune anicroche, il était donc inutile qu’il soit sur son dos. L’adjudante n’en avait pas démordu et Jürgen n’était pas homme à désobéir, aussi se trouvait-il là, en pure perte à son avis.
Pourtant, sa présence avait été un grand soulagement pour le responsable de la Caserne. Le sergent-chef Krieger ne se rendait pas compte que sa simple présence renforçait naturellement la discipline de la troupe, pas plus qu’il n’avait conscience de désamorcer régulièrement, avant qu’ils ne dégénèrent, les conflits naissant entre Marines excédés par la promiscuité forcée.

Et maintenant, les efforts et sacrifices consentis par les Marines cantonnés à la Caserne allaient payer.
Tout le monde était impatient de surprendre Blanchemuraille.

*
*     *

Sur le pont de la Belle-Marie, l’une des deux corvettes de la Base, Edwin referma sa montre à gousset et jeta un regard gêné au capitaine du vaisseau.

« Mon Lieutenant ? Ça va être l’heure, marmonna timidement le sergent-chef.
_ Bien reçu, Sergent. » Acquiesça l’homme avait d’aboyer une série d’ordre à l’intention de son équipage.

Tout la flotte de la Base étaient réunis au large du Piton Blanc. Bon, flotte était peut-être une appellation un peu généreuse : la Marine ne disposait ici que de deux caravelles et deux corvettes. Mais l’enthousiasme forcenée de Rachel avait fini par déborder et le troisième groupe de la parade avait officiellement adopté cette appellation le temps de l’opération.

Néanmoins, cet enthousiasme n’était pas partagé par tout le monde : près du poste de pilotage, Edwin aurait tout donné pour pouvoir se trouver ailleurs. Sur les quatre capitaines présents, deux étaient des officiers supérieurs et les deux autres étaient titulaires d’un grade de sergent-chef comme lui, mais avec plus d’ancienneté. C’était pourtant à lui que l’adjudante avait confié la supervision du groupe naval. Rachel avait eu beau lui expliquer en long, en large et en travers pourquoi seul lui avait les compétences pour le faire, les capitaines avaient beau eu approuver sans réserve le choix de l’adjudante, rien n’y faisait : le timide jeune homme ne se sentait tout simplement pas à sa place et était particulièrement mal à l’aise à l’idée de donner des ordres à ses supérieurs.

Le sergent-chef se consola en songeant qu’au moins, ce n’était pas à lui de diriger les opérations navales. Avec une synchronisation parfaite, les quatre navires déployèrent leurs voiles et mirent le cap sur le port de Blanche-muraille.
Les capitaines connaissaient leur boulot et s’en chargeraient sans problème. C’était rassurant de bosser avec des professionnels, pour une fois.

*
*     *

Pendant que ses hommes se mettaient en place, Rachel se mit à agiter le bras pour marquer la mesure, afin que les musiciens se synchronisent. Ces derniers commencèrent à battre le temps silencieusement, qui d’un fugace tapotis des doigts, qui d’un hochement de tête, qui de la semelle. Au cours des nombreuses répétitions, chacun avait pris ses petites habitudes pour intégrer le rythme sans taper comme un sourd sur son instrument.

La petite troupe patienta encore quelques instants, jusqu’à ce qu’il fut trois heures exactes. Alors seulement, les musiciens commencèrent à jouer des instruments. Un rythme à quatre temps, extrêmement lent. Les surdos de Rachel marquait le premier temps, sonnant avec une régularité d’horloger. Les caisses claires meublaient le reste en tapotant en rythme, doucement, sans forcer. Les bombardes commencèrent à jouer en sourdine.

Bom … … … Bom … … … Bom … … …

Suivant le tempo impulsé par les surdo, la colonne se mit en marche, à pas très lent. Quatre temps, quatre pas. S’il y avait bien un truc que les Marines de la Base savaient faire, c’était marcher en cadence. Un à un, les hommes quittèrent le petit vallon où la troupe s’était cachée, se redressant fièrement avant de marcher bien en rang sur la route qui menait à la Porte de l’Est de Blanchemuraille, sous les regards ébahis des habitants : ceux-ci guettaient à l’horizon l’arrivée de la parade depuis plus d’une heure – c’est elle qui marquait le coup d’envoi des festivités, après tout – et voilà qu’elle se matérialisait comme par magie à moins d’une trentaine de mètres de la porte !

En réalité, Rachel avait positionné ses hommes bien avant l’aube, à l’abri des regards indiscrets. En temps normal, la prairie vallonnée qui cerclait Blanchemuraille n’aurait jamais pu cacher la présence d’une centaine d’hommes en armes à quelques pas de la ville, mais l’adjudante avait entrepris des travaux de terrassement nocturne pour augmenter le dénivelé, creusant le vallon et utilisant la terre pour rehausser la crête. Les travaux avaient été faits très tôt dans les préparatifs afin de profiter du temps clair et de la pleine lune pour permettre le travail nocturne sans lumière intempestive. L’herbe avait fait l’objet d’un soin tout particulier pour être enlevée par plaques, profondes de dix centimètres de terre, afin de pouvoir être reposée naturellement sur les nouveaux décors et, ainsi, ne pas attirer l’attention d’un éventuel quidam qui se serait aventurer sur la route. La route de l’Est ne conduisait qu’à la Base et rares étaient les civils à l’emprunter, mais on était jamais trop prudent, hein.

Même si la supercherie avait demandé beaucoup de boulot, les airs surpris et ébahis qu’arborait la foule en valaient clairement la peine. Les spectateurs étaient si surpris qu’aucun ne nota que la parade semblait bien plus petite que les années précédentes.

*
*     *

De l’autre côté de Blanchemuraille, la porte de la Caserne s’ouvrit à la volée, et des Marines commencèrent à en émerger un par un sous l’œil amusé de la foule, bien plus clairsemée qu’à la Porte de l’Est. Traditionnellement, la parade de la Marine venait de la Base, les personnes alentours ne s’attendaient donc pas à quoi que ce soit de la part de la Caserne.
Ils en furent pour leurs frais.

Une étrange complainte sonore se fit entendre tandis que les Marines continuaient à sortir de la Caserne pour se mettre en rang sur la petite place attenante. Les binious étaient en train de se charger. Ils étaient accompagné par le très lent battement des surdo de Jürgen. D’une tonalité légèrement différente, ils ne marquaient pas le premier temps mais le troisième. Et comme pour leurs homologues de la Porte de l’Est, les Marines avaient calqué leur pas sur le rythme à quatre temps que les surdos exprimaient.

… … Boum … … … Boum … … … Boum …

Tandis que la foule se rassemblaient autour du spectacle inopiné, des sourcils se haussèrent, des regards interrogatifs s’échangèrent, puis des sourires se formèrent. La colonne de Marines ne semblait pas vouloir s’épuiser : il en sortait toujours tant et plus de la Caserne. Au point que les gens commençaient à se demander comment il était possible qu’autant d’hommes puissent être contenus dans un si petit bâtiment. Les spectateurs avaient l’impression d’assister à un tour de magie si bien que chaque nouveau Marine qui apparaissait fut accueilli par des vivats et des applaudissements.

Quand, enfin, le dernier homme fut sorti et eut pris sa place dans le rang, Jürgen mit la troupe en marche. Les badauds leur emboîtèrent le pas derechef. S’ils étaient ici plutôt qu’à la Porte de l’Est, c’était parce que, initialement, ils n’avaient pas escompté assister à la parade. Mais, tout soudainement, un je-ne-sais-quoi dans l’air venait de les faire changer d’avis.

*
*     *

Sur le port, la foule surexcitée pointait du doigts les voiles blanches arborant fièrement l’emblème de la Marine. Les plus attentifs les avaient repéré il y avait quelques minutes, déjà, alors qu’elles n’étaient que des points blancs à l’horizon. Sous l’effet du vent puissant qui battait les côtes du Piton Blanc, la flotte couvrait à toute vitesse la distance qui la séparait de la jetée.

En même temps que les navires approchaient, les gens perçurent autre chose. Des sons. À mesure que la distance raccourcissait, il devint évident qu’on jouait des instruments sur les navires. Et effectivement, la flotte accueillait la troisième équipe de surdo. D’une troisième tonalité, ils marquaient à la fois le second et quatrième temps, tout aussi lentement et profondément que leurs homologues de la Caserne ou de la Porte de l’Est.

… Baaam … Bam-bam … Baaam … Bam-bam … Baaam … Bam-bam !

La place étant limitée sur le pont des navires, Rachel avait décidé de n’y déployer en renfort musical que les chocalho, qui s’agitaient lentement en rythme, marquant tous les temps.

Alors que les habitants de Blanchemuraille en était encore à essayer de comprendre ce qu’il se passait, les quatre bateaux de la flotte effectuèrent un gracieux arc de cercle pour accoster à la jetée, l’un à côté de l’autre. Des planches furent rapidement dressées et les Marines embarqués commencèrent à descendre au pas cadencé par les surdos, avant de s’aligner en rang d’oignons sous les cris joyeux des spectateurs.
Une fois organisée, la petite troupe se mit en route, remontant l’avenue du port, la foule sur leurs talons.

Edwin regarda les hommes s’éloigner. C’était le sergent Egon qui avait la responsabilité du groupe. Lui restait sur le navire avec une cinquantaine d’hommes triés sur le volet pour leurs compétences. Ensemble, ils avaient la lourde responsabilité d’assurer la suite du spectacle.

*
*     *

Près de la Porte de l’Est, Rachel, en tête de colonne, fit de nouveau signe à sa troupe en agitant bien haut le bras. Charivari. En un instant, les surdo se mirent à taper crescendo comme des sourds, les bombardes sifflèrent avec insistance la même note répétée, même le reste Marines s’y mit, tapant du pied, des mains ou de la crosse de leur fusil dans un tintamarre du diable. Avant de reprendre leur marche, comme si de rien n’était, les surdo réimprimaient leur rythme de tortue rhumatisante, les bombardes relançant leur sempiternelle ritournelle.

La première fois que Rachel avait lancé le charivari, la foule s’était montrée surprise et dubitative, ne comprenant pas bien l’intérêt de la chose. À la seconde, les plus futés avaient compris, tout sourire, de quoi il retournait. À la troisième, la majorité des gens percuta : après chaque charivari, le rythme des surdos s’accélérait légèrement. Le volume sonore des bombardes aussi. Et au vu de la distance à parcourir jusqu’à la place de la Mairie, un grand nombre de charivari allaient être de mise…
L’excitation de la foule grandit : elle était impatiente de voir jusqu’à quel point la parade allait pouvoir forcer.

C’était l'astuce qu’Egon et Rachel avaient mise au point pour goupiller de façon satisfaisante le répertoire limité de la fanfare, la longueur des musiques et le temps que prendrait la parade pour atteindre sa destination. Plutôt que d’essayer de faire apprendre plusieurs chansons différentes à leurs gars, les deux mélomanes avaient décidé de les faire se concentrer sur un petit bout de musique, répété en boucle de plus en plus vite. Plus de soucis de répertoire, plus de soucis de timing et la montée en puissance du procédé permettrait de transformer naturellement l’arrivée de la parade sur la place de la Mairie en apothéose. Bref, au vu de la situation, que des avantages.

*
*     *

Sur la route qui remontait du Port, les badauds n’en croyait pas leurs oreilles. S’ils avaient bien noté que la petite troupe qui avait débarqué des bateaux ne constituait qu’une fraction de la garnison de la Base, ils n’en avaient pas déduit tout ce que cela impliquait. Mais puisqu’ils étaient au centre, ils furent les premiers à réaliser.

Bom Baaam … Bam-bam Bom Baaam … Bam-bam Bom Baaam … Bam-bam !

De leur droite provenait le battement d’autres surdo, d’une autre tonalité, remplissant l’un des blancs laissé par ceux de la troupe du port. Ils percevaient aussi la mélodie des bombardes, habillant le rythme des chocalho.

Bom Baaam Boum Bam-bam Bom Baaam Boum Bam-bam Bom Baaam Boum Bam-bam !

Et maintenant, de leur gauche, ils entendaient le battement d’une troisième sorte de surdo, s’intercalant dans le dernier temps qui n’était pas couvert les deux autres. En tendant l’oreille, ils pouvaient même discerner le chant des binious et… naaaan ? Mais si : les thèmes des binous et des bombardes s’émulaient et se répondaient les uns les autres, alors même que ceux qui en jouaient ne pouvaient s’entendre ! C’était juste génial. Magnifique et génial.

*
*     *

« À mon commandement ! Beugla Jürgen. Top ! »

Au signal du sergent-chef, la parade qui marchait sur ses talons déclencha le charivari, avant de reprendre sa course, un poil plus vite. Maintenant que les surdo du groupe d’Egon était à portée d’oreilles, il était beaucoup plus facile de maintenir correctement la cadence.

La foule qui les suivait applaudit à tout va, emportée par le spectacle. Ça leur semblait juste magique que les deux groupes de musiques parviennent à se coordonner aussi facilement et naturellement.
En réalité, c’était aussi l’une des raisons d’être du charivari : comment synchroniser des musiciens distants ? Facile : en leur faisant remettre simultanément les compteurs à zéro très régulièrement.

*
*     *

« Fanfare en approche de la Place de la Mairie ! » Signala la vigie de la Belle-Marie.

Edwin accusa réception du message et se tourna vers les marins restés à bord des quatre navires de la Flotte. Tout le monde avait le visage fermé et concentré, chacun se préparant mentalement à sa façon à la tâche qui les incombait. Le sergent-chef parcourut les quatre ponts, repassant mentalement en revue sa check-list préparée depuis longtemps. Tout le monde était à son poste, tout les accessoires étaient présents et à portée de mains, les stocks avaient dûment été renfloués, avec une marge suffisante pour faire face aux éventuels impondérables. Tout était prêt.

Edwin s’humecta nerveusement les lèvres.

« Aux boutefeux ! » Ordonna-t-il aux équipes de canonniers.

*
*     *

Sous l’effet des charivaris successifs, les Marines avançaient maintenant à vive allure, obligeant les spectateurs qui les suivaient à forcer le pas. Le rythme lent, la musique en sourdine, les gestes mesurés… tout ça était dorénavant de l’histoire ancienne, les musiciens frappaient maintenant à pleine puissance, soufflaient à pleins poumons dans leurs instruments et s’agitaient comme des beaux diables pour tenir la cadence, dans un tintamarre aussi formidable qu’impressionnant, qui devait s’entendre dans toute la ville.
Et c’est alors que, tout soudainement, les trois colonnes de la Marine apparurent simultanément sur la place de la Mairie, par chacune des trois voies de la patte d’oie.

Bien que la place soit large, elle était présentement noire de monde, la majeure partie de la population de l’île y étant rassemblée pour assister au défilé de la Marine et donc au coup d’envoi des festivités. Seul un couloir d’une vingtaine de mètres avait été laissé praticable pour permettre à la parade de traverser la place, passer devant la tribune où étaient entassés tous les notables de la ville – ainsi que le gratin des officiers de la Base – avant de quitter les lieux par l’extrémité Nord de la patte d’oie.
L’arrivée de la parade fut accueillie par des vivats excités et des applaudissements véhéments. Mais même tout l’enthousiasme de la foule ne pouvait rivaliser avec le mur sonore qu’érigeait la Fanfare.

Egon, Krieger et Syracuse, les trois chefs de file, ne se laissèrent pas déconcentrer par le changement d’environnement et menèrent adroitement leur groupe respectif au sein de la travée dessinée par la foule. Les trois formations se regroupèrent pour n’en former plus qu’une, qui progressa jusqu’au centre de la place. Et s’y arrêta.
Les musiciens continuaient à se déchaîner, les Marines piétinaient sur place en cadence, mais la parade ne semblait pas décidée à poursuivre son chemin.

Avant que la foule ne puisse commencer à se poser des questions, un nouveau charivari eut lieu. Après quoi, la ritournelle reprit, encore plus vite, encore plus fort !
Charivari !
Toujours plus vite, toujours plus fort !

Les musiciens s’acharnaient sur leurs caisses claires, produisant un crépitement ininterrompu. Les doigts des joueurs de bombardes volaient à toute allure pour suivre la cadence. Les chocalho s’agitaient si vite que leur propriétaire semblaient ne plus avoir de bras, remplacés par une brume argenté indistinct. Les surdos frappaient tellement fort que chacun sur la place pouvait sentir les sons tonner dans leurs tripes.

Devant une telle prouesse physique et technique, la foule se mit à rugir de plaisir, sans parvenir pour autant à contrebalancer la pression sonore de la fanfare. Les gens étaient impatient de voir comment cette montée en puissance incessante allait bien pouvoir se conclure.

Mais pendant que les musiciens captaient – à raison – toute l’attention de la foule, Rachel n’avait pas été en reste : elle et Jürgen avaient réorganisé la colonne afin d’aligner les fusiliers de la Base en tête de parade, sur quatre rang.
La jeune femme laissa à son acolyte Nordique la charge des fusiliers et revint auprès du reste de la troupe, agitant les bras pour enclencher le dernier charivari.

« En joue ! » Beugla Jürgen à l’intention de ses hommes.

Aussitôt, les fusiliers se placèrent en quinconce, les deux premiers rangs s’agenouillant, et l’ensemble des hommes épaulèrent leurs armes, visant la tribune d’honneur.

«  À mon commandement ! »

La troupe lançait ses derniers forces dans le charivari. La Fanfare était déjà à sa vitesse maximum, il n’y aura pas d’accélération possible. Elle était aussi à sa puissance maximum, il n’y aurait pas davantage de volume non plus.
Tout du moins, pas de la part de la Fanfare.

« Feu à volonté ! »

*
*     *

« Feu à volonté ! » Ordonna Edwin, son ordre aussitôt relayé par une poignée de sergent avec autrement plus de coffre que le timide jeune homme.

Aussitôt, les canonniers se mirent en action, boutant le feu aux fûts des différentes pièces d’artillerie et entreprenant de les recharger au plus vite. La tâche était d’autant plus aisée que les canons étaient orienté presque à la verticale, facilitant leur recharge, et qu’ils ne visaient rien de particulier dans le ciel.

*
*     *

Sur la place de la Mairie, les Marines se mirent en action comme un seul homme. Aux premiers rangs, les fusiliers se mirent à faire feu, enchaînant les détonations. Les spectateurs sur la tribune eurent un mouvement de panique avant de réaliser qu’aucun projectile n’étaient tirés : les armes n’étaient pas chargées avec des munitions, seulement de la poudre.
La stupéfaction passée, ils purent s’apercevoir avec le reste de la foule que les fusiliers ne tiraient pas n’importe comment. Ils effectuaient un feu roulant, de la gauche vers la droite, d’abord les rangs agenouillés, puis les rangs debout. Et aussi dingue que cela puisse paraître, la cadence de leur tir calquait le rythme complexe et soutenu des caisses claires, les masquant sous le volume des détonations.

Dans le même temps, la canonnade de la flotte était entrée en action. Les lourds grondements de l’artillerie reprenant le rôle des surdos. Edwin avait à sa disposition les calibres de 24 des caravelles et ceux de 36 des corvettes. En faisant tirer l’un, puis l’autre, puis les deux simultanément, il parvenait à produire trois tonalités différentes pour ses tirs, à l’instar des trois types de surdo qui avaient rythmé la parade jusqu’ici.
Les boulets de glaise préparés pour l’occasion se désintégraient inoffensivement dans les airs, formant progressivement dans le ciel une nappe de fumée blanche surplombant le port.

Le reste de la parade n’était pas inactif. Les Marines restants avaient dégainé leurs sabres d’abordage et les agitaient en rythme au-dessus de leur tête, telle une rivière d’argent cascadant par-dessus le défilé, tout en ponctuant régulièrement d’un hurlement les différentes phrases de la ritournelle.

La Fanfare était peut-être arrivée au bout de la puissance sonore qu’elle pouvait produire, mais la Marine avait carrément moyen de faire autrement plus de bruits quand nécessaire !

Néanmoins, les fusils ne disposaient que d’une capacité de six coups, soit six cents battements. Rachel et Egon avaient planifié la ritournelle pour que le feu roulant des fusiliers puisse tenir la séquence complète, mais il n’y en aurait pas deux. De toute façon, l’artillerie ne possédait pas assez de gammes pour exécuter proprement un charivari. Cette ritournelle à pleine puissance était donc la derniere de la parade. Il était temps de conclure.

Rachel fit un premier signe du bras, rapidement propagé au sein de la troupe par les sergents, pour préparer ses hommes. Et au second signal, tout le monde se retourna d’un seul bloc, en direction du port, le bras tendu, sabre ou fusil en main, pointant le ciel, tandis que les soldats rugissaient d’une seul voix : « pour le GM ! ».
Comme hypnotisée, la foule qui avait suivit, presque en transe, toute la prestation réagit immédiatement au mouvement magnétique de la parade, les yeux sautant derechef du défilé vers le point désigné par l’ensemble des Marines.

Les quatre dernières détonations de la Flotte retentirent, les boulets de glaise s’élevant dans les airs avant de se désintégrer sous la violence du choc. Mais ces quatre derniers projectiles n’étaient pas blanc, comme les précédents. Edwin les avait spécialement préparé, les mélangeant avec force pigments bleus.
Les quatre boulets se désintégrèrent, laissant derrière eux une orbe de poussières bleus se détachant sur la nappe de poussière blanche en suspension dans le ciel du port.
Quatre orbes bleues en croix sur fond blanc.
L’emblème du Gouvernement Mondial.

Pendant une fraction de seconde, un silence de mort s’abattit sur Blanchemuraille avec l’arrêt de la Fanfare, d'autant plus pesant en contraste du tumulte précent. Seule devant ses hommes, Rachel avait l’impression que son cœur allait littéralement se déchirer sous l’impulsion de deux forces contradictoires.

En cet instant, son cœur était gonflé de fierté pour ses hommes. Elle n’avait pas de mots pour décrire la joie et l’honneur qu’elle ressentait à l’égard de sa troupe. Elle avait imaginé quelque chose de complètement fou et chacun d’entre eux l’avaient suivi sans rechigner. Ils s’étaient dépensés sans compter et avait donné le meilleur d’eux-mêmes dans le simple but de donner corps à sa vision. Rien n’aurait été possible sans eux et ils avaient tenu le choc sans faillir. Mieux, ils avaient dépassé ses plus secrètes espérances et ses plus folles ambitions. Ils avaient été littéralement parfait, tout simplement. Aucun officier ne pouvait espérer meilleurs hommes.

Et dans le même temps, l’angoisse était en train de broyer son cœur. Ses hommes lui avaient fait une confiance aveugle, mais elle, qu’en avait-elle fait ? C’était une idée complètement folle qui lui était passée par la tête, mais qu’en était-il des spectateurs ? Qu’en penserait la population de Blanchemuraille ? Venait-elle de jeter durablement l’opprobre sur la Marine ? De déshonorer la Base ? De ridiculiser l’ensemble de la garnison des Marines ? De trahir les attentes du Colonel Hendricks ? En cet instant, Rachel craignait la réponse plus que tout et ne voulait pas la connaître. Elle aurait tout donné pour pouvoir s’enfuir en courant loin d’ici sans plus jamais se retourner.

L’instant fugace passa.

Et une foule en liesse explosa de joie, les spectateurs applaudissaient à tout rompre, tapaient du pied, ovationnaient les Marines, voire exécutaient tout ça à la fois en même temps. Une cacophonie indistincte de cris, de sifflements et de félicitations, comme si les spectateurs tentaient de rivaliser avec le dernier baroud sonore de la fanfare. Le verdict était sans appel : ç’avait été une prestation grandiose, remarquable et mémorable.

Sur la place, les Marines étaient tout sourire, un peu gênés. Ce n’était pas tous les jours qu’ils faisaient l’objet d’une telle attention et d’une telle adulation de la part des habitants du coin. Mais la plus rayonnante de tous était Rachel. S’il en avait été capable, son sourire étincelant de bonheur lui aurait fait deux fois le tour de la tête tant il était immense.

Pendant quelques secondes, aucun Marine n’osa bouger, enivré par la liesse général, craignant de briser la magie de ce qui paraissait être un rêve éveillé. Mais la parade n’était pas encore finie à proprement parler. Rachel fut la première à reprendre ses esprits et distribua rapidement ses ordres à ses sergents.

Les Marines reprirent leur formation. Demi-tour droite, la parade salua proprement la foule qui les acclamaient. Demi-tour complet pour saluer l’autre côté de la place, déclenchant un nouveau déluge d’acclamations. Puis demi-tour, face à la tribune d’honneur, pour un salut militaire à l’intention des gradés et des notables.
La troupe reprit sa marche et parvint à s'extraire de la foule par l’axe Nord de la place de la Mairie. Les Marines n’iraient cependant pas bien loin : Rachel avait réservé un entrepôt à l’usage de la Base, où ses hommes pourraient déposer tout leur matériel. Ceux qui n’étaient pas d’astreinte aujourd’hui avaient la permission de rejoindre immédiatement la fête.

Sur la place de la Mairie, l’excitation et la joie n’étaient pas retombées. Traditionnellement, la parade de la Marine marquait le début de la fête de l’Appartenance. Cette année, les festivités démarraient à plein régime.
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« Patrouille cinq, au rapport ! »

La douce voix du sergent-chef Krieger couvrit instantanément le brouhaha de la petite salle des opérations tandis que Jürgen annonçait de façon tonitruante son retour. Rachel releva la tête de la carte de la ville qu’elle avait posé devant pour accueillir son sergent-chef d’un sourire chaleureux.

« Repos, sergent, lui répondit-elle. Quelque chose à signaler ?
_ RAS, mon adjudant, claironna le Nordique. Tout semble calme pour l’instant !
_ C’est noté, acquiesça Rachel. Bon boulot. »

La journée tirait à sa fin sur le Piton Blanc mais le travail ne faisait que commencer dans le poste de commandement improvisé. En tant qu’adjudante, c’est Rachel qui était de garde pour assurer la sécurité de la ville et de ses habitants en cette journée festive. Plutôt que gérer les choses depuis la Caserne, trop excentrée de la ville à son goût, elle avait réservé un petit entrepôt à deux pas de la Place de la Mairie.

La fête de l’Appartenance était l’évènement majeur de l’année. Les festivités battraient leur plein jusque tard dans la nuit et nombreux seraient les irréductibles à pousser le bouchon jusqu’au petit matin. Charge à l’adjudante de ménager ses troupes pour qu’elles assurent la sécurité jusque là. Pour le moment, Rachel avait allégé les patrouilles, ne s’attendant à guère de grabuges dans les heures qui venaient : les effets de l’alcool ne se feraient pas sentir avant quelques temps, la majorité des Marines de la Base étaient eux-même mêlée à la foule et l’ambiance en ville était toujours familiale, comme le dénotait les nombreuses grappes d’enfants ci et là.
Bien sûr, les choses évolueraient lorsque la nuit commencerait à s’étirer et c’est là que la jeune femme comptait faire tourner ses patrouilles à plein régime. D’après les rapports des années précédentes, il ne fallait pas s’attendre à beaucoup d’esclandre : les habitants de Blanchemuraille avaient l’alcool joyeux et les choses ne dérapaient que rarement. Non, il allait surtout s’agir de s’assurer qu’ils ne fassent pas de bêtises et se mettent en danger par eux-mêmes.
Bref, les choses ne faisaient que commencer et la Marine serait probablement sur les rotules avant le petit jour. Raison de plus pour profiter du répit actuel…

« Commandant sur le pont ! » Signala soudainement Jürgen.

La remarque tira Rachel de ses réflexions et elle se redressa vivement pour saluer le commandant Song. Ledit commandant fit mollement remarquer au Nordique qu’ils n’étaient pas sur un navire et que le protocole maritime n’avait pas lieu d’être, tout en sachant pertinemment que c’était en pure perte : Jürgen n’était pas homme à s’arrêter à ce genre de petits détails insignifiants.
Le commandant se faufila de sa démarche souple jusqu’à la table des opérations, avant de s’écrouler sans plus de cérémonie sur l’une des chaises disponibles, poussant un soupir de soulagement.

« Bienvenue au poste de commandement, mon commandant, l’accueilli Rachel. Tout va bien ?
_ Ouais, on en a enfin fini avec toutes ces simagrées protocolaires, acquiesça Song. Pfioouu, j’ai cru que ça n’en finirait jamais…
_ Quelles obligations protocolaires ? S’étonna la jeune femme.
_ Vous ne pensiez pas qu’il n’y avait que la parade, tout de même ? Ça, c’est la part de la Marine : Blanchemuraille y va aussi de ses manifestations et, en tant que gradés de la Base, les officiers ont l’obligation d’y assister. Il y a eu d’abord les discours du Maire, puis du premier adjoint, puis de quelques autres sommités – le Colonel a du en faire un aussi, d’ailleurs – puis d’au moins la moitié des guildes et associations locales de la ville. Et ensuite, on s’est retrouvé coincé au théâtre pour voir la pièce commémorative montée pour l’occasion !
_ Du théâtre ? Ç’a l’air adorable, s’amusa Rachel.
_ Et ça l’était, y’a quatre ans, quand je l’ai découverte pour la première fois, approuva Song. Sauf que c’est toujours la même. Et qu’elle dure deux heures ! Et encore, là, je devrais être dans la salle de réception de la Mairie avec le Commandant, à blablater avec tous les notables en mangeant des petits fours. Quelle horreur ! Quoique les petits fours y sont délicieux, je dois dire. Ils ont un excellent traiteur.
_ Mais… Fit Rachel en baissant d’un ton. N’était-ce pas une occasion en or pour passer un peu de temps avec Miss Franceska ? »

La relation entre le commandant Song et mademoiselle Franceska était depuis quelques temps déjà un secret de polichinelle à travers la Base, mais le commandant ne semblait pas s’en être aperçu et persistait à croire que seuls le Colonel, Rachel et Jürgen étaient au courant.

« M’en parlez pas, se lamenta Song sur le même ton. Elle s’y trouve avec toutes ses amies qui n’arrêtent pas de glousser à chaque fois qu’elles me voient à cause de cette fichu photo… »

Song et Rachel s’étaient affrontés de toute leur force lors de la dernière Régate du Piton Blanc mais la photo finish ne rendait pas du tout honneur aux deux Marines, immortalisés dans des positions pour le moins loufoques et diffusés dès le lendemain en première page de la feuille de choux locale. Rachel, qui n’était qu’une inconnue, n’en avait pas trop souffert, mais la réputation de cador du commandant en avait quelque peu pâti.

« J’en suis désolé, mon commandant, compatit Rachel, s’en sentant légèrement responsable.
_ Nan, c’st pas grave, grommela Song. Ça leur passera. Mais tout compte fait, il m’aurait peut-être mieux valu perdre avec dignité plutôt que de gagner de cette façon… Bref, reprit le commandant d’une voix claire, c’est pour ça que j’ai pris la première occasion venue pour m’éclipser et venir me cach… voir comment ça se passait ici. Ooooh, et vous avez même une cafetière ! Je suis un homme comblé.
_ Une occasion ? Releva derechef la jeune femme. Quelle occasion ?
_ Le Colonel Hendricks veut vous voir de toute urgence, révéla Song.
_ Quoi !? Mais pourquoi ne pas me l’avoir dit toute suite ?
_ Ben c’est vous qui avez commencé avec les politesses d’usage, aussi… Non, mais rassurez-vous, y’a urgence et urgence, hein… Pis ça fait même pas deux minutes que je suis là.
_ Vous savez à quel sujet c’est ? S’inquiéta Rachel.
_ Si je devais deviner, je parierai sur la parade de cet après-midi. Elle a fait beaucoup parler chez les notables, vous savez ?
_ Ah, fit la jeune femme avec une pointe inquiétude. Très bien, je rejoins le colonel au plus vite. Sergent Krieger ? Où se trouve le sergent Marlow ?
_ En patrouille du côté du quartier des Marchands, signala le Nordique. Il ne devrait pas revenir avant un bon quart d’heure. Vous voulez que j’aille le chercher ?
_ Non, vous mettrez autant de temps à le rejoindre et à le ramener. » Soupira Rachel.

La jeune femme pinça les lèvres, soucieuse. Elle ne pouvait pas laisser le poste de commandement sans supervision, mais les deux seuls sergent-chef qu’elle avait sous la main étaient Edwin et Jürgen. Et avec tout le respect qu’elle avait pour le Nordique, elle n’était pas du tout confiante à l’idée de lui confier une telle responsabilité…

« Pas de soucis, je vais prendre le commandement, annonça Song.
_ Mais voyons, vous êtes de repos, mon commandant, lui rappela la jeune femme.
_ Naaan, mais c’est bon, lui assura son supérieur. Je n’ai pas l’intention de remettre les pieds à la Mairie avant un petit moment. D’ici une heure ou deux, ils seront ronds comme des queues de pelle, et LÀ, ça serait nettement plus rigolo de discuter avec eux. Alors tant qu’à être là, autant que ça vous permette de ne pas faire attendre le colonel.
_ Mais… Commença à répliquer une Rachel affreusement gênée à l’idée de faire travailler son supérieur sur son temps libre.
_ Pas de mais ! La coupa Song. En tant que commandant, il est de mon devoir de m’assurer que tout fonctionne au mieux dans la troupe et de combler les éventuelles défaillances lorsque c’est nécessaire, repos ou pas repos. Ai-je aussi mentionné que j’ai des vues sur votre cafetière, dans l’immédiat ? Allez-y, je vous remplace, c’est un ordre. Filez. Allez, ouste, du balai !
_ Je… Merci mon commandant ! » Obéit derechef l’adjudante.

Rachel quitta prestement la salle d’opération et s’engagea dans les rues de Blanchemuraille. Le soleil couchant nimbait les toits et les étages d’une chaleureuse aura orangée. Ci et là, des lampions avaient déjà été allumés et suspendus aux balcons ou aux fenêtres, arborant les couleurs bleu et blanche du Gouvernement Mondial ou verte et blanche de Blanchemuraille.

Chaque passage grouillait de citoyens s’agitant dans la joie et la bonne humeur. Des cris, des rires et des exclamations enchantées ne cessaient d’éclater de ci de là. Des grappes de convives se regroupaient autour des diverses attractions : cracheurs de feu, jongleurs, conteurs, magiciens… Chaque détour de ruelle semblait réserver un nouveau lot de surprises et d’animations. Ça et là, on pouvait même distinguer des Marines de la fanfare encore à l’œuvre : ils avaient supplié l’adjudante de les laisser reprendre leurs instruments après la parade et semblaient visiblement disposer à en jouer jusqu’au petit matin. Et la nourriture ! À intervalle très régulier, des tables couvertes de nappes blanches croulaient sous des tonnes de victuailles en tout genre – principalement à base de fromage de chèvres, la spécialité culinaire locale, déclinée sous toutes ses formes, parfois même de façon singulièrement inventive. Tout le monde mangeaient et buvaient, tout le monde riaient et criaient, Blanchemuraille n’était plus qu’un vaste tumulte aussi joyeux et que tapageur.
Aujourd’hui, ce soir, les habitants étaient bien décidés à laisser de côté tout leur soucis et à faire la fête sans se soucier du lendemain.

L’imposante albinos se fraya un chemin en douceur à travers la foule compacte. Il lui fallut presque dix minutes pour couvrir les cent mètres qui la séparaient de la place de la Mairie : la jeune femme semblait se faire alpaguer tous les deux pas par un habitant la reconnaissant et souhaitant la féliciter pour le spectacle de la parade tantôt, lui offrir une part de tarte au fromage de chèvre, l’encourager pour sa prochaine participation à la Régate ou lui faire goûter de ce succulent rhum importé tout spécialement de South Blue, vous m’en direz des nouvelles !
Faisant montre d’une patience infinie, Rachel se fit un devoir d’échanger poliment quelques mots avec chacun de ses interlocuteurs et se retrancha fort opportunément derrière le fait qu’elle était en service pour décliner toutes les offres.

Finalement, elle parvint à s’extraire de la presse des fêtards pour débouler sur la place de la Mairie. La foule y était sensiblement moins dense, moins en raison de la proximité de l’hôtel de ville et des officiels qui s’y étaient retranchés pour faire la fête entre eux qu’en raison d’une moindre occurrence de nourritures et de divertissements comparés aux ruelles adjacentes.

La jeune femme gravit sans ralentir la volée de marches qui menaient au bâtiment, saluant au passage le cordon de Marines qui gardait l’entrée et s’orienta rapidement vers le salon de réception, subtilement signalé par des petits écriteaux bleus en forme de flèche plantés tous les dix mètres.

Tout le gratin de Blanchemuraille étaient réunis dans la vaste salle de réception. Politiques, armateurs, grands propriétaires, la fine fleure de la bourgeoisie… Chacun était venu avec conjoint ou conjointe, parfois avec les aînés de leurs enfants, de la famille proche, voire des amis de confiance. Ce qui faisait un fort paquet de beau monde, tous endimanchés dans un chaos de tenues aussi luxueuses que colorées, surchargées de menus détails permettant à chacun d’afficher son rang social.

Rachel se figea sur le pas de la porte, incertaine de ce qu’elle devait faire. Elle n’avait aucune idée de la marche suivre. Devait-elle s’enfoncer dans la foule pour se présenter devant le colonel ? Elle avait bien conscience qu’avec son uniforme tout en sobriété, elle faisait office de vilain corbeau parmi tous ces oiseaux chamarrés et ne présenterait pas la Marine sous son meilleure jour. De plus, si elle s’imposait d’elle-même dans une conversation entre le colonel et un quelconque civil, n’allait-elle pas mettre son supérieur en délicatesse ? D’une autre côté, le colonel voulait la voir en urgence : elle n’avait pas de temps à perdre à hésiter bêtement sur le pas !

Heureusement pour la jeune femme, elle n’eût guère le temps de se torturer la cervelle plus avant : le colonel Hendricks jaillit de la foule, un verre à la main, à peine deux secondes après qu’elle-même se fut arrêtée. Timing impeccable. Il devait l’avoir attendu depuis un bout de temps… Ou alors, songea subitement Rachel en avisant les grandes fenêtres qui donnaient sur la place, il l’avait tout simplement vue traverser la place pour rejoindre le bâtiment.

« Mon colonel ! Le salua aussitôt Rachel lorsqu’il fut à trois mètres d’elle. Vous vouliez me voir ?
_ Repos, adjudante, fit Hendricks. Oui, je voul…
_ C’est à cause de la parade, c’est ça ? S’inquiéta la jeune femme.
_ Oui, c’est parc…
_ Ça n’allait pas ? J’ai fait une bêtise ? Le Maire s’est plaint ? S’alarma l’adjudante.
_ Mais pas du tout, ils…
_ C’est les fusiliers, hein ? S’angoissa Rachel. Il ne fallait pas les faire tirer vers l’estrade, même à blanc !
_ Alors en vrai, non, mais comme c’est dans l’esprit Shônen, on va fermer les yeux…
_ Ou bien la canonnade ? Paniqua la jeune femme. J’ai dilapidé le stock de poudre, c’est ça ?
_ Du tout, au contraire : si on utilise pas tout notre stock, notre dotation est réduite l’année suivante, alors vous avez bien fait.
_ Non, c’est la fanfare ! S’affola brusquement l’imposante albinos. J’ai ridiculisé la Marine avec nos apprentis musiciens et on est la risée de la ville !?
_ Adjudante Syracuse ! Tonna Hendricks de sa grosse voix d’officier pour clouer le bec de sa subalterne. Laissez-moi donc en placez une, vous voulez ?
_ … Se raidit en silence Rachel, ne sachant plus où se mettre.
_ Calmez-vous. La parade était une franche réussite, assura le colonel, tout le monde l’a appréciée, moi inclus, alors soyez gentille de cesser de vous inquiéter sur ce sujet. Ho ho ho ! Ayez donc un peu confiance en vous, que diable !
_ Ah. Mais… Le commandant Song a dit que vous vouliez me voir d’urgence… Bafouilla la jeune femme.
_ Certes mais il y a urgence et urgence, vous savez. Oui, mais tout va bien, lui assura Hendricks. Je voulais simplement éclaircir certaines choses concernant votre prestation d’aujourd’hui, et je préférai le faire ce soir, avant que vous ne soyez monopolisé par le maintien de l’ordre. Oubliez donc que j’ai dit que c’était urgent.
_ D’accord, mon colonel, acquiesça Rachel, légèrement rassérénée. Que souhaitez-vous donc éclaircir ?
_ La parade de cette année était un peu… particulière, n’est-ce pas ? Demanda le colonel.
_ Les musiciens ? Ça faisait trop carnaval ?
_ Vous ne voudriez pas arrêter de vous focaliser sur tout ce que vous pensez être négatif, dites ?
_ Désolée, c’est plus fort que moi… C’est-à-dire, mon colonel ? Fit Rachel. Je n’ai jamais assisté à une parade, alors j’ai peut-être un peu fantasm… personnalisé la chose, mais ça m’avait l’air dans la même veine que les années passées.
_ Vraiment ? Insista son supérieur en relevant un sourcil inquisiteur.
_ Heu… Oui. Je crois. Vous n’êtes pas de cet avis ? S’inquiéta de nouveau la jeune femme.
_ Parce que moi, j’ai eu l’impression d’assister à la mise en œuvre d’une véritable stratégie d’assaut, signala Hendricks.
_ Heu… Hésita diplomatiquement Rachel. Mais, non, c’était… juste une… parade. Amener la troupe d’un point A à un point B, tout ça…
_ Ho ho ho, vous pensez vraiment pouvoir tromper les yeux d’un vétéran de la Marine ?
_ C’st-à-dire que…
_ Vous avez scindé votre bataillon en trois groupes et vous êtes assurée de les déployer furtivement au nez et à la barbe de la population. Vous avez synchronisé leur mise en action et les avez fait converger simultanément sur la Mairie, le cœur de pouvoir de Blanchemuraille. Vous avez démontré l’efficacité de la Marine par le feu roulant que vous avez pu maintenir avec vos fusiliers, tout en mimant un canonnade frénétique de la ville. Militairement, c’était bien plus qu’une parade. Alors, d’où vous est venue cette idée ? Insista le vétéran.
_ Heu… Du commandant Song, mon colonel, avoua la jeune femme.
_ J’ai du mal à croire que le commandant vous ait demandé de mimer la prise d’assaut de la ville, signala Hendricks. Surtout vu le regard incrédule qu’il avait lorsque vous l’avez mise en œuvre.
_ Non, non, acquiesça vivement Rachel. Mais le commandant Song m’a dit qu’une parade était une démonstration de force, alors j’ai pensé… heu… hum… tenta de se justifier piteusement l’adjudante.
_ Vous avez naturellement penser à comment prendre la ville ? Voulut vérifier le colonel.
_ Mais c’est-à-dire qu’au début, j’ai bien pensé à monter un exercice défensif de la ville, mais ça collait beaucoup moins avec l’objectif de la parade de faire converger tout le monde vers un même point… se mit à expliquer la jeune femme avec emphase.
_ … La contemplait Hendricks avec de grands yeux ronds.
_ Heu… Ho, en fait, c’était une question de rhétorique, c’est ça ? Non mais je ne le referai plus, mon colonel, fit Rachel d’un air contrit.
_ Ça je peux vous l’assurer, confirma son supérieur avec un visage de marbre.
_ Ben, j’men doutais un peu…
_ … parce qu’il n’y a aucune chance que vous soyez encore en poste ici l’année prochaine, sous-lieutenant Syracuse ! Ho ho ho ! »

Il fallut bien cinq secondes supplémentaires pour que l’adjudante intègre pleinement l’information clef annoncée par le colonel.

« Sous-lieutenant ??
_ Ho ho ho ! Bien évidemment, assura Hendricks. Vous avez la fibre d’un véritable officier de la Marine, – et je m’y connais, vous pouvez me croire, sans vouloir me vanter – ce serait donc du gâchis que de vous laisser traînailler au rang de sous-officiers plus longtemps. Mais rassurez-vous, la paperasse pour la promotion formelle attendra bien demain, il n’y a pas d’urgence.
_ Mais… je… bafouilla Rachel. Vous êtes sûr, mon colonel ?
_ Hé bien, la question de la compétence ne se pose pas vraiment, lui signala son supérieur. Pour moi, vous avez déjà fait vos preuves lors de la régate du Piton Blanc : vous avez amplement démontré votre capacité à vous occuper efficacement des hommes sous votre commandement et à orchestrer les conditions propices pour tirer le meilleur parti d’eux-mêmes.
_ Mais on l’a perdue, cette régate, mon colonel, objecta la jeune femme.
_ Ce n’est pas le résultat qui importe, balaya Hendricks. Dans le temps imparti et avec un équipage aussi inexpérimenté, vous avez accompli de véritables miracles et êtes parvenue à vous maintenir dans la course de bout en bout. Et on ne vous en tient pas rigueur, pour l’ancre disparue. Et, plus important, vous êtes parvenue à conserver votre groupe et sa motivation intacte en dépit de la défaite.
_ Hmm… Fit Rachel, visiblement toujours peu convaincue.
_ Bien sûr, vous êtes libre de refuser cette promotion, commença le colonel.
_ Pardon !? Mais vous m’aviez toujours dit que c’était pas possible jusqu’à maintenant !
_ Parce que si je ne vous avais pas poussé, vous ne vous seriez jamais lancé. Mais inutile de me remercier. Mais, très honnêtement, comment vous vous êtes sentie, aujourd’hui ? »

Rachel se sentit rougir rien qu’en repensant aux émotions qu’elle avait ressenti au cours de l’après-midi.

« C’était… formidable, avoua la jeune femme. Je veux dire, c’est une chose que de planifier une action, d’entraîner la troupe la mettre en œuvre, tout ça… Mais les voir concrétiser tout ça en vrai ? Assister à la réalisation grandeur nature de ce que j’avais pensé ? Voir tout le monde faire de son mieux ? Pour moi ? C’est juste… je n’ai pas de mots pour exprimer ça, mon colonel.
_ Ho ho ho, je n’en doute pas, opina Hendricks. Ça leur fait toujours ça, aux débutants, ho ho ho ! Mais c’est précisément là où je veux en venir : si les bons officiers permettent aux soldats de donner le meilleur d’eux-même, la réciproque se vérifie également. Les bons soldats permettent à leurs officiers de donner le meilleur d’eux-même aussi. Et lorsqu’on mélange les deux, on obtient un cocktail détonnant, comme celui que vous nous avez montré cet après-midi. Vous êtes un bon officier, adjudant Syracuse, et avec vous à leurs têtes, les troupes de la Marine peuvent accomplir de grandes choses. J’en ai la certitude.
_ Mais je… Ce n’était peut-être que la chance du débutant… répondit timidement Rachel.
_ Bah, je ne crois pas à ces fadaises, balaya le colonel. Tout ce qui vous manque maintenant, c’est de l’expérience pour vous sentir plus en confiance et ne vous inquiétez pas, vous l’acquerrez bien vite, vous pouvez me croire.
_ D’accord, je… Hé, une minute ! Réalisa brusquement la jeune femme. Quand vous m’avez assuré que je ne le referais plus, c’est parce que vous avez l’intention de me muter !? Et maintenant que j’y pense, c’est aussi pour ça que m’aviez promis de ne plus m’embêter si j’acceptais de mener la parade, en fait !
_ Ho ho ho ! Tout à fait, acquiesça Hendricks avec force hochement de tête. Le Piton Blanc est un endroit bien trop calme et oublié, ce n’est pas ici que vous pourrez acquérir l’expérience qui vous manque. Et puis, c’est inutile de vous avoir vous et le commandant Song en poste ici, ce serait un trop grand gâchis de talents. Mais ne vous inquiétez pas : pour votre prochaine affectation, je vous ai dégotté un petit endroit pas piqué des hannetons, vous m’en direz des nouvelles ! Votre ordre de transfert est déjà prêt, pour tout vous dire.
_ Mais mais mais c’est pas possible, mon colonel ! Paniqua Rachel. Ok, je m’en suis bien tirée avec cette fichue parade, mais je n’étais pas seule ! J’ai été aidée par Jürgen, Edwin, Egon, Davenport… tout le monde ! Sans eux, jamais je n’aurais pu…
_ Ho ho ho ! Du calme, voyons, la rassura le colonel. Sachez que, traditionnellement, un officier est autorisé à piocher dans ses subalternes ceux qu’il désire emmener dans ses bagages. Il n’y aura aucun soucis pour que votre escouade et vos sous-officiers vous accompagnent. Ne vous inquiétez pas, nous réglerons ces détails demain comme il se le doit.
_ Ah, fit la jeune femme, nettement plus rassurée.
_ Alors, acceptez-vous cette promotion ? Revint à la charge Hendricks. Je ne vais pas vous mentir,  une fois que vous aurez mis la main dans l’engrenage, vous n’aurez plus d’autres choix que de continuer d’aller de l’avant. Jusqu’à ce que vous soyez devenue Commandeur Suprême des Armées, tout du moins.
_ Pourquoi vous ne me forcez pas la main comme les fois précédentes, mon colonel ? Se demanda ouvertement Rachel.
_ Je pense que vous feriez un bon officier quoi qu’il arrive car vous êtes du genre à vous impliquer sérieusement, expliqua Hendricks. Mais je pense que vous serez encore meilleure si vous choisissez de votre propre chef de vous engager volontairement dans cette voie.
_ Vous pensez vraiment que je ferai l’affaire ? Douta encore la jeune femme.
_ Oui, faites-moi confiance, lui assura fermement son supérieur.
_ Humm… … … Très bien, mon colonel, je vous fais totalement confiance : j’accepte !
_ À la bonne heure !
_ Mais est-ce que j’ai le droit à un délais de rétractation ? À tout hasard, hein…
_ J’entends paaas ♪ Bien, une bonne chose de faite. Et pour fêter cela comme il se le doit, sachez que vous avez quartier libre pour ce soir ! Lui annonça joyeusement Hendricks.
_ C’est impossible, mon colonel ! Objecta derechef Rachel. Je suis responsable de la garde de nuit !
_ Quand je disais que vous étiez du genre à vous impliquer sérieusement… Ne vous en faites pas, le commandant Song a décidé de vous relever.
_ Mais vous ne pouvez pas lui faire ça ! S’indigna la jeune femme en pensant au commandant Song et à Miss Franceska.
_ Ho ho ho ! Mais je ne fait rien du tout, s’amusa Hendricks, car en vérité c’est une suggestion de Song lui-même.
_ Hein ?
_ N’oubliez pas : il est originaire du Piton Blanc, expliqua le colonel. Le commandant a décrété que si vous deviez être mutée, la moindre des choses, c’est que vous puissiez profiter comme il se le doit de la fête de l’Appartenance. Il tient à ce que vous vous fassiez de merveilleux souvenirs de l’île avant votre départ.
_ Oh ! Comprit Rachel, sans savoir quoi dire.
_ Ne vous souciez plus de ça, décréta Hendricks. Vous aurez amplement le temps de remercier le commandant demain. Vos subalternes vous attendent dehors : ils bénéficient de la même permission, alors dépêchez-vous de la leur annoncer et allez donc tous vous amuser, c’est un ordre !
_ Tout de suite, mon colonel ! »

Avec un grand sourire, la jeune femme salua derechef son supérieur avant de prendre congé aussi vite que le pouvait ses grandes jambes.

Le colonel Hendricks se glissa jusqu’à la fenêtre, juste à temps pour voir les Marines de l’adjudante, rassemblés sur place à l’instigation de Song, hurler de joie à l’annonce de la bonne nouvelle. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les marins commencèrent à s’égailler par petit groupes pour rejoindre les festivités, la grande silhouette de Rachel aisément distinguable parmi eux.

Le vieil homme retint un soupir. Comme il le disait toujours, c'était le privilège et le devoir des vieux vétérans comme lui que de repérer et faire éclore les jeunes talents. En conséquence, c’était tout à la fois sa fierté et sa malédiction que de les voir quitter définitivement le nid pour voler de leurs propres ailes.

Rachel Syracuse n’en avait pas encore conscience mais le colonel savait qu’elle venait de faire le premier pas d’un très long voyage. Un voyage aussi terrible que mouvementé, dont finalement bien peu atteignaient le bout. Et seul l’avenir dirait si la jeune femme avait les épaules suffisamment solides pour y arriver…

Levant son verre, Hendricks porta un toast à Rachel qui s’éloignait au loin, lui souhaitant bon vent pour la suite.
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